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Date : 20140805


Dossier : IMM-2172-13

Référence : 2014 CF 777

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 août 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ERKAN KARAKAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, rendue le 21 février 2013 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié du Canada, qui a statué que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger au titre des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés LC 2001, c 27 (la LIPR).

Le contexte

[2]               Le demandeur est citoyen de la Turquie, appartient à l’ethnie kurde et est de confession alevi. Il allègue que, le 1er mai 2010, il voyageait avec un contingent du parti politique prokurde BDP qui se rendait à Ankara pour y célébrer la fête du 1er mai. Trois groupes d’activistes s’affrontèrent, et la police dut intervenir. Il fut détenu pendant 24 heures au cours desquelles il fut interrogé et battu. Il fut libéré sans être accusé ou condamné. En août 2010, il se vit délivrer un passeport qu’il pourrait utiliser en cas de besoin.

[3]               Le 20 mars 2011, il assista à la célébration du Newroz qui fut organisée par le BDP dans la ville de Konya. Le demandeur fut une fois de plus appréhendé par la police, il fut détenu pendant une nuit et fut interrogé et battu. La police l’informa qu’elle était au courant de sa détention précédente et l’a accusé de faire partie du mouvement séparatiste kurde. Il fut une fois de plus libéré sans être accusé ou condamné, et la police le mit en garde que s’il devait être appréhendé de nouveau, il serait traité plus sévèrement.

[4]               Après sa deuxième détention, la police continua à s’intéresser à lui au cours des mois d’avril et mai 2011, l’interceptant pour des contrôles d’identité lorsqu’il se rendait au travail et l’interrogeant sur ses activités. Il fut également interrogé par la police dans la ville de Kulu.

[5]               En juin 2011, il assista à une assemblée électorale du BDP à Ankara. Une fois de plus, la police intervint. Il fut détenu pendant deux jours au cours desquels il fut interrogé, sauvagement battu et accusé d’appartenir au mouvement séparatiste. Il refusa de donner les noms des sympathisants du BDP à la police, même lorsqu’on a menacé de le faire disparaître. Lorsqu’il fut libéré, la police l’avertit que tous ses mouvements seraient surveillés et qu’elle ne le laisserait jamais vivre en paix en Turquie. Il décida de fuir la Turquie, sans son épouse et leur bébé de 4 mois.

[6]               Un passeur l’aida à se procurer un visa pour les États-Unis en lui disant qu’il était beaucoup plus difficile de se procurer un visa canadien. Il s’envola pour Seattle où il logea dans un hôtel près de la frontière et entra au Canada sans être repéré le 27 juillet 2011. Il se rendit de Vancouver à Toronto où il demanda l’asile le 5 août 2011.

[7]               Le demandeur soutient également que son service militaire fut reporté afin qu’il puisse aller à l’université. Bien qu’il ait fait l’examen d’entrée de l’université, il ne fut pas admis. Son frère versa alors un pot‑de‑vin au bureau de recrutement afin que son dossier soit dissimulé. Il soutient qu’il sera puni pour ne pas avoir répondu à l’appel de mobilisation et qu’il est réfractaire au service militaire dans l’armée turque, étant donné qu’elle commet des atrocités et viole les droits fondamentaux du peuple kurde.

La décision faisant l’objet du contrôle

[8]               La SPR est d’avis que la crédibilité était la question déterminante et a énoncé cinq catégories de faits relatifs aux questions de crédibilité et les motifs de ses préoccupations dans chacune de ces catégories. Elle a conclu que le demandeur était dans l’ensemble peu crédible. La SPR a également tenu compte du profil du demandeur en sa qualité de Kurde de confession alevi. Elle conclut que, bien que la preuve documentaire démontre que les Kurdes font toujours l’objet de discrimination, qu’ils sont poursuivis de façon injuste et sont même persécutés dans le cas d’activistes en vue et d’autres personnes de la même catégorie, le demandeur n’a pas établi qu’il correspondait à ce profil. Les Kurdes au profil discret, comme le demandeur, sont l’objet de discrimination, mais cela n’équivaut pas à de la persécution. Le demandeur ne remet pas cette dernière conclusion en question.

Analyse

La norme de contrôle

[9]               La norme de contrôle servant à apprécier la crédibilité est la raisonnabilité (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au paragraphe 4 (CA); Vargas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 484, au paragraphe 9). La raisonnabilité se fonde sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi que sur l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 (Dunsmuir)).

La conclusion de la SPR relativement à la crédibilité était-elle raisonnable?

i)             Les menaces proférées lors de la remise en liberté

[10]           La SPR fit observer qu’à l’audience le demandeur avait témoigné qu’au moment de sa libération qui suivit sa détention du 20 mai 2010, la police lui avait dit que, s’il participait de nouveau à des activités prokurdes, il s’exposerait à de sérieuses conséquences. Toutefois, cette information ne se retrouvait pas dans son formulaire de renseignements personnels (FRP). La SPR n’accepta pas son explication selon laquelle il ne savait pas qu’il devait mentionner de tels détails, dont il venait tout juste de se souvenir. La SPR a affirmé que le fait que la police lui ait ordonné de s’abstenir de participer à des activités prokurdes et l’ait menacé de conséquences graves s’il désobéissait revêtait une grande importance dans le contexte de sa prétention suivant laquelle il avait continué à participer à de tels événements, ce qui mena à ses détentions ultérieures. Cette incohérence minait sa crédibilité.

[11]           Le demandeur soutient que les menaces de la police ne font que préciser les événements rapportés et que la SPR ne peut donc tirer d’inférence défavorable de cette omission (Akhigbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 249). Selon moi, la SPR a conclu de façon raisonnable que les menaces de conséquences sérieuses auquel le demandeur s’exposait s’il devait participer de nouveau à des activités prokurdes étaient pertinentes à sa demande et que son omission minait donc sa crédibilité. Il s’agit d’une menace d’atteinte future à sa personne qui est une omission importante, étant donné que la demande du demandeur se fonde sur une crainte résultant de la poursuite de ses activités prokurdes.

[12]           Le demandeur soutient également que la SPR a commis une erreur en omettant de tenir compte de l’affidavit de son beau-frère (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35 (Cepeda-Gutierrez)). Le défendeur soutient que la SPR est réputée avoir pris connaissance de toute la preuve dont elle disposait, qu’elle a mentionné l’affidavit à titre de pièce et que la SPR a démontré dans ses motifs qu’elle était parfaitement consciente de l’information qui y était contenue, à savoir, les détentions du demandeur pour ses activités prokurdes.

[13]           La jurisprudence confirme que la SPD est réputée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration), [1993] ACF no 598 (CA)). En l’espèce, l’affidavit contient peu d’information pertinente, si ce n’est qu’après son arrivée au Canada, l’affiant a entendu dire par des membres de la famille que le demandeur avait été détenu à deux occasions. L’information portant sur les détentions se trouvait déjà dans les observations soumises par le demandeur à la SPR. L’affidavit énonce également qu’avant de quitter la Turquie, le demandeur appela l’affiant pour l’informer qu’il venait au Canada pour sa propre sécurité et que l’affiant lui promit de l’aider à s’établir au Canada à son arrivée. Il ne s’agit pas d’une preuve essentielle ou contradictoire dont la SPR n’aurait pas tenu compte ou qu’elle aurait négligée sans donner d’explication (Cepeda-Gutierrez, précitée). Par conséquent, le défaut de le mentionner ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

ii)           Le départ tardif, l’omission de demander l’asile et le voyage au Canada

[14]           La SPR a également tenu compte du temps mis par le demandeur pour quitter la Turquie, du fait qu’il n’a pas demandé l’asile aux États-Unis ou dès son arrivée au Canada et de son témoignage incohérent sur la façon dont il est entré au Canada. La SPR n’a pas trouvé raisonnable qu’après avoir obtenu un passeport en août 2010 qui devait lui servir en cas de besoin, le demandeur n’ait fait aucun effort pour quitter la Turquie en dépit d’une deuxième détention et de l’intérêt accru manifesté par les autorités. Elle fit également observer que, bien qu’il ait eu un visa lui permettant d’entrer aux États-Unis de façon régulière, il n’a fait aucune demande d’asile lorsqu’il s’y trouvait. En outre, bien qu’il ait risqué d’être repéré et déporté du Canada, il attendit le retour de se son beau-frère pendant neuf jours avant de demander l’asile. La SPR fait également observer que le demandeur a témoigné qu’il avait traversé la frontière canadienne en voiture avec l’aide d’un passeur, mais qu’il avait dit aux agents de l’immigration qu’il avait traversé la frontière à pied. La SPR n’a pas retenu son explication suivant laquelle le passeur lui avait tout d’abord dit de marcher, mais qu’étant donné que le demandeur avait manifesté sa crainte sur cette façon de faire, ils avaient traversé en voiture et que l’incohérence de son témoignage était due au stress. La SPR conclut qu’il était raisonnable que le demandeur se souvienne de la façon dont il avait traversé la frontière et que cela avait une incidence défavorable sur sa crédibilité. La SPR affirma que, lorsque ces facteurs sont étudiés individuellement, ils peuvent ne pas suffire à soulever d’inquiétude quant à la crédibilité, mais que, lorsqu’ils sont étudiés dans leur ensemble, ils soulèvent une telle inquiétude.

[15]           Le demandeur soutient qu’étant donné que la SPR reconnaît que ce sont des éléments de peu d’importance et que c’est leur effet cumulatif qui l’a conduite à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité, si la SPR se trompait sur l’un de ces éléments, l’analyse ne pourrait plus conduire à la décision rendue. À cet égard, la SPR a commis une erreur de droit, étant donné qu’elle a conclu que le demandeur aurait dû manifester une crainte de persécution plus tôt, alors qu’il ressort de la preuve qu’il n’est devenu craintif qu’à partir de l’été 2011, après sa troisième détention. Le demandeur soutient que le fait de tarder à faire une demande n’est pertinent qu’à partir de la date à laquelle un demandeur commence à éprouver une crainte de persécution (Gabeyehu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1493 (1re inst)). Il soutient de plus que la version contenue dans son FRP et celle de son témoignage sont cohérentes quant au fait qu’il est venu au Canada à pied et en voiture. Quoi qu’il en soit, la discordance sur la façon dont il est entré au Canada n’est pas importante (Takhar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 240 (1re inst)). Le demandeur soutient également qu’il a toujours voulu venir au Canada, ce que son beau-frère corrobore dans son affidavit, et que le jour passé aux États-Unis et les neuf jours passés au Canada ne sont pas importants ou incompatibles avec les gestes d’un vrai réfugié.

[16]           Le défendeur souligne que les allégations de persécution contenues dans la demande du demandeur comprennent les détentions de mai 2010 et de mars 2011 ainsi que la troisième détention de juin 2011 et qu’il avait obtenu un passeport en 2010, au cas où il en aurait eu besoin. Il souligne de plus qu’il existe une contradiction dans la preuve sur la façon dont il est entré au Canada et que le demandeur n’a pas demandé l’asile dès que cela fut possible. Au vu de la preuve dont elle était saisie, la SPR a conclu de façon raisonnable que ces éléments contribuaient à miner davantage sa crédibilité.

[17]           Selon moi, en raison de l’intention bien arrêtée du demandeur de venir au Canada, le temps mis, neuf jours, pour demander l’asile au Canada et l’omission de demander l’asile aux États-Unis au cours de la journée qu’il y a passée ont une importance relative. Le défendeur souligne Garavito Olaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 913, aux paragraphes 51 à 55 (Garavito Olaya), au soutien de la prétention suivant laquelle même un court séjour de cinq jours aux États-Unis muni d’un visa et une intention antérieure de venir au Canada peuvent étayer une conclusion d’absence de crainte subjective. Dans cette affaire, le juge O’Keefe a également conclu que le simple fait que le demandeur ait eu un oncle résidant au Canada ne suffisait pas à passer sur le fait qu’il n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis dès que cela fut possible (Garavito Olaya, précitée, au paragraphe 54).

[18]           Il est toutefois évident que la preuve présentée par le demandeur sur la façon dont il est entré au Canada est incohérente. Dans son formulaire de « Demande d’asile au Canada », il a déclaré qu’il avait traversé la frontière canadienne à pied en provenance des États-Unis. Il a déclaré dans son FRP qu’il avait voyagé en auto et à pied. Son témoignage à l’audience fait mention d’un passeur qui l’a fait monter dans une voiture et qu’il a traversé la frontière sans problème. Lorsque confronté à ces incohérences, il a expliqué que son intention était de traverser la frontière à pied, mais qu’il était craintif et a donc traversé en voiture et qu’il se peut qu’il ait oublié ou qu’il ait été stressé lorsqu’il a répondu comme il l’a fait. La SPR a le droit de comparer les fiches d’entrée des immigrants, les FRP et le témoignage d’un demandeur et de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en se fondant sur ces incohérences (Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CA) (Sheikh); Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 18; Shatirishvili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 407, au paragraphe 29). Elle n’est pas tenue non plus d’accepter l’explication d’un demandeur quant à une incohérence (Gulabzada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 547, au paragraphe 9; Houshan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 650, au paragraphe 19). Il était raisonnable pour la SPR de remettre en question la crédibilité du demandeur en raison des incohérences contenues dans son témoignage relativement à la façon dont il était entré au Canada.

[19]           La SPR a également conclu que le témoignage du demandeur suivant lequel sa crainte de persécution ne s’était manifestée qu’après sa troisième détention, ce qui explique donc pourquoi il n’avait pas quitté la Turquie plus tôt, n’était pas crédible. Cela était fondé sur le fait que le demandeur soutenait qu’avant cet événement, il avait été détenu, battu et menacé par la police et avait obtenu un passeport en 2010, « au cas où ».

[20]            Cela peut paraître incongru que le demandeur fonde ses prétentions quant à la persécution sur certains incidents, puis soutienne par la suite, aux fins des conclusions relatives à la crédibilité, qu’il n’était pas vraiment persécuté et n’avait pas senti le besoin de quitter la Turquie avant sa troisième détention. De même, son témoignage suivant lequel on lui avait dit après sa première détention que, s’il participait à d’autres activités prokurdes, il ferait face à de graves conséquences, ce qui fut suivi par la deuxième détention, peut sembler incohérent au regard de son explication suivant laquelle il n’avait commencé à craindre pour sa vie qu’après sa troisième détention. Toutefois, cela peut aussi être imputable au fait qu’un demandeur puisse ne pas être disposé à couper ses liens avec son pays d’origine avant que l’incident qui le forcera finalement à fuir le pays ne survienne. C’est la raison pour laquelle la SPR est obligée de prendre en considération l’effet cumulatif de la preuve dans son ensemble, y compris la preuve conduisant à l’incident culminant, lorsque vient le temps d’établir si un demandeur présente une crainte fondée de persécution (Bursuc c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 957. Je suis d’avis qu’aux présentes, il était, en raison de cette incohérence, loisible à la SPR de douter de la crédibilité de l’allégation de crainte du demandeur et de l’explication de son départ tardif de la Turquie.

[21]           Par conséquent, bien que certains des éléments soulevés par la SPR dans cette section de son analyse relative à la crédibilité soient déraisonnables, ou au moins sujets à caution, et que cela puisse affaiblir cette section de son analyse, cela n’annule pas pour autant ses conclusions raisonnables. En outre, et ce qui importe le plus, il ne s’agit là que d’une seule section de son analyse globale.

iii)         Les menaces au cours de la troisième détention

[22]           La SPR a affirmé que le témoignage du demandeur était que, lorsqu’il avait été détenu en juin 2011, la police l’avait menacé de le faire disparaître et de l’exécuter extrajudiciairement. Le demandeur a reconnu que les menaces de mort n’apparaissaient pas dans son FRP, mais a expliqué que « disparition » et « exécution extrajudiciaire » avaient presque la même signification. La SPR n’a pas accepté cette explication, au motif qu’on peut comprendre de façon raisonnable que disparition peut vouloir dire enlèvement ou détention prolongée. Selon moi, si une personne disparaît, elle peut, en fait, être détenue ou elle peut avoir été tuée par l’auteur de sa disparition. Je suis d’accord avec le demandeur suivant lequel il s’agit là d’une conclusion tatillonne et qu’il était déraisonnable de conclure que cela constituait une omission qui entamait sa crédibilité.

iv)         Le comportement de la police après la deuxième détention

[23]           La SPR a également conclu que le demandeur avait témoigné à l’audience qu’il n’avait pas eu d’ennuis avec les autorités entre la deuxième et la troisième détention. Lorsqu’on lui rappela qu’il faisait mention dans son FRP de contrôles d’identité et d’interrogatoires survenus au cours de cette période, il affirma qu’il avait oublié ces épisodes. Lorsqu’il fut interrogé sur cette question par son avocat, il expliqua que cela faisait partie de l’activité policière courante. La SPR conclut que cela n’expliquait pas la déclaration contenue dans son FRP suivant laquelle la police portait une attention particulière à sa personne et refusa d’accepter son explication suivant laquelle il avait oublié d’en faire mention lors de son témoignage à l’audience. La SPR a conclu que la preuve était empreinte de contradictions et d’incohérences sur un élément important de sa demande, ce qui portait sérieusement atteinte à sa crédibilité.

[24]           Le demandeur reconnaît que cette conclusion était raisonnable, mais soutient qu’elle ne devrait pas être fatale, en raison de son témoignage suivant lequel de tels interrogatoires sont monnaie courante en Turquie et qu’en raison du stress inhérent à l’audience, il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il se souvienne parfaitement de tous les détails. Selon moi, cette conclusion était raisonnable.

v)           Les documents relatifs au service militaire

[25]           La SPR se pencha par la suite sur les documents soumis par le demandeur relativement à son service militaire. Elle fit remarquer les représentations du demandeur suivant lesquelles il avait pu soudoyer un militaire afin qu’il égare son dossier d’appel de mobilisation. Toutefois, étant donné que son avocat lui avait demandé de se procurer les documents relatifs à son service militaire, il avait subséquemment demandé à sa famille de s’en charger. Cela permit à l’armée de retracer son dossier et de le poursuivre en tant que réfractaire.

[26]           La SPR s’en remit à la preuve documentaire qui indiquait que, dans de tels cas, l’autorité en matière de sécurité est autorisée à rechercher les réfractaires et que, par la même occasion, une lettre officielle est envoyée par l’armée à cette personne. Lors de la première séance de l’audience, le demandeur déclara qu’il n’avait aucune connaissance d’une telle lettre ou d’un tel document, mais déposa une lettre provenant du maire de son comté qui mentionnait qu’il était recherché pour insoumission. Cette lettre n’avait pas d’en-tête, ne présentait aucune coordonnée ni aucun élément de sécurité important. Toutefois, trois semaines plus tard, lors de la deuxième séance de l’audience, il déposa un document provenant de l’armée et témoigna que sa famille venait tout juste de le recevoir. La SPR considéra que l’apparition soudaine et fortuite de ce document soulevait des questions quant à la crédibilité. Cette lettre, tout comme celle du maire, ne portait pas d’en-tête, de logo, d’emblème ou de sceau, présentait peu de coordonnées et ne possédait pas d’éléments importants de sécurité.

[27]           Lorsqu’on lui demanda s’il était recherché en Turquie pour insoumission, le demandeur répondit qu’il ne le savait pas, parce qu’il ne l’avait pas demandé à sa famille. La SPR trouva curieux que, s’il craignait l’armée et avait reçu une lettre l’avisant qu’il était recherché pour insoumission, il n’ait pas même demandé à sa famille si la police ou l’armée était allée le chercher.

[28]           La SPR conclut que de sérieux problèmes de crédibilité se posaient quant aux allégations du demandeur portant sur son service militaire, notamment l’absence d’éléments de sécurité dans les lettres, l’apparition soudaine de la lettre de l’armée et l’ignorance du demandeur pour ce qui était de savoir s’il était recherché pour insoumission. Elle conclut, selon la prépondérance des probabilités, que les lettres étaient fausses et que le demandeur n’était pas recherché pour insoumission. Cela ne fit que miner davantage sa crédibilité.

[29]           Le demandeur soutient que la SPR ne possède pas d’expertise en matière de documents étrangers. De tels documents sont considérés comme valides, à moins qu’une preuve ne démontre le contraire (Ramalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 10 (1re inst); Halili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 999; Nika c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 656; Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587 (Rasheed)). En l’absence de preuve, la SPR se livrait à des conjectures quant à l’authenticité des documents (Karikari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 586 (CA) (Karikari)).

[30]           Le défendeur soutient que la conclusion de la SPR suivant laquelle les documents sont faux est raisonnable et mine la prétention du demandeur suivant laquelle il est recherché pour insoumission. La SPR a le droit de se fonder sur la preuve documentaire pour mettre en doute la crédibilité du témoignage du demandeur et d’avoir recours à la raison et au sens commun dans l’appréciation de l’authenticité des documents dont elle doit tenir compte à la lumière de toute la preuve. En raison du manque de crédibilité du demandeur sur plusieurs autres points, il était raisonnable d’écarter les lettres.

[31]           Selon moi, la conclusion de la SPR était tout à fait raisonnable. À l’aide de la preuve documentaire objective, la SPR a établi les mesures que l’armée turque prenait lorsqu’elle apprenait qu’un appelé était réfractaire et les a comparées au témoignage du demandeur. Cela différentie la présente affaire de Karikari, précité, où il n’existait pas de preuve relativement à la procédure employée par la police. Par conséquent, au vu de cette comparaison, il était raisonnable pour la SPR de douter de la version des faits offerte par le demandeur. De plus, elle avait des raisons valables de douter de l’authenticité de la lettre du maire et de celle de l’armée qu’elle a décrites avec précision. L’apparition soudaine de la lettre de l’armée était suspecte, et il n’y avait aucune preuve démontrant qu’elle avait été postée ou reçue avant la deuxième séance. De plus, l’armée turque n’est pas une petite organisation, et il est peu probable que cette lettre ait été la première lettre adressée à un réfractaire. Par conséquent, il tombe sous le sens qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’une telle lettre présente un en-tête, des coordonnées et des éléments de sécurité. De même, si le demandeur craignait les répercussions de l’insoumission, il était raisonnable de croire qu’il se serait enquis auprès de sa famille afin de savoir si l’armée cherchait activement à le localiser. Je ferais également remarquer que cela n’est pas le cas lorsque l’authenticité d’une pièce d’identité officielle ou les documents de voyage d’un réfugié sont en cause (Rasheed, précitée).

[32]           Après en être arrivée à toutes les conclusions qui précèdent, la SPR a également conclu que le demandeur n’était pas crédible dans l’ensemble. Elle observa que, même lorsqu’elle n’était pas incrédule à l’égard de tous les éléments du témoignage d’un demandeur, elle pouvait trouver un demandeur tellement peu crédible qu’elle en arrivait à la conclusion qu’il n’existait pas de preuve crédible pertinente à sa demande (Sheikh, précité), ce qui est le cas aux présentes. La SPR a déclaré que certains aspects du témoignage du demandeur pouvaient être vrais, mais qu’elle ne pouvait séparer la partie véridique du reste.

[33]           Le demandeur soutient que cette dernière affirmation de la SPR oblige la Cour à renvoyer l’affaire pour nouvelle décision, puisque, si une erreur avait été commise, elle aurait une importance déterminante sur la décision de la SPR. Je ne suis pas d’accord. L’effet cumulatif d’incohérences mineures et de contradictions peut étayer une conclusion générale selon laquelle le demandeur n’est pas crédible (Shah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 280, au paragraphe 6). L’examen des conclusions de la SPR quant à la crédibilité auquel la Cour a procédé démontre qu’il y avait de nombreux problèmes relatifs à la crédibilité et que la plupart des conclusions de la SPR étaient raisonnables. Certaines d’entre elles ne l’étaient pas, mais cela n’a pas d’incidence sur l’issue de la présente affaire, laquelle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité). Ce n’est pas le rôle de la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune question à certifier n’a été proposée ou n’est apparue.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2172-13

 

INTITULÉ :

ERKAN KARAKAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDITION :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDITION :

LE 2 JUILLET 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 5 AOÛT 2014

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Provart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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