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Date : 20140730


Dossier : IMM-2606-13

Référence : 2014 CF 760

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

FATIH YASIK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 11 mars 2013, par laquelle la SPR a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

Le contexte

[2]               Le demandeur, un Turc d’origine kurde et de religion alévie, affirme que, à partir de 2009, il a été la cible de plusieurs détentions et arrestations à cause de ses activités politiques. En novembre 2010, il participait à une manifestation lorsqu’il a été arrêté, détenu durant une journée et torturé par la police avant d’être relâché, sans être accusé. En janvier 2011, il a été arrêté alors qu’il distribuait des tracts portant sur l’anniversaire de la disparition de deux politiciens kurdes alors qu’ils étaient sous la garde de l’État. Cette fois‑là, il a été détenu et torturé durant deux jours. Il a de nouveau été relâché sans être accusé, mais pas avant qu’un haut gradé de la police n’eût proféré contre lui des menaces de mort s’il était arrêté une nouvelle fois. Plus tard, la police l’a harcelé et l’a soumis au hasard à des fouilles et à des passages à tabac. En mars 2011, il a été appréhendé par la police, qui l’a interrogé et battu. Incapable d’en supporter davantage, il a obtenu en mai 2011 un visa des États‑Unis. Il s’est envolé pour les États‑Unis le 12 juin 2001. Là, il s’est adressé à un passeur qui s’est arrangé pour le faire entrer le 3 août 2011 au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

La décision contestée

[3]               La SPR a estimé que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR parce qu’il ne craignait pas avec raison d’être persécuté en Turquie pour l’un quelconque des cinq motifs prévus par la Convention. Il n’était pas non plus une personne à protéger selon l’article 97, étant donné que, selon la prépondérance des probabilités, son renvoi en Turquie ne l’exposerait pas personnellement à une menace à sa vie, au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque d’être soumis à la torture.

[4]               Selon la SPR, l’élément déterminant était la crédibilité, mais elle a aussi examiné si le demandeur était fondé à craindre pour sa sécurité à cause de son origine kurde et de sa foi alévie.

[5]               Selon la SPR, il subsistait plusieurs points douteux qui, ensemble, l’ont amenée à conclure que le demandeur n’était pas crédible. Finalement, elle a aussi estimé que les prétendues persécutions n’avaient pas eu lieu et qu’elle ne disposait donc pas d’une preuve crédible et suffisante lui permettant de conclure à une réelle possibilité que le demandeur subisse de telles persécutions dans l’avenir.

[6]               La SPR a relevé que la demande d’asile n’avait été étayée par des documents justificatifs que le jour de l’audience. À l’audience, le demandeur a produit un ensemble de documents qui, selon ce qu’il affirmait, lui avait été envoyé de Turquie par son cousin. Son cousin avait recueilli tous les documents, sauf un, auprès d’un avocat que le demandeur avait consulté, mais qu’il n’avait pas engagé. Il n’avait pu produire l’enveloppe dans laquelle l’ensemble de documents était arrivé, ni les enveloppes dans lesquelles certains d’entre eux avaient pu être transmis en Turquie même. Le demandeur affirmait qu’il avait consulté un avocat en Turquie pour obtenir une protection de ses prétendus agents de persécution. Prié de dire pourquoi il n’en avait pas fait état dans l’exposé circonstancié contenu dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), il a expliqué qu’il y avait tant d’éléments à signaler qu’il n’en avait retenu que quelques‑uns, pas tous. La SPR n’a pas accepté cette explication, en relevant qu’il était représenté par un conseil lorsqu’il avait rempli le FRP. Elle a estimé que le demandeur avait cherché à embellir son récit à l’audience et elle en a conclu qu’il n’était pas crédible. Elle a jugé par conséquent que « le tribunal accorde moins d’importance aux documents […], ce qui, en fait, donne certains motifs permettant de conclure que les documents ne sont pas authentiques ».

[7]               La SPR s’est interrogée sur la manière dont des documents juridiques et médicaux pourraient être envoyés par les autorités à l’avocat du demandeur si le demandeur n’avait pas rencontré cet avocat ni ne l’avait engagé. Le demandeur a expliqué qu’il avait auparavant engagé l’avocat pour une autre affaire, ce qui, pour la SPR, contredisait son témoignage selon lequel il n’avait jamais rencontré l’avocat. En outre, le demandeur n’avait pu prouver l’existence de l’avocat, ni sa relation avec lui. La SPR a donc à nouveau mis en doute la crédibilité du demandeur et estimé que c’était là une autre raison de conclure que les documents censés provenir de l’avocat n’étaient pas authentiques.

[8]               En ce qui concerne un rapport médical contenu dans l’ensemble de documents censément reçu de l’avocat, rapport qui concernait des soins reçus par le demandeur après sa détention de janvier 2011, la SPR a également relevé que les soins en question n’étaient pas mentionnés dans le FRP du demandeur. Elle s’est interrogée sur la raison pour laquelle le rapport était daté de janvier 2011, alors que le demandeur avait affirmé qu’il avait été reçu par son avocat quatre ou cinq mois avant l’audience, c’est‑à‑dire à la fin de l’année 2012. La SPR n’a pas accepté l’explication du demandeur pour qui il s’agissait d’une copie du rapport. Elle a aussi relevé l’absence d’un rapport médical délivré au Canada qui aurait pu confirmer les tortures qu’il disait avoir subies. La SPR a trouvé que les prétendus soins médicaux ne visaient qu’à embellir le récit du demandeur et en a conclu que le demandeur n’était pas crédible.

[9]               En ce qui concerne une note d’enquête datée du 14 avril 2011, note qui, selon la SPR, ressemblait davantage à un avis de convocation, elle était adressée à la police par le procureur et elle intimait au demandeur, qui y était qualifié de suspect, l’ordre de se présenter devant la cour quatre jours plus tard. Prié de dire pourquoi il y était qualifié de suspect compte tenu du fait qu’il avait été détenu, puis libéré, le demandeur avait déclaré qu’il devait se présenter en cour pour témoigner, mais il ne se souvenait pas si c’est ce qu’on lui avait dit au moment de le libérer. La SPR l’a aussi prié de dire pourquoi le document avait été envoyé chez lui, puisqu’il était adressé à la police, mais il n’avait pas été en mesure de fournir une explication. Il avait aussi déclaré que le document était arrivé chez lui en mai bien qu’il fût daté du 14 avril et que ce fût un avis lui ordonnant de se présenter quatre jours plus tard. Il avait ajouté qu’il avait été absent de chez lui durant cette période, mais il n’avait pu expliquer pourquoi ses parents, qui se trouvaient à la maison, ne lui avaient parlé du document que six mois avant l’audience. La SPR en a conclu que le document n’était pas authentique.

[10]           La SPR a déclaré que sa conclusion selon laquelle aucun des documents produits par le demandeur n’était authentique n’était pas l’unique raison l’ayant conduit à conclure que le demandeur n’était pas crédible. Elle avait aussi relevé une contradiction dans son témoignage à propos de la possibilité qu’il avait eue de consulter un avocat au cours de la détention de mars 2009, contradiction que le demandeur n’avait pu expliquer d’une manière satisfaisante et qui a conduit la SPR à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[11]           La SPR a relevé que, après sa tentative avortée d’obtenir un visa canadien en 2008, le demandeur n’avait pas cherché à quitter la Turquie entre 2008 et 2011, alors qu’il prétendait avoir eu, avant 2009, des problèmes de plus en plus graves. Il avait expliqué qu’il avait eu le sentiment qu’il devrait attendre quelque temps avant de solliciter un autre visa et qu’il avait entendu dire que le Canada était le seul pays à accueillir des réfugiés. La SPR a pris note de son témoignage où il disait qu’il avait commencé à craindre plus sérieusement la Turquie en janvier 2011, mais qu’il n’avait sollicité un visa des États‑Unis qu’en avril 2011 et qu’il était resté en Turquie durant un mois après avoir reçu son visa. La SPR n’a pas accepté son explication selon laquelle il lui avait fallu tout ce temps pour préparer ses documents ou recevoir son visa et emprunter de l’argent. Elle ne l’a pas cru non plus quand il avait donné les raisons pour lesquelles il avait passé deux mois aux États‑Unis sans présenter une demande d’asile, à savoir un manque d’argent et le fait qu’on l’avait informé que les demandes d’asile présentées par des Turcs n’avaient aucune chance d’être acceptées aux États‑Unis. La SPR a également tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur, car il s’était contredit dans son témoignage sur la question de savoir si la personne qui lui avait dit cela était ou non un avocat.

[12]           Vu les atermoiements du demandeur et le fait qu’il n’avait pas songé à présenter une demande d’asile aux États‑Unis, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas quelqu’un qui craignait subjectivement de demeurer en Turquie ou d’y retourner, et, parce qu’il prétendait avoir eu cette crainte, la SPR a conclu qu’il n’était pas crédible. En outre, il avait affirmé devant la SPR que la police avait proféré contre lui de nouvelles menaces de mort, alors qu’il n’avait mentionné qu’une seule menace du genre dans son FRP. Il n’avait pu expliquer cette contradiction d’une manière satisfaisante, et la SPR, jugeant que le demandeur cherchait à embellir son récit, en a tiré une conclusion défavorable.

[13]           Pour ce qui est de savoir si le demandeur nécessitait d’être protégé contre un enrôlement dans l’armée turque, il avait prétendu devant la SPR être un objecteur de conscience. Cependant, il n’en avait pas fait état dans son FRP, et la SPR a rejeté son explication selon laquelle il n’y avait pas songé à l’époque. Encore une fois, la SPR a conclu que le demandeur avait cherché à embellir son récit, et elle en a tiré une conclusion défavorable sur sa crédibilité, estimant en outre que le demandeur n’avait pas besoin de la protection du Canada pour échapper à un enrôlement. Et, compte tenu de ses autres conclusions sur la crédibilité du demandeur, elle n’a accepté aucune des raisons avancées par le demandeur pour refuser de rejoindre l’armée et a estimé qu’il ne voulait tout simplement pas faire son service militaire, une obligation en Turquie.

[14]           Pour ce qui est de savoir si le demandeur nécessitait d’être protégé parce qu’il pratique la religion alévie et qu’il est Kurde, la SPR a passé en revue la documentation pertinente et constaté que les Kurdes qui revendiquent bruyamment des droits pour leur peuple s’exposent à la persécution, mais, puisque selon elle le demandeur n’était pas crédible, elle a conclu qu’il n’avait pas ce profil. Et, bien que la documentation fasse état de discrimination et de certains cas de violence contre les alévis, il y a des millions d’alévis en Turquie et un petit nombre seulement de cas de violences. Dans les deux cas, le simple fait d’appartenir au groupe ethnique ou au groupe religieux ne voulait pas dire persécution. Il n’existait donc qu’une simple possibilité que le demandeur d’asile soit la cible de violences, et il n’y avait pas lieu de croire qu’il serait persécuté.

Les questions en litige

[15]           J’énoncerais de la manière suivante les questions soulevées dans la présente demande :

1.         La conclusion de la SPR relative à la crédibilité était-elle raisonnable?

2.         La SPR a‑t‑elle omis de tenir compte d’autres motifs de persécution allégués par le demandeur?

La norme de contrôle applicable

[16]           Il est établi dans la jurisprudence que les conclusions relatives à la crédibilité sont essentiellement de pures conclusions de fait qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (décision Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 619, au paragraphe 26 [la décision Zhou]; arrêt Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF n° 732 (CA)). De façon similaire, l’importance attribuée à la preuve, l’interprétation et l’appréciation de cette preuve sont aussi susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (décision Zhou, précitée, au paragraphe 26).

[17]           Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [l’arrêt Dunsmuir]).

Analyse

QUESTION N° 1 : La conclusion de la SPR relative à la crédibilité était-elle raisonnable?

La position du demandeur

[18]           Selon le demandeur, les conclusions de la SPR sur sa crédibilité sont déraisonnables parce que la SPR a fait de l’excès de zèle, et parfois montré un manque de soin, dans sa manière d’apprécier la preuve, pour aboutir à des conclusions sur sa crédibilité qui ne sont pas en général étayées par le dossier. S’appuyant sur ces conclusions, et au mépris de la jurisprudence (décision Yener c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 372, au paragraphe 31), la SPR a conclu de façon déraisonnable que les documents n’étaient pas authentiques.

[19]           Le demandeur soutient aussi que la SPR a commis une erreur en omettant d’évaluer l’authenticité des documents qu’il avait produits. Les documents étrangers sont présumés valides à moins d’une preuve contraire (décision Ramalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF n° 10, au paragraphe 5 (1re inst.) [la décision Ramalingam]). Ici, les documents portaient des sceaux, des cachets et des signatures qui ont été reconnus comme éléments de sécurité attestant leur authenticité (décision Zheng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 877, aux paragraphes 18 et 19 [la décision Zheng]; décision Ru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 935, aux paragraphes 39 à 42 et 48 [la décision Ru]), or la SPR ne s’est arrêtée qu’à la manière dont les documents avaient été obtenus.

La position du défendeur

[20]           Selon le défendeur, la SPR a trouvé que le demandeur n’était pas crédible, et cela pour une foule de raisons. Le demandeur ne remet en question aucune des raisons avancées, mais il soutient que la SPR aurait dû s’exprimer sur l’authenticité de ses documents. La validité de documents étrangers n’est qu’une présomption, et la SPR est fondée à juger du poids qu’il convient d’accorder aux documents (décision Cheikhna c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1135). Elle avait aussi de bonnes raisons de douter de leur authenticité (décision Benmaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 755 [la décision Benmaran]). Des documents dont l’authenticité n’a pas été mise à mal peuvent, dans les cas qui le justifient, se voir attribuer peu de poids, voire aucun, pour autant que la SPR en donne la raison (décision Grozdev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF n° 983 (1re inst.); décision Memacaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 762, au paragraphe 53). Il relève d’ailleurs de la compétence de la SPR de trancher les questions de crédibilité et de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à la preuve (arrêt Brar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] ACF n° 346 (CA); décision Castro c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF n° 787 (1re inst.)).

Analyse

[21]           La SPR a estimé qu’une foule de raisons, considérées ensemble, l’obligeait à conclure que le demandeur n’était pas crédible. Le demandeur conteste bon nombre des conclusions de la SPR et renvoie la Cour à la preuve, qui, selon lui, contredit la décision de la SPR.

[22]           Après examen de chacune des conclusions, ainsi que du dossier et des arguments des parties, je suis d’avis que, bien qu’il soit possible de ne pas souscrire à certaines des conclusions de la SPR et que la SPR ait sans doute commis quelques erreurs d’analyse, sa décision, considérée globalement, appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

[23]           En ce qui concerne les omissions constatées par la SPR dans le FRP du demandeur, à savoir le fait qu’il avait consulté un avocat, le fait qu’il avait reçu des soins médicaux en Turquie, le fait qu’on avait proféré contre lui d’autres menaces de mort, et le fait qu’il était un objecteur de conscience, je ferais observer qu’il est loisible à la SPR de juger de la crédibilité d’un demandeur d’asile en se fondant sur les omissions constatées et sur les contradictions entre les notes prises au point d’entrée, les FRP et le témoignage du demandeur d’asile à l’audience (arrêt Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CA); décision Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 18; décision Shatirishvili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 407, au paragraphe 29 [la décision Shatirishvili]).

[24]           Le demandeur a témoigné qu’il avait en Turquie un avocat avec qui il s’était entretenu de ses difficultés. Prié de dire s’il s’était véritablement entretenu de ses difficultés avec lui et s’il avait obtenu l’avis de l’avocat, le demandeur avait répondu par la négative, affirmant que le temps lui avait manqué. Prié de dire s’il était un client de l’avocat, il a répondu qu’il ne l’avait pas engagé officiellement, mais qu’ils étaient demeurés en contact d’une manière continue parce que le demandeur lui posait des questions, auxquelles l’avocat répondait. Il avait aussi affirmé qu’il s’était entretenu avec l’avocat en Turquie par téléphone pour tenter d’obtenir une protection des autorités à la suite de ce qu’il avait vécu en 2011, mais qu’il ne l’avait pas rencontré en personne. Prié de dire pourquoi il n’avait pas précisé dans son FRP qu’il s’était entretenu avec un avocat dans l’espoir d’obtenir une protection, il a répondu qu’il y avait une foule d’éléments à signaler, et qu’il ne les avait donc pas tous mentionnés, ne serait-ce que brièvement. La SPR a relevé que le demandeur était représenté par un conseil au moment de rédiger son FRP.

[25]           À mon avis, bien qu’il ne s’agisse pas là en soi d’une omission particulièrement symptomatique, la SPR n’était pas tenue d’accepter l’explication donnée par le demandeur, et il lui était loisible de considérer que le demandeur cherchait à embellir son histoire et donc de mettre en doute sa sincérité, d’autant plus qu’elle avait d’autres raisons de la mettre en doute (décision Sandhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 370, au paragraphe 5).

[26]           De même, la SPR a vu que le demandeur avait omis de préciser dans son FRP qu’il avait reçu des soins médicaux en Turquie après avoir prétendument subi des violences durant sa détention en janvier 2011. Il avait expliqué, là encore, qu’il n’avait pas tout mentionné dans son FRP. La SPR n’était pas obligée d’accepter cette explication (décision Gulabzada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 547, au paragraphe 9; décision Houshan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 650, au paragraphe 19) et, selon moi, c’était là une omission de taille, étant donné qu’une admission à l’hôpital ne pourrait que confirmer à la fois la réalité et la gravité des violences. La SPR a aussi relevé que le demandeur n’avait produit le rapport médical que le jour de l’audience.

[27]           Le demandeur avait aussi affirmé devant la SPR que, s’il ne s’était pas plaint des brutalités policières auprès du procureur, c’était parce que, dans les quatre cas, la police l’avait menacé de mort. La SPR a relevé que, dans son FRP, le demandeur avait précisé qu’il n’avait été menacé de la sorte que lors de l’incident de janvier 2011. Pour la SPR, l’explication du demandeur selon laquelle il avait été battu avec une particulière brutalité en janvier 2011 n’expliquait pas l’omission de façon satisfaisante. Là encore, la conclusion de la SPR était raisonnable.

[28]           La quatrième omission concernait le témoignage rendu par le demandeur à l’audience, où il avait affirmé être un objecteur de conscience. La SPR a constaté que cet élément ne figurait pas dans le FRP du demandeur, où il a écrit ce qui suit :

[traduction] Je m’oppose fermement à mon enrôlement dans l’armée turque, pour de nombreuses raisons. L’armée turque est impliquée, depuis de nombreuses années, dans de graves violations des droits de l’homme commises à l’encontre des populations civiles kurdes, à l’est et au sud‑est de la Turquie. Je serai persécuté dans l’armée à cause de mon profil.

[29]           Un objecteur de conscience est défini comme une personne qui a des objections de principe au service militaire. Il s’agit là de la troisième exception à la règle générale selon laquelle un demandeur ne peut généralement revendiquer le statut de réfugié au titre de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies (la Convention), et par conséquent au titre de l’article 96 de la LIPR, du seul fait qu’il ne souhaite pas servir dans l’armée de son pays (James Hathaway, The Law of Refugee Status (Markham, Butterworths, 1991) [Hathaway]).

[30]           Les personnes qui revendiquent le statut de réfugié en invoquant leur objection de conscience au service militaire se répartissent essentiellement en deux groupes : ceux qui s’opposent au service militaire en général et ceux qui refusent de servir dans un conflit donné (décision Lebedev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 728 [la décision Lebedev]; Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420; décision confirmée : 2007 CAF 171 [la décision Hinzman]).

[31]           Le demandeur a écrit dans son FRP que son objection était fondée sur les violations des droits de la personne commises contre les civils kurdes. Devant la SPR, il avait dit qu’il était opposé à l’idée de tuer et à l’idée de servir dans toute armée, pour les raisons invoquées dans son FRP. La définition de l’expression « objecteur de conscience », ainsi que les distinctions que comporte cette expression, ne sont peut‑être pas comprises ou saisies par tous les demandeurs d’asile, mais le demandeur était en l’espèce représenté par un conseil au moment de rédiger son FRP, et son conseil aurait compris le sens et l’importance de cette expression ainsi que la nécessité d’en faire état dans le FRP. À mon avis, même si cette omission, à elle seule, n’était pas fatale, ce qui est considéré ici, c’est une conclusion globale de non‑crédibilité du demandeur, et une telle omission renforçait cette conclusion.

[32]           Les autres conclusions de non‑crédibilité qu’il convient d’examiner concernent l’authenticité des documents produits par le demandeur, ainsi que l’existence de son avocat en Turquie.

[33]           La SPR a relevé que le demandeur avait attendu le jour de l’audience pour adjoindre des documents justificatifs à sa demande d’asile, alors même que l’audience avait déjà été programmée. Quatre documents avaient alors été produits : le rapport médical du 11 janvier 2011, un mandat d’arrêt in absentia daté du 18 janvier 2013, un compte rendu de déclaration du suspect daté du 8 janvier 2011, enfin une note d’enquête ou un avis de convocation délivré par le cabinet du procureur en chef et daté du 14 avril 2011. Le demandeur a témoigné que son cousin avait recueilli trois de ces documents auprès de l’avocat du demandeur en Turquie et qu’il les lui avait envoyés par la poste, accompagnés de l’avis de convocation. Il n’avait pas les enveloppes dans lesquelles les documents avaient été envoyés ou reçus. Son témoignage relatif à l’avocat turc est décrit plus haut.

[34]           Il existe une présomption de validité des documents délivrés à l’étranger, et la SPR n’est fondée à mettre en doute leur validité que si elle a une raison légitime de le faire (décision Ramalingam, précitée; décision Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 694, au paragraphe 15; décision Ru, précitée, au paragraphe 42). Il est constant aussi que le poids qu’il convient d’accorder à des documents relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal qui apprécie la preuve (décision Ru, précitée, au paragraphe 49).

[35]           Il y a lieu ici de s’interroger sur le fait que la SPR semble oublier dans sa décision que les documents produits par le demandeur contiennent des cachets et des signatures provenant d’autorités, éléments que néanmoins elle n’a pas analysés. Selon la jurisprudence, les cachets officiels sont reconnus comme éléments de sécurité (décision Ru, précitée, au paragraphe 49; décision Zheng, précitée, aux paragraphes 18 et 19).

[36]           Il est donc nécessaire d’examiner chacun des documents ainsi que les conclusions de la SPR pour savoir si cette omission de la SPR équivaut ici à une erreur susceptible de contrôle.

[37]           À mon avis, la SPR a sans doute fait un excès de zèle quand elle a mis en doute l’authenticité du rapport médical parce qu’il était daté du 11 janvier 2011. Le demandeur a expliqué qu’il avait prié son cousin d’obtenir le rapport, ce que le cousin avait fait quatre ou cinq mois avant l’audience. La SPR avait prié le demandeur de dire pourquoi le rapport était daté de janvier 2011 s’il avait été délivré quatre ou cinq mois auparavant. À première vue, le document n’indique aucune date de délivrance. Il est possible, comme l’a expliqué le demandeur, qu’il s’agissait d’une copie et que le rapport avait été établi le jour où le demandeur avait été examiné à l’hôpital. Cependant, la SPR a aussi conclu que le rapport n’était pas authentique en raison d’autres interrogations sur la crédibilité du demandeur, en particulier le fait que le demandeur avait omis de préciser dans son FRP qu’il avait reçu des soins médicaux après avoir prétendument été victime de violences durant sa détention de janvier 2011. La SPR avait donc une raison légitime de mettre en doute l’authenticité du document.

[38]           Selon moi, la SPR a également eu raison de mettre en doute la note d’enquête, qui, selon elle, ressemblait davantage à un avis de convocation. La note porte la date du 14 avril 2011, elle est adressée à la police par le procureur, et elle intimait au demandeur l’ordre de se présenter à la cour en tant que suspect quatre jours plus tard, c’est‑à‑dire le 18 avril 2011. La SPR a jugé que le document était un faux parce qu’il qualifiait le demandeur de suspect alors que le demandeur avait affirmé qu’il avait été détenu, puis relâché par les autorités. La SPR a aussi relevé que le demandeur avait affirmé qu’il croyait que le document avait été envoyé chez lui en mai, or le document était adressé à la police, et il le priait de se présenter devant la cour en avril. À mon avis, la SPR n’a pas été inconséquente en concluant que la note d’enquête ressemblait davantage à un avis de convocation, parce que c’est précisément ce qu’il semble être. La SPR était fondée à s’interroger sur la raison pour laquelle un avis de convocation destiné au demandeur serait adressé à la police, ainsi que sur la raison pour laquelle ses parents, qui, selon ses dires, avaient reçu la note d’enquête chez eux, ne l’en avaient informé que six mois auparavant.

[39]           La SPR ne parle pas du mandat d’arrêt in absentia, ni du compte rendu de déclaration du suspect. Cependant, elle a conclu de manière générale qu’aucun des documents envoyés par l’avocat n’était authentique parce que, selon elle, l’avocat n’existait pas et qu’il n’y avait aucune enveloppe prouvant que les documents avaient été envoyés à partir de la Turquie. Il était donc raisonnable pour la SPR de mettre en doute leur authenticité. Quoi qu’il en soit, le fait pour la SPR de ne pas avoir évoqué ces deux documents n’est pas déterminant, car la conclusion aurait été la même (décision Benmaran, précitée, au paragraphe 11).

[40]           Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur n’a pas fait mention de son avocat turc dans son FRP et n’en a parlé pour la première fois qu’à l’audience de la SPR. La lecture de la transcription de l’audience ne permet guère d’en savoir davantage sur la relation du demandeur avec l’avocat. La SPR reconnaissait ne pas avoir prié le demandeur de donner le nom de l’avocat, ni l’endroit où il se trouvait. Le demandeur a donc raison d’affirmer que la SPR n’avait pas évoqué ces aspects avec lui, et qu’il n’avait pas eu l’occasion à l’audience de produire des documents attestant l’existence de l’avocat. Cependant, le demandeur avait affirmé qu’il n’avait pas de lettre de l’avocat confirmant l’aide reçue de celui‑ci. Par ailleurs, ni le demandeur ni son conseil devant la SPR n’avaient déclaré à l’audience qu’ils étaient en possession de documents prouvant que l’avocat existait ou que son existence pouvait être vérifiée.

[41]           Dans ces conditions, et compte tenu des autres conclusions de la SPR concernant la crédibilité du demandeur, il était selon moi raisonnable pour la SPR de s’interroger sur l’existence de l’avocat et de conclure qu’il n’existait pas. Même s’il existait, la SPR avait tiré une série de conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur, ce à quoi s’ajoutaient ses conclusions touchant le rapport médical et la note d’enquête, et toutes ces conclusions auraient suffi à fonder sa décision.

[42]           La SPR a eu raison également de tirer une conclusion défavorable parce que le demandeur avait d’abord déclaré qu’on lui avait offert la possibilité de consulter un avocat durant sa prétendue détention de mars 2009, pour témoigner ensuite qu’il ne pensait pas qu’on lui avait offert le droit en question. La SPR n’a pas accepté son explication selon laquelle les faits en question avaient eu lieu plusieurs années auparavant.

[43]           Cela dit, la SPR a néanmoins commis des erreurs dans son analyse. Par exemple, elle a jugé que le demandeur n’était pas crédible parce que, selon elle, il s’était contredit dans son témoignage concernant le point de savoir s’il s’était entretenu avec un avocat aux États‑Unis. Cependant, un examen de la transcription montre que la SPR a décelé une contradiction où il n’y en avait aucune. Le demandeur avait déclaré ne pas avoir consulté d’avocat aux États‑Unis. La SPR a également douté de la sincérité du demandeur parce qu’il avait affirmé être une personne qui craignait subjectivement de devoir rester en Turquie ou de devoir y retourner, crainte que selon la SPR il n’avait pas. À mon avis, c’est là une conclusion bizarre et très équivoque.

[44]           Malgré ces erreurs, la conclusion générale de non‑crédibilité demeure étayée par un certain nombre de conclusions raisonnables (décision Gomez Herrera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1386, au paragraphe 7; décision Shatirishvili, précitée, au paragraphe 35).

QUESTION N° 2 : La SPR a‑t‑elle omis de tenir compte d’autres motifs de persécution allégués par le demandeur?

Les observations du demandeur

[45]           Le demandeur affirme que, contrairement à la conclusion de la SPR, il avait soulevé dans son FRP trois motifs de persécution, décrits dans la décision Lebedev, précitée, aux paragraphes 29 à 33, qui pourraient résulter d’une objection au service militaire (voir aussi le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, paragraphe 168; décision Zolfagharkhani c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 CF 540; décision Hinzman, précitée). Ces exceptions sont les suivantes :

(1)        le demandeur d’asile subirait, avant, durant ou même après un service militaire obligatoire, une forme de traitement discriminatoire du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques;

(2)        le demandeur d’asile est un objecteur de conscience;

(3)        le demandeur d’asile refuse de participer à une guerre condamnée par la communauté internationale et contraire aux principes du droit international humanitaire.

[46]           Selon le demandeur, la SPR s’est abstenue, à tort, de considérer les autres motifs de sa persécution, à savoir les première et troisième exceptions susmentionnées, et sa décision devrait donc être annulée (décision Ghirmatsion c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 519, au paragraphe 106 [la décision Ghirmatsion]). La SPR s’est plutôt limitée à la question de savoir s’il était un objecteur de conscience. Chacun des autres motifs intéresse éminemment sa demande d’asile et n’est pas simplement un « motif […] invoqué après coup, sans être étayé par la preuve » (décision Suppaiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 429). Le demandeur affirmait craindre d’être persécuté au sein de l’armée en raison de son profil, et il avait énuméré les raisons qu’il avait de refuser de servir dans l’armée turque. Il avait aussi témoigné être un objecteur de conscience. La preuve documentaire confirme les raisons qu’il avait énumérées et elle obligeait la SPR à les prendre au sérieux.

Les observations du défendeur

[47]           Selon le défendeur, la SPR a bel et bien tenu compte de l’affirmation du demandeur selon laquelle il est un objecteur de conscience. Par ailleurs, quand la SPR l’avait prié de dire pourquoi il n’avait pas déclaré que c’était pour des raisons de conscience qu’il était contre l’idée de tuer, il avait répondu qu’il n’y avait pas pensé à l’époque. D’ailleurs, la SPR n’a pas trouvé qu’il présentait un profil susceptible de l’exposer à un risque de persécution, et il n’apparaît pas que le motif additionnel était d’une importance capitale pour sa demande d’asile. La SPR s’est demandé s’il serait persécuté en raison de son origine ethnique et de sa religion, mais elle a conclu, avec raison, qu’il ne présentait pas le profil en question et qu’il n’y avait donc pas lieu de croire qu’il serait persécuté. Il revenait au demandeur d’avancer des arguments concernant sa participation à une guerre qui est condamnée par la communauté internationale. Il était raisonnable pour la SPR de ne pas reconnaître qu’il était un véritable objecteur de conscience.

Analyse

[48]           Il convient de noter que, dans cette demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, le demandeur ne soulevait qu’une seule question, celle de savoir si la SPR s’est fourvoyée dans l’analyse des documents qu’il avait produits, la conduisant de ce fait à tirer des conclusions déraisonnables sur sa crédibilité. Le demandeur n’a pas mentionné la question de ses objections au service militaire dans l’armée turque. Il est donc difficile d’admettre, comme le voudrait le demandeur, que ce motif de persécution ait pu être au départ un élément capital et logique de sa demande d’asile.

[49]           Dans son FRP, le demandeur a écrit ce qui suit :

[traduction] Je crains aussi d’être forcé d’accomplir le service militaire obligatoire. Je m’oppose fermement à mon enrôlement dans l’armée turque, pour de nombreuses raisons. L’armée turque est impliquée, depuis de nombreuses années, dans de graves violations des droits de l’homme commises à l’encontre des populations civiles kurdes, à l’est et au sud‑est de la Turquie. Je serai persécuté dans l’armée à cause de mon profil.

[50]           Il me semble que la SPR a examiné les motifs de persécution allégués par le demandeur et qu’elle les a rejetés pour des motifs raisonnables. Elle a pris note de l’affirmation du demandeur selon laquelle il craignait d’être enrôlé dans l’armée. Elle a estimé que son enrôlement était une possibilité, mais constaté qu’il n’avait produit aucun avis de rappel. Le demandeur a expliqué l’absence d’avis de rappel en disant qu’il était exempté du service parce qu’il était à l’université. La SPR a estimé qu’il était possible aussi qu’il eût accompli son service militaire.

[51]           La SPR a aussi relevé que le demandeur avait déclaré à l’audience être un objecteur de conscience, mais elle a rejeté cette affirmation pour des motifs raisonnables. Il avait déclaré dans son FRP qu’il ne souhaitait pas rejoindre l’armée turque parce qu’elle est impliquée dans des violations des droits de la personne contre son propre peuple, les Kurdes, et parce qu’il subirait de mauvais traitements au sein de l’armée, mais il ne prétendait pas dans son FRP être un objecteur de conscience. La SPR n’a pas accepté son explication selon laquelle cela lui avait échappé à l’époque, estimant qu’il s’agirait là d’une raison on ne peut plus convaincante pour laquelle une personne refuserait de faire son service militaire. La SPR y a vu un embellissement du récit du demandeur et a conclu qu’il n’était pas crédible. Fait à noter, compte tenu de ses autres doutes concernant la crédibilité du demandeur, la SPR a déclaré qu’elle n’acceptait pas davantage les raisons qu’avait le demandeur de ne pas vouloir faire son service militaire, estimant qu’il souhaitait tout simplement y échapper.

[52]           Dans la décision Lebedev, précitée, le juge de Montigny a confirmé qu’un demandeur d’asile ne peut de manière générale revendiquer le statut de réfugié aux termes de la Convention relative au statut des réfugiés, et donc aux termes de l’article 96 de la LIPR, uniquement parce qu’il ne veut pas servir dans l’armée de son pays. Cependant, il y a trois exceptions à cette règle, à savoir :

i)          si la conscription en vue d’un but licite et légitime s’effectue de manière discriminatoire ou si la peine infligée au déserteur est entachée de partialité pour l’un des motifs prévus par la Convention;

ii)         si, selon l’opinion politique implicite, le service militaire en question est foncièrement illégitime au regard du droit international;

iii)        si des personnes ont des « objections de principe » au service militaire (c’est‑à‑dire si elles sont des « objecteurs de conscience »).

[53]           L’objection de conscience est le fait de ceux qui s’opposent entièrement à la guerre en raison de leurs convictions politiques, éthiques ou religieuses, et elle soulève des questions d’ordre subjectif. L’objection sélective concerne les cas où un demandeur d’asile s’oppose à une guerre qui, selon lui, va à l’encontre des normes juridiques internationales et des droits de la personne, et ce type d’objection commande une appréciation subjective et objective des faits. Ainsi, le décideur doit non seulement évaluer la sincérité des convictions du demandeur d’asile, mais encore examiner la question de savoir si le conflit en question est objectivement contraire aux normes internationales. Les deux types d’objections doivent être considérés comme deux catégories distinctes.

[54]           Le demandeur, invoquant la décision Ghirmatsion, précitée, affirme que la SPR s’est abstenue, à tort, de considérer deux motifs de persécution qu’il avait allégués. Dans ce précédent, une agente des visas n’avait pas pris en compte la crainte du demandeur d’être persécuté pour avoir quitté son pays illégalement. La juge Snider s’est exprimée ainsi :

[103]    Le défendeur soutient que, d’après son témoignage, l’agente n’a pas jugé le demandeur crédible et que, de la sorte, elle n’avait pas à examiner tous les motifs de persécution pertinents. Cela serait juste si a) les conclusions quant à la crédibilité étaient raisonnables, et b) si ces conclusions faisaient clairement obstacle à tous les autres motifs de persécution.

[104]    Je reconnais que, en général, lorsque est tirée une conclusion défavorable quant à la crédibilité (si elle est raisonnable et prend en compte la preuve), le décideur n’a pas à examiner la demande d’asile plus avant. Si, par exemple, l’agent des visas conclut qu’un demandeur d’asile n’a jamais été emprisonné, il s’ensuit que ne pourra être accueillie la demande de ce dernier fondée sur la crainte d’un retour en prison. Si toutefois le demandeur a mentionné des faits mettant en cause un autre motif de persécution, cet élément de la demande doit toujours être examiné, à moins que l’agent des visas n’ait aussi clairement conclu à son manque de crédibilité.

[…]

[106]    Il était loisible à l’agente d’examiner cet autre motif de persécution et de le rejeter; ce n’est toutefois pas ce qu’elle a fait. Elle n’a aucunement expliqué pourquoi elle n’avait pas évalué le risque en cause. Le défendeur demande à la Cour de reconnaître que l’agente n’avait pas à se pencher sur ces autres risques puisqu’elle n’avait pas jugé crédible le récit du demandeur. Ce n’est toutefois pas pour cette raison que l’agente n’a pas examiné ces autres motifs de persécution. Elle n’a pu fournir aucune explication. C’était là une erreur susceptible de contrôle qui justifierait, en soi, l’annulation de la décision de l’agente.

[55]           En l’espèce, et contrairement à l’affaire Ghirmatsion, précitée, la SPR a clairement tenu compte de l’affirmation du demandeur selon laquelle il est un objecteur de conscience, pour ensuite rejeter expressément, à cause de ses conclusions d’absence de crédibilité, les autres raisons qu’avait le demandeur de ne pas vouloir servir dans l’armée turque. Il convient aussi de noter qu’une conclusion globale d’absence de crédibilité peut altérer l’ensemble de la preuve produite par un demandeur et finalement entraîner le rejet de la demande d’asile (décision Nijjer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1259; décision Alonso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 683).

[56]           Quoi qu’il en soit, la demande d’asile telle qu’elle a été présentée ne pouvait être admise sur ce motif (décision Etiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 308, au paragraphe 11; décision Arpa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 334, aux paragraphes 20 et 22). Selon moi, ni le témoignage du demandeur ni la preuve documentaire restreinte qu’il a produite au soutien de sa position n’auraient suffi à établir la profondeur ou la sincérité de ses convictions au point que l’on ne puisse douter qu’il soit un objecteur de conscience ou qu’il serait tenu de participer à des activités militaires jugées contraires aux normes internationales existantes. La preuve ne permettait pas non plus d’établir que, une fois enrôlé, il serait persécuté en raison de son profil. Plus précisément, le demandeur n’a pas montré qu’il entrait dans les exceptions formelles à la règle générale selon laquelle un demandeur d’asile ne peut revendiquer le statut de réfugié simplement parce qu’il ne souhaite pas servir dans l’armée de son pays.

[57]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune des parties n’a proposé que soit certifiée une question de portée générale, et aucune question du genre ne se pose ici.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

M.-C. Gervais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2606-13

 

INTITULÉ :

FATIH YASIK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 JUIN 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

 

POUR Le demandeur

 

Prathima Prashad

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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