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Date : 20140729


Dossier : IMM-505-14

Référence : 2014 CF 759

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

ALRADIA WEDAH ELBAKER

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR] faisant suite à la décision d’un membre de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] de rejeter une demande d’asile.

[2]               La demanderesse, Alradia Wedah Elbaker, est une citoyenne du Soudan dont la famille a été prise au milieu de combats dans la région du Darfour dans ce pays. L’asile lui a été refusé à la fois au titre de l’article 96 et de l’article 97 de la LIPR.

[3]               Aux fins de la présente décision, je dois m’intéresser uniquement au rejet de la demande au titre de l’article 96, lequel s’applique lorsque le demandeur d’asile « [craint] avec raison d’être persécut[é] du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques ». Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis parvenu à la conclusion que la présente demande devrait être accueillie et que la décision de la SPR devrait être annulée.

II.                Les faits

[4]               Mme Elbaker, qui est originaire d’El Daein, dans la région du Darfour au Soudan, habitait à Maali (à environ 30 km de la ville). Elle possédait une ferme avec son mari et ses enfants, sept garçons et une fille. Après que la guerre civile a commencé en 2003, Mme Elbaker et sa famille ont été prises entre les forces gouvernementales et les forces rebelles à cause de l’endroit où cette ferme était située. Chacune des parties rivales a imposé des taxes à la population locale, qui, selon elle, était formée de traîtres qui donnaient leur appui au camp opposé.

[5]               Le 14 février 2010, les forces gouvernementales ont entouré la ferme de Mme Elbaker et ont commencé à faire feu sur sa maison. Elles ont pénétré dans la maison et ont battu l’époux de Mme Elbaker et l’ont accusé de trahison. Lorsque l’un des fils de Mme Elbaker est intervenu, son père et lui ont été emmenés dans un lieu inconnu. Ils n’ont pas été revus depuis. La maison a été incendiée, le troupeau a été saisi et les enfants de Mme Elbaker se sont dispersés. À ce jour, Mme Elbaker n’a aucune nouvelle de ses enfants. Elle ignore où ils habitent ou même s’ils sont encore en vie.

[6]               Dans le but de retrouver son mari et son fils disparus, Mme Elbaker s’est rendue aux bureaux des forces gouvernementales qui les avaient capturés. Elle n’a pas été bien accueillie. Elle a été accusée de trahison, maltraitée et menacée.

[7]               Mme Elbaker a quitté Maali pour rejoindre son frère à El Daein. Ce dernier a entrepris des démarches pour qu’elle vienne au Canada au moyen d’un faux passeport néerlandais. Elle a demandé l’asile au Canada.

III.             L’analyse de la décision de la SPR

[8]               Lorsqu’elle a apprécié l’aspect concernant l’article 96 de la demande d’asile de Mme Elbaker, la SPR a reconnu au paragraphe 11 de sa décision :

Il est tout à fait possible que les membres des forces gouvernementales qui ont attaqué la ferme de la demandeure d’asile et appréhendé son époux et son fils aient cru à cette époque que la famille de la demandeure d’asile avait aidé les rebelles.

[9]               La SPR ajoute cependant, un peu plus loin dans le même paragraphe : « Le tribunal conclut que la preuve ne permet pas d’appuyer l’allégation de [Mme Elbaker] selon laquelle les membres de sa famille et elle ont été personnellement pris pour cible en raison de leurs opinions politiques présumées ou réelles. » Elle répète la même chose au paragraphe 14 de sa décision :

 […] la preuve ne [..] permet pas [au tribunal] de conclure que la demandeure d’asile et sa famille ont été personnellement pris pour cibles ni que les forces gouvernementales ou même les forces rebelles s’intéressent particulièrement à elle. Le tribunal conclut également que la preuve ne permet pas d’appuyer les allégations de persécution de la demandeure d’asile, et il n’est pas convaincu du bien‑fondé de sa crainte.

[10]           Il est difficile de concilier ces affirmations concernant le manque de preuve démontrant que Mme Elbaker et sa famille ont été personnellement prises pour cibles avec le fait que le tribunal avait précédemment reconnu que la ferme de Mme Elbaker avait été attaquée le 14 février 2010, un acte qui, clairement, visait personnellement cette dernière et sa famille.

[11]           J’ai essayé de plusieurs façons d’éclaircir cette contradiction évidente, mais sans succès.

[12]           Je me suis demandé si la SPR était d’avis que l’article 96 ne s’appliquait pas parce que la persécution dont Mme Elbaker et sa famille avaient fait l’objet ne visait pas uniquement cette dernière, mais était exercée de façon générale. La SPR indique, toujours au paragraphe 11, que la famille se trouvait simplement au mauvais endroit et que de nombreuses autres familles avaient aussi été prises pour cibles de la même façon. Elle analyse de façon plus approfondie la nature généralisée du risque auquel Mme Elbaker était exposée au paragraphe 17. Or, bien que la nature généralisée d’un risque puisse être pertinente aux fins de l’application de l’article 97 de la LIPR, il ne s’agit pas d’un facteur qui doit être pris en compte dans le cas de l’article 96. Mme Elbaker et sa famille ont été personnellement prises pour cibles, et le fait que d’autres personnes ont aussi été ciblées n’y change rien.

[13]           Je me suis aussi demandé si la SPR n’était pas convaincue que la persécution dont Mme Elbaker et sa famille avaient été victimes avait un lien avec l’un des motifs mentionnés à l’article 96 : la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social ou les opinions politiques. Il semble cependant évident que l’attaque commise contre Mme Elbaker et sa famille et les mauvais traitements dont Mme Elbaker a ensuite fait l’objet aux bureaux des forces gouvernementales étaient attribuables à la perception qu’elle et sa famille avaient appuyé les forces rebelles – ce qui semblerait constituer une perception relative à des opinions politiques, même si Mme Elbaker et sa famille n’étaient pas actives sur le plan politique (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 746 et 747). À mon avis, un lien semble avoir été établi, même si la SPR n’en fait pas mention explicitement dans sa décision.

[14]           La dernière possibilité que j’ai prise en considération lorsque j’ai essayé de concilier (i) le fait que la SPR a reconnu l’attaque dont Mme Elbaker et sa famille ont été victimes et (ii) son insistance sur le fait que la preuve ne démontrait pas que celles‑ci avaient été personnellement prises pour cibles est la suivante : la SPR voulait peut‑être conclure que, même si Mme Elbaker avait été personnellement prise pour cible à sa ferme le 14 février 2010, elle n’était plus une cible par la suite. L’emploi de l’expression « à cette époque » dans le passage du paragraphe 11 de la décision qui a été reproduit précédemment appuie cette hypothèse : « Il est tout à fait possible que les […] forces gouvernementales […] aient cru à cette époque que la famille de la demandeure d’asile avait aidé les rebelles. »

[15]           Le principal problème en ce qui concerne cette hypothèse réside dans le fait que la SPR ne conclut pas dans sa décision que le risque n’existe plus. En fait, la SPR affirme au paragraphe 17 que Mme Elbaker serait exposée à une menace à sa vie si elle devait retourner dans son pays. En outre, il ne semble pas y avoir une preuve claire permettant de conclure que le risque n’existe plus. En particulier, la visite de Mme Elbaker aux bureaux des forces gouvernementales semble suffisante pour démontrer que l’attaque de sa ferme, l’enlèvement de son époux et de son fils et l’incendie de sa maison n’ont pas mis fin au risque auquel elle était exposée.

[16]           La SPR souligne dans sa décision que Mme Elbaker n’a pas rencontré d’autres difficultés posées par les forces gouvernementales ou les forces rebelles et qu’aucun élément de preuve ne laisse entendre que ces groupes s’intéressent à elle. Ce sont‑là des faits, mais non une preuve que Mme Elbaker et sa famille ne sont plus ciblées. Or, il ressort de la preuve non contredite que les forces gouvernementales ont continué de menacer Mme Elbaker. J’estime que la preuve n’indique pas que cette situation a changé ou que les forces gouvernementales ne croient plus que Mme Elbaker appuie les rebelles.

[17]           Par ailleurs, je sais que le fardeau qui incombe à un demandeur d’asile sous le régime de l’article 96 est relativement faible. En effet, le demandeur d’asile doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe davantage qu’une simple possibilité – ou une possibilité raisonnable – qu’il soit soumis à la persécution s’il est renvoyé dans son pays d’origine : Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, à la page 683, 57 DLR (4th) 153 (CAF), et Lopez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1156 (au paragraphe 20).

[18]           L’analyse qui précède concerne des questions mixtes de fait et de droit et les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la SPR est celle de la raisonnabilité.

[19]           Je n’ai pas été en mesure de concilier la conclusion fondamentale de la SPR selon laquelle la preuve n’établissait pas que Mme Elbaker avait été personnellement prise pour cible et le fait qu’elle reconnaissait les expériences personnelles vécues par cette dernière. Pour ces motifs, j’estime que cette conclusion de la SPR est déraisonnable.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’une nouvelle décision soit rendue par un tribunal différemment constitué. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-505-13

 

INTITULÉ :

ALRADIA WEDAH ELBAKER c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUILLET 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Howard P. Eisenberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Suranjana Bhattacharyya

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eisenberg & Young

Avocats

Hamilton (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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