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Date : 20140728


Dossier : IMM-5662-13

Référence : 2014 CF 746

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

JIAN GONG LIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 août 2013 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, par laquelle la SPR a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La présente demande a été introduite au titre de l’article 72 de la LIPR.

Le contexte

[2]               Le présent contexte factuel est fondé sur les renseignements qui se trouvent dans le Formulaire de renseignements personnels du demandeur (FRP).

[3]               Le demandeur est citoyen de la Chine, il vivait de la récolte des produits de la mer et de la terre, et il habitait le village de Doa Ao, ville de Xial Ao, comté de Lianjiang, province de Fujian. Le demandeur tirait des revenus de l’exploitation de la parcelle de terre familiale qui lui avait été allouée et il recevait une part des revenus que sa famille réalisait de la location de lots de terre que les villageois avaient améliorés par l’ajout d’une digue et qu’ils avaient ensuite loués.

[4]               En février et en mars 2008, des travaux d’envergure ont été effectués sans préavis à l’aide de bulldozers sur des parcelles de terres agricoles appartenant aux villageois. En avril 2008, le village a été avisé de la mise en œuvre d’un projet gouvernemental visant la construction d’une usine de transformation de fruits de mer, soit le Straight West Seafood Base. La réalisation de ce projet nécessitait la participation de trois ordres de gouvernement, à savoir les autorités du comté, de la ville et du village, et l’expropriation de 170 acres de terre ferme et de 1 200 acres de terres destinées à la mariculture. Les villageois n’ont été ni consultés ni dédommagés.

[5]               En septembre 2008, une pétition contre le projet a été signée par les villageois, dont le demandeur, et elle a été présentée au bureau des plaintes et des appels de Fujian, mais les villageois n’ont reçu aucune réponse. Le 25 février 2009, le comté a commencé à remplir les terres destinées à la mariculture. Le demandeur et d’autres villageois ont protesté. Des responsables du village, de la ville et du comté se trouvaient sur le site, et les villageois ont réclamé que cessent les travaux et ont demandé la tenue de discussions concernant leurs préoccupations. Le directeur du comté a dit que les villageois pouvaient choisir des porte‑parole qui pourraient rencontrer des responsables le lendemain. Les travaux ont cessé. Le demandeur faisait partie des neuf villageois choisis et, lors de la réunion, il a demandé qu’on lui fournisse l’autorisation de projet, et il voulait en outre savoir pourquoi les villageois n’avaient pas été dédommagés pour la perte des terres et des récoltes et pourquoi certains villageois qui s’étaient plaints avaient été détenus.

[6]               Le matin suivant, le cousin du demandeur, qui travaillait pour le bureau du comité du village, lui a téléphoné pour lui dire que l’un des neuf porte‑parole qui avaient participé à la réunion avait été arrêté et que le demandeur subirait le même sort. Ce dernier s’est enfui chez sa tante et s’est caché. Le lendemain, soit le 27 février 2009, la police a laissé une citation à comparaître datée du 26 février 2009 à la maison du demandeur; on pouvait y lire que le demandeur était soupçonné d’avoir réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social, ce qui contrevenait à l’article 290 du code pénal de la République populaire de Chine, et qu’il devait se présenter au poste de police le 26 février 2009 pour subir un interrogatoire (la citation à comparaître).

[7]               Plus tard en soirée, son épouse a reçu un appel de menace; on lui a dit que, si son époux ne se présentait pas de lui‑même et qu’il était plutôt appréhendé, il resterait détenu pour le reste de ses jours ou battu à mort. Quelques jours plus tard, des vitres de sa maison ont été brisées en pleine nuit.

[8]               Le 5 mars 2009, le comté, la ville et le comité du village ont émis un avis qui a été livré à la maison du demandeur; il y était écrit que ce dernier était soupçonné d’avoir réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social le 25 février 2009 et d’avoir nui à la construction du projet Straight West Seafood Base (l’avis). Le demandeur devait se rendre au bureau du village le jour même afin de subir un interrogatoire, sans quoi il en subirait les conséquences.

[9]               Son épouse, qui était alors enceinte, a été forcée de se faire avorter et elle a été obligée de subir des contrôles de grossesse tous les mois, alors que ces contrôles ont d’ordinaire lieu tous les quatre mois. On lui a dit que ces contrôles lui étaient imposés parce que le demandeur était recherché et que ce dernier devrait se rendre. Après avoir passé une semaine chez sa tante, le demandeur s’est enfui à Lanzhou, où il a vécu et travaillé en cachette. En février 2010, il s’est rendu en secret à Fuzhou et, afin que son épouse cesse de se faire harceler, il a obtenu le divorce.

[10]           Parmi les neuf porte‑parole des villageois qui avaient dénoncé la situation, quatre d’entre eux ont été arrêtés – l’un d’eux a été relâché et les trois autres sont encore détenus – et les cinq autres se cachent. Puisqu’il n’était pas en sécurité dans son village, le demandeur est resté caché à Lanzhou jusqu’à ce qu’il fasse affaire avec un passeur qui a organisé son voyage au Canada. Le demandeur est arrivé au Canada le 18 février 2012 et il a demandé l’asile le 17 avril 2012.

[11]           Le 8 août 2013, la SPR a rendu sa décision selon laquelle le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

La décision faisant l’objet du contrôle

[12]           La SPR a commencé sa décision en affirmant que, pour les besoins de son analyse, « [elle] supposer[a], sans toutefois conclure, que le demandeur d’asile est crédible », mais que cette présomption ne signifie pas qu’elle acceptera les conclusions que le demandeur a pu tirer de son expérience.

[13]           La SPR a reconnu que les documents sur la situation dans le pays confirment que la Chine est un État autoritaire où le Parti communiste chinois (le PCC) est, de par la constitution, l’autorité suprême. La répression et la coercition, surtout contre les organisations et les personnes engagées dans la défense des droits de la personne et les questions d’intérêt public, sont monnaie courante. Cela ne signifie pas pour autant que la Chine fait fi de la primauté du droit; la Chine s’est d’ailleurs dotée d’un code bien défini en ce qui concerne les procédures civiles et pénales.

[14]           La SPR a conclu que les problèmes du demandeur étaient liés aux autorités du comté, et non à un gouvernement de niveau supérieur, et que c’est pour cette raison que le demandeur a pu se présenter au bureau d’un autre comté afin d’obtenir le divorce. Les problèmes du demandeur se situent à l’échelle locale, et non à l’échelle nationale ou interprovinciale, et il ne s’agit pas non plus d’une affaire d’intérêt général comme le seraient les questions touchant les droits de la personne. L’affaire n’aurait que peu ou pas d’importance pour la majorité de la population ou les ordres de gouvernement supérieurs.

[15]           Les documents sur la situation dans le pays indiquent que, s’il en va de l’intérêt du PCC, les mécanismes de protection de l’État en place en Chine peuvent être manipulés, et qu’ils le sont parfois, mais, puisque que le demandeur n’était qu’un simple agriculteur, qu’il n’était que l’une des nombreuses personnes ayant participé aux manifestations locales et que l’un des neuf agriculteurs choisis pour agir comme porte‑parole auprès des autorités locales au nom des personnes ayant perdu leur terre, la question était exclusivement d’intérêt local. Par conséquent, le demandeur ne représenterait aucun intérêt particulier pour le PCC et il serait donc traité selon les lois en vigueur s’il devait retourner en Chine.

[16]           La SPR a dit qu’il était alors nécessaire d’examiner la loi telle qu’elle s’applique au cas du demandeur. Sur le fondement du point 9.8 du Cartable national de documentation (le CND) sur la Chine daté du 3 mai 2013, la SPR a conclu que la citation à comparaître en matière pénale signifiée au demandeur vise les personnes soupçonnées d’avoir commis un acte criminel qu’il n’est pas nécessaire de placer en détention avant procès, mais qui doivent comparaître devant les tribunaux ou être interrogées par le parquet, la police ou les organismes de sécurité de l’État. Les citations à comparaître ne sont valides que pour un maximum de 12 heures et ne peuvent être signifiées plus d’une fois à la même personne. La SPR a donc conclu que les responsables du comté n’avaient pas l’intention d’arrêter le demandeur, sans quoi ils l’auraient fait sans avertissement afin de l’empêcher de s’enfuir.

[17]           La SPR a par la suite conclu que la preuve démontrant que la citation à comparaître découlait du fait que le demandeur faisait partie d’un groupe d’agriculteurs qui, dans le cadre d’une manifestation, avait notamment obligé des travailleurs de la construction à s’arrêter, mais le demandeur soutenait qu’il n’avait pas bloqué l’accès aux travailleurs. La SPR a conclu que le demandeur avait seulement été enjoint de parler à la police, qu’il pourrait bien n’être accusé d’aucune infraction, qu’il pourrait seulement être accusé en vertu de la nouvelle loi administrative sur la sécurité publique, ou qu’il pourrait devoir répondre à des accusations de nature pénale. Même s’il craint d’être arrêté et emprisonné pour une période indéterminée, le fait est que le demandeur ne sait tout simplement pas ce qui lui arriverait s’il retournait en Chine.

[18]           La SPR a renvoyé à un reportage du China Daily selon lequel la nouvelle loi sur les sanctions administratives relatives à la sécurité publique a créé 165 nouvelles infractions, y compris celle de [traduction] « troubler l’ordre public lors de manifestations sportives ou culturelles »; toutes ces infractions sont passibles d’amende. Selon l’interprétation que la SPR a faite de ce document, si le demandeur était déclaré coupable d’une infraction à cette loi, il ne serait passible que d’une amende. En outre, même si les circonstances dans lesquelles le demandeur s’est fait accuser ne sont pas abordées en soi dans la Réponse à la demande d’information, la SPR a conclu que le « désordre social » dont le demandeur est accusé compterait parmi les 165 infractions à l’ordre public.

[19]           La SPR n’a pas pu déterminer si le demandeur avait fait quoi que ce soit pour entraver le travail des employés de la construction; elle n’a pas non plus pu trouver la loi ou la disposition au titre duquel le demandeur serait déclaré coupable, le cas échant, ou la peine qui lui serait imposée. Cependant, compte tenu de la preuve, si des accusations étaient portées, elles découleraient de sanctions légitimes fondées sur la preuve plutôt que d’accusations « montées de toutes pièces » pour permettre aux autorités du comté d’incarcérer un homme innocent. Il est peu probable que le demandeur ne soit pas assujetti à la même norme de justice que tout autre citoyen chinois.

[20]           Bien que le demandeur ait affirmé qu’une partie de sa crainte subjective était fondée sur l’information selon laquelle quatre des neuf porte‑parole avaient été arrêtés, la SPR a conclu que le demandeur ne savait pas de quoi ils avaient été accusés ni de quoi ils avaient été déclarés coupables. Le demandeur a fondé sa crainte subjective sur un ensemble de circonstances dont il ne connaissait pas personnellement tous les détails. Il ne disposait d’aucune connaissance directe pour appuyer son allégation selon laquelle il ne bénéficierait pas de la primauté du droit en Chine. Si les renseignements dont il disposait concernant l’incarcération des autres personnes sont exacts, il se peut très bien que ces dernières aient été accusées d’infractions beaucoup plus graves. Le fait que des personnes ayant participé à des manifestations aient été incarcérées ne suffisait pas à établir le bien‑fondé de la demande d’asile du demandeur.

[21]           La SPR a conclu que, bien qu’il soit vraisemblable que le demandeur serait arrêté à son retour parce qu’il n’a pas respecté les conditions de la citation à comparaître, une fois que le demandeur se serait acquitté des obligations qui lui incombent suivant le droit chinois, il serait relâché tout au plus douze heures plus tard. Le pire qu’il peut arriver au demandeur est qu’il soit accusé et reconnu coupable au titre de l’article 290 du code pénal, mais la preuve est muette quant aux peines qui pourraient être imposées au titre de cet article. Rien ne donnait à penser que, si le demandeur était accusé, la peine qui lui serait imposée serait trop sévère. La Chine a mis en place un processus administratif pour traiter les cas de désordre civil, ce qui donne fortement à penser que les autorités ne veulent aucunement mettre en prison les personnes engagées dans ce type d’activités. Si le désordre civil entraîne des gestes de nature criminelle, alors le gouvernement de la Chine a le droit de poursuivre les contrevenants et de prononcer contre eux une peine selon la gravité de l’infraction et les principes de détermination de la peine.

[22]           La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir que sa crainte subjective était fondée sur des facteurs crédibles et objectifs, ce qui a entraîné le rejet de la demande présentée au titre des articles 96 et 97.

Les questions en litige

[23]           À mon avis, les questions en litige peuvent être examinées de concert :

i.             La SPR a‑t‑elle commis une erreur en tirant des conclusions sans tenir compte de la preuve?

ii.           La décision de la SPR était‑elle raisonnable?

La norme de contrôle applicable

[24]           Il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à l’analyse de la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise présentée à la cour est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57 (Dunsmuir)).

[25]           En l’espèce, le demandeur soutient que la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve objectifs qui étayaient ses craintes. La norme de contrôle applicable à l’appréciation de la preuve et à l’application du droit aux faits est celle de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, au paragraphe 53; Wei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 854, au paragraphe 40; Flores c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 359, au paragraphe 26).

[26]           Le rôle de la Cour ne consiste pas à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre opinion à celle de la SPR; la Cour doit plutôt s’assurer que la décision de la SPR cadre bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle appartient « aux issues possibles acceptables » (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 47 et 53; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59).

La position des parties

La position du demandeur

[27]           Le demandeur soutient que la SPR a estimé qu’il était crédible, mais qu’elle lui a ensuite imposé un fardeau de preuve déraisonnable, et que, en outre, la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve dont elle disposait et qui étayaient ses craintes. Entre autres choses, la SPR n’a pas appliqué les principes énoncés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (le Guide du HCR), alors que la Cour suprême du Canada a conclu que le Guide du HCR doit être considéré comme un ouvrage très pertinent lors de l’examen des demandes d’asile (Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 46 (l’arrêt Chan); Kulasekaram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 388, aux paragraphes 25 et 27; Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 67, à la page 3 (QL) (CA); Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 724 à 745 (Ward)). Le demandeur était crédible, il a fourni des documents étayant ses craintes et il a parlé dans son témoignage de gens se trouvant dans une situation semblable à la sienne.

[28]           Le demandeur a résumé sa preuve ainsi que les éléments de preuve documentaire à l’appui de sa demande, notamment les suivants :

i.             Des vidéos de plusieurs manifestations, dont l’une montre des villageois être attaqués par des agents du Bureau de la sécurité publique et une autre, datant du 13 juin 2012, montrant un villageois que le demandeur connaît se faire battre à coup de pics et de marteau à bord d’un autobus alors qu’il venait d’essayer d’obtenir des renseignements au sujet de sa mère, qui était détenue et qui avait été citée à procès au motif qu’elle avait réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social;

ii.           La citation à comparaître datée du 26 février 2009 et délivrée par le Bureau de la sécurité publique du comté de Lianjiang, selon laquelle le demandeur était soupçonné d’avoir réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social, ce qui contrevient à l’article 290 du code pénal de la Chine;

iii.         L’avis daté du 5 mars 2009, émis par le comité de Lianjiang, la ville de Xiao Ao et le comité du village de Dao, selon lequel le demandeur était soupçonné d’avoir réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social le 25 février 2009 ainsi que d’avoir nui à la construction du projet Straight West Seafood Base et devait se présenter au bureau du village à 14 h 30, le jour même, afin de subir un interrogatoire;

iv.         Une lettre détaillée de l’épouse du demandeur qui témoigne de ce qui est arrivé après que le demandeur a pris la fuite;

v.           Les déclarations d’un des neuf porte‑parole du village, Lin Ming Kai, et de son oncle, Lin Pai Dun, confirmant que Lin Ming Kai avait été détenu, que sa famille et lui avaient été menacés et harcelés après sa libération et qu’ils avaient donc été obligés de déménager sans jamais pouvoir retourner à leur maison;

vi.         Les déclarations de plusieurs autres villageois confirmant que ceux qui contestent le réaménagement des terres sont encore détenus et ont été cités à procès;

vii.       La déclaration du membre de la famille du demandeur qui a averti ce dernier qu’il était sur le point de se faire arrêter. On y apprend que cette personne a par la suite perdu son emploi et il y est confirmé que le demandeur est recherché parce qu’il a offensé des dirigeants locaux;

viii.     La déclaration d’un proche d’un des neuf porte‑parole qui ont été arrêtés, laquelle confirme que ce dernier est encore détenu;

ix.         La photographie d’une plaque confirmant que les villageois avaient investi temps et argent pour améliorer leurs terres agricoles en construisant une digue;

x.           Des photographies de blessures qui ont été infligées à une villageoise qui s’était rendue à Beijing pour protester et qui a été par la suite internée dans un hôpital psychiatrique et battue.

[29]           Le demandeur a aussi parlé dans son témoignage de gens se trouvant dans une situation semblable à la sienne :

i.             Un villageois, Lin Bo Lan, a été arrêté en février 2008, après s’être opposé à la destruction des terres agricoles. En juillet 2012, Lin Bo Lan et la mère de l’homme qui avait été battu dans l’autobus ont été détenus et ont subi un procès au motif qu’ils avaient réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social;

ii.           Un villageois, Lin Bo He, a été arrêté en décembre 2008, parce qu’il s’opposait à ce qu’un temple bouddhiste local soit détruit en vue de la construction d’une route nécessaire au projet d’aménagement. Après son arrestation, sa famille a été harcelée;

iii.         L’un des organisateurs de la pétition, Lin Shiu Xian, a été arrêté en décembre 2008, parce qu’il aurait causé des dommages à des biens publics. Il a été libéré en 2010, mais, à cause des mauvaises conditions de détention, il ne pouvait plus marcher;

iv.         Voici ce qui est advenu des porte‑parole qui se sont exprimés à la réunion du 26 février 2009 : Lin Ming Kai a été arrêté et libéré après environ un an; Lin Bi Xiang a été arrêtée en mai 2009, détenue avant son procès puis envoyée en prison, où elle se trouve toujours; Lin Tang a été arrêté en juillet 2011, après avoir vécu caché, et il est encore détenu; Lin Ying Rong (Lin Ying Long) a été arrêté le 24 février 2010 pour le même crime dont est soupçonné le demandeur, et les autorités ont dit qu’il resterait en détention jusqu’à ce que le projet d’aménagement soit terminé; les autres porte‑parole vivent encore cachés.

[30]           Les éléments de preuve crédibles du demandeur, les documents produits à l’appui de la demande et le témoignage concernant les gens se trouvant dans la même situation que le demandeur contredisent carrément la conclusion de la SPR selon laquelle la crainte subjective du demandeur est fondée sur des faits dont il n’avait aucune connaissance directe. En outre, la SPR a imposé un critère trop lourd et déraisonnable, puisque le demandeur, pour satisfaire à ce critère, aurait dû être exposé à un véritable risque de persécution puis être capable d’en témoigner par la suite. Contrairement à la conclusion de la SPR, la preuve suffisait à établir le bien‑fondé de la demande d’asile du demandeur et elle donnait à ce dernier le droit d’être protégé pour avoir exprimé ses opinions, ce qui constitue un acte politique.

[31]           Le demandeur soutient également que la SPR a tiré des conclusions sans tenir compte de la preuve ou des conclusions non étayées par la preuve et qu’elle a fondé ses conclusions sur des conjectures. Le décideur est en droit de faire des inférences raisonnables, mais il n’était pas loisible à la SPR de fonder sa décision sur des suppositions et des conjectures aucunement étayées par la preuve. Les conclusions de fait fondés sur des conjectures sont intrinsèquement déraisonnables (Ukleina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1292). En outre, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément est importante, plus la Cour sera disposée à inférer que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17).

[32]           En l’espèce, la SPR a conclu que le demandeur peut s’attendre à être traité de façon équitable par l’appareil judiciaire chinois, mais elle ne renvoie à aucun élément de preuve pour appuyer sa conclusion; elle se contente d’affirmer que des mesures législatives existent. La preuve dont la SPR disposait montre que la procédure en matière pénale en Chine est injuste et que même les droits minimaux accordés aux citoyens sont fréquemment bafoués. Il s’agissait effectivement d’un enjeu local, et non d’un enjeu interprovincial, national ou international, mais cela n’était aucunement pertinent, et il n’était pas raisonnable d’écarter la crainte subjective du demandeur sur ce fondement. La persécution et la crainte d’être soumis à la torture découlant d’un différend local ne sont pas moins graves du fait qu’il s’agit d’un enjeu purement local.

[33]           La SPR a aussi commis des erreurs de fait, notamment au paragraphe 46, où elle a conclu que la citation à comparaître découlait du fait que le demandeur avait provoqué un arrêt de travail, alors que la preuve révèle que le crime mentionné dans la citation à comparaître était en lien avec sa participation, à titre de porte‑parole du village, à la réunion du 26 février 2009. Cette erreur a mené la SPR à se livrer à des conjectures sur les raisons pour lesquelles la citation à comparaître avait été délivrée, soit à cause de l’arrêt de travail; or, ce faisant, la SPR a fait fi des graves répercussions découlant du rôle de leader que le demandeur avait joué lorsqu’il avait été choisi pour être l’un des neuf porte‑parole. La SPR a aussi émis l’hypothèse que le demandeur ne serait alors assujetti qu’à des sanctions administratives. La SPR a également commis une erreur en omettant de reconnaître qu’il était de toute évidence impossible de se conformer à la citation à comparaître, puisque le demandeur était censé comparaître le 26 février 2009, mais la citation à comparaître ne lui avait été signifiée que le jour suivant. Puisque le demandeur s’était déjà enfui lorsque la citation à comparaître a été signifiée, il est impossible de savoir s’il aurait alors été arrêté. La SPR a commis une erreur en concluant que le fait qu’on avait remis une citation à comparaître au demandeur au lieu de l’arrêter immédiatement pour l’empêcher de s’enfuir révélait que les autorités n’avaient pas l’intention de le détenir et qu’elles voulaient simplement l’interroger.

[34]           Aucun élément de preuve concernant les sanctions précises qui pourraient être imposées à l’auteur du crime mentionné dans la citation à comparaître n’avait été déposé, mais l’information était facilement accessible. Conformément aux principes énoncés dans le Guide du HCR, il aurait été raisonnable que la SPR renvoie à cette information, qui était importante pour la demande d’asile du demandeur.

La position du défendeur

[35]           Le défendeur soutient que la SPR a expressément tenu compte de la nature cumulative de la discrimination et du harcèlement que le demandeur alléguait craindre, mais elle a conclu que cela n’équivalait pas à de la persécution.

[36]           Les prétentions du demandeur ne tiennent pas compte du fait que ce dernier ne s’est pas conformé à la citation à comparaître qui le contraignait à subir un interrogatoire. Puisque le demandeur ne s’est pas présenté comme il aurait dû le faire, la SPR a conclu que, s’il retournait en Chine, il pourrait en subir les conséquences; on pourrait, par exemple, lui imposer une amende ou une sanction administrative.

[37]           Le défendeur soutient que la SPR a examiné la preuve à fond et qu’elle a conclu de façon raisonnable que, puisque le demandeur ne savait pas pourquoi ses collègues étaient détenus, il ne pouvait pas établir qu’ils étaient dans une situation semblable à la sienne (Liu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1362, au paragraphe 27 (Liu)).

[38]           La SPR a aussi estimé de façon raisonnable qu’il ne s’agissait pas d’une question d’intérêt interprovincial, national ou international, ce qui n’est pas contesté par le demandeur. Elle a en outre raisonnablement conclu que les sanctions qui pourraient être imposées au demandeur s’il était renvoyé ne seraient pas trop sévères. Il s’agit de conclusions raisonnables vu la preuve dont la SPR disposait. Le demandeur souhaite simplement que la Cour examine à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle, et qu’elle se livre à une interprétation microscopique des motifs, ce qui ne constitue pas un fondement valable à un contrôle judiciaire (Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 928, au paragraphe 6).

Analyse

[39]           La SPR commence son analyse en faisant une observation plutôt particulière selon laquelle elle « supposer[a], sans toutefois conclure, que le demandeur d’asile est crédible ». À mon avis, dans la plupart des cas, le rôle premier de la SPR, si elle veut analyser de façon efficace les demandes fondées sur l’article 96, est d’évaluer la crédibilité des demandeurs. Afin d’établir une crainte de persécution, le demandeur doit démontrer qu’il éprouve une crainte subjective d’être persécuté et que cette crainte est objectivement justifiée. Si le demandeur est estimé crédible, le volet subjectif du critère est établi (arrêts Ward et Chan, précités). En l’espèce, il faut comprendre de l’observation de la SPR que le demandeur est crédible, surtout vu que le dossier ne renferme aucune incohérence ou contradiction qui donnerait à penser le contraire, et, par conséquent, le volet subjectif du critère est respecté.

[40]           Comme la SPR l’a reconnu, le demandeur craint d’être arrêté et détenu, parce qu’il s’est opposé à l’expropriation des terres exploitées par les villageois. Bien que la Chine se soit dotée d’un appareil judiciaire, le demandeur craint de ne pas avoir droit à un procès juste et équitable, car les autorités du comté ne respectent pas la loi, et d’être détenu indéfiniment.

[41]           Bien que la SPR ait reconnu que la Chine est un État autoritaire et que des actes de répression et de coercition y sont exercés, surtout contre les organisations et les personnes engagées dans la défense des droits de la personne et dans les questions d’intérêt public, elle a rejeté la crainte du demandeur parce que ses problèmes étaient liés aux autorités du comté. Puisqu’il s’agissait d’une question locale, et non d’une question d’intérêt interprovincial, national ou international, la SPR a conclu qu’elle n’attirerait pas l’attention du PCC. Le demandeur n’était donc pas exposé au risque que les mécanismes de protection de l’État soient manipulés, et il serait traité selon le code bien défini qui prévoit les procédures civiles et pénales en droit chinois. À mon avis, la SPR a mené un examen sélectif de la preuve documentaire, a commis des erreurs de fait et s’est livrée à des conjectures lorsqu’elle a tiré cette conclusion.

[42]           En ce qui concerne la procédure en matière pénale, la SPR a renvoyé, dans une note de bas de page, au code de procédure en matière pénale de la République populaire de Chine qui est répertorié au point 9.5 du CND sur la Chine daté du 3 mai 2013. Cette note de bas de page renvoie à ce qui semble être un site Web où l’on peut consulter la législation chinoise (www.lawinfochina.com), et on peut y trouver les versions anglaise et chinoise du code de procédure en matière pénale de la République populaire de Chine. Cet élément de preuve peut servir à établir l’existence de règles de procédure concernant les citations à comparaître et les arrestations, mais la simple existence d’une telle mesure législative ne démontre pas que ces règles sont respectées ni qu’un citoyen chinois qui manifeste, qui demande réparation ou qui exprime son désaccord à l’égard d’une question locale ne serait pas exposé à un risque de persécution et qu’il pourrait bénéficier de la « primauté du droit ».

[43]           Par exemple, on peut lire ce qui suit dans le rapport répertorié au point 2.1 du CND du 3 mai 2013, soit le Country Reports on Human Rights Practices for 2012 produit par le Département d’État des États‑Unis et daté du 19 avril 2013 (le rapport du Département d’État) :

[traduction]

[…] Les autorités ont eu recours à des mesures non prévues par la loi, notamment aux disparitions forcées, à la détention à domicile allégée et à la détention à domicile stricte, y compris à la détention à domicile de membres de la famille, afin d’empêcher les gens de se forger leur propre opinion.

[…]

Voici d’autres exemples de violations des droits de la personne qui ont été constatées en cours d’année : meurtres extrajudiciaires, y compris des exécutions sans que les garanties procédurales habituelles aient été respectées; disparitions forcées et détention sans contact avec l’extérieur, notamment des détentions illégales prolongées dans des centres de détention non officiels appelés [traduction] « prison noire », des actes de torture et des aveux de prisonniers obtenus par la force; détention et harcèlement d’avocats, de journalistes, d’écrivains, de dissidents, de pétitionnaires, et d’autres personnes ayant essayé d’exercer de façon pacifique leurs droits légaux; non‑respect des garanties procédurales dans les instances judiciaires; mainmise du politique sur les tribunaux et les juges; tenue de procès à huis clos; recours à la détention administrative; restrictions à la liberté de se réunir; […] imposition d’une politique coercitive visant le contrôle des naissances qui a mené à des avortements forcés […]

[Non souligné dans l’original.]

[44]           Le rapport du Département d’État révèle aussi que, selon de nombreuses sources, des militants et des pétitionnaires sont internés dans des hôpitaux psychiatriques et sont soumis, contre leur gré, à des traitements psychiatriques pour des motifs d’ordre politique. En outre, les arrestations et les détentions arbitraires constituent encore un grave problème. La loi confère à la police de vastes pouvoirs administratifs, notamment le pouvoir de détenir des gens pendant de longues périodes sans que ces derniers aient été formellement arrêtés ou accusés au criminel. Le rapport du Département d’État ne mentionne pas que ces constatations visent seulement les incidents d’intérêt interprovincial, national ou international.

[45]           Il est vrai que bien des pétitionnaires qui ont été arrêtés, détenus et battus s’étaient rendus à Beijing (pour être ensuite renvoyés chez eux par la force par des policiers provenant de leur ville d’origine) ou avaient organisé des manifestations publiques, mais la preuve documentaire à laquelle la SPR renvoie ne donne pas à penser que ce n’est que dans ces circonstances que des violations des droits de la personne sont commises. On peut lire ce qui suit dans le rapport du Département d’État :

[traduction]

Les autorités locales ont fréquemment recours à des membres des forces de sécurité municipales civiles, connues sous le nom d’agents de « gestion urbaine », afin d’assurer l’application des mesures administratives. Le ministre de la Sécurité publique coordonnait les forces de police civile, qui sont divisées en unités de police spécialisés ainsi qu’en corps de police à l’échelle des localités, des comtés et des provinces. Le parquet n’exerçait qu’une surveillance limitée du travail de la police, et aucun système de poids et contrepoids n’étaient en place. La corruption à l’échelle locale était répandue. Des policiers et des agents de gestion urbaine se livraient à des détentions extrajudiciaires, à de l’extorsion et à des agressions.

[46]           Le CND répertoriait aussi des documents qui donnaient à penser que les pétitionnaires qui s’opposent à l’expropriation de terres peuvent être détenus par des agents locaux afin que les échelons supérieurs ne soient pas mis au fait de leurs griefs. On peut lire ce qui suit dans la Réponse à la demande d’information CHN 103768.EF :

Plusieurs sources signalent que certains pétitionnaires qui demandent réparation à Beijing sont maintenus dans des [traduction] « "prisons noires" » non officielles qui servent de lieu de détention extrajudiciaire […]. Dans un rapport détaillé sur les prisons noires en Chine, Human Rights Watch explique que, dans les districts, les municipalités et les provinces, les autorités sont passibles de [traduction] « sanctions financières et de pénalités en matière de progression professionnelle » si de nombreuses personnes de leur région demandent réparation à Beijing […]. Ces autorités embauchent donc du personnel de sécurité et des [traduction] « hommes de main » pour enlever les pétitionnaires et les maintenir en détention dans des prisons noires afin de les empêcher de déposer leur grief […]. Selon Human Rights Watch, dans les prisons noires, les détenus n’ont pas accès à un conseiller juridique et font l’objet d’agressions, notamment [traduction] « de coups, de violence sexuelle, de menaces et d’intimidation »; ils sont aussi parfois privés de nourriture, de sommeil ou de soins médicaux […].

D’après l’organisation CHRD, [traduction] « les militants qui encouragent les agriculteurs et les résidants des régions rurales à défendre leurs droits sont régulièrement harcelés ou emprisonnés » […]. À titre d’exemple, CHRD fait état d’une affaire au cours de laquelle un chef de village, qui a milité pour les droits fonciers de son village, a été condamné à purger 11 années de prison pour avoir porté [traduction] « "entrave aux affaires officielles" », fait de « "l’extorsion" » et avoir « "compromis les élections" » […].

[47]           La preuve documentaire révèle aussi ce qui suit :

[L]a Chine est encore loin de respecter les normes de primauté du droit. Les autorités locales chinoises maintiennent parfois des personnes en détention ou leur font subir des mesures punitives sans tenir compte des lois du pays. De même, certaines régions de la Chine observent des pratiques qui ne sont pas conformes aux lois et aux règlements nationaux […]

[48]           Ainsi, le PCC ne s’intéressait peut‑être pas au demandeur, mais la preuve au dossier révèle que ce dernier présentait un intérêt pour les autorités du village et du comté. Au vu de la preuve documentaire, on ne peut raisonnablement conclure que cet état de fait le protégerait contre une possible détention et un risque de torture découlant du rôle qu’il avait joué lorsqu’il avait rencontré les autorités du comté et avait dénoncé l’expropriation de terres. Le fait que le demandeur ait pu se rendre dans un bureau gouvernemental dans un autre comté pour obtenir le divorce n’a aucune incidence sur cette conclusion.

[49]           La SPR s’est aussi fondée sur la Réponse la demande d’information datée du 30 novembre 2012 qui porte sur les sujets suivants : information sur les circonstances donnant lieu à la délivrance de citations à comparaître ou d’assignations à témoigner et sur les autorités responsables; le droit procédural; information indiquant si les citations à comparaître et les assignations à témoigner sont signifiées aux personnes ou aux ménages; information sur leur mise en forme et leur aspect; information indiquant s’il est possible de contester la légalité de ces documents; information sur les peines imposées pour non-respect d’une citation à comparaître ou d’une assignation à témoigner. Il y est mentionné que, d’après une chercheuse invitée de la faculté de droit de l’Université chinoise de Hong Kong, les citations à comparaître en matière pénale sont signifiées par les tribunaux populaires, les parquets et les organismes de sécurité publique ou étatique aux personnes soupçonnées d’avoir commis un acte criminel ou aux défendeurs qu’il n’est pas nécessaire de placer en détention avant procès, mais qui doivent comparaître devant les tribunaux ou être interrogés. Selon la chercheuse invitée, les citations à comparaître ne sont valides que pour un maximum de 12 heures et ne peuvent être signifiées plus d’une fois à la même personne. En outre, il est possible qu’une personne soit visée par une citation à comparaître coercitive s’il est établi que sa liberté personnelle doit être restreinte ou si elle ne s’est pas conformée à une citation à comparaître en matière pénale. Cependant, selon la même source, les procédures de délivrance des citations à comparaître ne sont pas toujours respectées en pratique.

[50]           Sur le fondement de cette Réponse à la demande d’information, la SPR a conclu que, si le demandeur retournait en Chine, il serait probablement arrêté pour ne pas s’être conformé à la citation à comparaître, mais qu’il serait libéré en moins de 12 heures. Cependant, ce raisonnement ne tient compte que du non‑respect de la citation à comparaître – ce qui était d’ailleurs inévitable, puisque le demandeur était censé se présenter au poste de police le 26 février 2009, alors que la citation à comparaître ne lui a été signifiée que le 27 février 2009 – et il fait fi du fait que la citation à comparaître visait le crime qui consiste à réunir un groupe de personnes pour troubler l’ordre social.

[51]           En outre, lorsqu’elle a conclu que le demandeur ne serait passible que d’une amende s’il était déclaré coupable d’avoir troublé l’ordre social, la SPR s’est fondée sur la Réponse à la demande d’information datée du 24 avril 2006, qui renvoyait à un article du China Daily. On peut y lire ce qui suit :

[…] Le China Daily a rapporté qu’en vertu de la nouvelle loi sur les sanctions administratives relatives à la sécurité publique (Law on Public Security Administrative Penalties), entrée en vigueur en mars 2006, 165 nouvelles infractions, y compris [traduction] « l’atteinte à l’ordre public lors d’un événement sportif ou culturel », s’ajoutent à la liste de comportements publics [traduction] « délictueux »; de plus, les amendes maximales prévues pour ces infractions sont passées de 200 yuan (25 $US) à 5 000 yuan (617 $US) (1er mars 2006). Aucune autre information sur cette nouvelle loi n’a pu être trouvée parmi les sources consultées par la Direction des recherches.

[52]           À mon avis, il n’y avait aucun élément de preuve permettant de conclure que ce document visait l’infraction dont le demandeur est accusé et que ce dernier ne serait passible que d’une amende, et il était donc déraisonnable pour la SPR de tirer cette conclusion. La SPR s’est livrée à des conjectures lorsqu’elle a conclu que l’infraction dont le demandeur serait accusé compterait parmi les 165 infractions. Selon l’avis, le demandeur était soupçonné d’avoir [traduction] « réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social » et d’avoir nui au projet Straight West Seafood Base; l’avis ne mentionne nullement la nouvelle loi sur les sanctions administratives relatives à la sécurité publique. Encore une fois, la SPR, dans sa conclusion, n’a pas tenu compte du fait que la citation à comparaître vise le fait d’avoir [traduction] « réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social, ce qui contrevient à l’article 290 de la 1re partie du code pénal de la République populaire de Chine ». La citation à comparaître donne à penser que le demandeur serait accusé d’une infraction pénale, et non d’une infraction administrative.

[53]           L’interprétation que la SPR a donnée à la nouvelle loi sur les sanctions administratives relatives à la sécurité publique sur le fondement de la description de cette loi qui se trouve dans l’article du China Daily et l’interprétation qu’elle a donnée aux garanties procédurales sur le fondement du code de procédure en matière pénale de la République populaire de Chine ne sont pas non plus appuyées par les renseignements qui se trouvent dans le rapport du Département d’État de 2012, qui précise ce qui suit :

[traduction]

Le 30 septembre, Mao Hengfeng, une pétitionnaire, a été arrêtée à Beijing et renvoyée de force à Shanghai. On lui a interdit de voir un avocat ou des proches. Au début novembre, son époux a été avisé qu’elle avait été condamnée à une peine de 18 mois dans un camp de rééducation par le travail pour avoir « réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social ». Elle était encore détenue à la fin de l’année.

[54]           Comme il a été mentionné ci‑dessus, la SPR n’a pas conclu que le demandeur n’était pas crédible, et il est donc tenu pour acquis qu’elle a accepté son témoignage. Dans son FRP, qui n’était pas contesté, le demandeur a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Parmi les neuf porte‑parole des villageois qui se sont exprimés ce jour‑là, quatre d’entre eux ont été arrêtés – l’un d’eux a été relâché et les trois autres sont encore détenus – et les cinq autres, moi y compris, se cachent.

LIN Ming Kai a été arrêté et libéré après environ un an. Il a été harcelé par des dirigeants et des voyous locaux après sa libération et il est déménagé à l’extérieur de notre village. L’une des autres personnes qui a été arrêtée en mai 2009, LIN Bi Xiang, a initialement été détenue avant son procès puis envoyée en prison, où elle se trouve toujours selon les villageois. LIN Tang a été arrêté en juillet 2011 après avoir vécu caché pendant un certain temps. Selon ce que des membres de sa famille ont dit à des villageois, il est encore en détention. Un ancien dirigeant du village, LIN Ying Rong [il était aussi l’un des organisateurs de la pétition de 2008], avait réussi à vivre caché jusqu’à ce qu’il soit arrêté au début de 2010. Selon les villageois, il est toujours détenu.

[55]           Ce témoignage est aussi étayé par l’épouse du demandeur qui a mentionné dans sa lettre que les autorités du comté avaient arrêté, détenu et maltraité des villageois et avaient exercé des mesures de représailles contre eux. Ce témoignage cadre également avec ce que des personnes dans une situation semblable ont vécu selon la preuve documentaire et les réponses qu’on peut y lire. En outre, Lin Pei Bing, le fils de Lin Ying Rong (Lin Ying Long), a déclaré que, le 24 février 2010, son père avait été arrêté à Fuzhou et qu’il est encore détenu. Lin Pei Bing a demandé à un représentant du comté de Lianjiang quand son père était censé être libéré, et le représentant lui a répondu que le dossier de son père ne serait pas clos tant et aussi longtemps que le projet Straight West Seafood Base ne serait pas terminé. Il convient de souligner que, dans cette affaire, le Bureau de la sécurité du comté de Lianjiang a délivré un avis d’arrestation selon lequel Lin Ying Rong avait été arrêté le 20 février 2010 [traduction] « parce qu’il est soupçonné d’avoir réuni un groupe de personne pour troubler l’ordre social ». Il s’agit de la même allégation qui est formulée dans l’avis et la citation à comparaître visant le demandeur.

[56]           La SPR n’a pas tenu compte de cet élément de preuve, lequel n’appuie pas sa conclusion selon laquelle les autorités locales respecteraient la primauté du droit en Chine; ni celle selon laquelle, si le demandeur était déclaré coupable, il serait rapidement libéré et qu’il serait simplement passible d’une amende; ni celle selon laquelle la crainte subjective du demandeur n’était pas justifiée.

[57]           En outre, la SPR a rejeté la crainte subjective du demandeur d’être emprisonné, notamment parce qu’elle a conclu que ce dernier ne savait pas ce dont les huit autres villageois avaient été accusés ou déclarés coupables. La SPR a émis l’hypothèse que ces personnes avaient peut‑être été accusées d’infractions beaucoup plus graves (Nicayenzi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 595, au paragraphe 34). Le défendeur invoque la décision Liu, précitée, à l’appui du raisonnement de la SPR. Soulignons que le paragraphe auquel le défendeur renvoie fait état de la décision de la SPR qui faisait l’objet du contrôle judiciaire et non de la conclusion de la Cour sur la question en litige. Bien que la Cour, dans cette affaire, ait rejeté en définitive la demande de contrôle judiciaire, la SPR avait conclu que le demandeur ne pouvait pas considérer que son voisin était une personne dans une situation semblable à la sienne, puisqu’il ne savait pas vraiment pourquoi on l’avait arrêté, et que sa famille n’avait entendu que des rumeurs, et non pas obtenu directement des renseignements de la famille du voisin.

[58]           La présente affaire est clairement différente. En l’espèce, des éléments de preuve non contestés révèlent qu’au moins l’un des neuf porte‑parole du village a été arrêté parce qu’il aurait réuni un groupe de personnes pour troubler l’ordre social, soit la même accusation visant le demandeur, et que cette personne est encore détenue. Plus précisément, le témoignage du demandeur et du fils d’une personne se trouvant dans une situation semblable contredisent les conclusions de la SPR, et cette dernière n’en a pas tenu compte.

[59]           À mon avis, la SPR a mené un examen sélectif de la preuve, n’a pas tenu compte d’éléments de preuve qui appuyaient la demande du demandeur, a tiré des inférences de fait non fondées et en est donc arrivé à une conclusion déraisonnable. La preuve documentaire objective appuie la crainte du demandeur et confirme que des pétitionnaires et d’autres personnes qui ont essayé d’exercer de façon pacifique leurs droits légaux ont été illégalement détenus et torturés et que ces pratiques ne se limitent pas aux questions d’intérêt national.

[60]           La décision doit donc être annulée, puisqu’elle ne cadre pas avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                          La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour qu’il statue à nouveau sur elle;

2.                          Aucune question à certifier n’a été proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5662-13

 

INTITULÉ :

JIAN GONG LIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 3 mars 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 28 juillet 2014

 

COMPARUTIONS :

Douglas Cannon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Edward Burnett

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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