Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140722


Dossier : IMM-1362-13

Référence : 2014 CF 723

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

KRISZTIAN VITALIS

LAJOS VITALIS

LAJOSNE VITALIS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] le 4 janvier 2013 en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR]. À l’instar de nombreux demandeurs hongrois d’origine ethnique rom, les demandeurs dans la présente affaire désirent se prévaloir de la protection que confèrent les articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]               Les demandeurs ont soumis deux questions à la Cour. Premièrement, ils allèguent que l’appréciation de la preuve par la SPR était déficiente au point d’être déraisonnable. Deuxièmement, ils estiment que le critère relatif à l’existence de la protection de l’État a été mal compris. Comme il a été conclu que la présente affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision à cause de la façon dont la crédibilité a été évaluée, il ne sera pas nécessaire de traiter de la seconde question.

I.                   La norme de contrôle

[3]               Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable aux questions de crédibilité est celle de la décision raisonnable, et celle‑ci impose une certaine retenue à laquelle il n’est pas facile de passer outre dans la plupart des cas. La raison en est que « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». Dans la mesure où il y a « appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », une cour de révision n’interviendra pas, car elle substituerait son point de vue sur l’affaire à celui du décideur qui possède une expertise dans le domaine (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Un contrôle judiciaire vise à évaluer la légalité d’une décision rendue par un tribunal administratif, et non le pouvoir discrétionnaire exercé.

[4]               Je suis particulièrement conscient du précepte énoncé par la Cour suprême du Canada selon lequel « [l]es juges siégeant en révision doivent accorder une “attention respectueuse” aux motifs des décideurs et se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 17).

II.                Les faits

[5]               Dans une courte décision d’à peine 18 paragraphes, la SPR a tiré des conclusions défavorables au demandeur relatives à la crédibilité des allégations de persécution et à la possibilité d’une protection de l’État en Hongrie. Ayant reconnu au paragraphe 5 que la crédibilité était la question centrale, le décideur traite de la question en deux pages.

[6]               Le demandeur principal a essentiellement affirmé que dans les cinq ans ayant précédé son départ de la Hongrie (en compagnie des deux autres demandeurs qui sont ses parents), le 6 mai 2011, il a signalé à la police 10 incidents dans lesquels ils avaient été impliqués, le demandeur principal en particulier. Les autorités n’ont rien fait; elles n’ont même pas rédigé de rapports sur les incidents.

[7]               La situation de la famille semble avoir empiré à partir des années 1980, où des actes de discrimination ont été commis, jusqu’aux années 2000, où les actes de violence se sont intensifiés. Le demandeur principal a déclaré qu’après les élections de 2010, lui et ses parents sont venus à la conclusion qu’il était peu probable que la situation s’améliore. En février 2011, un incident lors duquel leur maison a été la cible d’un cocktail Molotov a été l’élément qui les a décidés à quitter leur pays. Cet incident les a convaincus de quitter la Hongrie pour venir demander l’asile au Canada.

[8]               La SPR a tiré ses conclusions quant à la crédibilité à la lumière de quelques‑uns des 10 incidents survenus au cours des cinq dernières années, au sujet desquels le demandeur principal a déclaré qu’il avait porté plainte à la police. Dans les faits, le père du demandeur principal aurait porté plainte bien plus souvent, mais ces plaintes ne semblent pas avoir été très fouillées par la SPR.

[9]               Les conclusions quant à la crédibilité reposaient sur des considérations accessoires, que d’aucuns pourraient qualifier de prétextes sans importance, et visaient à minimiser l’importance ou la portée de ces faits.

[10]           La première conclusion quant à la crédibilité a trait à l’attaque au cocktail Molotov contre la maison occupée par les demandeurs survenue le 5 février 2011. La SPR « ne cro[yait] pas que cet événement a[vait] eu lieu comme le demandeur d’asile l’a[vait] décrit ». Les raisons données à l’appui de cette conclusion sont que le demandeur principal a déclaré qu’il n’avait vu personne, car il n’avait pas regardé dehors parce qu’il craignait qu’un autre cocktail Molotov puisse être lancé sur eux. Cette partie de son témoignage en contredisait une autre dans laquelle le demandeur principal affirmait qu’il avait vu du verre brisé sur le sol et des éclaboussures d’essence sur le mur. La SPR a également mis en doute la déclaration du demandeur principal selon laquelle il n’avait rien fait immédiatement après que le cocktail Molotov avait été lancé. Selon la SPR, il était raisonnable de s’attendre à ce que la famille se cache loin des fenêtres, tente de s’enfuir ou appelle la police.

[11]           Je ne vois pas comment ces deux points préoccupants peuvent permettre de conclure que les faits ne se sont pas produits comme il a été décrit. En fait, la mesure dans laquelle la SPR nie que ces faits se sont produits est loin d’être explicite. Conclut‑elle que l’attaque ne s’est pas produite du tout? La conclusion n’est pas énoncée en ces mots. Si elle a eu lieu, quelle différence cela fait‑il que le demandeur principal ait jeté un coup d’œil à l’extérieur pour voir ce qui avait été lancé, mais qu’il n’ait pas regardé au‑delà de la cour? Et qu’y a‑t-il de déraisonnable dans le fait de se cacher dans la maison et de ne pas tenter de s’enfuir au moment où l’attaque se produit?

[12]           Le deuxième incident mentionné par la SPR se serait produit en 2007. Le demandeur principal aurait été apostrophé par trois skinheads et membres de la Garde hongroise qui l’auraient menacé en lui pointant un couteau sur la gorge. La plainte déposée à la police n’a pas débouché sur un rapport, encore moins sur une enquête. La SPR n’a toutefois fait aucun commentaire sur cette agression.

[13]           Le demandeur principal a témoigné au sujet d’un troisième incident, une autre agression, survenue en février 2009 dans une station de métro. Le demandeur principal a déclaré qu’il avait été agressé par deux skinheads. Il a obtenu des soins médicaux dans une clinique. Il a signalé à la police ces voies de fait causant des lésions corporelles, mais n’a obtenu aucune aide. Aucun rapport médical n’a été rédigé parce que le personnel médical a dit croire que c’était le demandeur qui avait été à l’origine de la dispute.

[14]           La SPR a conclu que « le demandeur d’asile n’[était] pas crédible en ce qui a trait à l’incident qui serait survenu en février 2009 », car ce n’est pas au personnel médical de déterminer qui était l’instigateur, et qu’un rapport médical a pour fonction de documenter les blessures subies et le traitement prescrit ou recommandé.

[15]           La SPR semble avoir tiré cette conclusion sans voir qu’il pouvait s’agir là de preuves supplémentaires montrant que les Hongrois d’origine ethnique rom seraient traités comme des citoyens de seconde zone. Au lieu de cela, sans donner aucune explication ni se fonder sur aucun autre élément de preuve, sinon sur l’expérience apparemment limitée au Canada, la SPR a choisi d’évaluer la situation des Roms en Hongrie à la lumière des pratiques canadiennes en matière de rédaction de rapports médicaux. En fait, le dossier en l’espèce abonde en éléments de preuve faisant état d’actes discriminatoires commis contre les citoyens hongrois d’origine ethnique rom. Ce qui constitue à mon sens une question accessoire, le refus du personnel médical de faire un rapport médical fondé sur un raisonnement apparemment discriminatoire, devient dans les faits une raison qui justifie de ne pas tenir compte d’une agression grave.

[16]           Il a été question à l’audience devant la SPR de l’allégation selon laquelle les policiers ne prenaient aucune mesure lorsque les policiers portaient plainte auprès d’eux. Lorsqu’il lui a été demandé d’en donner la raison, le demandeur principal a répondu « croire » que c’était en raison de leur origine ethnique rom. La SPR a exprimé des réserves au sujet de l’utilisation du verbe « croire ». Elle a conclu qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que l’expression utilisée dans les circonstances soit « je sais ».

[17]           La SPR a ensuite abordé la question des recours possibles lorsque des policiers ne donnent pas suite à une plainte. La SPR a conclu que le « le manque d’intérêt du demandeur d’asile au regard de l’organisation susceptible de l’aider à obtenir la protection de la police aura une incidence défavorable sur la crainte subjective et la crédibilité de celui‑ci ». Sans plus d’explication, je n’arrive pas à voir le lien.

[18]           À mon avis, cette conclusion pose deux problèmes. Dans le récit de 60 paragraphes daté du 6 juin 2011, le demandeur principal établit une liste de nombreux incidents dans lesquels sa famille et lui ont été impliqués. Combinés à la preuve documentaire déposée en l’espèce, ces incidents tendent à montrer que les actes de violence commis à l’encontre des Roms sont notoires et ne se produisent pas en marge de la société civile. Il est très difficile de comprendre pourquoi le fait de n’avoir pas tenté de se prévaloir des recours à la suite de l’inaction de la police aurait pu avoir un effet défavorable sur la crédibilité relativement à des faits censés s’être produits. Il ne faudrait pas confondre l’incidence sur l’examen de la possibilité d’obtenir la protection de l’État avec des préoccupations relatives à la crédibilité. Deuxièmement, comment un manque d’intérêt à l’égard d’une organisation peut‑il avoir un effet défavorable sur la crédibilité et, le cas échéant, la crédibilité relative à quoi?

[19]           Enfin, la SPR a exprimé des réserves au sujet du témoignage du demandeur principal selon lequel il ne savait pas si les plaintes portées contre la police donnaient des résultats. Il a été conclu « [qu’]il n’est pas logique que le demandeur d’asile se soit senti trop [traduction] “vulnérable” et [traduction] “impuissant” pour s’adresser à des organisations susceptibles de l’aider à obtenir la protection de la police dans son pays, alors qu’il a eu la force de venir au Canada pour y demander une protection ».

[20]           Il est très difficile de déterminer quel principe de logique a été bafoué. Ce n’est pas parce qu’une personne se retrouve vulnérable et impuissante devant un appareil étatique qui, selon le demandeur principal, est inefficace depuis plus de 20 ans qu’elle est dénuée de la force requise pour demander l’asile ailleurs. En ce qui concerne cette dernière question, la SPR n’énonce pas quelle incidence cette conclusion pourrait avoir sur la crédibilité du demandeur principal et ne précise pas sur quel point il ne serait pas crédible. La SPR semble plutôt voir dans le fait que le demandeur principal serait plus instruit que la vaste majorité des Hongrois d’origine ethnique rom un élément corroborant en quelque sorte son point de vue général. Ces arguments semblent avoir été avancés en réponse à l’évocation des sentiments de vulnérabilité et d’impuissance pour montrer que le demandeur principal aurait eu les compétences et l’habileté nécessaires pour trouver l’information pertinente lui permettant de se prévaloir des mécanismes de recours dans son propre pays. Bien qu’ils puissent être pertinents dans le cadre de l’évaluation de l’existence de la protection de l’État, ces arguments ne sont pas présentés dans ce but, mais plutôt pour soutenir la conclusion générale selon laquelle les demandeurs ne sont pas « crédibles au regard de la persécution prétendue ».

[21]           Comme j’ai tenté de le montrer, aucun des éléments présentés en vue de corroborer la conclusion du manque de crédibilité ne correspond à la description du caractère raisonnable au sens de la Cour suprême du Canada (Dunsmuir, précité). La justification, la transparence et l’intelligibilité sont toutes trois absentes. En conséquence, il n’est pas possible en l’espèce de vérifier si la décision appartient aux issues pouvant se justifier au regard des faits. Après avoir examiné l’affaire avec soin, la Cour ne peut pas et ne doit pas substituer son point de vue sur l’affaire.

[22]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1362-13

 

INTITULÉ :

KRISZTIAN VITALIS, LAJOS VITALIS, LAJOSNE VITALIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUIN 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Daisy McCabe-Lokos

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alex Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daisy McCabe-Lokos – Avocate de la défense en droit criminel et en droit d’immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.