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Date : 20140711


Dossier : IMM-4808-13

Référence : 2014 CF 685

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2014

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ELEFTHERIOS FILIPPIADIS

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Monsieur Eleftherios Filippiadis demande le contrôle judiciaire de la décision - terme utilisé dans son sens générique – d’un agent d’immigration du Centre de traitement des demandes de Sydney, datée du 3 juillet 2013, de considérer sa demande de visa dans la catégorie des Travailleurs qualifiés – Fédéral comme incomplète et de la lui retourner sans traitement, au motif qu’elle ne satisfait pas les exigences prévues aux instructions émises par le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration conformément au paragraphe 87.3(3) de la Loi sur l’Immigration et la Protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [Loi].

[2]               La question est donc de savoir si le renvoi de la demande du demandeur avant qu’elle ne soit traitée peut bel et bien être considéré comme une décision sujette au pouvoir de contrôle judiciaire de la Cour prévu par le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours Fédérales, LRC 1985, ch F-7.

[3]               Pour les raisons énoncées ci-dessous, je suis d’avis que la demande devrait être rejetée puisque la lettre du 3 juillet 2013 reçue par le demandeur ne contient pas une décision susceptible d’être contrôlée par cette Cour.

Le contexte factuel

[4]               Le demandeur est un citoyen grec qui a obtenu le 18 mai 2012 son diplôme de doctorat en économie de l’Université Concordia à Montréal.

[5]               Le 18 avril 2013, il a déposé une demande de résidence permanente au Canada dans le cadre du Programme des Travailleurs qualifiés – Fédéral, auprès du Bureau de réception centralisée à Sydney [BRC] de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC].

[6]               Le fait que le demandeur ait obtenu son diplôme de doctorat dans les 12 mois précédant la date de réception de sa demande par CIC le rendait éligible à la catégorie d’immigration des Travailleurs qualifiés – Fédéral, au titre du volet d’admissibilité des doctorants.

[7]               Lors du dépôt de sa demande, le demandeur a inclus divers documents attestant de ses expériences de travail à temps plein au Canada. De plus, il a inclus l’annexe 3 – Immigration économique – Travailleurs qualifiés (fédéral) [Annexe 3], dans la version qui existait à cette date.

[8]               Le 23 avril 2013, le BRC a envoyé une lettre au demandeur (et a retourné son dossier et son paiement) indiquant qu’il n’avait pas produit son acte de naissance au soutien de sa demande.

[9]               Le 4 mai 2013, les instructions ministérielles de CIC, connues sous le nom de « IM8 », étaient publiées dans la Gazette du Canada. Ces instructions s’appliquent aux demandes reçues au BRC à compter de cette date et elles exigent notamment que les demandes soient remplies conformément aux exigences prévues dans la trousse de demande en place lors de sa réception par le BRC. Cette trousse comprend une nouvelle version de l’Annexe 3, maintenant de 3 pages, comparativement à l’ancienne qui en comprenait deux.

[10]           Le 14 mai 2013, le demandeur a retourné au BRC sa demande de résidence permanente au Canada, en y incluant son acte de naissance et sa traduction. Il a retourné toute la documentation qu’il avait transmise le 18 avril 2013, incluant l’ancienne Annexe 3. Le BRC a reçu la demande le 15 mai 2013.

[11]           Le 3 juillet 2013, le BRC a de nouveau retourné au demandeur sa demande de résidence permanente au Canada et son paiement. Selon l’annexe C de la lettre du BRC envoyée au demandeur, la demande a été retournée puisqu’elle n’était pas accompagnée d’un des documents demandés dans la trousse de demande applicable à cette catégorie, soit la version la plus récente de l’Annexe 3 (page 7 du Dossier certifié du Tribunal). C’est cette dernière correspondance de la CIC qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[12]           Le 22 juillet 2013, le demandeur a écrit au BRC afin de demander que la décision du 3 juillet 2013 soit revue et que le dossier du demandeur soit réexaminé. Il n’a toujours pas reçu de réponse à cette demande.

Question en litige

[13]           Dans son mémoire initial, le demandeur est clairement sous l’impression que sa demande de visa a été refusée pour défaut d’avoir fourni une preuve suffisante qu’il aurait effectué les tâches de professeur décrites à la Classification nationale des professions. Cette impression lui vient de la lettre type reçue du BRC, laquelle se termine sur cette note générale :

NOTE: Work Experience: It is important you provide us documentation supplying evidence to show that within the 10 years before the date on which your application was made, you have accumulated, over a continuous period, at least one year of full-time work experience, or the equivalent in part-time work, in the occupation you identified as your primary occupation, that is listed in Skill Type 0 or Skill Level A or B of the National Occupational Classification (NOC). Your letter of employment must clearly give evidence showing that you have performed the actions described in the lead statement and that you have performed a substantial number of main duties of the occupation as set out in the occupational descriptions of the NOC, including all the essential duties, for that period of employment. If your letter(s) does not provide us with of (Sic) this information, you will not meet Regulation 10 of IRPA.

[14]           Toutefois, la raison donnée pour le retour du dossier se retrouvait plutôt sur une liste de contrôle (l’annexe C) dont la case indiquant qu’il manquait la nouvelle Annexe 3 était cochée. La lettre du 3 juillet 2013 expliquait ceci (au paragraphe précédant celui cité ci-dessus) :

A review of your application indicates that you do not meet the requirements of Regulation 10 of IRPA. The application is being returned to you for this reason. Your application fee was not processed and is also being returned to you.

Please see the highlighted items on the enclosed checklist(s) and/or the enclosed Appendix(es). [Je souligne]

[15]           Le BRC n’a jamais traité le dossier du demandeur, encore moins pris une décision à son égard, puisqu’au tri, il a été jugé non conforme aux IM8.

[16]           La question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est donc de savoir si le renvoi de la demande de résidence permanente du demandeur, avant qu’elle ne soit traitée, peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant cette Cour.

Dispositions pertinentes

[17]           Une demande de contrôle judiciaire doit s’attaquer à une décision ou ordonnance sujette au pouvoir de contrôle judiciaire de la Cour fédérale aux termes du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[18]           Le paragraphe 87.3(3) de la Loi permet au ministre de donner des instructions sur les demandes de résidence permanente. Le paragraphe 87.3(4) précise que l’agent est tenu de se conformer aux instructions avant et pendant le traitement de la demande. Le paragraphe 87.3(5) fournit une clarification importante en ce que le fait de retenir ou de retourner une demande ou d’en disposer ne constitue pas « un refus de délivrer les visas ou autres documents, d’octroyer le statut ou de lever tout ou partie des critères et obligations applicables » (selon la version anglaise, « refus » est traduit par « decision »).

[19]           C’est finalement l’article 75 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement] qui définit le travailleur qualifié et énonce les critères qu’il ou elle doit rencontrer pour que sa demande de visa dans cette catégorie soit acceptée.

Analyse

[20]           Tel qu’indiqué plus haut, le mémoire initial du demandeur traite presque exclusivement du caractère déraisonnable de la « décision » prise par l’agent de CIC, en ce qu’il n’aurait pas pris en compte les diverses attestations professionnelles du demandeur, lesquelles démontraient clairement qu’il remplissait les critères applicables pour sa demande en vertu du paragraphe 75(2) du Règlement. Notamment, le demandeur a travaillé comme professeur à l’Université Concordia, il a enseigné au CEGEP Vanier et a été rémunéré pour ces deux emplois.

[21]           Pour sa part, le défendeur plaide que la lettre du 3 juillet 2013 ne peut être considérée comme une décision ou une ordonnance. Il propose plutôt de faire une analogie avec l’avis de convocation visant le renvoi d’un étranger qui, selon une jurisprudence bien établie, ne constitue pas une décision sujette au contrôle judiciaire (Daniel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 392 au para 12). Le défendeur cite également Jarada c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 14, où le juge Blais émet le commentaire suivant :

[15] Si à chaque fois qu'un agent d'un ministère, que ce soit de la Citoyenneté et de l'Immigration ou encore de quelque organisme gouvernemental que ce soit, émette une directive d'un caractère purement administratif et que chacune de ces directives administratives deviennent l'objet d'un recours en contrôle judiciaire, c'est l'administration entière des entités fédérales qui pourrait être compromise rendant son efficacité tout à fait nulle.

[16] Loin de conclure que les décisions administratives fédérales échappent au pouvoir de contrôle judiciaire de la Cour fédérale, mon commentaire qui est également un appui à la décision du juge de Montigny rendue dans Tran, supra, vise simplement à préciser que pour être l'objet de révision établi par le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, il doit s'agir d'une décision ou d'une ordonnance.

[22]           Dans son mémoire de réplique, et particulièrement lors de l’audition devant la Cour, le demandeur a plutôt plaidé que le fait de retourner sa demande de visa sans la traiter, au motif qu’il y manquait la dernière version d’un formulaire, constitue une décision susceptible de contrôle judiciaire dans le contexte où les droits du demandeur sont compromis de ce fait. Il demande également à la Cour de certifier une question en ce sens.

[23]           Or, la Loi énonce clairement qu’une demande non conforme aux exigences des instructions ministérielles peut être retournée au demandeur, et que cela ne constitue pas un refus de délivrer le visa de résidence permanente demandé.

[24]           Dans l’affaire Liang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 758 au para 43, la Cour fait une distinction importante entre la demande qui est traitée et celle qui ne l’est pas :

Toutefois, l’article 87.3 ne supprime pas l’obligation du ministre de traiter les demandes dans un délai raisonnable, du moins les demandes dont le traitement est accepté. Rien dans l’article 87.3 ni dans toute autre modification à la loi ne met fin à l’obligation bien établie, de longue date, de traiter les demandes dans un délai raisonnable. Le ministre peut mettre en place des instructions qui lui permettent de retourner certaines demandes sans les traiter du tout, et évidemment ainsi, il n’y a aucune autre obligation quant à ces demandes. Toutefois, lorsque des demandes sont déclarées admissibles au traitement, l’obligation de traiter de telles demandes dans un délai raisonnable demeure, en l’absence d’une disposition législative expresse qui supprime cette obligation. Les instructions ministérielles fournissent des renseignements à la question de savoir si on s’est acquitté de cette obligation dans un délai raisonnable. [Je souligne]

[25]           En l’espèce, la demande du demandeur était non-conforme; il a fourni une ancienne version de l’Annexe 3 alors qu’il était tenu d’utiliser la nouvelle version. Les IM8 s’appliquaient à sa demande du 14 mai 2013 qui était une nouvelle demande.

[26]           Dans son affidavit, l’agent d’immigration rappelle que le BRC a reçu 9 590 demandes dans le Programme des Travailleurs qualifiés – Fédéral entre le 4 mai 2013, date de publication des IM8, et le 26 septembre 2013. Dans un tel contexte, il est essentiel que les demandeurs assument leur responsabilité de s’assurer que tous les documents requis soient fournis.

[27]           Le dossier démontre que le demandeur a attendu jusqu’en avril 2013 pour déposer sa demande, alors qu’il ne lui restait qu’un mois avant l’expiration des 12 mois suivant l’obtention de son doctorat. Il démontre également que cette demande du 18 avril 2013 n’était pas la première demande de visa retournée au demandeur pour défaut d’y avoir annexé son acte de naissance. Sa demande du 15 mars 2013, dans la catégorie des Travailleurs qualifiés - Québec, a connu le même sort. Il est vrai que cette demande n’est pas visée par le présent recours, mais elle démontre que le demandeur connaissait l’importance de joindre son acte de naissance à sa demande de visa.

[28]           L’administration et l’efficacité du programme pourraient être compromises si chaque fois qu’un agent décide qu’une demande est incomplète, cette décision peut être l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant cette Cour. Exiger une enquête plus poussée pour toutes les demandes déposées exigerait une dépense de temps et d’énergie insoutenable (Navjot Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 956 [Navjot Singh]).

[29]           Lors de l’audition, le demandeur a mis l’emphase sur le fait que l’Annexe 3 n’est pas un document déterminant dans l’évaluation de la demande puisque les informations qui y sont contenues se retrouvent dans les divers documents produits au soutien de sa demande. Selon lui, l’agent n’avait pas à faire de recherche hors dossier afin d’obtenir les informations particulières qui n’étaient pas déjà incluses au dossier du demandeur et dans l’Annexe 3. Le demandeur plaide que sa situation se distingue de l’affaire Navjot Singh où il aurait fallu que l’agent des visas effectue des recherches dans un autre dossier de la famille du demandeur afin d’obtenir une information quant au lien de parenté unissant deux personnes. Le demandeur a également mis beaucoup d’emphase sur le fait que la nouvelle version de l’annexe 3 ne comporte selon lui que des changements cosmétiques par rapport à la version précédente.

[30]           Il ajoute que s’il fallait suivre le raisonnement du défendeur, tous les demandeurs de résidence permanente au Canada seraient sans recours devant une prise de décision capricieuse d’un agent des visas qui pourrait rejeter ou retourner leur demande du simple fait qu’un formulaire serait incomplet, alors que l’information recherchée est déjà au dossier.

[31]           À cela le défendeur répond que le contenu de l’Annexe 3 n’est pas pertinent puisque les IM8 prévoient clairement que c’est la nouvelle version qui doit être utilisée à compter du 4 mai 2013. Le défendeur ajoute qu’il y a certaines différences qui ne sont pas cosmétiques, par exemple l’obligation dans le nouveau formulaire d’indiquer la principale catégorie dans laquelle le demandeur a accumulé ses expériences de travail. 

[32]           Je concède au demandeur que les modifications apportées à l’Annexe 3 sont plutôt cosmétiques et que bien qu’il faille maintenant indiquer la principale catégorie pour laquelle le demandeur prétend détenir une expérience de travail pertinente, alors qu’il n’y a aucun endroit pour fournir cette information dans l’ancienne version de l’Annexe 3, l’agent d’immigration peut la déduire à sa lecture des autres sections de l’ancienne Annexe 3, soit en additionnant les mois d’expérience du demandeur dans chaque catégorie.

[33]           Cependant, cela ne change en rien le fait que la demande de visa du demandeur n’était pas conforme aux IM8, et que celles-ci s’imposaient à l’agent appelé à faire le tri et à admettre ou non une demande de visa pour traitement. Cela ne change en rien non plus au fait que la Loi prévoit clairement que le renvoi d’une demande non traitée ne constitue pas un refus d’émettre un visa (une « décision » dans sa version anglaise).

[34]           Le demandeur propose à la Cour la question suivante pour fins de certification :

« Le fait par Citoyenneté et Immigration Canada de retourner au demandeur son dossier de Demande de résidence permanente parce qu’il y manquerait la dernière version d’un formulaire où des changements non substantiels ont été apportés par C.I.C., constitue-t-il une décision susceptible de contrôle judiciaire, selon l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, lorsque les droits dudit demandeur sont compromis de ce fait? »

[35]           Le critère applicable à la certification est énoncé à l’alinéa 74d) de la Loi et au paragraphe 18(1) des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Pour qu’une question puisse être certifiée, il faut se poser la question suivante : « Y a‑t-il une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel ? » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89, au para 11, citant Bath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1207) au para 15).

[36]           Une « question grave de portée générale » est une question qui transcende le contexte factuel particulier dans lequel elle a surgi et qui se prête à traitement générique menant à une réponse d’application générale (Boni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 68 aux para 4-6).

[37]           Or, en l’espèce la Loi elle-même dispose de la question soulevée par le demandeur, sauf qu’il prétend que les faits qui lui sont propres justifieraient une conclusion différente. La question ne transcende donc pas le contexte factuel particulier du demandeur.

[38]           En conséquence, cette question ne sera pas certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée; et

2.         Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4808-13

 

INTITULÉ :

ELEFTHERIOS FILIPPIADIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 avril 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 juillet 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

 

Pour la partie demanderesse

 

Me Andrea Shanin

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin Brisson

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

 

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