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Date : 20140710


Dossier : IMM‑3152‑13

Référence : 2014 CF 678

[TRADUCTION FRANÇAIS CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Toronto (Ontario), le 10 juillet 2014

 

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

NARINDER PAL KAUR

BALJIT SINGH KULAR

HARNOOR KAUR KULAR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Narinder Pal Kaur, Baljit Singh Kular et Harnoor Kaur Kular (les demandeurs) à l’encontre d’une décision rendue par une agente des visas du Haut‑commissariat du Canada à New Delhi, en Inde, en date du 18 avril 2013, par laquelle elle a conclu, en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi), et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR ou le Règlement), que la demanderesse principale, Narinder Pal Kaur, ne satisfaisait pas aux conditions d’obtention d’un visa de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés.

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’estime que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

I.                   Les faits

[3]               La demanderesse principale, Narinder Pal Kaur, son époux, Baljit Singh Kular, et leur fille, Harnoor Kaur Kular, sont des citoyens de l’Inde. En avril 2011, la demanderesse principale a présenté une demande de résidence dans la catégorie des travailleurs qualifiés à titre de gérante de restaurant. Il est allégué que la demanderesse principale a présenté sa demande accompagnée de tous les documents justificatifs et que celle‑ci a été approuvée par le Centre de traitement des demandes (CTD) à Sydney, en Nouvelle‑Écosse, avant son transfert au Haut‑commissariat à New Delhi pour la poursuite du traitement.

[4]               En mars 2013, la demanderesse a reçu une lettre de New Delhi dans laquelle on lui demandait de fournir une preuve récente établissant qu’elle disposait de fonds suffisants pour son établissement. Bien qu’aucun montant n’était précisé dans la lettre, elle a consulté le site Web de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) et a déterminé que le montant nécessaire était alors de 17 011 $. Comprenant que sa demande était rendue à la dernière étape du traitement, la demanderesse a fait émettre une traite bancaire de 17 050 $ le 4 mars 2013, payable par la Banque de la Nouvelle‑Écosse à Toronto.

[5]               Le 18 avril 2013, la demanderesse principale a reçu une lettre de refus indiquant qu’elle n’avait pas satisfait aux conditions d’obtention de la résidence permanente à titre de membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral).

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[6]               La demande a été refusée au motif que la demanderesse principale [la DP] n’avait pas prouvé de manière suffisante l’existence de fonds pour son établissement puisqu’elle n’avait présenté qu’une traite bancaire. L’agente n’a pas estimé que la preuve des fonds présentée respectait les exigences énoncées au sous‑alinéa 76(1)b)(i) du Règlement. Dans sa lettre, l’agente écrit : [traduction] « Les documents joints à notre formulaire de demande [la demande de la demanderesse principale] ne permettent pas d’établir que ces fonds sont actuellement disponibles et qu’ils ne sont pas grevés de dettes ou d’autres obligations financières. »

[7]               De plus, l’agente a indiqué dans le STIDI/SMGC que [traduction] « la DP a fourni une copie de la traite bancaire, mais il n’y pas suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour établir la provenance de cet argent ou que la traite bancaire n’a pas été annulée en Inde ». L’agente poursuit :

[traduction] Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la DP a accès à ces fonds. Celle‑ci n’a pas démontré qu’ils ne sont pas « grevés de dettes ou d’autres obligations financières ». La traite bancaire a été émise en Inde par une source inconnue (le nom de la personne qui a acheté la traite ne figure pas sur la traite et la DP n’a donné aucune explication à ce sujet). Faute d’explication à cet égard, on ne peut savoir d’où proviennent les fonds ou si un tiers a prêté la somme en question à la DP ou acheté la traite pour celle‑ci. Je ne suis donc pas convaincue que ces fonds n’ont pas à être remboursés à un tiers ou qu’ils ne sont pas grevés de dettes ou d’autres obligations financières.

 

Dossier de la demande, aux pages 115 et 116.

III.             Les questions en litige

[8]               Les parties sont d’accord pour l’essentiel sur les questions que soulève la présente demande de contrôle judiciaire, lesquelles peuvent être formulées comme suit :

                        Était‑il raisonnable pour l’agente de conclure que la demanderesse n’avait pas fourni de preuves suffisantes pour établir que les fonds censés financer son établissement n’étaient pas grevés de dettes?

                        L’agente a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas à la demanderesse l’occasion de dissiper ses préoccupations concernant les fonds destinés à son établissement?

IV.             L’analyse

[9]               Les parties conviennent, et je suis d’accord, que l’examen d’une demande de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés relève de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire faisant entrer en jeu des questions mixtes de faits et de droit, à l’égard duquel la Cour doit faire preuve d’une très grande retenue. La norme de contrôle applicable est, par conséquent, celle de la décision raisonnable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 53, 66 et 62; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 52 à 62. Lorsqu’elle examine la décision d’un agent en fonction de la norme de la raisonnabilité, la Cour doit s’abstenir d’intervenir si la décision de l’agent appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il ne revient pas à la cour de révision de substituer l’issue qui, à son avis, serait préférable, ni de soupeser à nouveau les éléments de preuve dont disposait l’agent.

[10]           En ce qui a trait à la question de l’équité procédurale et de la justice naturelle, la norme de contrôle est celle de la décision correcte : Dunsmuir, au paragraphe 50; Khosa, au paragraphe 43. Lorsqu’elle examine la décision d’un agent selon la norme de la décision correcte, la cour de révision entreprend sa propre analyse de la question et tire sa propre conclusion.

A.         Était‑il raisonnable pour l’agente de conclure que la demanderesse n’avait pas fourni de preuves suffisantes pour établir que les fonds censés financer son établissement n’étaient pas grevés de dettes?

[11]           La demanderesse principale a présenté une demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie « immigration économique » prévue au paragraphe 12(2) de la LIPR, et plus particulièrement à titre de travailleuse qualifiée. La section 1 de la partie 6 du RIPR énonce les exigences auxquelles le demandeur doit satisfaire pour devenir un résident permanent au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés. Pour établir si en tant que travailleur qualifié, membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), il pourra réussir son établissement économique au Canada, le demandeur doit obtenir un minimum de 67 points au titre des facteurs suivants : les études, la compétence dans les langues officielles, l’âge, l’exercice d’un emploi réservé et la capacité d’adaptation (alinéa 76(1)a) du RIPR). Le demandeur doit aussi prouver qu’il dispose de fonds pour l’établissement, qu’ils sont transférables et non grevés de dettes ou d’autres obligations financières, conformément au sous-alinéa 76(1)b)(i), à moins qu’il ne se soit vu attribuer des points pour un emploi réservé au Canada (sous-alinéa 76(1)b)(ii)). Ces dispositions se lisent comme suit :

76. (1) Les critères ci‑après indiquent que le travailleur qualifié peut réussir son établissement économique au Canada à titre de membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) :



[…]

b) le travailleur qualifié :

(i) soit dispose de fonds transférables et disponibles – non grevés de dettes ou d’autres obligations financières – d’un montant égal à la moitié du revenu vital minimum qui lui permettrait de subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille,

 

(ii) soit s’est vu attribuer des points aux termes des alinéas 82(2)a), b) ou d) pour un emploi réservé, au Canada, au sens du paragraphe 82(1).

76. (1) For the purpose of determining whether a skilled worker, as a member of the federal skilled worker class, will be able to become economically established in Canada, they must be assessed on the basis of the following criteria:

[…]

(b) the skilled worker must

(i) have in the form of transferable and available funds, unencumbered by debts or other obligations, an amount equal to one half of the minimum necessary income applicable in respect of the group of persons consisting of the skilled worker and their family members, or

(ii) be awarded points under paragraph 82(2)(a), (b) or (d) for arranged employment, as defined in subsection 82(1), in Canada.

[12]           En l’espèce, la demanderesse avait présenté au moment de la demande une preuve de solvabilité sous la forme d’un dépôt à terme. Lorsque l’agente a demandé une attestation à jour de l’existence de ces fonds, la demanderesse a été invitée à consulter le site Web de CIC à partir duquel elle a pu déterminer le montant exact des fonds dont elle devait prouver l’existence. Elle a ensuite produit une copie d’une traite bancaire dont le montant était légèrement supérieur à la somme exigée.

[13]           Le défendeur fait valoir à juste titre que l’examen initial effectué par le Centre de traitement des demandes à Sydney n’est pas pertinent aux fins de l’examen de l’agente. Comme il est établi clairement dans le guide OP 6B Travailleurs qualifiés (fédéral) – Demandes reçues à compter du 26 juin 2010, le demandeur doit démontrer qu’il possède les fonds d’établissement exigés au moment du dépôt de la demande, de même qu’au moment de la délivrance du visa (recueil de jurisprudence et de doctrine du défendeur, onglet 2, section 9.1). Voir aussi : Pasco Pla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 560, au paragraphe 25.

[14]           Le fait que l’Agence des services frontaliers du Canada aurait interrogé la demanderesse à son arrivée n’est pas non plus pertinent. Encore là, j’estime que l’avocat du défendeur a raison de dire que l’argument de la demanderesse implique qu’il n’était pas nécessaire que l’agent conclue qu’elle satisfaisait aux exigences de la Loi et du Règlement étant donné qu’une vérification subséquente aurait lieu au point d’entrée. Si cet argument avait un quelconque fondement, il rendrait inutile toute évaluation exécutée avant l’arrivée au point d’entrée.

[15]           Cela dit, j’ai du mal à comprendre la logique qui sous‑tend le raisonnement de l’agente selon lequel une traite bancaire n’est pas une preuve suffisante de l’existence de fonds d’établissement non grevés de dettes parce qu’elle ne fournit pas de renseignements sur la provenance de l’argent, ni ne permet de savoir si elle a été annulée, si les fonds sont grevés de dettes ou d’autres obligations financières, quelle est l’identité de la personne ayant acheté la traite, ou si un tiers a prêté à la demanderesse l’argent ayant servi à son achat. De toute évidence il en est de même des autres éléments de preuve pouvant servir à établir l’existence de fonds suffisants pour l’établissement, énumérés à la liste de contrôle des documents de CIC. Selon cette liste, une attestation de l’institution financière actuelle du demandeur, une preuve de ses économies et un relevé de dépôt à terme sont des types de preuve acceptables. Non seulement cette liste n’est pas exhaustive, mais comme l’a admis l’avocat du défendeur, en recourant à ces méthodes acceptées un demandeur pourrait, tout aussi facilement qu’en utilisant une traite bancaire, contourner l’exigence relative aux fonds d’établissement en empruntant l’argent auprès d’un tiers et en déposant la somme dans son compte bancaire. Si le Règlement est lacunaire à cet égard, il devrait être modifié pour permettre un examen plus approfondi de la provenance des fonds, quel que soit le type de preuve choisi pour établir que les fonds sont disponibles et transférables. Par ailleurs, s’il existe de bonnes raisons de ne pas enquêter plus avant sur l’origine des fonds, la traite bancaire ne devrait pas être exclue comme méthode pouvant servir à établir l’existence de fonds non grevés de dettes et facilement transférables simplement parce qu’elle ne permet pas de déterminer la provenance de l’argent.

[16]           En l’espèce, rien dans la preuve n’indique que la demanderesse a emprunté pour acheter la traite bancaire. D’ailleurs, la demanderesse principale a bien mentionné dans son affidavit qu’elle gardait l’argent sous la forme d’un dépôt à terme afin de satisfaire aux exigences de la LIPR relatives aux fonds d’établissement (dossier de la demande, à la page 15, au paragraphe 3). Par conséquent, les préoccupations de l’agente concernant la traite bancaire n’étaient fondées que sur de pures spéculations et, pour cette raison, sa décision était déraisonnable.

B.         L’agente a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas à la demanderesse l’occasion de dissiper ses préoccupations concernant les fonds destinés à son établissement?

[17]           Il est bien établi qu’un agent n’est nullement tenu de fournir un « résultat intermédiaire » des lacunes que comporte la demande d’un demandeur : voir, par exemple, Thandal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489, au paragraphe 9; Nabin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 200, aux paragraphes 7 à 10; Soor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1344, au paragraphe 4. En revanche, l’équité procédurale commande qu’il soit donné au demandeur l’occasion de répondre aux préoccupations d’un agent lorsque la crédibilité, l’exactitude et l’authenticité des renseignements fournis par le demandeur sont en cause : Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, au paragraphe 24. Cette obligation s’applique particulièrement lorsqu’il est impossible pour le demandeur de prévoir les préoccupations de l’agent : Kuhathasan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 457, aux paragraphes 39 à 41.

[18]           Contrairement à ce que prétend le défendeur, j’estime que la crédibilité de la demanderesse principale était mise en question en l’espèce. L’agente s’interrogeait de toute évidence sur la provenance de l’argent et elle a implicitement mis en doute le fait que les fonds garantis par la traite bancaire appartenaient à la demanderesse. La demanderesse n’avait aucun moyen de savoir que la traite bancaire produite susciterait des interrogations, d’autant plus que le dépôt à terme qu’elle avait fourni initialement pour répondre à l’exigence relative à l’existence de fonds d’établissement n’avait soulevé aucune préoccupation. Dans ces circonstances, l’agente avait clairement l’obligation de donner à la demanderesse l’occasion de dissiper ses préoccupations, tout comme cela avait été fait antérieurement à deux reprises au sujet d’autres questions.

[19]           Ce manquement à l’équité procédurale constitue un autre motif pour lequel la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

V.                Conclusion

[20]           Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Aucune question n’est certifiée.

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM‑3152‑13

 

INTITULÉ :

NARINDER PAL KAUR, BALJIT SINGH KULAR, HARNOOR KAUR KULAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JUILLET 2014

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DE L’ORDONNANCE :


LE 10 JUILLET 2014

COMPARUTIONS :

Sherif R. Ashamalla

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SHERIF R. ASHAMALLA

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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