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Date : 20140709


Dossier : IMM-3430-13

Référence : 2014 CF 676

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

MARIN KUKURUZOVIC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue le 17 avril 2013, dans laquelle la SPR a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

Le contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Croatie. Il prétend qu’à deux reprises en janvier 2012, son entreprise de traiteur a été cambriolée et les meubles détruits. Il a signalé les deux vols à la police, mais aucune arrestation ni accusation n’a été portée. Ensuite, il a embauché deux hommes pour sa protection. Après deux mois, les frais de protection ont doublé, et lorsqu’il a dit qu’il ne paierait pas, les hommes l’ont menacé et l’ont agressé physiquement. Le 5 mai 2012, il s’est enfui pour le Canada et a demandé l’asile le jour même.

La décision soumise au contrôle

[3]               La SPR a conclu que le demandeur a témoigné d’une façon honnête, sans grandes contradictions, incohérences ou omissions et a conclu qu’il était crédible. La question déterminante en l’espèce était celle de la protection de l’État.

[4]               La SPR a déclaré que selon la jurisprudence, les victimes de crime, de corruption et de vengeance personnelle n’arrivent généralement pas à établir de lien entre leur crainte de persécution et l’un des cinq motifs de la Convention. Étant donné que le demandeur craignait un crime de droit commun, et qu’il n’y avait donc pas de lien à l’un des motifs de la Convention, le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention, au titre de l’article 96 de la LIPR. Cette conclusion n’a pas été contestée.

[5]               Par la suite, la SPR a effectué une analyse de la protection de l’État. Elle a fait remarquer qu’en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger ses citoyens. Le demandeur d’asile est tenu de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection si cette dernière avait pu raisonnablement être assurée ou bien s’il est objectivement raisonnable pour le demandeur d’asile de solliciter la protection de l’État. Le demandeur doit produire des preuves claires et convaincantes pour renverser la présomption de la protection de l’État et plus les institutions d’un État sont démocratiques, plus lourd sera le fardeau dont doit s’acquitter le demandeur pour établir qu’il a épuisé tous les recours disponibles.

[6]               Selon la preuve documentaire, la Croatie est une démocratie parlementaire constitutionnelle. Bien qu’il y ait de graves violations des droits de la personne, notamment la discrimination sociétale et la violence contre les minorités, ainsi que la corruption des fonctionnaires, le gouvernement entreprend de grands efforts pour mener des enquêtes sur les violations des droits de la personne et maintenir une force policière efficace. Le demandeur a déclaré qu’il avait communiqué avec la police deux fois en janvier 2012 et que la police avait rédigé un rapport, mais que l’auteur du crime n’a jamais été retrouvé. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait fait un suivi, il a répondu que la deuxième fois il a téléphoné à la police et les policiers lui ont demandé pourquoi il essayait même d’obtenir une résolution ou espérait qu’il y en aurait une. Il n’a pas communiqué à nouveau avec la police après avoir été battu en avril 2012, il a expliqué que ses agresseurs l’ont averti qu’ils feraient du mal à sa famille s’il communiquait avec la police. La SPR a conclu que la preuve de ses vains efforts ne suffisait pas à renverser la présomption de la protection de l’État.

[7]               Le demandeur a déclaré qu’il craignait de retourner en Croatie parce que la police ne serait pas en mesure de le protéger en raison de l’omniprésence de la corruption. Toutefois, la SPR a conclu que son témoignage n’était pas étayé par la preuve objective. Bien que la corruption des fonctionnaires demeure un problème en Croatie, il ressort de la preuve documentaire que les lois prévoient des peines criminelles pour la corruption de fonctionnaires, et que les procureurs et la police appliquent généralement les lois de façon efficace. La SPR a conclu que, compte tenu de la preuve documentaire, le demandeur n’avait pas établi le caractère objectivement déraisonnable de l’exigence qu’il sollicite la protection de l’État s’il devait retourner en Croatie. En outre, s’il le faisait, le gouvernement croate serait capable d’offrir une protection de l’État adéquate.

La question en litige et la norme de contrôle

[8]               La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la SPR a commis une erreur dans son appréciation de la protection de l’État en Croatie. Une telle conclusion est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

Les positions des parties

Les observations du demandeur

[9]               Le demandeur soutient que la réponse de la police à la suite de ses deux rapports en janvier 2012 révélait que les autorités ne voulaient pas ou n’étaient pas en mesure de lui offrir de protection. En outre, le cartable national de documentation (CND) révèle que la corruption demeure un grave problème en Croatie. Ainsi, la conclusion de la SPR selon laquelle la protection de l’État serait offerte était abusive et illogique (Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1120, au paragraphe 9). On ne demande pas que le demandeur ait épuisé toutes les voies de recours disponibles en matière de protection pour établir que la protection n’est pas offerte (Peralta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 989; Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 731; Nunez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1661). Le demandeur a entrepris des tentatives raisonnables pour solliciter la protection et celle‑ci ne lui a pas été offerte en l’espèce. Il a ainsi réfuté la présomption de protection de l’État.

Les observations du défendeur

[10]           Le défendeur soutient qu’en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, on présume généralement que l’État est en mesure de protéger ses citoyens (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 724 [Ward]; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 18 Imm LR (2d) 130). Il incombe au demandeur de produire une preuve pertinente, fiable et convaincante afin de convaincre le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est inadéquate (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, au paragraphe 30 [Flores Carrillo]). En l’espèce, le demandeur demande simplement à la Cour de soupeser à nouveau la preuve. La SPR a pris en compte les arguments du demandeur et la preuve documentaire, et, en définitive, a rejeté son affirmation selon laquelle il n’y aurait pas de protection parce que chacune des institutions en Croatie, notamment la police, est corrompue. Il était raisonnable que la SPR accorde plus de poids à la preuve documentaire qu’au témoignage du demandeur.

[11]           En outre, le demandeur a fait appel à la police après les deux vols qualifiés, et les policiers ont rédigé un rapport. Le fait qu’aucun auteur n’a été retrouvé ne constitue pas en soi une preuve de l’absence de protection de l’État. Le demandeur n’a pas sollicité à nouveau l’aide de la police lorsqu’il a été battu et menacé par les personnes qu’il avait embauchées pour le protéger. Sur la foi de la preuve, il était raisonnable que la SPR conclue que le demandeur n’avait pas établi que la protection de l’État ne lui était pas offerte en Croatie.

Analyse

[12]           Selon moi, la SPR n’a commis aucune erreur dans son analyse et a raisonnablement apprécié la preuve documentaire pour la Croatie, ainsi que le témoignage du demandeur. La SPR a invoqué l’arrêt Ward, précité, pour l’hypothèse qu’un État est présumé être capable de protéger ses citoyens et l’arrêt Flores Carrillo, précité, pour l’hypothèse qu’un demandeur doit renverser cette présomption, selon la prépondérance des probabilités, à l’aide de preuves fiables et convaincantes. La SPR a aussi cité l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kadenko (1996), 143 DLR (4th) 532 (CAF) pour l’hypothèse que le fardeau de la preuve est proportionnel au niveau de démocratie. La protection de l’État, la question en litige déterminante, doit seulement être adéquate, et non pas parfaite, et le demandeur doit faire des efforts raisonnables pour la solliciter.

[13]           Lors de l’audience, le demandeur a déclaré que la police ne pouvait pas le protéger parce que toutes les institutions en Croatie sont corrompues. La SPR a demandé au demandeur comment il savait que la police était corrompue, il a répondu qu’il regardait les nouvelles de la Croatie, et qu’il savait que les personnes qui commettent des crimes graves sont rapidement remises en liberté parce qu’elles sont influentes et qu’elles ont des liens avec des personnes de pouvoir. En outre, s’il déposait une plainte, la corruption était telle que le rapport deviendrait connu et sa situation s’empirerait. Lorsqu’on lui a demandé s’il connaissait quiconque à qui cela était arrivé, il a répondu que cela arrive souvent, que c’est dans la norme parce que les personnes au pouvoir ont des liens avec celles qui sont impliquées dans le racket, et que c’est ainsi que le pays est gouverné.

[14]           La SPR n’a pas admis ce témoignage, car il n’était pas étayé par la preuve objective. Il est loisible à la SPR de préférer la preuve objective au témoignage du demandeur (Aguirre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1027, au paragraphe 18). De plus, l’appréciation de la preuve objective faite par la SPR était raisonnable (Dunsmuir, précité). Les références faites par le demandeur aux extraits du CND ne contredisent pas et ne rendent pas déraisonnable l’appréciation de la preuve faite par la SPR.

[15]           La SPR a relevé que bien que la corruption des fonctionnaires demeure un problème en Croatie, la preuve documentaire révèle que les lois prévoient des peines criminelles pour la corruption des fonctionnaires, et que les procureurs et la police mettent généralement en application ces lois de façon efficace. Les procureurs du Bureau de l’abolition de la corruption et du crime organisé et les commissariats de police pour l’abolition de la corruption et du crime organisé sont les principales institutions du pays responsables de la lutte contre la corruption. Des sections spécialisées dans les quatre plus grands tribunaux du pays entendent les cas de crime organisé et de corruption. La division anticorruption du ministère de la Justice continue de surveiller la mise en place des mesures de lutte contre la corruption dans tout le gouvernement.

[16]           De plus, le demandeur a signalé les deux vols qualifiés et les policiers y ont répondu et ont rédigé un rapport. Le fait que les policiers n’ont pas été en mesure d’identifier et d’appréhender les auteurs de ces vols qualifiés n’est pas suffisant en soi pour renverser la présomption de la protection de l’État (Awamleh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 FC 925, au paragraphe 28). La protection de l’État ne doit pas être parfaite et, en fait, il ne serait pas rare d’obtenir les mêmes résultats si des actes similaires étaient commis au Canada. Bien que le demandeur soutienne que la police s’est moquée de lui lorsqu’il a fait les appels téléphoniques de suivi après les vols qualifiés, et que cela l’a amené à croire que les policiers ne répondraient pas à l’agression, selon moi, l’agression était un incident distinct et non relié. Le demandeur ne l’a pas signalé à la police. De plus, il n’y a pas de preuve que les policiers n’auraient pas répondu si leur aide avait été sollicitée, comme ils ont répondu lorsqu’il s’agissait des vols qualifiés. En outre, étant donné que le demandeur connaissait l’identité de ses agresseurs, la police aurait été en meilleure position pour les appréhender que s’il s’était agi de voleurs inconnus.

[17]           En résumé, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’a pas réfuté la présomption de la protection de l’État, et qu’il n’a pas établi qu’il était objectivement déraisonnable qu’il sollicite la protection de l’État, qui, selon la prépondérance des probabilités, serait adéquate et offerte, s’il devait retourner en Croatie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-3430-13

 

INTITULÉ :

MARIN KUKURUZOVIC

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 juillet 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 9 juillet 2014

COMPARUTIONS :

Diana S. Willard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Veronica Cham

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Diana S. Willard

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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