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Date : 20140404


Dossier :

T‑705‑13

 

Référence : 2014 CF 237

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2014

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

MEDIATUBE CORP. et NORTHVU INC.

 

demanderesses

et

BELL CANADA et BELL ALIANT

COMMUNICATIONS RÉGIONALES,

SOCIÉTÉ EN COMMANDITE

 

défenderesses

 

MOTIFS PUBLICS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Motifs confidentiels de l’ordonnance et ordonnance rendus le 11 mars 2014)

 

 

[1]               La présente requête est présentée dans le cadre d’une action des demanderesses, MediaTube Inc (MediaTube) et NorthVu Inc. (NorthVu), dans laquelle elles allèguent que les défenderesses, Bell Canada et Bell Aliant Communications régionales, société en commandite (Bell Aliant, ci‑après collectivement appelées les requérantes dans la présente requête) ont contrefait le brevet canadien no 2 399 477 (le brevet 477). Dans l’action principale, MediaTube et NorthVu sollicitent diverses réparations, notamment une injonction et des dommages‑intérêts, ou une restitution des profits des défenderesses. MediaTube est représentée par le cabinet Bereskin and Parr (B&P ou l’intimé dans la présente requête).

 

[2]               Dans la présente requête, Bell Canada et Bell Aliant sollicitent, entre autres choses, une ordonnance enjoignant à B&P de cesser d’occuper pour MediaTube dans l’action principale au motif que, eu égard aux liens passés et actuels qui les rattachent à B&P comme clientes, il y a conflit d’intérêts, et B&P doit par conséquent être déclaré inhabile à représenter MediaTube dans l’action principale.

 

[3]               Les requérantes prient la Cour d’accueillir leur requête et d’ordonner que B&P cesse d’occuper pour MediaTube dans l’action principale, et plus précisément elles prient la Cour :

a)         de rendre une ordonnance déclarant que B&P a obtenu de Bell des renseignements confidentiels qui présentent une connexité suffisante avec l’action principale;

b)         de rendre une ordonnance déclarant que B&P est en situation de conflit d’intérêts et a manqué à son obligation de loyauté envers Bell en décidant de représenter MediaTube dans cette action;

c)         de rendre une ordonnance enjoignant à B&P de cesser immédiatement d’occuper pour MediaTube dans cette action;

d)         de rendre une ordonnance interdisant à B&P de révéler à quiconque les renseignements confidentiels obtenus de Bell, notamment de les révéler à MediaTube (qu’il s’agisse de ses employés, de ses dirigeants ou de ses sociétés affiliées), aux nouveaux avocats de MediaTube et aux avocats de NorthVu;

e)         de rendre une ordonnance obligeant B&P à fournir à la Cour un engagement portant qu’aucun renseignement confidentiel obtenu de Bell n’a été communiqué à MediaTube, à NorthVu ou à leurs avocats;

f)         de rendre une ordonnance obligeant les avocats de NorthVu à fournir à la Cour un engagement portant qu’aucun renseignement lié à toute contrefaçon alléguée du brevet 477, à l’exception de ceux qui pourraient être obtenus de sources publiques, ne leur a été communiqué par B&P;

g)         de leur accorder les dépens de la présente requête;

h)         d’accorder toute autre réparation que la Cour estime juste.

 

[4]               Il est tout d’abord utile de bien comprendre les rapports sociaux qui existent entre les requérantes.

 

[5]               BCE Inc. [BCE] pourrait être décrite comme la société mère ou société cadre qui réunit plusieurs autres sociétés distinctes. Bell Canada est une filiale de BCE. Plusieurs autres sociétés sont des filiales directes ou indirectes de Bell Canada, notamment Bell Mobilité Inc (Bell Mobilité), Bell Media Inc (Bell Media, auparavant CTVglobemedia Inc), Bell ExpressVu Limited Partnership (Bell ExpressVu) et Bell Aliant Inc (la société mère de Bell Aliant).

 

[6]               Les requérantes ont désigné ces sociétés sous le vocable « groupe ou famille d’entreprises Bell », ou simplement sous le nom « Bell », mais la principale question qui se pose dans la présente requête est celle de savoir si le fait de constituer une grande famille (pour autant que ce soit effectivement le cas étant donné que chacune est déjà par elle‑même une grande entreprise) signifie que, lorsqu’un cabinet d’avocats représente un membre de cette famille, il représente aussi tous ses membres. Autrement dit, BCE, Bell Canada et toute société qui relève de la société cadre forment‑elles un seul et unique client? Selon les requérantes, la famille d’entreprises Bell constitue un seul client. Selon B&P, chaque société est une entité juridique distincte, et B&P avait eu à diverses époques des mandats pour représenter certaines de ces entreprises.

 

[7]               J’observe que les deux parties ont parfois employé le nom « Bell » dans leurs arguments, leurs dépositions par affidavit, leurs transcriptions de contre‑interrogatoires et leurs courriels pour désigner tantôt le groupe tout entier ou la famille tout entière, tantôt telle ou telle entité relevant de la société cadre. Le terme employé ne permet pas de dire qui est ou était le client.

 

[8]               Pour les motifs qui suivent, la requête est rejetée. La famille d’entreprises Bell, considérée dans sa globalité, n’était pas la cliente actuelle ou ancienne de B&P. Sans doute peut‑il arriver que des sociétés apparentées puissent être considérées comme une seule entité et un seul client, mais les circonstances de la présente affaire n’autorisent pas cette conclusion.

 

Contexte

 

[9]               Les requérantes et l’intimé ne présentent pas les faits pertinents tout à fait de la même façon.

 

La chronologie selon les requérantes

 

[10]           Le 23 avril 2013, MediaTube et NorthVu ont signifié aux requérantes une demande introductive d’instance dans laquelle elles alléguaient que les systèmes Télé Fibe des requérantes portaient atteinte au brevet 477. B&P représentait MediaTube.

 

[11]           Les requérantes font observer que Bell n’a qu’un seul service de contentieux. En octobre 2011, Richard Sabbagh, directeur des marques de commerce chez Bell Canada, et membre du service de contentieux de Bell, travaillait directement avec B&P. Maître Sabbagh faisait office d’avocat mandant auprès de B&P pour les questions touchant les marques de commerce. Jay Howard, chef du contentieux chez Bell Media, avait lui aussi une relation d’affaires avec B&P remontant à 2004, mais il n’avait à l’époque aucun dossier actif chez B&P.

 

[12]           Entre janvier et mars 2013, MediaTube a confié à B&P le mandat de la représenter dans une action en contrefaçon de brevet.

 

[13]           Selon les requérantes, B&P représentait Bell dans neuf dossiers à l’époque, dont l’un concernait un projet sensible et confidentiel – le projet [Expurgé] – [Expurgé].

 

[14]           Les requérantes expliquent comme suit les circonstances dans lesquelles B&P a mis fin à leur relation :

         Les 14 et 15 janvier 2013, Brigitte Chan, une associée chez B&P s’occupant de marques de commerce, a informé Me Sabbagh d’un possible conflit d’intérêts avec MediaTube.

         Le 17 janvier 2013, Me Sabbagh a téléphoné à Me Chan pour lui dire qu’il refusait de faire la dénonciation d’intérêts.

         Le 18 janvier 2013, MHoward a reçu une visite de courtoisie de Victor Krichker, un associé chez B&P, qui l’a informé que le comité exécutif de B&P avait décidé de représenter MediaTube.

         Le 25 février 2013, Me Chan a envoyé à Me Sabbagh un courriel priant celui‑ci de reprendre ses dossiers restants chez B&P. Maître Sabbagh lui a répondu que les mesures que prendrait Bell par la suite ne signifiaient pas que Bell consentait à dénoncer un conflit d’intérêts.

         Le 26 février 2013, Adam Bobker, un autre associé chez B&P, a envoyé à Me Sabbagh un courriel pour obtenir de lui que Bell fasse une dénonciation d’intérêts. Maître Bobker affirmait que le mandat confié à B&P par MediaTube n’avait aucun lien avec des travaux que B&P avait accomplis pour Bell. Il ajoutait que le court préavis s’expliquait par le risque de voir MediaTube s’adresser à un autre cabinet si la question n’était pas résolue.

         Le 1er mars 2013, Me Sabbagh lui a répondu en exprimant son regret d’avoir à confier les dossiers de Bell à un autre cabinet.

         Le 1er mars 2013, malgré l’opposition de Bell, B&P a abandonné tous les mandats que lui avait confiés Bell.

 

La chronologie selon l’intimé

 

[15]           B&P apporte les précisions suivantes : Bell est l’une des plus grandes entreprises du Canada; chaque filiale est une société autonome qui compte des milliers d’employés, dont l’actif et le chiffre d’affaires atteignent des millions de dollars et dont les titres de créance sont cotés; Bell Canada et Bell Aliant ont été représentées au fil des ans par d’autres cabinets d’avocats dans des affaires portant notamment sur la propriété intellectuelle et sur divers litiges; enfin, s’il est vrai que B&P a représenté telle ou telle des sociétés faisant partie de la famille Bell, le cabinet n’a jamais représenté « le groupe ou la famille d’entreprises Bell ».

 

[16]           B&P affirme avoir reçu auparavant les mandats suivants de l’une ou l’autre entreprise de la famille Bell :

         En 2005, Bell Canada s’est adressée à B&P pour que le cabinet se prononce sur la disponibilité de [Expurgé] et [Expurgé] comme dénominations sociales pour une société non affiliée. En juin 2012, Bell Canada s’est adressée à B&P pour obtenir un avis sur son droit d’envoyer une mise en demeure à une tierce partie concernant le nom commercial [Expurgé], et ce mandat fut accompli et achevé en juin 2012.

         En octobre 2003, Bell ExpressVu s’est adressée à B&P pour obtenir un avis concernant [Expurgé]. B&P avait conseillé Bell ExpressVu à propos du risque qu’elle courait de porter atteinte au brevet d’un tiers. C’est ce que j’appellerai le « mandat concernant le brevet [Expurgé] ».

         Entre novembre 2006 et septembre 2010, CTVglobemedia Inc, devenue plus tard Bell Media, s’est adressée à B&P dans divers dossiers portant sur des marques de commerce, et dans un dossier portant sur le droit d’auteur.

         En 2011, Bell Media était la cliente dans un mandat portant sur une marque de commerce. Bell Media s’est aussi adressée à B&P pour le projet [Expurgé], [Expurgé]. En octobre 2012, Bell Media a aussi demandé conseil à B&P à propos d’une éventuelle usurpation de marque de commerce résultant de l’utilisation de [Expurgé]. En janvier 2012, Bell Media a également demandé conseil à B&P à propos de la conformité d’une marque de commerce [Expurgé].

         En avril 2012, Bell Mobilité a confié un mandat à B&P.

 

[17]           B&P a aussi obtenu les mandats suivants afin d’agir contre Bell Canada et Bell Media :

         En 2004, B&P avait agi contre Bell Canada. Le cabinet avait demandé au registraire des marques de commerce d’envoyer à Bell Canada l’avis prévu à l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, pour obliger Bell Canada à produire un affidavit indiquant si sa marque de commerce OPERAC avait été employée au cours des trois années ayant précédé la date de l’avis.

         En 2005, B&P avait agi contre Bell Canada au nom de XM Satellite Radio Inc. B&P avait produit une opposition à l’encontre de la demande d’enregistrement d’une marque de commerce par Bell Canada. Elle s’est plus tard désistée de sa procédure d’opposition.

         En 2006, B&P avait agi contre Bell Canada au nom de la société Pointts Advisory Limited. B&P avait envoyé à Bell Canada une mise en demeure de cesser l’utilisation non autorisée de la marque de commerce POINTTS et d’autres marques de commerce.

         En 2009, B&P avait agi contre Bell Canada. Le cabinet avait prié le registraire des marques de commerce d’envoyer à Bell Canada l’avis prévu à l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, pour obliger Bell Canada à prouver qu’elle avait employé sa marque de commerce GT NET au cours des trois années ayant précédé la date de l’avis.

         En 2010, Bell Canada a engagé devant la Cour fédérale une action en contrefaçon de droit d’auteur contre la société 411 Local Search Corp (dossier de la Cour numéro T‑111‑10). B&P occupait pour la défenderesse, et le litige fut réglé en mai 2010.

         En janvier 2012, un avocat s’est joint à B&P comme associé, apportant plusieurs dossiers d’opposition en matière de marques de commerce produites par Star Television Productions Limited à l’encontre de Bell Media. Bell Media le savait et n’a pas protesté.

 

[18]           B&P souligne que Bell Aliant n’a jamais été l’une de ses clientes.

 

[19]           S’agissant du mandat confié au cabinet par MediaTube, B&P explique ainsi les circonstances dans lesquelles il a mis fin à sa relation avec Bell :

         En décembre 2012, MediaTube a communiqué avec Robert MacFarlane, un associé chez B&P, pour confier à B&P le mandat d’engager une action en contrefaçon du brevet 477 contre Bell Canada et Bell Aliant.

         B&P souhaitait accepter le mandat que proposait de lui confier MediaTube. Les 14 et 15 janvier 2013, Me Chan en a informé Me Sabbagh et lui a demandé s’il ferait une dénonciation d’intérêts éventuels. Maître Sabbagh lui a répondu qu’il lui faudrait en débattre à l’interne et qu’il était désolé de n’avoir pas envoyé beaucoup de travail à B&P.

         Le 16 janvier 2013, Me Sabbagh a informé Me Chan que, si B&P acceptait de représenter MediaTube, le cabinet n’obtiendrait plus de travail de Bell. Tous deux ont alors évoqué le transfert à un autre cabinet des deux dossiers de Bell Media alors entre les mains de B&P.

         Le 18 janvier, Me Krichker, un associé chez B&P, a fait une visite de courtoisie à Me Howard, chez Bell Media, pour l’informer que B&P avait décidé d’accepter de représenter MediaTube.

         Le 18 février 2013, Me Chan a donné suite et communiqué avec Me Sabbagh pour discuter avec lui du transfert, à un autre cabinet, des demandes d’enregistrement de marques de commerce du projet [Expurgé]. Maître Sabbagh a bien accueilli les suggestions de Me Chan. Ils ont échangé d’autres courriels le 25 février 2013, et c’est alors que le conflit entre les parties est devenu évident. Maître Bobker, un associé chez B&P, a répondu le 26 février 2013.

         Le 5 mars 2013, B&P s’est engagé à représenter MediaTube.

         Le 6 mars 2013, B&P a a mis en place un écran déontologique.

 

Les questions en litige

 

[20]           Les questions en litige énoncées par les parties ont été regroupées comme suit :

(1)     B&P a‑t‑il reçu des renseignements confidentiels, grâce à sa relation avocat‑client avec « Bell » ou avec « le groupe ou la famille d’entreprises Bell », qui concernent l’objet du litige et qui pourraient être utilisés au détriment des requérantes?

         Le mandat concernant le brevet [Expurgé] (2003) ou le projet [Expurgé] (2012) présentent‑ils une connexité suffisante avec le mandat de MediaTube pour qu’on puisse présumer que des renseignements confidentiels pertinents ont été communiqués par Bell Canada?

         Les requérantes se sont‑elles acquittées du fardeau de prouver que des renseignements confidentiels intéressant le mandat de MediaTube ont véritablement été communiqués par Bell Canada à B&P en 2003, 2005 ou 2012?

(2)     B&P avait‑il une obligation de loyauté envers les requérantes?

         Bell Aliant a‑t‑elle jamais été sa cliente?

         Bell Canada était‑elle une cliente actuelle de B&P quand MediaTube a proposé à B&P un mandat?

         Les requérantes sont‑elles des plaideuses d’habitude aux fins de déterminer l’étendue de l’obligation de loyauté dont elles sont créancières?

3)      B&P a‑t‑il manqué à l’obligation de loyauté dont les requérantes seraient créancières?

4)      Dans l’affirmative, quelle est la réparation qui s’impose?

 

Les principes juridiques applicables

[21]           Les deux parties ont renvoyé à une abondante jurisprudence, dont un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c McKercher LLP, 2013 CSC 39, 360 DLR (4th) 389 [l’arrêt McKercher]. Après examen de la jurisprudence applicable, la Cour suprême propose dans cet arrêt des pistes claires et nouvelles. Les principes juridiques ne sont pas contestés; le litige concerne la manière dont ils s’appliquent à la présente espèce. Les requérantes, invoquant l’arrêt McKercher, soutiennent que B&P doit être déclaré inhabile. B&P, invoquant lui aussi l’arrêt McKercher, soutient que la règle de démarcation très nette ne s’applique pas en l’espèce et qu’il n’y a aucune raison de faire déclarer B&P inhabile à occuper.

 

[22]           Il est utile d’exposer tout d’abord les principes qui aident la Cour à dire dans quelles circonstances un avocat devrait être déclaré inhabile à occuper dans une affaire pour cause de conflit d’intérêts, afin de fournir les paramètres à l’intérieur desquels les arguments des parties seront examinés.

 

Le devoir de loyauté

[23]           Dans l’arrêt McKercher, précité, la Cour suprême examine au paragraphe 19 le devoir de loyauté de l’avocat envers son client et l’obligation pour l’avocat d’éviter les conflits d’intérêts :

[19]    L’avocat et, par extension, le cabinet d’avocats, ont envers leurs clients un devoir de loyauté qui comporte les trois aspects principaux suivants : (1) le devoir d’éviter les conflits d’intérêts; (2) le devoir de dévouement à la cause du client; (3) le devoir de franchise : Neil, par. 19.

 

[24]           La requête dont la Cour est saisie porte sur l’obligation d’éviter les conflits d’intérêts.

 

Ancien client et client actuel

[25]           Le cadre juridique varie selon la qualité de la partie qui allègue que le cabinet d’avocats est en situation de conflit d’intérêts. Si la partie requérante est un ancien client du cabinet d’avocats, il faut se demander si un membre du cabinet d’avocats a utilisé à mauvais escient les renseignements confidentiels communiqués par la partie requérante. Si la partie requérante est un client actuel du cabinet d’avocats, en plus de se demander si un membre du cabinet a utilisé à mauvais escient les renseignements confidentiels, il faut aussi s’interroger sur l’application de la « règle de la démarcation très nette ». La distinction entre un ancien client et un client actuel a été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt McKercher, précité, au paragraphe 23 :

Le droit relatif aux conflits d’intérêts cible surtout deux types de préjudice : celui découlant de l’utilisation à mauvais escient, par l’avocat, des renseignements confidentiels qu’il a obtenus d’un client; et celui causé lorsque l’avocat « met une sourdine » à la représentation de son client dans ses propres intérêts, ceux d’un autre client ou ceux d’un tiers. Pour ce qui est de ces préoccupations, le droit établit une distinction entre les anciens clients et les clients actuels. Le principal devoir de l’avocat envers un ancien client est de s’abstenir d’utiliser à mauvais escient des renseignements confidentiels. Quant au client actuel qu’il représente toujours, l’avocat ne doit ni utiliser à mauvais escient des renseignements confidentiels, ni se placer dans une situation où sa représentation efficace est compromise.

 

Utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels

[26]           Pour savoir si l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels mettrait le cabinet d’avocats en situation de conflit d’intérêts, on applique un critère à deux volets : premièrement, le cabinet a‑t‑il reçu des renseignements confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client, qui concernent l’objet du litige? Deuxièmement, y a‑t‑il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client? (Succession MacDonald c Martin, [1990] 3 RCS 1235, à la page 1260, [1990] ACS n° 41, au paragraphe 45 [Martin]).

 

[27]           Le premier volet du critère sera respecté de deux manières. La partie requérante présentera des éléments de preuve pour établir que des renseignements confidentiels ont bien été communiqués grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client. Ou encore, si le nouveau mandat accepté par le cabinet d’avocats présente une « connexité suffisante » avec les affaires dans lesquelles le cabinet d’avocats représentait le premier client, il y aura présomption réfutable selon laquelle le cabinet d’avocats détient des renseignements confidentiels présentant un risque de préjudice (Martin, précité, aux pages 1260 et 1261, au paragraphe 46).

 

[28]           Une fois la présomption établie, il incombe au cabinet d’avocats de convaincre la Cour au point qu’un membre du public raisonnablement informé sera persuadé qu’aucun renseignement de cette nature n’a été divulgué; il lui incombe d’en faire la preuve sans que soient révélés les détails de la communication privilégiée. Ainsi que l’expliquait la Cour suprême dans l’arrêt Martin, précité, aux pages 1260 et 1261, aux paragraphes 46 et 47 :

46        Pour répondre à la première question, la cour doit résoudre un dilemme. Il peut en effet être nécessaire, pour examiner à fond la question, de révéler les renseignements confidentiels que l’on cherche justement à protéger. La requête perdrait alors tout sens. Les tribunaux américains ont résolu ce dilemme en adoptant le critère du « lien important ». L’établissement d’un « lien important » fait naître une présomption irréfragable selon laquelle l’avocat a appris des faits confidentiels. À mon avis, ce critère est trop rigide. Il peut arriver qu’il soit prouvé hors de tout doute raisonnable qu’aucun renseignement confidentiel pertinent en l’espèce n’a été divulgué; le requérant a pu, par exemple, reconnaître ce fait au cours de son contre‑interrogatoire. Or, cette preuve serait inefficace au regard d’une présomption irréfragable. À mon avis, dès que le client a prouvé l’existence d’un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l’avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l’avocat convainc la Cour qu’aucun renseignement pertinent n’a été communiqué. C’est un fardeau de preuve dont il aura bien de la difficulté à s’acquitter. Non seulement la Cour doit être convaincue, au point qu’un membre du public raisonnablement informé serait persuadé qu’aucun renseignement de cette nature n’a été transmis, mais encore la preuve doit être faite sans que soient révélés les détails de la communication privilégiée. Néanmoins, je suis d’avis qu’il ne convient pas de priver de tout moyen d’action l’avocat qui veut s’acquitter de ce lourd fardeau.

 

47        Il s’agit en deuxième lieu de décider si un mauvais usage sera fait des renseignements confidentiels. Un avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut pas agir contre son client ou son ancien client. Il sera automatiquement déclaré inhabile à agir. Peu importe qu’il donne l’assurance ou qu’il promette de ne pas utiliser les renseignements. L’avocat ne peut pas compartimenter son esprit de façon à trier les renseignements appris de son client et ceux obtenus d’autres sources. Au surplus, il risquerait de s’abstenir d’utiliser des renseignements obtenus licitement, par crainte de donner l’impression qu’ils proviennent du client. L’avocat serait ainsi empêché de bien représenter son nouveau client. Par surcroît, l’ancien client aurait le sentiment d’être désavantagé. Il ne pourrait s’empêcher de penser que les questions posées au cours du contre‑interrogatoire au sujet de sa vie privée, par exemple, ont leur origine dans la relation antérieure.

 

La règle de la démarcation très nette

[29]           La règle de la démarcation très nette interdit la représentation simultanée de deux clients dont les intérêts sont directement opposés. Elle a été énoncée la première fois par la Cour suprême dans l’arrêt R c Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 RCS 631, au paragraphe 29 [Neil] :

Cette ligne de démarcation très nette est tracée par la règle générale interdisant à un avocat de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d’un autre client actuel — même si les deux mandats n’ont aucun rapport entre eux — à moins que les deux clients n’y aient consenti après avoir été pleinement informés (et de préférence après avoir obtenu des avis juridiques indépendants) et que l’avocat ou l’avocate estime raisonnablement pouvoir représenter chaque client sans nuire à l’autre. [Souligné dans l’original.]

 

[30]           Dans l’arrêt McKercher, précité, aux paragraphes 31 à 37, la Cour suprême explique que la règle, si elle s’applique, interdit la représentation simultanée de clients, mais qu’il ne s’agit pas d’une règle d’application illimitée :

[31]      Selon la règle de la démarcation très nette, un cabinet d’avocats ne peut occuper pour un client dont les intérêts s’opposent à ceux d’un autre client actuel, sauf si les deux clients y consentent. La règle s’applique peu importe que les dossiers des clients aient ou non un lien entre eux. Cette règle repose sur [traduction] « l’inévitable conflit d’intérêts inhérent » à certains cas de représentation simultanée : Bolkiah c. KPMG, [1999] 2 A.C. 222 (H.L.), p. 235, cité dans Neil, au par. 27. Elle traduit l’essentiel du devoir de loyauté qu’assume le fiduciaire : [traduction] « un fiduciaire ne peut agir en même temps à la fois pour et contre un même client, et son cabinet n’est pas en meilleure position » : Bolkiah, p. 234.

 

[32]      Toutefois, les arrêts Neil et Strother indiquent clairement que cette règle n’a pas une portée illimitée. Elle s’applique lorsque les intérêts juridiques immédiats des clients s’opposent directement. Son application ne vise pas à sanctionner les abus tactiques. Et elle ne s’applique pas dans les cas où il est déraisonnable de s’attendre à ce que l’avocat ne représente pas simultanément des parties adverses dans des dossiers juridiques n’ayant aucun lien entre eux. […]

 

[33]      Premièrement, la règle de la démarcation très nette s’applique uniquement lorsque les intérêts immédiats des clients s’opposent directement dans les dossiers où occupe l’avocat. […]

 

[…]

 

[35]      Deuxièmement, la règle de la démarcation très nette ne s’applique que dans le cas de clients aux intérêts juridiques opposés. Elle s’applique principalement dans les instances civiles et criminelles. Les arrêts Neil et Strother font ressortir cette limite. Les intérêts en jeu dans Neil étaient de nature stratégique plutôt que juridique. Ils étaient d’ordre commercial dans Strother :

 

... [L]es principes applicables en matière de conflit d’intérêts n’empêchent généralement pas un cabinet d’avocats ou un avocat de représenter simultanément différents clients qui œuvrent dans le même secteur d’activités ou qui se font concurrence...

 

Les « intérêts » respectifs des clients qui requièrent la protection du devoir de loyauté concernent la pratique du droit et non la prospérité commerciale. En l’espèce, la présumée « opposition » entre des clients concurrents portait sur des questions commerciales. [par. 54‑55, le juge Binnie]

 

[36]      Troisièmement, la règle de la démarcation très nette ne peut être invoquée avec succès par une partie qui cherche à en abuser. Dans certaines circonstances, une partie peut chercher à invoquer cette règle d’une manière qui tient à des considérations de « tactique plutôt que de principe » : Neil, par. 28. La possibilité d’abus tactiques est particulièrement élevée dans le cas de clients institutionnels qui font affaire avec de grands cabinets d’avocats nationaux. En effet, ces clients ont les moyens de retenir les services d’un nombre important de cabinets, et le recours, par un de ces clients, aux services d’un seul associé dans une ville canadienne peut empêcher tous les autres avocats du cabinet au Canada d’agir contre lui. Comme l’a fait remarquer le juge Binnie,

 

[e]n cette ère de cabinets d’envergure nationale et de roulement élevé des avocats, surtout aux niveaux inférieurs, il se peut que l’imposition d’exigences exagérées et inutiles quant à la loyauté envers le client, réparties entre un grand nombre de cabinets et d’avocats qui ne connaissent, en fait, aucunement le client ni ses affaires particulières, privilégie la forme au détriment du contenu et l’avantage tactique plutôt que la protection légitime. […]

 

[Neil, au par. 15]

 

Par conséquent, les clients qui créent volontairement des situations où la règle de la démarcation très nette entre en jeu pour priver des adversaires de leur choix d’un avocat renoncent au bénéfice de la règle. En fait, les clients institutionnels ne devraient pas répartir leurs mandats parmi une multitude de grands cabinets d’avocats pour tenter délibérément de susciter des conflits d’intérêts.

 

[37]      Enfin, la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas lorsqu’il est déraisonnable pour un client de s’attendre à ce que son cabinet d’avocats n’agisse pas contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien. Dans Neil, le juge Binnie a donné l’exemple des « plaideurs d’habitude » dont on peut déduire le consentement à la représentation simultanée de clients aux intérêts juridiques opposés :

 

Dans des cas exceptionnels, il est possible de déduire qu’il y a eu consentement du client. Ainsi, les gouvernements reconnaissent généralement que les avocats en cabinet privé qui les représentent au civil ou au criminel agiront contre eux dans le cadre d’affaires qui n’ont aucun rapport avec ces mandats; une position contraire adoptée dans un cas particulier pourra, selon les circonstances, être considérée comme liée à des considérations de tactique plutôt que de principe. Les banques à charte, tout comme les entités qu’on pourrait qualifier de plaideurs d’habitude, peuvent faire preuve d’une ouverture d’esprit semblable dans des affaires qui sont si peu reliées entre elles que le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels est inexistant. Ces cas exceptionnels s’expliquent par la notion de consentement éclairé, exprès ou implicite. [par. 28]

 

Dans certains cas, il n’est tout simplement pas raisonnable pour un client de prétendre qu’il s’attendait à ce que son cabinet d’avocats lui doive une loyauté sans partage et s’abstienne d’agir contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien. Comme l’a mentionné le juge Binnie dans Neil, les situations de ce genre forment l’exception plutôt que la règle. Il peut être utile de prendre en considération des facteurs comme la nature de la relation entre le cabinet d’avocats et son client, les modalités du mandat ainsi que les types de dossier en jeu pour décider s’il était raisonnable de s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agisse pas contre le client dans des dossiers sans lien avec le sien. En dernière analyse, les tribunaux doivent examiner cette question au cas par cas et écarter l’application de la règle de la démarcation très nette lorsqu’il apparaît qu’un client ne peut s’attendre raisonnablement à ce qu’elle s’applique. [Italique et souligné dans l’original, caractère gras ajouté.]

 

[31]           Autrement dit, la portée de la règle de la démarcation très nette peut être restreinte lorsque les circonstances l’exigent.

 

Lorsque la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas, le critère du risque sérieux s’applique

 

[32]           En présence d’une situation qui échappe à la portée de la règle de la démarcation très nette pour l’une ou l’autre des raisons exposées ci‑dessus, par exemple si le client n’est pas un client actuel, ou si les intérêts juridiques immédiats des clients respectifs ne s’opposent pas directement, il faut se demander si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du client par un avocat du cabinet. Dans l’arrêt McKercher, au paragraphe 38, la Cour suprême décrivait l’analyse comme suit :

[…] La détermination de l’existence d’un conflit d’intérêts s’attache alors davantage au contexte et consiste à décider si la situation est [traduction] « susceptible d’exercer des pressions contradictoires sur le jugement » compte tenu de « la présence de facteurs qui peuvent raisonnablement être perçus comme influençant le jugement » : Waters, Gillen et Smith [Waters’ Law of Trusts in Canada, 4e édition (Toronto : Carswell, 2012)], à la page 968. De plus, il incombe au client d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un conflit d’intérêts — il n’y a une présomption de conflit d’intérêts que si la règle de la démarcation très nette s’applique.

 

Manière de déterminer la réparation appropriée

[33]           Ainsi que la Cour suprême l’écrivait dans l’arrêt McKercher, au paragraphe 61, même si l’on conclut à l’existence d’un conflit d’intérêts, soit parce que des renseignements confidentiels sont utilisés à mauvais escient, soit parce que la situation relève de la règle de la démarcation très nette, la déclaration d’inhabilité à occuper du cabinet d’avocats n’est pas la seule réparation, et elle n’est pas automatique, mais elle peut s’imposer dans certains cas :

[61]     Comme nous l’avons vu, les tribunaux, dans l’exercice de leur pouvoir de surveillance à l’égard de l’administration de la justice, ont compétence inhérente pour interdire à un cabinet d’avocats d’occuper dans un litige en instance. La déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire (1) pour éviter le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels, (2) pour éviter le risque de représentation déficiente et (3) pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.

 

[34]           La Cour suprême faisait observer que l’abandon des mandats confiés par le client au cabinet d’avocats ne suffira pas toujours à apaiser toutes les craintes que la conduite d’un membre du cabinet d’avocats ait porté atteinte à la considération dont jouit l’administration de la justice (McKercher, aux paragraphes 64 et 65). Si la demande de déclaration d’inhabilité à occuper n’est motivée que par l’impératif de préserver la confiance du public dans l’administration de la justice, toutes les circonstances pertinentes doivent être prises en compte, y compris celles qui militent contre une déclaration d’inhabilité à occuper (McKercher, au paragraphe 65) :

64     Au moment de déterminer si la déclaration d’inhabilité s’impose pour cette raison, il faut tenir compte de toutes les circonstances pertinentes. D’une part, le fait pour un avocat d’occuper pour un client en violation de la règle de la démarcation très nette s’avère toujours une circonstance grave qui justifie à prime abord une déclaration d’inhabilité. La résiliation des mandats du client — du fait de l’avocat qui cesse d’occuper ou du client qui répudie son avocat en apprenant l’existence d’un manquement — ne suffit pas nécessairement pour apaiser toutes les craintes que la conduite de l’avocat ait porté atteinte à la considération dont jouit l’administration de la justice.

 

65     D’autre part, il faut reconnaître que dans les cas où l’on a mis fin à la relation avocat‑client et où il n’y pas de risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels, il n’y a généralement plus lieu de craindre que le plaignant subisse un préjudice. Compte tenu de ce fait, les tribunaux saisis d’une demande de déclaration d’inhabilité uniquement pour cette troisième raison doivent tenir compte de certains facteurs qui peuvent militer contre la déclaration d’inhabilité. Ces facteurs peuvent inclure (i) un comportement qui prive le plaignant de la possibilité de demander que l’avocat cesse d’occuper, par exemple s’il tarde à présenter la demande de déclaration d’inhabilité; (ii) une atteinte grave au droit du client éventuel de retenir les services de l’avocat de son choix, et la capacité de ce client de trouver un autre avocat; et (iii) le fait que le cabinet d’avocats a accepté en toute bonne foi le mandat à l’origine du conflit d’intérêts, en croyant raisonnablement que la représentation simultanée échappait à la portée de la règle de la démarcation très nette et des restrictions du barreau applicables.

 

Les thèses globales des parties

Les requérantes

[35]           Selon les requérantes, B&P représentait la famille d’entreprises Bell et devait faire preuve de loyauté envers la famille tout entière. Elles font valoir que les critères énoncés dans l’arrêt McKercher étaient remplis et que B&P doit donc être déclaré inhabile à occuper pour MediaTube.

 

[36]           Les requérantes affirment que BCE et la famille d’entreprises Bell étaient des clientes actuelles de B&P dans le projet [Expurgé], et d’anciennes clientes dans les autres mandats.

 

[37]           Elles s’appuient d’une part sur le fait que BCE était dotée d’un unique service de contentieux, qui fournit des services à l’ensemble des entités Bell, et dont les avocats faisaient office d’avocats mandants pour B&P, et d’autre part sur les liens entre les diverses entités, liens attestés par des factures d’honoraires envoyées à BCE pour le travail effectué dans le cadre de mandats donnés par Bell ExpressVu. Les requérantes affirment aussi que Bell ExpressVu se présentait à B&P comme société apparentée.

 

[38]           Les requérantes soutiennent également que les courriels envoyés par B&P confirment que le cabinet d’avocats voyait la famille d’entreprises Bell comme sa cliente.

 

[39]           Ainsi elles concèdent que le mandat se rapportant au projet [Expurgé] venait de Bell ExpressVu, mais elles soulignent que les factures d’honoraires étaient envoyées à BCE. [Expurgé] permet également d’affirmer que BCE s’exprime au nom de toutes les entités, en tant que société mère de la famille d’entreprises Bell. Les requérantes font aussi état d’un courriel de Me Chan où la cliente est désignée sous l’appellation « Bell, BCE et les sociétés apparentées Bell ».

 

[40]           Les requérantes affirment que, dans le cadre du mandat de 2003 concernant le brevet [Expurgé], Me Bereskin avait donné des conseils stratégiques à Bell Canada et s’était familiarisé avec la tolérance de Bell au risque dans le cadre de brevets [Expurgé].

 

[41]           Elles affirment aussi que Bell Canada a confié à B&P en 2012 un mandat général de représentation, bien qu’aucun travail n’ait été accompli au titre de ce mandat.

 

[42]           Selon les requérantes, des renseignements confidentiels ont été communiqués à la fois dans le projet [Expurgé] et dans le cadre du mandat concernant le brevet [Expurgé]. S’agissant du projet [Expurgé], elles concèdent que le travail concernant la marque de commerce a été accompli pour Bell Media, mais les avis et les rapports ont été envoyés à BCE. Elles concèdent aussi que le mandat concernant le brevet [Expurgé] se rapportait à une autre technologie et qu’aucun renseignement de nature technique n’a été communiqué. Toutefois, elles répètent que des renseignements ont été communiqués à propos de leur tolérance au risque. En outre, ces renseignements confidentiels ont été utilisés à mauvais escient.

 

[43]           Qui plus est, même si la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas, les requérantes affirment qu’une représentation simultanée entraînerait un risque sérieux de représentation déficiente et exercerait des pressions contradictoires sur le jugement. Selon les requérantes, la chaîne de courriels de B&P concernant son abandon des mandats confirme l’idée que B&P pressentait l’existence d’un conflit.

 

[44]           Les requérantes affirment aussi que B&P n’a pas accepté de bonne foi le mandat de MediaTube. B&P considérait Bell comme une cliente actuelle, mais il a donné priorité à ses motivations financières et, s’il s’est débarrassé de Bell, c’était pour pouvoir se consacrer à un mandat plus lucratif.

 

L’intimé

[45]           Selon B&P, Bell Aliant n’a jamais été sa cliente, et Bell Canada n’était pas sa cliente à l’époque du mandat de MediaTube. D’ailleurs, la notion selon laquelle toutes les sociétés apparentées constituent une seule famille et une seule cliente est fictive puisque chacune possède par elle‑même une personnalité juridique distincte.

 

[46]           B&P répond aux arguments des requérantes en faisant observer que, bien que des factures d’honoraires aient pu être envoyées à une adresse partagée par BCE, ces factures indiquaient clairement qu’elles se rapportaient à des consultations données à Bell Media. Le courriel de Me Chan où il était fait mention de BCE, de Bell et des sociétés apparentées Bell se rapportait à une recherche visant à déceler un conflit, une telle recherche devant être élargie, et ne permet pas de dire qui était le client. [Expurgé].

 

[47]           B&P affirme s’être efforcé de préserver une relation professionnelle avec ses clientes. Ainsi, il s’était offert à continuer de s’occuper des dossiers de marques de commerce de Bell Media; c’est pourquoi B&P avait tenté d’obtenir le consentement de Me Sabbagh, l’avocat mandant dans le service du contentieux de Bell.

 

[48]           B&P souligne que seuls deux mandats sont en cause et qu’aucun d’eux ne concernait Bell Canada. Le mandat concernant le brevet [Expurgé] avait été donné par Bell ExpressVu. Le mandat concernant le projet [Expurgé] l’avait été par Bell Media. Les requérantes n’ont pas prouvé que des renseignements confidentiels ont été communiqués, ni que ces mandats présentent une connexité suffisante avec le mandat de MediaTube.

 

[49]           Selon B&P, l’affirmation des requérantes selon laquelle des renseignements confidentiels portant sur la tolérance de celles‑ci au risque lui ont été communiqués dans le cadre mandat concernant le brevet [Expurgé] n’est pas étayée. Nul renseignement confidentiel n’a été communiqué non plus à propos du projet [Expurgé].

 

[50]           B&P dit que, si l’on applique le critère énoncé dans l’arrêt McKercher, rien ne permet de le déclarer inhabile à représenter MediaTube.

B&P a‑t‑il reçu des renseignements confidentiels, grâce à sa relation avocat‑client avec Bell, qui concernent l’objet du litige et qui pourraient être utilisés au détriment des requérantes?

 

La thèse des requérantes

[51]           Selon les requérantes, les critères énoncés dans les arrêts McKercher et Martin s’appliquent : B&P a reçu des renseignements confidentiels, grâce à sa relation avocat‑client avec Bell, qui concernent l’objet du litige; et y a‑t‑il un risque que ces renseignements soient utilisés à leur détriment?

 

Présomption selon laquelle des renseignements confidentiels pertinents ont été communiqués

[52]           Selon les requérantes, l’existence d’une « connexité suffisante » entre le nouveau mandat confié au cabinet d’avocats et les dossiers dans lesquels il a travaillé pour le compte de Bell fait intervenir une présomption réfutable que le cabinet d’avocats dispose de renseignements confidentiels susceptibles de causer un préjudice (McKercher, précité, au paragraphe 24). Les requérantes font observer que, une fois la présomption établie, il incombe à B&P de la réfuter en produisant une preuve claire et convaincante montrant que « le public, c’est‑à‑dire une personne raisonnablement informée, [serait convaincue] qu’il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels » (Celanese Canada Inc c Murray Demolition Corp, 2006 CSC 36, [2006] 2 RCS 189, au paragraphe 42).

 

[53]           Selon les requérantes, pour éviter que la Cour tire la conclusion très ferme selon laquelle les avocats qui travaillent ensemble échangent des renseignements confidentiels, B&P doit convaincre la Cour que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour qu’aucun renseignement confidentiel pertinent ne soit divulgué (Martin, précité, aux pages 1261 et 1262, aux paragraphes 48 et 49).

 

[54]           Les requérantes affirment que B&P a donné un avis dans le cadre du mandat concernant le brevet [Expurgé] en étant bien au fait de leur structure organisationnelle, et, même si cet avis était destiné à Bell ExpressVu, B&P est devenu informé de la tolérance globale au risque de l’ensemble de la famille d’entreprises Bell.

 

Des renseignements confidentiels pertinents ont effectivement été communiqués

[55]           Les requérantes affirment que B&P a bien reçu des renseignements confidentiels grâce à sa relation avocat‑client avec Bell.

 

[56]           Premièrement, grâce à ses rapports d’avocat à client, en particulier durant l’accomplissement de son mandat concernant le brevet [Expurgé], [Expurgé], B&P se serait familiarisé avec l’approche de Bell en matière de décisions stratégiques ainsi qu’avec sa tolérance au risque au regard des nouvelles technologies. Les requérantes disent que B&P a utilisé ces renseignements parce que, dans ses arguments présentés au nom de MediaTube sur la requête en gestion de l’instance, B&P écrivait que les défenderesses avaient connaissance de l’invention et du brevet avant de lancer leur système TéléFibe et qu’il était [traduction] « incroyable » qu’elles aient agi de la sorte sans vérifier leur éventuelle responsabilité.

 

[57]           Selon les requérantes, c’est à Me Derbyshire, chez Bell Canada, que Me Bereskin a donné son avis dans le cadre du mandat concernant le brevet [Expurgé], et les feuilles de temps produites pour 2003 montrent que des renseignements confidentiels ont été communiqués dans le cadre de ce mandat.

 

[58]           Deuxièmement, B&P aurait obtenu des renseignements confidentiels en profitant de son rôle dans le projet [Expurgé]. Les requérantes affirment que, grâce à B&P, MediaTube a maintenant accès à des renseignements confidentiels concernant [Expurgé].

 

Caractère inopportun de l’écran déontologique

[59]           Les requérantes contestent l’affirmation de B&P selon laquelle un écran déontologique a été mis en place le 6 mars 2013. Elles font valoir que les contre‑interrogatoires ont révélé que l’écran déontologique n’a été mis en place que durant le mois d’août 2013, bien après l’apparition du conflit d’intérêts. Elles soutiennent que l’absence d’un véritable écran déontologique permet de penser que des renseignements confidentiels ont été utilisés à mauvais escient.

 

La thèse de l’intimé

[60]           Selon B&P, les requérantes ne peuvent invoquer la présomption selon laquelle des renseignements confidentiels pertinents ont été communiqués dans le cadre d’un mandat antérieur, et les requérantes n’ont pas, en réalité, fourni à B&P de renseignements confidentiels pertinents.

 

Absence de présomption de communication de renseignements confidentiels pertinents

[61]           Selon B&P, les requérantes n’ont pas apporté une preuve claire et convaincante démontrant que les mandats qui lui avaient antérieurement été confiés et celui MediaTube présentaient une connexité suffisante, et vu les conséquences draconiennes d’une déclaration d’inhabilité à occuper, il s’agit d’une présomption difficile à établir. Plus précisément, B&P affirme que les requérantes sont tenues de montrer que la possibilité d’acquisition de renseignements confidentiels pertinents est réelle, non simplement théorique (Remus v Remus, (2002), 61 OR (3d) 680, [2002] OJ no 4242 (CSJ), aux paragraphes 13 à 15 [Remus]).

 

[62]           B&P fait valoir que la Cour doit attentivement vérifier si les mandats antérieurement accomplis par Bell présentaient une connexité suffisante avec celui de MediaTube. Le cabinet affirme aussi que le critère à appliquer consiste à se demander si les renseignements dits confidentiels obtenus par B&P dans le cadre de mandats antérieurs pourraient être utilisés au détriment de Bell Canada dans l’accomplissement du mandat de MediaTube (Chapters Inc v Davies, Ward & Beck LLP, [2000] OJ no 4973, 10 BLR (3d) 91 (CSJ), au paragraphe 36, conf. par [2001] OJ no 206, 52 OR (3d) 566 (CA) [Chapters]; Trizec Properties Ltd v Husky Oil Ltd (1996), 4 CPC (4th) 83, 46 Alta LR (3d) 252 (CBR), conf. par (1997), 148 DLR (4th) 300, 56 Alta LR (3d) 380 (CA) [Trizec]).

 

[63]           B&P soutient que les mandats que le cabinet avait obtenus des diverses entités de la famille Bell n’avaient aucun rapport avec le mandat de MediaTube :

         Le mandat de 2005 obtenu de Bell Canada concernant le nom commercial [Expurgé] et la marque de commerce [Expurgé], de même que le mandat de 2012 concernant le nom commercial [Expurgé] étaient des mandats spécifiques et restreints. Ils n’avaient rien à voir avec des brevets.

         Le mandat concernant le brevet [Expurgé] était sans rapport avec le mandat de MediaTube. De plus, Bell ExpressVu n’a jamais révélé à B&P une quelconque technologie qu’elle‑même avait développée, le mandat portant plutôt sur [Expurgé]. B&P a donné des conseils à Bell ExpressVu au sujet de [Expurgé]. Si des renseignements confidentiels ont pu être communiqués à B&P, ces renseignements n’intéressent pas le mandat de MediaTube, car ils ne renferment pas de réels détails de nature technique, mais décrivent plutôt la technologie à un niveau élevé. Quoi qu’il en soit, ce mandat ne venait pas de Bell Canada.

         Le mandat de Bell Media de 2012 concernant le projet [Expurgé] est sans rapport avec le mandat de MediaTube, pour plusieurs raisons. Premièrement, les arguments des requérantes selon lesquels [Expurgé] sont sans fondement. Deuxièmement, aucun plan n’existe pour le lancement du projet [Expurgé]. Troisièmement, il n’est pas établi que Bell Media ait jamais communiqué à B&P des renseignements confidentiels concernant ses activités; le cabinet n’a plutôt reçu que des renseignements de haut niveau afin de [Expurgé]. Quoi qu’il en soit, ce mandat ne venait pas de Bell Canada.

 

[64]           B&P soutient que les requérantes ne sauraient se limiter à dire que, grâce aux mandats qui lui ont antérieurement été confiés, le cabinet a pu se faire une meilleure idée de la stratégie de Bell Canada ou de sa tolérance au risque. B&P affirme qu’un cabinet d’avocats qui donne à un client des conseils concernant un éventuel litige n’acquiert pas de ce fait des informations générales confidentielles sur les pratiques commerciales de ce client, sur sa manière de considérer le risque ou sur sa tolérance au risque, au point d’empêcher le cabinet d’agir contre ce client dans l’avenir (McKercher, précité, au paragraphe 54).

 

Aucun renseignement confidentiel pertinent n’a en fait été communiqué

[65]           B&P nie toute allégation portant qu’il utilise ou a utilisé des renseignements confidentiels au détriment des requérantes. Le cabinet soutient que ses arguments présentés dans la requête en gestion de l’instance n’étaient fondés sur aucun renseignement confidentiel; n’importe quel observateur doué de raison tiendrait plutôt pour acquis qu’une importante société canadienne apprenant que ses activités commerciales ont pu porter atteinte à un brevet consulterait un avocat pour obtenir des conseils.

 

[66]           B&P affirme que le critère à appliquer est rigoureux : les requérantes doivent montrer que tout renseignement divulgué est confidentiel et pertinent pour le mandat de MediaTube.

 

[67]           Selon B&P, les requérantes n’ont pas établi que des renseignements confidentiels pertinents ont été communiqués, ni en quoi ils étaient pertinents et pouvaient être utilisés au détriment de Bell Canada dans l’accomplissement du mandat de MediaTube.

 

[68]           B&P affirme aussi que les requérantes n’ont pas établi que des renseignements confidentiels ont été échangés durant le mandat concernant le brevet [Expurgé]. Elles n’ont produit aucun affidavit de Me Derbyshire, le destinataire des conseils donnés par B&P. En outre, le temps qui s’est écoulé entre les deux mandats (2003 à 2012) rend improbable l’apparition d’un conflit qui justifieraient une déclaration d’inhabilité à occuper, puisque les renseignements qui ont pu un jour être considérés comme des renseignements confidentiels pertinents finissent par devenir périmés et sans intérêt (Trizec, précité, aux paragraphes 31, 36 et 40; Kjartanson v. Rutley (1995), 127 DLR (4th) 187, aux pages 190 et 191, 104 ManR (2d) 268 (CBR) [Kjartanson]; South Calgary Properties Ltd v JT Miller Construction Ltd (1995), 165 AR 361, 29 Alta LR (3d) 393, au paragraphe 8 (CA) [South Calgary Properties]).

 

[69]           S’agissant du projet [Expurgé], B&P affirme que les dépositions par affidavit de Me Chan n’établissent pas que des renseignements confidentiels ont été échangés. D’après son témoignage, on lui a seulement dit que [Expurgé]; hormis ces renseignements, elle n’était pas au courant de la stratégie de l’entreprise.

 

[70]           B&P ajoute que, bien que les marques de commerce et les plans de Bell Media concernant le projet [Expurgé] fussent confidentiels, les requérantes n’ont pas montré en quoi le mandat faisait intervenir une stratégie de litige, ni en quoi il intéresserait d’une autre manière l’action en contrefaçon engagée par MediaTube; à ce titre, les affirmations selon lesquelles B&P a accès au marché de [Expurgé] relèvent purement de la conjecture.

 

L’écran déontologique est opportun

[71]           Enfin, B&P affirme que, par mesure de grande prudence, il a établi le 6 mars 2013 un écran déontologique qui est encore en place.

 

B&P avait‑il une obligation de loyauté envers Bell?

La thèse des requérantes

[72]           Selon les requérantes, B&P a envers Bell une obligation de loyauté qui l’oblige à placer les affaires de Bell au premier rang, en priorité sur son propre intérêt (Neil, précité, au paragraphe 24).

 

[73]           Elles s’appuient sur l’arrêt McKercher, précité, au paragraphe 39, où la Cour suprême rappelait que, « [d]ans la plupart des cas, le fait d’agir simultanément pour et contre un même client dans des dossiers juridiques est contraire à la règle de la démarcation très nette, ce qui empêche par conséquent le cabinet d’avocats d’accepter le nouveau mandat, à moins que les clients concernés n’y consentent de manière éclairée ».

 

Bell était une cliente actuelle de B&P

[74]           Les requérantes affirment qu’elles étaient des clientes actuelles de B&P quand le cabinet a conclu un accord de représentation avec MediaTube. Se fondant sur divers échanges de courriels entre les avocats du cabinet B&P qui furent révélés durant les contre‑interrogatoires, les requérantes soutiennent que c’est la famille d’entreprises Bell, y compris Bell Media et Bell ExpressVu, que B&P considérait comme sa cliente.

 

[75]           Les requérantes soulignent que Bell a explicitement donné mandat à B&P [Expurgé] pour bénéficier des obligations de loyauté et de confidentialité qui viennent avec la relation avocat‑client.

 

[76]           Les requérantes renvoient au paragraphe 39 de l’arrêt McKercher, précité, lequel énonce les facteurs qui permettent de déterminer si, en acceptant le mandat confié par MediaTube, B&P avait franchi la ligne de démarcation, et elles affirment que les trois facteurs leur sont favorables : les intérêts juridiques de Bell s’opposent directement à ceux de MediaTube; les requérantes ne cherchent pas à profiter tactiquement la règle de la démarcation très nette, mais plutôt à empêcher B&P d’agir contre leurs intérêts; enfin, les requérantes pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que B&P n’agisse pas contre elles.

 

Les arguments de l’intimé

« Bell » n’était pas une cliente actuelle de B&P

[77]           B&P affirme qu’il n’a aucune obligation de loyauté envers Bell Aliant, car celle‑ci n’a jamais été sa cliente, et il n’a pas été établi qu’elle a jamais communiqué des renseignements confidentiels à B&P.

 

[78]           B&P affirme n’avoir jamais représenté la « famille d’entreprises Bell ». À divers moments, le cabinet a agi pour des entités précises faisant partie du groupe d’entreprises BCE, notamment pour Bell Media et ses prédécesseurs, Bell ExpressVu, Bell Mobilité et Bell Canada. B&P n’a jamais eu un mandat général venant de « Bell ».

 

[79]           Selon B&P, quand un cabinet d’avocats représente une société comprise dans un groupe d’entreprises, cela ne fait pas des autres sociétés du groupe d’entreprises des clientes du cabinet; chaque société a une personnalité juridique distincte de celle de ses actionnaires et de celle de sa société mère (Loi canadienne sur les sociétés par actions, LRC 1985, c C‑44, art 15).

 

[80]           B&P fait observer que Bell Canada et BCE ont maintes fois invoqué le principe de la personnalité juridique distincte pour nier leur responsabilité au regard des actes de leurs filiales (voir Frey v Bell Mobility Inc., 2009 SKQB 165, 74 CPC (6th) 352, aux paragraphes 11 à 14 [Frey]; Khare c Bell Canada, 2012 CF 369, [2012] ACF n° 391, aux paragraphes 4 et 5 [Khare]).

 

[81]           D’après B&P, même les avocats internes de Bell Canada savaient que B&P ne représentait pas le groupe d’entreprises BCE. Par exemple, le cabinet fait observer que l’affidavit du 7 juin 2013 souscrit par Me Alexander Du, chef adjoint du contentieux pour le contenu chez BCE et Bell Canada, contenait de nombreuses références à « Bell Canada », mais dans son affidavit du 1er août 2013, « Bell Canada » était devenue « Bell », donnant ainsi à penser qu’il s’agissait là d’une modification délibérée destinée à faire croire que le client était le groupe d’entreprises tout entier. B&P soutient que, bien que certains de ses courriels évoquent l’idée de [traduction] « se débarrasser de Bell », seule Bell Media était une cliente actuelle de B&P en 2013 – et non Bell Canada.

 

[82]           B&P affirme également que ses délibérations internes sur la question d’accepter ou non le mandat de MediaTube rendent compte du sentiment général selon lequel Bell Canada était une ancienne cliente; en décidant d’accepter le mandat de MediaTube, B&P s’est pris à constater que, par le passé, Bell Canada ne lui avait confié que quelques dossiers, et le cabinet s’attendait à ce que Bell Canada ne lui confie plus de nouveaux dossiers s’il décidait d’accepter le mandat de MediaTube.

 

[83]           B&P répète que les requérantes, Bell Canada et Bell Aliant n’étaient pas ses clientes pour le projet [Expurgé].

 

[84]           Selon B&P, Bell Canada n’a pas été sa cliente depuis juin 2012; Bell Canada est une ancienne cliente, et l’étendue de l’obligation de loyauté envers les anciens clients est moindre. Un avocat ne peut en général agir contre des clients actuels avant d’obtenir leur consentement (Neil, précité, au paragraphe 29), mais il peut agir contre d’anciens clients dans des cas particuliers. Selon B&P, rien ne l’empêche de représenter MediaTube dans une action en contrefaçon de brevet engagée contre les requérantes.

 

Bell Canada est une plaideuse d’habitude, et l’obligation de loyauté de B&P envers Bell Canada est donc moindre

 

[85]           Quoi qu’il en soit, B&P affirme que l’étendue de son obligation de loyauté envers Bell Canada est restreinte. Se fondant sur le paragraphe 37 de l’arrêt McKercher, le cabinet affirme que la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas dans les cas où il est déraisonnable pour un client de croire que le cabinet d’avocats qui le représente ne pourra pas agir contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien, notamment dans le cas des « plaideurs d’habitude ».

 

[86]           Selon B&P, les requérantes, que l’on peut qualifier de grandes entreprises si l’on considère leur chiffre d’affaires, leurs actifs et leurs effectifs, sont des plaideurs d’habitude qui ont accès aux meilleurs cabinets d’avocats. Le cabinet affirme avoir recensé 168 décisions publiées se rapportant à ces plaideurs. En outre, comme l’ont révélé les contre‑interrogatoires, le service de contentieux de Bell lui‑même compte plus de 50 juristes qui donnent des consultations juridiques à l’ensemble des sociétés du groupe et qui recourent régulièrement aussi à des cabinets externes dans les affaires portant sur des procès, sur la propriété intellectuelle, sur la concurrence ou sur des questions de réglementation, de valeurs mobilières ou d’insolvabilité.

 

[87]           B&P fait aussi remarquer que, bien que Bell Canada utilise un formulaire type de mandat lorsqu’elle recourt à des cabinets externes, elle n’a jamais négocié l’inclusion d’une condition qui interdirait au cabinet concerné d’agir contre elle dans une affaire sans lien avec les dossiers qui la concernent. Selon B&P, la Cour ne devrait pas imposer après coup une telle modalité dans le mandat liant les parties.

 

B&P a‑t‑il manqué à une obligation de loyauté dont Bell serait créancière?

Les arguments des requérantes

[88]           Selon les requérantes, la règle de la démarcation très nette s’appliquait et B&P a manqué à son obligation de loyauté envers Bell.

 

[89]           Les requérantes rappellent que B&P a demandé le consentement de Bell, ce qu’il n’aurait pas fait s’il n’avait pas pressenti l’existence d’un conflit. Elles soutiennent, se reportant aux faits révélés durant les contre‑interrogatoires, que B&P a évalué les honoraires qu’il pourrait percevoir en représentant MediaTube et a décidé de manquer à son obligation de loyauté et de se débarrasser de Bell comme cliente.

 

Les arguments de l’intimé

[90]           B&P concède qu’il ne peut pas faire d’un client actuel un ancien client en abandonnant son mandat tout simplement parce qu’il tient à représenter un nouveau client éventuel. Il fait valoir qu’il ne s’est pas [traduction] « débarrassé » de Bell Canada ou de Bell comme cliente. B&P répète qu’il ne détenait aucun mandat de Bell Canada à l’époque et qu’il n’a jamais eu de mandat de la part de Bell. B&P n’a donc abandonné aucun mandat que Bell Canada ou Bell lui auraient confié le jour où le cabinet a accepté de représenter MediaTube. B&P rappelle que le plus récent mandat que Bell Canada lui a confié a pris fin en juin 2012 et qu’il a agi à de nombreuses reprises contre Bell Canada entre 2004 et 2010.

 

[91]           B&P affirme que, même si les mots « consentement » ou « dénonciation » ont été employés dans les conversations et les courriels échangés entre lui et les requérantes, il n’y avait aucun conflit d’intérêts entraînant inhabilité que Bell Canada ait pu dénoncer. B&P affirme avoir agi dans le respect des directives données par la Cour suprême dans l’arrêt McKercher, en faisant montre de franchise et d’attention, alors même que Bell Canada n’était pas une cliente actuelle.

 

[92]           B&P concède qu’un ancien client est étonné ou déçu d’apprendre que le cabinet d’avocats qui l’a déjà représenté agit contre lui, mais il affirme que cela ne permet pas de déclarer inhabile le cabinet d’avocats à moins que l’ancien client ne réponde au critère applicable, lequel requiert une analyse objective, particulièrement lorsque la partie requérante est une plaideuse d’habitude.

 

Si B&P a manqué à une obligation de loyauté, quelle est la réparation appropriée?

Les arguments des requérantes

[93]           Les requérantes font valoir que B&P doit cesser d’occuper pour MediaTube dans l’action principale, puisque la violation de la règle de la démarcation très nette appelle normalement une déclaration d’inhabilité à occuper, même s’il est mis fin à la relation avocat‑client après le manquement (McKercher, précité, aux paragraphes 11 et 62; Martin, précité, à la page 1261, au paragraphe 47).

 

[94]           Les requérantes affirment que B&P n’a pas accepté de bonne foi le mandat confié par MediaTube, et elles se fondent sur divers courriels adressés au comité exécutif de B&P pour soutenir que le cabinet [traduction] « s’est débarrassé » de Bell afin de pouvoir représenter MediaTube. Par exemple, dans un courriel que Me Chan a adressé à Me Bobker le 7 janvier 2012, courriel qui donnait l’historique des factures d’honoraires présentées à Bell Media et Bell, Me Chan posait la question suivante : [traduction] « Souhaitons‑nous garder Bell comme cliente et renforcer cette relation? » Les requérantes font également état du courriel du 16 janvier 2012 que Me Bobker a adressé au comité exécutif, où l’on peut lire que, pour pouvoir agir dans la procédure que souhaite introduire MediaTube, [traduction] « nous allons devoir nous défaire des dossiers de Bell », et elles font aussi état du courriel que Me Mendes da Costa a adressé au comité exécutif le 17 janvier 2013, où l’on peut lire que [traduction] « comme nous en avons discuté, nous allons nous débarrasser de Bell dès le moment où nous aurons la confirmation que le client putatif signera la lettre d’engagement ».

 

[95]           Outre le mandat concernant le brevet [Expurgé] et le mandat concernant le projet [Expurgé], les requérantes ont aussi évoqué un mandat général donné par Bell. Toutefois, elles n’ont pas insisté sur ce mandat général, et il semble qu’aucun travail n’a été accompli relativement à de ce mandat et qu’il y a été mis fin.

 

[96]           Les requérantes affirment aussi que, bien que le mandat concernant le projet [Expurgé] ait été confié par Bell Media, Me Chan a envoyé les lettres d’opinion à Me Sabbagh, chez BCE, ce qui confirme que B&P estimait que BCE était sa cliente. De même, les factures d’honoraires pour le mandat de Bell ExpressVu concernant le brevet [Expurgé] étaient envoyées à Bell Canada.

 

[97]           Selon les requérantes, les facteurs énoncés dans l’arrêt McKercher qui plaident en faveur d’une déclaration d’inhabilité à occuper s’appliquent en l’espèce. Premièrement, B&P a en sa possession des renseignements confidentiels, et il ressort clairement de la jurisprudence que la solution qui s’impose est une déclaration d’inhabilité à occuper. Deuxièmement, pressentant que le fait d’accepter le mandat de MediaTube constituerait une violation à la règle de la démarcation très nette, B&P a tenté d’obtenir le consentement de Bell et, devant le refus de Bell, il s’en est alors débarrassé pour mieux se soustraire à cette règle (McKercher, au paragraphe 55). Troisièmement, la conduite de B&P met en péril l’intégrité du système de justice; B&P a montré sa mauvaise foi en se débarrassant des requérantes d’une manière qui puisse donner l’impression qu’il se trouvait du bon côté de la ligne de démarcation (McKercher, au paragraphe 63).

 

Les arguments de l’intimé

[98]           B&P affirme qu’il ne devrait pas être déclaré inhabile à représenter MediaTube dans l’action principale. Le cabinet souligne que les requêtes en déclaration d’inhabilité ont de sérieuses conséquences et qu’elles ne doivent pas être prises à la légère (arrêt McKercher, aux paragraphes 36 et 41).

 

[99]           B&P fait observer qu’il a divulgué tous les courriels pertinents, que les requérantes cherchent à réinterpréter pour appuyer leur thèse, et il affirme que les requérantes n’ont par ailleurs aucunement étayé leurs allégations de mauvaise foi.

 

Conclusions : La Cour ne peut faire droit à la requête visant à déclarer B&P inhabile à occuper

[100]       Les requérantes attirent constamment l’attention sur les références à Bell, Bell Canada et BCE contenues dans les courriels, la correspondance, les factures d’honoraires et les relevés de caractère général afin de montrer que le client était en réalité la famille d’entreprises Bell. Toutefois, comme je l’ai indiqué plus haut, les deux parties employaient les désignations d’une manière peu rigoureuse lorsqu’elles parlaient des mandats et de la relation avocat‑client.

 

[101]       Une facture d’honoraires envoyée à une adresse partagée par BCE, ou à un avocat interne travaillant chez BCE, ne permettrait pas de dire de quel client il s’agissait en réalité, puisque c’est un service unifié de contentieux qui agissait pour l’ensemble des sociétés et que les avocats internes affirmaient eux‑mêmes représenter tantôt l’entité concernée, tantôt le groupe tout entier. Un courriel faisant référence à « Bell » envoyé par un avocat de B&P ne signifie pas non plus que le cabinet considérait la famille d’entreprises tout entière comme sa cliente.

 

[102]       J’observe que Me Sabbagh, qui s’est présenté comme un avocat principal chez Bell Canada, relève du chef adjoint du contentieux de Bell Canada, lequel relève à son tour du premier vice‑président et chef du contentieux de BCE Inc et de Bell Canada. Selon le témoignage de Me Sabbagh, il n’existait pas de nom officiel pour le service du contentieux, et [traduction] « certains diront que c’est le service du contentieux de BCE, d’autres diront que c’est celui de Bell Canada ou celui de Bell ».

 

[103]       Maître Alexander Du s’est présenté comme le chef adjoint du contentieux de BCE Inc et de Bell Canada.

 

[104]       D’après la preuve, il n’existe qu’un seul contentieux desservant l’ensemble des entités rattachées à Bell, mais il semble que certaines divisions du contentieux ne soient pas déterminées uniquement en fonction du rôle des avocats, ce qui laisse ainsi croire que les divisions sont davantage dédiées à des entités distinctes au sein de la famille d’entreprises Bell. Cependant, qu’il s’agisse d’un contentieux considéré dans sa globalité ou d’un contentieux comptant plusieurs divisions, on ne saurait en déduire qu’il n’y a qu’un seul client.

 

[105]       J’ai examiné attentivement les affidavits et les transcriptions de contre‑interrogatoires, ainsi que les pièces, dont les courriels, extraits de dossiers de facturation et autres documents versés au dossier. Cet exercice participait davantage du rôle d’un juricomptable que du rôle d’un juge. Le caractère spontané et sibyllin d’un courriel pourrait facilement être interprété hors contexte et l’on pourrait être tenté d’en conclure que B&P a agi abusivement. Pourtant, c’est une conclusion qui finalement ne tient pas. B&P a sans doute employé l’expression [traduction] « se débarrasser » comme expression familière décrivant sa décision de mettre fin à sa relation avec Bell. Cette décision faisait suite aux efforts que le cabinet avait faits pour communiquer avec les avocats internes de Bell, avec qui il avait souvent été en liaison pour des mandats précis, afin de s’assurer de pouvoir accepter le mandat de MediaTube. Si B&P n’avait pas maintenu la communication, il se serait à coup sûr trouvé dans une position plus délicate au regard d’un éventuel conflit d’intérêts. Le fait que B&P ait voulu s’assurer que les dossiers de Bell soient transférés dans les règles à un autre cabinet ne devrait donc pas servir à étayer l’argument selon lequel il y avait matière à dénonciation d’intérêts.

 

[106]       La preuve permet d’affirmer que Bell Canada n’était pas une cliente actuelle aux dates pertinentes et que Bell Aliant n’a jamais été une cliente. Les requérantes ne m’ont pas convaincue que les mandats confiés à B&P par les entités apparentées à la société cadre ou relevant de celle‑ci établissaient une relation avocat‑client avec BCE ou avec la famille d’entreprises Bell.

 

[107]       Comme je l’explique ci‑après, je suis arrivée aux conclusions suivantes : aucun renseignement confidentiel intéressant le mandat de MediaTube n’a été reçu par B&P; la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas dans la présente affaire parce que les requérantes ne sont pas des clientes actuelles de B&P; même si cette règle s’appliquait, sa portée serait restreinte parce que les requérantes sont des plaideuses d’habitude; et il n’est pas justifié en l’espèce de déclarer B&P inhabile à occuper.

 

Aucun renseignement confidentiel intéressant le mandat de MediaTube n’a été reçu par B&P

 

[108]       Il n’a pas été établi que des renseignements confidentiels intéressant le mandat de MediaTube ont été communiqués à B&P.

 

[109]       La Cour ne saurait présumer que des renseignements confidentiels pertinents ont été communiqués à B&P par suite de mandats antérieurement accomplis par B&P pour les diverses entités Bell. Les requérantes n’ont pas présenté à la Cour une preuve claire et convaincante démontrant que les mandats antérieurement accomplis par Bell et celui de MediaTube présentaient une connexité suffisante (Moffat v Wetstein (1996), 135 DLR (4th) 298, 29 OR (3d) 371, aux pages 326 et 327 (Div gén), autorisation d’appel refusée (1997), 144 DLR (4th) 188, 29 OTC 65 (C div); Chapters, précité, au paragraphe 29). Une telle présomption est difficilement établie. Il incombe aux requérantes de préciser en quoi les renseignements déjà fournis à B&P présentent une connexité ou une relation avec le mandat de MediaTube; il n’appartient pas à la Cour de faire une approximation du degré de connexité (Remus, précité, aux paragraphes 13 à 15).

 

[110]       Après avoir tenu compte des arguments fournis par écrit et de vive voix et examiné attentivement le dossier, je suis d’avis que les mandats antérieurement confiés à B&P par les diverses entités de la famille Bell ne présentent pas une connexité suffisante avec le mandat de MediaTube. Ces mandats portent tous sur des questions de propriété intellectuelle, mais aucun d’eux ne concerne directement des brevets ou une contrefaçon de brevet.

 

[111]       Le mandat concernant le brevet [Expurgé] et celui concernant le projet [Expurgé] ont été examinés avec soin.

 

Le mandat de Bell ExpressVu (octobre 2003) concernant le brevet [Expurgé]

[112]       Selon les requérantes, le mandat concernant le brevet [Expurgé] présente une connexité suffisante avec le mandat de MediaTube.

 

[113]       Comme je l’ai indiqué, B&P avait reçu mandat de fournir à Bell ExpressVu [Expurgé]. Les deux affaires ne semblent pas avoir de lien puisqu’elles portaient sur des technologies différentes inventées par des tiers différents. Ce mandat a pu vaguement faciliter la découverte du [Expurgé] potentiel de Bell ExpressVu, mais il est difficile de voir en quoi il pourrait avoir une connexité suffisante avec le mandat de MediaTube. D’ailleurs, le mandat concernant le brevet [Expurgé] remonte à plus de 10 ans, et il ne serait pas suffisamment actuel pour être pertinent (voir Trizec, précité, au paragraphe 31; Kjartanson, précité, aux pages 190 et 191; South Calgary Properties Ltd, précité, au paragraphe 8).

 

[114]       Les fiches de temps de Me Bereskin n’établissent pas non plus que des conseils stratégiques ont été fournis. Les fiches font état de réunions concernant un évitement des risques, ainsi que de lettres adressées à Me Derbyshire, mais les requérantes n’ont produit aucun témoignage de Me Derbyshire précisant si B&P avait acquis à cette occasion une connaissance du niveau de tolérance des requérantes au risque.

 

[115]       Voici un extrait du jugement Remus, précité, tiré des paragraphes 13 et 14 :

[traduction]

[13]     Divers tribunaux ont jugé qu’il ne suffit pas, pour déclarer un avocat inhabile à occuper dans une affaire, d’affirmer simplement qu’il y a apparence de manquement à la déontologie ou que l’avocat détient des renseignements confidentiels d’ordre général. Il faut présenter des éléments clairs et convaincants permettant au tribunal de conclure que, au vu de l’ensemble des circonstances, il est bien possible que l’avocat ait reçu, dans le cadre du premier mandat, des renseignements confidentiels susceptibles d’intéresser le dossier actuel. [Voir la note 5, à la fin du document]

 

[14]     C’est à la partie qui cherche à faire déclarer inhabile un avocat qu’il appartient de préciser pourquoi les documents et renseignements fournis auparavant à l’avocat sont rattachés ou reliés au nouveau dossier, plutôt que de compter sur la Cour pour faire une approximation du degré de connexité. [Voir la note 6, à la fin du document]

 

[116]       C’est pourtant ce que l’on me demande de faire en l’espèce, au lieu de me présenter une preuve suffisante qui me conduirait à dire que les conseils fournis dans le cadre du mandat concernant le brevet [Expurgé] intéressent le mandat de MediaTube. Je ne crois pas que les deux mandats présentaient une connexité suffisante.

 

Le mandat de Bell Media (avril 2012) concernant le projet [Expurgé]

[117]       Les requérantes soutiennent que le mandat de Bell Media d’avril 2012 concernant le projet [Expurgé], qui comportait [Expurgé], est rattaché au mandat de MediaTube parce que [Expurgé] pourrait modifier la manière dont serait calculée une restitution des profits et des redevances.

 

[118]       [Expurgé]

 

[119]       [Expurgé]. Je n’ai donc pas la preuve claire et convaincante qu’il existe un lien entre le mandat de Bell Media pour le projet [Expurgé] et celui de MediaTube.

 

Aucun renseignement confidentiel pertinent n’a en réalité été communiqué

[120]       Comme je l’ai indiqué plus haut, les requérantes affirmaient que des renseignements confidentiels pertinents avaient effectivement été communiqués à B&P, dans le cas du mandat concernant le brevet [Expurgé] [Expurgé] et dans le cas du projet [Expurgé] [Expurgé].

 

Le mandat de Bell ExpressVu (octobre 2003) concernant le brevet [Expurgé]

[121]       Je ne suis pas convaincue que les renseignements obtenus par B&P dans le cadre du mandat concernant le brevet [Expurgé] seraient pertinents pour le mandat de MediaTube. Comme l’ont reconnu les requérantes, Bell ExpressVu n’a jamais divulgué à B&P une technologie qu’elle‑même avait développée, puisque le mandat concernait l’acquisition de droits sur un logiciel créé par un tiers. Par ailleurs, les renseignements confidentiels fournis ne décrivaient la technologie qu’à un niveau élevé et ne décrivaient pas en fait la manière dont cette technologie fonctionnait, ni comment elle serait intégrée.

 

[122]       Je ne suis pas non plus convaincue que, par ce mandat, B&P a obtenu un portrait précis de l’approche des requérantes concernant [Expurgé]. Ainsi que le faisait observer la Cour suprême dans l’arrêt McKercher, précité, au paragraphe 54 :

[54]      Je ne peux cependant me rallier à la thèse voulant qu’il s’agisse d’une situation où existe également un risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels. La prétention du CN selon laquelle McKercher a obtenu des renseignements confidentiels qui pourraient lui être utiles dans l’affaire Wallace — à savoir une connaissance générale de la philosophie du CN en matière contentieuse — ne résiste pas à l’examen. Il ne suffit pas de [traduction] « simplement affirmer que la relation passée a renseigné l’avocat sur [. . .] la philosophie du client en matière contentieuse » : Moffat c. Wetstein , (1996), 29 O.R. (3d) 371 (Div. gén.), p. 401. [traduction] « Il y a une différence entre disposer de renseignements sur l’affaire en cause et connaître la philosophie d’entreprise » d’un ancien client : Canadian Pacific Railway c. Aikins, MacAulay & Thorvaldson (1998), 23 C.P.C. (4th) 55 (C.A. Man.), par. 26. Il faut que les renseignements puissent être utilisés contre le client de façon concrète. En l’espèce, les dossiers relatifs à la vente d’un immeuble, à l’insolvabilité et au préjudice corporel confiés à McKercher n’avaient absolument aucun rapport avec l’action intentée par M. Wallace, et le CN n’est pas parvenu à démontrer que ces dossiers ou d’autres dossiers confiés à McKercher auraient permis la communication de renseignements confidentiels pertinents susceptibles d’être utilisés contre le CN. [Souligné dans l’original.]

 

[123]       Les requérantes allèguent que B&P avait utilisé des renseignements confidentiels et, à titre d’exemple, qu’il avait renvoyé au passage suivant des arguments de MediaTube dans la requête en gestion de l’instance :

[traduction]

[…] Comme il est indiqué plus haut, les défenderesses [c’est‑à‑dire Bell] avaient connaissance de l’invention et du brevet 477 depuis de nombreuses années avant de lancer leurs systèmes IPTV attentatoire. Il est incroyable que les défenderesses aient pu agir de la sorte sans pleinement mesurer leur éventuelle responsabilité aux termes du brevet 477, eu égard à la fois à la contrefaçon et à la validité. [Non souligné dans l’original.]

 

[124]       Je ne vois là rien d’autre qu’un énoncé vigoureux destiné à capter l’attention visant à bien montrer que Bell Canada, une grande société de télécommunications d’envergure nationale, ne lancerait vraisemblablement pas un produit novateur sans d’abord vérifier son éventuelle responsabilité au regard du brevet 477. Comme je l’ai indiqué plus haut, on s’attendrait à ce que les défenderesses consultent un avocat pour examiner avec lui leur éventuelle responsabilité. Cet énoncé n’atteste pas l’utilisation de renseignements confidentiels.

 

Mandat de Bell Media (avril 2012) concernant le projet [Expurgé]

[125]       Les marques de commerce et les plans de Bell Media concernant le projet [Expurgé] étaient effectivement confidentiels, mais les requérantes n’ont pas démontré en quoi de tels renseignements confidentiels seraient pertinents pour le mandat de MediaTube. [Expurgé].

 

L’efficacité de l’écran déontologique n’est pas déterminante

[126]       Les requérantes affirment que l’écran déontologique n’était pas en place aux dates pertinentes et que par conséquent je devrais en conclure que des renseignements confidentiels ont été utilisés à mauvais escient. B&P affirme avoir, par mesure de grande prudence, installé un tel écran en mars 2013.

 

[127]       Aucun élément de preuve convaincant ne démontre que l’écran n’était pas en place en mars 2013. Il est prudent de mettre en place un écran déontologique, mais son existence ou son efficacité n’est pas déterminante parce que, en tout état de cause, aucun renseignement confidentiel intéressant le mandat de MediaTube n’a été communiqué à B&P par les diverses entités Bell.

 

Obligation de loyauté

La règle de la démarcation très nette ne s’appliquait pas quand B&P a décidé d’accepter de représenter MediaTube

 

[128]       La règle de la démarcation très nette ne s’applique pas dans la présente affaire parce que les requérantes ne sont pas des clientes actuelles de B&P. Subsidiairement, même si la règle s’appliquait, sa portée serait restreinte parce que les requérantes sont des plaideuses d’habitude.

 

[129]       Il n’est pas contesté que le dernier mandat que Bell Canada a confié à B&P s’est terminé en juin 2012, et que Bell Aliant n’a jamais été une cliente de B&P. Les requérantes ne sont donc pas des clientes actuelles de B&P.

 

[130]       Il s’agit de savoir si la qualité de Bell Media comme cliente actuelle de B&P peut donner lieu à une obligation de loyauté envers la famille tout entière d’entreprises Bell – ou du moins envers les requérantes.

 

[131]       Dans certaines circonstances, un cabinet d’avocats pourrait avoir des obligations envers des sociétés apparentées, mais ces circonstances n’existent pas en l’espèce.

 

[132]       Dans le jugement Savanna Energy Services Corp v CanElson Drilling Inc, 2010 ABQB 645, 37 Alta LR (5th) 275, la juge Martin, de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta, s’exprimait ainsi aux paragraphes 87 et 88 :

[traduction]

87     Toutefois dans certains cas, un avocat pourrait avoir des obligations envers des sociétés apparentées, non‑clientes ou quasi‑clientes, et il peut y avoir de bonnes raisons de ne pas s’en tenir uniquement au fait qu’il s’agit de sociétés distinctes. Au paragraphe 11 du jugement McKenna, le juge Lax faisait observer qu’il peut y avoir des cas où l’obligation de loyauté obligera un avocat à s’abstenir d’agir contre une société du même groupe afin de préserver une relation établie avec la cliente. Une telle conclusion dépendra des réponses aux questions suivantes : Quelle entente les parties ont‑elles conclue? Comment les sociétés fonctionnent‑elles? Quel était le point de vue de la société prétendant être une cliente? Enfin, que savait l’avocat de l’interrelation des sociétés?

 

88     Il incombe à Savanna Energy d’établir qu’elle se trouvait dans une relation avocat‑client par rapport à BLG. Au vu de la preuve qui m’a été présentée, aucune raison ni aucun fondement ne justifient l’élargissement de la protection d’un client à Savanna Energy : la demanderesse n’a pas établi une proximité suffisante ou une connaissance suffisante. [Non souligné dans l’original.]

 

[133]       Il appartenait aux requérantes d’établir qu’elles se trouvaient dans une relation avocat‑client par rapport à B&P. Hormis le fait que toutes les entités Bell sont servies par le même contentieux, les allégations générales selon lesquelles des stratégies de litige, de tolérance au risque et de gestion ont été communiquées à B&P, et certains termes ou expressions employés dans des courriels et dans des réponses données durant les contre‑interrogatoires, les requérantes n’ont présenté aucun autre élément permettant de prouver en quoi le mandat actuel que Bell Media a confié à B&P se répercuterait d’une manière ou d’une autre sur les requérantes ou confirmerait de quelque façon l’idée que c’est la famille d’entreprises Bell que B&P considérait comme sa cliente.

 

[134]       Comme je l’ai souligné plus haut, les divers courriels contenaient des références informelles à « Bell », plutôt qu’à la cliente précise, mais, si les auteurs des courriels avaient imaginé que ces références informelles allaient permettre d’affirmer que la cliente était la grande famille d’entreprises Bell, ils auraient probablement été plus précis. Les requérantes ont fait valoir que Me Chan avait fait référence aux sociétés apparentées comme si elles avaient été toutes ensemble la cliente, mais son courriel s’inscrivait dans le contexte d’une recherche visant à déceler un conflit d’intérêts dont l’objet est précisément de dépasser les mandats spécifiques pour pouvoir déceler d’éventuels conflits.

 

[135]       Les requérantes invoquent le fait que Bell n’est dotée que d’un seul service de contentieux, mais cela ne prouve pas que B&P se trouvait dans une relation avocat‑client par rapport à la famille d’entreprises Bell. Selon la preuve, un seul service de contentieux conseille toutes les entités, selon le type de conseil ou de fonctions. B&P se tenait en liaison avec tel ou tel avocat interne de Bell pour obtenir ses instructions. Par exemple, Me Sabbagh, avocat principal chez Bell Canada, a indiqué ses liens hiérarchiques et reconnu également que le service de contentieux est appelé service de contentieux tantôt de Bell, tantôt de BCE et tantôt de Bell Canada. Les autres avocats internes avaient eux aussi divers liens hiérarchiques avec Bell Canada ou avec BCE, ou avec les deux. La structure du service de contentieux ne permet pas de déduire quoi que ce soit concernant les mandats confiés à B&P par les diverses entités.

 

[136]       Si les requérantes se trouvaient effectivement dans une relation avocat‑client par rapport à B&P au motif que Bell Media était une cliente actuelle de B&P, il aurait dû être possible d’apporter d’autres éléments étayant ce fait.

 

[137]       Par exemple, les requérantes auraient pu produire des affidavits des avocats internes ou des avocats mandants qui avaient travaillé sur le projet [Expurgé], dans lesquels les auteurs auraient attesté que les requérantes avaient fourni des renseignements confidentiels à B&P à l’occasion du travail des avocats.

 

[138]       Maître Sabbagh, qui était également désigné comme directeur des marques de commerce chez Bell Canada, et qui était chargé du projet [Expurgé], n’a produit aucune preuve du genre. Il s’est exprimé en termes généraux seulement, sur la manière dont [Expurgé], [Expurgé] avaient été communiqués à B&P au cours des interventions de B&P dans le projet [Expurgé].

 

[139]       Par ailleurs, le dossier démontre que B&P avait obtenu plusieurs mandats l’autorisant à agir contre Bell Canada et Bell Media. Il n’est pas établi que BCE ou Bell Canada s’est opposée à ce que B&P représente les parties adverses dans ces mandats, ni qu’elles ont prétendu ne former qu’une seule et même famille et que B&P avait une obligation de loyauté envers la famille tout entière.

 

Même si elle s’applique, la règle de la démarcation très nette a une portée restreinte dans le cas présent

 

[140]       Les requérantes sont des sociétés expérimentées qui sont régulièrement parties à des litiges et qui entrent dans la catégorie des plaideurs d’habitude. Comme l’a indiqué l’intimé, les requérantes avaient été des parties dans 168 décisions publiées, encore que la période considérée n’ait pas été précisée. Toutefois, le fait d’être un plaideur d’habitude n’est qu’un exemple des circonstances susceptibles de justifier une réduction des attentes quant à l’exclusivité d’un mandat; toutes les circonstances doivent être prises en compte.

 

[141]       Bien qu’il soit exceptionnel d’écarter la règle de la démarcation très nette, divers facteurs donnent à penser que les requérantes ne pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que B&P n’agisse pas contre Bell dans l’accomplissement du mandat de MediaTube.

 

[142]       Il convient de rappeler les directives données au paragraphe 37 de l’arrêt McKercher, précité :

Dans certains cas, il n’est tout simplement pas raisonnable pour un client de prétendre qu’il s’attendait à ce que son cabinet d’avocats lui doive une loyauté sans partage et s’abstienne d’agir contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien. Comme l’a mentionné le juge Binnie dans Neil, les situations de ce genre forment l’exception plutôt que la règle. Il peut être utile de prendre en considération des facteurs comme la nature de la relation entre le cabinet d’avocats et son client, les modalités du mandat ainsi que les types de dossier en jeu pour décider s’il était raisonnable de s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agisse pas contre le client dans des dossiers sans lien avec le sien. En dernière analyse, les tribunaux doivent examiner cette question au cas par cas et écarter l’application de la règle de la démarcation très nette lorsqu’il apparaît qu’un client ne peut s’attendre raisonnablement à ce qu’elle s’applique.

 

[143]       Vu la structure sociale de Bell, l’autonomie de chacune des entités Bell et la fréquence des litiges auxquels elles sont parties, il n’est pas raisonnable pour les requérantes de s’attendre à ce que B&P n’agisse pas contre Bell dans des dossiers n’ayant aucun lien avec les siens. Comme je l’ai indiqué plus haut, B&P a effectivement agi contre les requérantes et d’autres entités Bell à plusieurs occasions.

 

[144]       Par ailleurs, Bell Canada, qui a coutume de recourir à l’assistance d’avocats externes et qui dispose de ressources au sein de son propre contentieux, aurait pu négocier avec B&P un mandat renfermant une clause de représentation exclusive, ou autres modalités délimitant le droit de B&P de représenter d’autres clients, mais Bell Canada ne l’a pas fait.

 

Le principe du risque sérieux : il n’y a aucun risque sérieux que l’efficacité de la représentation de MediaTube par B&P soit compromise

 

[145]       Quand la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas, il faut alors se demander si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du nouveau client par le cabinet d’avocats. Les parties n’ont pas présenté d’argument sur ce point. La Cour suprême a énoncé le principe du risque sérieux dans l’arrêt McKercher, précité, au paragraphe 38 :

[38]    En présence d’une situation qui échappe à la portée de la règle de la démarcation très nette pour l’une ou l’autre des raisons exposées précédemment, il faut se demander si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du client par l’avocat. La détermination de l’existence d’un conflit d’intérêts s’attache alors davantage au contexte et consiste à décider si la situation est [traduction] « susceptible d’exercer des pressions contradictoires sur le jugement » compte tenu de « la présence de facteurs qui peuvent raisonnablement être perçus comme influençant le jugement » : Waters, Gillen et Smith, p. 968. De plus, il incombe au client d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un conflit d’intérêts — il n’y a une présomption de conflit d’intérêts que si la règle de la démarcation très nette s’applique.

 

[146]       Or, les arguments généraux des parties ne donnent nullement à penser que la situation est « susceptible d’exercer des pressions contradictoires sur le jugement » compte tenu de « la présence de facteurs qui peuvent raisonnablement être perçus comme influençant le jugement ». Hormis les renseignements confidentiels découlant de la représentation antérieure, par B&P, des diverses entités de la famille d’entreprises Bell, renseignements dont il n’a pas été établi qu’ils intéressent le mandat de MediaTube, il n’y a pas d’autres facteurs qui puissent de quelque manière faire obstacle à la représentation de MediaTube par B&P. Par exemple, il a été mis fin aux relations avocat‑client entre B&P et toutes les entités formant la famille d’entreprises Bell, et Me Sabbagh ainsi que d’autres ont fait savoir qu’aucun autre mandat ne serait confié à B&P.

 

La réparation : une déclaration d’inhabilité de B&P n’est pas justifiée

[147]       Dans l’arrêt McKercher, précité, la Cour suprême faisait observer au paragraphe 61 qu’une déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire : (1) pour éviter le risque d’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels; (2) pour éviter le risque de représentation déficiente, et (3) pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.

 

[148]       Il n’est pas justifié en l’espèce de déclarer B&P inhabile à occuper. Compte tenu de mes conclusions selon lesquelles aucun renseignement confidentiel pertinent n’a été communiqué à B&P, la règle de la démarcation très nette ne s’applique pas et la représentation de MediaTube ne serait pas déficiente, la seule raison pour laquelle une déclaration d’inhabilité pourrait être justifiée serait l’impératif de préserver la considération dont jouit l’administration de la justice.

 

[149]       Dans le cas où une déclaration d’inhabilité à occuper est uniquement fondée sur la nécessité de préserver la considération dont jouit l’administration de la justice, il faut examiner les facteurs pertinents, exposés au paragraphe 65 de l’arrêt McKercher et reproduits ci‑dessus.

 

[150]       L’argument des requérantes, pour qui B&P a agi de mauvaise foi en créant délibérément une situation qui ferait d’elles d’anciennes clientes, n’a aucun fondement. B&P a plutôt agi avec franchise envers les diverses entités Bell que le cabinet représente ou a représentées. Par exemple, les avocats œuvrant chez B&P ont communiqué avec Me Sabbagh et Me Howard avec célérité et d’une manière collégiale; ils leur ont suggéré d’autres cabinets susceptibles de prendre la relève pour certains des dossiers courants de Bell au sein de B&P; et ils ont pris la décision opérationnelle de mettre fin à leur relation avec Bell, pour des raisons financières légitimes, après comparaison des dossiers soumis par le passé et des dossiers susceptibles de l’être dans l’avenir. B&P a cru raisonnablement que la règle de la démarcation très nette ne s’appliquait pas.

 

[151]       Je ne dis pas que la présente affaire fait apparaître des abus tactiques, mais il convient de reprendre les propos tenus par la Cour suprême dans l’arrêt McKercher, au paragraphe 36, pour bien faire ressortir les enjeux lorsque d’importants cabinets d’avocats représentent d’importants clients institutionnels :

[36]      Troisièmement, la règle de la démarcation très nette ne peut être invoquée avec succès par une partie qui cherche à en abuser. Dans certaines circonstances, une partie peut chercher à invoquer cette règle d’une manière qui tient à des considérations de « tactique plutôt que de principe » : Neil, par. 28. La possibilité d’abus tactiques est particulièrement élevée dans le cas de clients institutionnels qui font affaire avec de grands cabinets d’avocats nationaux. En effet, ces clients ont les moyens de retenir les services d’un nombre important de cabinets, et le recours, par un de ces clients, aux services d’un seul associé dans une ville canadienne peut empêcher tous les autres avocats du cabinet au Canada d’agir contre lui. Comme l’a fait remarquer le juge Binnie,

 

[e]n cette ère de cabinets d’envergure nationale et de roulement élevé des avocats, surtout aux niveaux inférieurs, il se peut que l’imposition d’exigences exagérées et inutiles quant à la loyauté envers le client, réparties entre un grand nombre de cabinets et d’avocats qui ne connaissent, en fait, aucunement le client ni ses affaires particulières, privilégie la forme au détriment du contenu et l’avantage tactique plutôt que la protection légitime. [Neil, par. 15]

 

Par conséquent, les clients qui créent volontairement des situations où la règle de la démarcation très nette entre en jeu pour priver des adversaires de leur choix d’un avocat renoncent au bénéfice de la règle. En fait, les clients institutionnels ne devraient pas répartir leurs mandats parmi une multitude de grands cabinets d’avocats pour tenter délibérément de susciter des conflits d’intérêts. [Souligné dans l’original, caractère gras ajouté.]

 

[152]       Les fusions et restructurations de sociétés clientes d’un même cabinet d’avocats, à quoi s’ajoutent les fusions de cabinets d’avocats, sans oublier le nomadisme des avocats, entraînent des relations complexes qui rendent difficiles le pistage des clients et le repérage des conflits, et qui font ressortir l’importance de mandats précis indiquant clairement le client et l’étendue du mandat.

 

[153]       Il n’est pas réaliste de croire que, si une entité faisant partie d’un important groupe d’entreprises retient les services d’un cabinet d’avocats, ce cabinet est engagé par la totalité du groupe.

 

[154]       Le fait pour un cabinet d’avocats dont les services ont été retenus par des membres de la famille d’entreprises Bell d’être également considéré comme embauché par la famille tout entière restreindrait ou limiterait considérablement les mandats que les cabinets pourraient accepter, et les conflits d’intérêts se multiplieraient et seraient difficiles à démêler. C’est là une question qui est sans doute plus marquée dans les affaires de propriété intellectuelle, comme c’est le cas ici, la propriété intellectuelle étant un domaine spécialisé qui mobilise une classe particulière de juristes et de cabinets.

 

[155]       Dans le cas présent, il n’y a pas lieu d’empêcher à jamais B&P d’accepter des mandats autonomes à l’encontre de Bell ou de sociétés de la famille Bell au motif que le cabinet a déjà représenté Bell ou des sociétés de la famille Bell, dans certains cas il y a déjà fort longtemps.

 

[156]       BCE, Bell Canada et d’autres entités de la famille Bell sont des sociétés distinctes ayant chacune sa personnalité juridique. Comme je l’ai souligné, elles ont déjà excipé de cette structure pour nier leur responsabilité du fait de leurs filiales (voir Frey, précité, aux paragraphes 11 à 14; Khare, précité, aux paragraphes 4 et 5).

 

[157]       Si l’on suit le raisonnement des requérantes, de grands groupes, telle la famille Bell, pourraient réorganiser leurs propres services de contentieux et stratégiquement disperser leurs mandats parmi une diversité de cabinets de manière à limiter, voire éliminer, les cabinets susceptibles de représenter leurs opposants.

 

[158]       Ce n’est pas là une manière réaliste de voir le monde des affaires puisque la grande entreprise n’a pas l’obligation correspondante de confier suffisamment de mandats au cabinet d’avocats pour que celui‑ci soit en mesure d’agir exclusivement pour elle. Il en résulte une situation de non‑réciprocité entre le cabinet et le grand groupe qu’il représente, rendant ainsi plus difficile pour le cabinet de poursuivre ses activités. Qui plus est, si une telle relation est souhaitée ou voulue par un grand groupe, ou par ses filiales, elle devrait être négociée et clairement énoncée dans le mandat.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR REJETTE la requête en vue d’ordonner au cabinet Bereskin & Parr de cesser d’occuper pour MediaTube dans l’action principale ET ADJUGE les dépens en faveur de l’intimé.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T‑705‑13

 

INTITULÉ :

MEDIA TUBE CORP. ET NORTH VU INC. c

BELL CANADA ET BELL ALIANT COMMUNICATIONS RÉGIONALES, SOCIÉTÉ EN COMMANDITE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 28 NOVEMBRE 2013

 

MOTIFS PUBLICS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

                                                            LA JUGE KANE

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 4 AVRIL 2014

COMPARUTIONS :

Andrew J. Reddon

Fiona Legere

Brooke MacKenzie

 

POUR LES défenderesses,

 

Terrence O’Sullivan

Paul Michell

 

POUR LA PARTIE INTIMÉE,

BERESKIN & PARR S.E.N.C.R.L., s.r.l.

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES défenderesses,

 

Lax O’Sullivan Scott Lisus LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA PARTIE INTIMÉE,

BERESKIN & PARR S.E.N.C.R.L., s.r.l.

 

 

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