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Date : 20140716


Dossier : T-357-14

Référence : 2014 CF 695

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 16 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

MARTIN CHAMBERS

demandeur

et

JOSEPH DAOU, EN SA QUALITÉ DE GESTIONNAIRE PRINCIPAL DE L’UNITÉ DES TRANSFÈREMENTS INTERNATIONAUX DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F-7, à l’encontre de la décision du gestionnaire principal de l’Unité des transfèrements internationaux du Service correctionnel du Canada (l’UTI), datée du 17 septembre 2013 (la décision), portant que le demandeur ne répond pas aux conditions d’un transfèrement aux termes de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21 (la LTID).

II.                LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen canadien qui purge actuellement une peine d’emprisonnement aux États-Unis après avoir été déclaré coupable d’un chef de complot en vue de commettre un blanchiment d’argent et de quatre chefs de blanchiment d’argent selon le droit fédéral des États-Unis. Le 14 mai 2013, il a sollicité un transfèrement dans le but d’achever de purger sa peine au Canada aux termes de la LTID qui met en œuvre dans le droit canadien le Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sur l’exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, 2 mars 1977, RT Can 1978 no 12 (le Traité), et la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, Conseil de l’Europe, 21 mars 1983, STE 112 (la Convention) (à laquelle le Canada et les États-Unis sont tous deux partis), parmi d’autres instruments.

[3]               Aux termes de la LTID et du Traité, le délinquant et les deux États doivent approuver le transfèrement. Les États-Unis ont approuvé la demande du demandeur le 4 septembre 2013, et celle‑ci a été transmise à l’UTI. Dans la lettre du 17 septembre 2013, le gestionnaire principal de cette unité, Joseph Daou, a informé le demandeur qu’il ne remplissait pas les conditions nécessaires pour obtenir un transfèrement. En réponse à des observations supplémentaires fournies par l’avocat du demandeur, M. Daou a réitéré sa position dans des lettres des 23 octobre et 10 décembre 2013. C’est cette décision portant que M. Daou n’a pas droit à un transfèrement qui est en litige dans la présente instance.. S’il avait été décidé que M. Daou y avait droit, il restait au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) à décider s’il approuvait ou non le transfèrement.

[4]               Le demandeur a commencé à purger une peine de 188 mois (15 ans et 8 mois) le 18 août 2003. En comptant le temps passé en détention préventive et la réduction de peine pour bonne conduite, il affirme que sa date de libération prévue aux États-Unis est le 7 septembre 2016. Les parties s’entendent toutefois sur le fait que la peine maximale qu’il aurait encourue pour des infractions équivalentes selon le droit canadien aurait été de 10 ans. Étant donné que la LTID prévoit que le délinquant transféré doit purger la peine la plus courte et compte tenu des réductions mentionnées ci-dessus, cela veut dire qu’il aurait déjà purgé la peine canadienne. Si le demandeur demeure aux États-Unis, il continuera d’être incarcéré pendant un certain temps. S’il est transféré au Canada, il sera immédiatement mis en liberté. La question que soulève la présente demande est de savoir si la LTID autorise ce dernier scénario, de sorte que le demandeur aurait eu le droit d’être transféré et que son dossier aurait dû être transmis au ministre pour décision. Le demandeur sollicite un jugement déclarant qu’il a le droit d’être transféré aux termes de la LTID ainsi qu’une ordonnance de mandamus obligeant le défendeur à traiter sa demande et à la transmettre au ministre pour décision.

[5]               Parallèlement à la présente demande, le demandeur a également présenté une requête à la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans laquelle il sollicite une ordonnance d’habeas corpus, assortie d’un bref de certiorari auxiliaire et les réparations prévues au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Dans des motifs prononcés à l’audience le 4 juillet 2014, le juge Silverman de cette cour a conclu que la décision en litige ici était fondée sur une mauvaise interprétation de la LTID et était donc illégale, et que la poursuite de la détention du demandeur, découlant des actions ou omissions des autorités canadiennes, portait atteinte au droit que lui accorde l’article 7 de Charte; Chambers c Daou, 2014 BCSC 1284. Le juge Silverman s’est abstenu, pour des motifs de compétence, de rendre une ordonnance de mandamus exigeant que la demande soit transmise au ministre pour décision, mais il a accordé une ordonnance d’habeas corpus et s’est fondé sur le paragraphe 24(1) de la Charte pour déclarer que le demandeur [traduction] « est et continue à être détenu illégalement selon le droit canadien et que les droits que lui garantit la Charte ont été violés, en raison d’une interprétation erronée de la Loi sur le transfèrement international des délinquants ». La Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré qu’elle s’attendait qu’à la suite de son ordonnance, [traduction« M. Daou transmette la demande du demandeur de la façon habituelle au ministre pour qu’il rende une décision à ce sujet » (au paragraphe 110).

[6]               Le demandeur a décidé de poursuivre la présente instance, malgré cette décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui a été rendue une semaine avant l’audience de la Cour. Comme on pouvait s’y attendre, compte tenu des circonstances, la question de savoir si la Cour devrait entendre la présente demande a été soulevée à l’audience. Le défendeur a soutenu que l’affaire était désormais chose jugée et que la Cour ne pouvait entendre la demande et se prononcer à son sujet.

III.             LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               Dans sa lettre du 17 septembre 2013, M. Daou informait le demandeur qu’aux termes des alinéas 3(1)c) et e) de la Convention et de l’article 4 de la LTID, il n’avait pas le droit d’être transféré. M. Daou fournissait l’explication suivante :

[traduction]

Les infractions pour lesquelles vous avez été condamné à une peine de prison de quinze (15) ans et huit (8) mois […] constitueraient au Canada une infraction passible d’une peine maximale de dix (10) ans d’emprisonnement aux termes de l’alinéa 465(1)c) et de l’article 462.31 du Code criminel.

Votre peine de dix (10) ans au Canada aurait commencé le 18 août 2003. Vous bénéficiez d’une réduction de 431 jours pour le temps passé en détention préventive et de 418 jours pour bonne conduite; par conséquent, votre date d’expiration du mandat serait le 8 août 2011. Comme cela est mentionné à l’article 3(1)c) de la Convention, la durée de condamnation que le condamné qui sollicite son transfèrement à encore à subir doit être d’au moins six mois pour que le transfèrement puisse être ordonné. Étant donné que cette date est déjà passée, nous ne pouvons vous transférer.

[8]               Cette position a été confirmée dans la lettre de M. Daou du 23 octobre 2013. Cette deuxième lettre mentionne qu’étant donné que la date d’expiration du mandat du demandeur aurait été le 8 août 2011, d’après les calculs effectués aux termes de l’article 22 de la LTID, et que cette date est déjà passée [traduction] « la peine ne peut être purgée au Canada. ». M. Daou attire également l’attention du demandeur sur l’article 13 de la LITD qui énonce que « la peine imposée au délinquant canadien transféré continue de s’appliquer en conformité avec le droit canadien, comme si la condamnation et la peine avaient été prononcées au Canada » ainsi que sur la section 2 de l’article 10 de la Convention qui énonce que la peine « ne peut aggraver par sa nature ou par sa durée la sanction prononcée dans l’État de condamnation ni excéder le maximum prévu par la loi de l’État d’exécution ».

[9]               La troisième lettre, datée du 10 décembre 2013, ajoutait ce qui suit :

[traduction]

[…] D’après l’information qui nous a été fournie par les autorités des États-Unis, les peines imposées à M. Chambers pour le chef de « complot en vue de commettre un blanchiment d’argent » et les quatre chefs de « blanchiment d’argent » devaient être purgées de façon concurrente. Par conséquent, la peine d’emprisonnement de quinze (15) ans et de huit (8) mois imposée à Chambers pour les cinq chefs d’accusation ne peut être exécutée au Canada que comme une peine de dix (10) ans.

[10]           M. Daou répète que le demandeur n’a pas le droit d’être transféré et déclare que [traduction] « [m]alheureusement, il n’est pas possible de faire des exceptions aux règles et au règlement applicables au transfèrement des délinquants des États-Unis au Canada ».

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]           La question de fond que soulève la présente demande est de savoir si le défendeur a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas le droit d’être transféré aux termes de la LITD. Le demandeur soulève une deuxième question, celle de savoir si les dispositions du Traité et de la Convention qui énoncent que seuls les délinquants à qui il reste encore six mois de peine d’emprisonnement à purger ont le droit d’être transférés font partie du droit canadien, même si elles n’ont pas été expressément mises en œuvre par la LTID. À mon avis, il ne s’agit pas là d’une question distincte, mais d’une question qui fait partie d’un aspect dont il faut tenir compte pour répondre à la première question.

[12]           Depuis que cette instance a été introduite devant le tribunal, le juge Silverman de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu une décision portant sur les mêmes faits, mettant aux prises les mêmes parties et soulevant les mêmes questions que celles qui me sont soumises actuellement. Le délai d’appel applicable à la décision du juge Silverman n’est pas encore expiré et nous ne savons pas comment ce dossier va évoluer devant les tribunaux de la Colombie‑Britannique.

[13]           Cela soulève des questions de chose jugée, de préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de courtoisie judiciaire; cela soulève également la question de savoir si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner la présente demande, étant donné que la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu récemment une décision dans une instance parallèle.

V.                ANALYSE

[14]           Le problème que pose au demandeur le jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique est que le juge Silverman n’a pas estimé qu’il pouvait accorder un bref de mandamus à titre de mesure auxiliaire d’un bref d’habeas corpus fondé sur une violation de la Charte. Le demandeur avait sollicité ces mesures devant le juge Silverman et, s’il estime que la décision n’est pas correcte, il pourrait fort bien interjeter appel sur ce point, bien que je reconnaisse que cela n’apporterait peut-être pas une solution pratique à ses problèmes.

[15]           Les réparations prévues par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales sont de nature discrétionnaire. Je reconnais l’importance du rôle que joue le contrôle judiciaire pour faire respecter la suprématie de la loi, mais la Cour a le pouvoir de choisir entre exercer un contrôle judiciaire et accorder une réparation : Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, [1995] ACS no 1; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 36 à 41; Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), [2010] 1 RCS 6, 2010 CSC 2, aux paragraphes 43 à 52. J’estime qu’en l’espèce, il est approprié que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas effectuer le contrôle judiciaire demandé et de ne pas rendre une ordonnance de mandamus, la réparation demandée par le demandeur.

[16]           Il n’est pas certain que ce soit le principe de la chose jugée qui interdise à la Cour de le faire. Il y a toutefois, à mon avis, d’importantes raisons pratiques pour lesquelles la Cour devrait exercer de cette façon son pouvoir discrétionnaire.

[17]           Le principe de la chose jugée a été résumé de façon succincte par la Cour suprême du Canada dans Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460 (Danyluk), de la façon suivante :

20        Le droit s’est doté d’un certain nombre de moyens visant à prévenir les recours abusifs. L’un des plus anciens est la doctrine de la préclusion per rem judicatem, qui tire son origine du droit romain et selon laquelle, une fois le différend tranché définitivement, il ne peut être soumis à nouveau aux tribunaux : Farwell c. La Reine (1894), 22 R.C.S. 553, p. 558, et Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, p. 267-268. La doctrine est opposable tant à l’égard de la cause d’action ainsi décidée (on parle de préclusion fondée sur la demande, sur la cause d’action ou sur l’action) que des divers éléments constitutifs ou faits substantiels s’y rapportant nécessairement (on parle alors généralement de préclusion découlant d’une question déjà tranchée) : G. S. Holmested et G. D. Watson, Ontario Civil Procedure (feuilles mobiles), vol. 3 suppl., 21§17 et suiv. […]

[18]           Il est possible, à mon avis, que la préclusion fondée sur la cause d’action ne soit pas applicable ici. Elle interdit les réclamations qui [traduction] « faisaient objectivement partie » d’un litige antérieur : Britannia Airways Ltd v Royal Bank of Canada, [2005] OJ No 2, 5 CPC (6th) 262, au paragraphe 13 (CS Ont), citant Maynard c Maynard, [1951] RCS 346. Dans cette affaire, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré qu’elle n’avait pas le pouvoir d’accorder un bref de mandamus.

[19]           La plupart des questions que la Cour aurait dû trancher pour examiner au fond la présente demande ont été jugées par la Cour suprême de la Colombie-Britannique – notamment la question de savoir si la condition relative à l’obligation de subir une peine d’« au moins de six mois » fait partie du droit canadien et, si c’est le cas, si elle s’applique selon son libellé de façon à interdire au demandeur d’obtenir un transfèrement aux termes de la LTID. En l’espèce, les conditions préalables à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplies (la même question a été tranchée, la décision judiciaire est définitive et les parties sont identiques : voir Danyluk, précité, au paragraphe 25), mais ce principe ne doit pas être appliqué machinalement (Danyluk, précité, au paragraphe 33) :

33        Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimée) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncée par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée : British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1 (C.A.), par. 32; Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 38-39; Braithwaite c. Nova Scotia Public Service Long Term Disability Plan Trust Fund (1999), 176 N.S.R. (2d) 173 (C.A.), par. 56.

[20]           Si la Cour décidait que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’était pas applicable et examinait à nouveau l’affaire au fond, cela pourrait mener à des conclusions incompatibles. Il y a en outre le risque de voir des appels parallèles portant sur des questions qui se chevauchent interjetés devant des cours d’appel distinctes. Cela aurait une incidence négative sur l’économie des ressources judiciaires et créerait un autre risque d’obtenir des résultats incompatibles.

[21]           Le demandeur invite la Cour à se fonder sur les conclusions que la Cour suprême de la Colombie-Britannique a tirées sur le fond et à ordonner la réparation que la cour en question n’avait pas le pouvoir d’accorder. On pourrait se demander s’il serait approprié que la Cour rende une telle ordonnance sans tirer ses propres conclusions sur le fond, mais une telle approche n’atténuerait pas le risque d’avoir des appels parallèles possibles, comme cela a été mentionné ci-dessus.

[22]           Tout en reconnaissant que la Cour fédérale et les cours supérieures provinciales exerçaient une compétence concurrente dans ce domaine du droit, la Cour suprême a toujours déclaré qu’il s’agissait là d’une question de choix de forum et de réparation qui appartenait au prisonnier (voir May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 RCS 809, aux paragraphes 16, 32 et 33, 44, 66 et 67 (May); Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, aux paragraphes 44, 56 et 72 (Khela)). Par exemple, la Cour a déclaré dans May, au paragraphe 44 :

44        En résumé donc, la jurisprudence de notre Cour établit que les prisonniers peuvent décider de contester la légalité d’une décision touchant leur liberté résiduelle soit devant une cour supérieure provinciale par voie d’habeas corpus, soit devant la Cour fédérale par voie de contrôle judiciaire. En principe, une cour supérieure provinciale devrait exercer sa compétence lorsqu’on le lui demande. Elle ne devrait pas refuser d’exercer sa compétence en matière d’habeas corpus simplement parce qu’il existe une autre voie de recours qu’elle juge tout aussi ou même plus commode. Le choix appartient au demandeur. Une cour supérieure ne pourra à bon droit refuser d’exercer cette compétence que dans des circonstances limitées. […]

[Non souligné dans l’original.]

[23]           Le juge Lebel examine les ressemblances et les différences entre ces deux possibilités dans Khela. Les différences comprennent le fait que les réparations qui peuvent être accordées dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont de nature discrétionnaire alors que l’habeas corpus ne l’est pas. C’était là une des raisons pour lesquelles les cours supérieures des provinces ne doivent pas refuser d’exercer leur compétence en matière d’habeas corpus, même s’il existe un autre recours efficace devant la Cour fédérale. Le choix appartient au prisonnier :

37        […] sous bien des rapports, l’habeas corpus assorti d’un certiorari auxiliaire s’apparente, sur le plan fonctionnel, au contrôle judiciaire en Cour fédérale. Après tout, le « contrôle judiciaire », entendu [TRADUCTION] « au sens le plus large », renvoie seulement à la fonction de surveillance des cours de justice chargées de veiller à ce que le pouvoir exécutif s’exerce dans le respect de la primauté du droit (Farbey, Sharpe et Atrill, p. 18, 56). Telle est également la raison d’être de l’habeas corpus ramené à sa plus simple expression (voir de façon générale Farbey, Sharpe et Atrill, p. 18, 52-56).

38        Malgré leurs ressemblances fonctionnelles, d’importantes différences subsistent toutefois sur les plans de la réparation et de la procédure entre le certiorari auxiliaire de l’habeas corpus en cour supérieure provinciale et la demande visant seulement le bref de certiorari sous le régime de la LCF. Au nombre de ces différences, mentionnons a) les réparations susceptibles d’être obtenues de l’une ou l’autre cour, b) le fardeau de preuve et c) la nature non discrétionnaire de l’habeas corpus.

[…]

41        […] Enfin, le contrôle judiciaire constitue un recours intrinsèquement discrétionnaire (C. Ford, « Dogs and Tails : Remedies in Administrative Law », dans C. M. Flood et L. Sossin, dir., Administrative Law in Context (2e éd. 2013), p. 107-109). Dans une telle procédure, le tribunal peut, au début de l’audience, décider si l’affaire doit aller plus loin (D. J. Mullan, Administrative Law (2001), p. 481). Par contre, le bref d’habeas corpus est accordé d’office lorsque le demandeur prouve la privation de liberté et soulève valablement un doute quant à la légalité de cette privation. En d’autres termes, l’affaire doit être entendue dès lors que le détenu avance quelque fondement permettant de conclure à l’illégalité de la détention (May, par. 33, 71; Farbey, Sharpe et Atrill, p. 52-54).

42        Vingt ans après la trilogie Miller, notre Cour a souligné dans May l’importance qu’elle attache à possibilité pour les cours supérieures d’entendre les demandes d’habeas corpus. En effet, dans ce dernier arrêt, les juges majoritaires ont confirmé sans ambigüité la validité du raisonnement qui sous-tend l’arrêt Miller : « on ne devrait pas décliner compétence relativement à l’habeas corpus simplement en raison de l’existence d’un autre recours » (par. 34). […]

[24]           Plus loin dans la décision, le juge Lebel soulève le risque de gaspiller les ressources judiciaires qu’entraîneraient des instances parallèles. Il s’agissait de savoir si l’appelant avait raison de soutenir que les prisonniers ne devraient pas pouvoir contester le caractère raisonnable des décisions en matière de transfèrement (à titre de méthode susceptible de démontrer son illégalité) dans le cadre d’une demande d’habeas corpus présentée à une cour supérieure provinciale :

70        Enfin, obliger les détenus à contester devant la Cour fédérale le caractère raisonnable d’une décision du SCC de transférer un détenu pourrait aussi conduire à un gaspillage des ressources judiciaires. Par exemple, un détenu pourrait contester le processus suivi pour rendre une décision et le caractère raisonnable de celle-ci. Si nous acceptions la position des appelants, un détenu pourrait d’abord contester cette décision pour des motifs d’équité procédurale en présentant à la cour supérieure provinciale une demande d’habeas corpus assorti d’un certiorari auxiliaire. En cas de rejet de cette demande, le détenu pourrait alors contester le caractère raisonnable de la même décision en sollicitant la délivrance d’un bref de certiorari devant la Cour fédérale. Compte tenu de la possibilité d’obtenir un certiorari auxiliaire, une telle scission des recours serait illogique, causerait sans doute un dédoublement des procédures et aurait une incidence négative sur l’économie des ressources judiciaires.

[Non souligné dans l’original.]

[25]           Par contraste avec le bref d’habeas corpus, il y a lieu de faire remarquer qu’une des conditions préalables à la délivrance d’une ordonnance de mandamus est que « [l]e requérant n’a aucun autre recours ». En outre, l’ordonnance recherchée doit avoir « une incidence sur le plan pratique » : Apotex Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742, [1993] ACF no 1098, au paragraphe 45.

[26]           La Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré qu’elle s’attendait à ce que le défendeur agisse conformément à sa déclaration relative aux droits du demandeur et transmette la demande au ministre pour décision selon le processus normal. Cette réparation pourrait fort bien s’avérer efficace, de sorte qu’une ordonnance de mandamus rendue par la Cour ne serait pas utile et serait dépourvue d’effet pratique.

[27]           La question n’est pas théorique. À l’heure actuelle, si le défendeur souhaitait contester au fond la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, il lui suffirait d’interjeter appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Si la Cour devait rendre une ordonnance de mandamus fondée sur des conclusions semblables, le défendeur serait alors obligé de plaider des questions identiques ou très semblables devant deux cours d’appel différentes. Cela entraînerait un risque de résultats incompatibles et un gaspillage de ressources judiciaires précieuses.

[28]           D’un autre côté, si la Cour examinait la demande au fond et en arrivait à une conclusion différente, l’incompatibilité des résultats aurait un effet préjudiciable à la réputation de la justice.

[29]           Lorsqu’il n’a pas été démontré qu’une ordonnance de mandamus était nécessaire, il n’est pas justifié de prendre ces risques. C’est pourquoi il s’agit là d’un cas approprié dans lequel la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire et ne pas examiner le bien-fondé de la demande.

[30]           Cela ne veut pas dire que, si le défendeur décidait de ne pas porter en appel le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique et ne tenait pas compte de la déclaration qu’a faite cette cour au sujet des droits du demandeur, aucun recours ne pourrait être exercé devant la présente cour. La Cour pourrait fort bien décider d’accorder une réparation dans de telles circonstances, puisque celles‑ci soulèveraient des considérations liées à la suprématie de la loi. Cependant, ce n’est pas là la question dont est saisie la Cour et celle-ci ne sera tranchée que lorsque la situation s’y prêtera, le cas échéant.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                   La Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’entendre la présente demande.

2.                   Si les parties souhaitent que la Cour se prononce sur les dépens, celles-ci devront présenter leurs observations par écrit dans les 60 jours de la date du présent jugement.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-357-14

 

INTITULÉ :

MARTIN CHAMBERS c JOSEPH DAOU, EN SA QUALITÉ DE GESTIONNAIRE PRINCIPAL DE L’UNITÉ DES TRANSFÈREMENTS INTERNATIONAUX DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-bRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUILLET 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 16 JUILLET 2014

COMPARUTIONS :

John W. Conroy, c.r.

 

POUR Le demandeur

MARTIN CHAMBERS

 

Lucy Bell

 

POUR LE DÉFENDEUR

JOSEPH DAOU, EN SA QUALITÉ DE GESTIONNAIRE PRINCIPAL DE L’UNITÉ DES TRANSFÈREMENTS INTERNATIONAUX DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conroy & Company

Avocats

Abbotsford (Colombie-Britannique)

 

POUR Le demandeur

MARTIN CHAMBERS

POUR LE DÉFENDEUR

JOSEPH DAOU, EN SA QUALITÉ DE GESTIONNAIRE PRINCIPAL DE L’UNITÉ DES TRANSFÈREMENTS INTERNATIONAUX DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

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