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Date : 20140711


Dossier : IMM-3281-13

Référence : 2014 CF 681

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LATIF AHMAD ANWAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision rendue par Pasquale Fiorino, commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission]. La Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur après avoir conclu que ce dernier n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes respectivement des articles 96 et 97 de la Loi.

I.                   Questions à trancher

[2]               Les questions à trancher dans le cadre de la présente demande sont les suivantes :

A.    La Commission a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

B.     La Commission a‑t‑elle pris une décision déraisonnable en concluant que le demandeur n’est pas un ahmadi?

II.                Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen du Pakistan. Il soutient être un adepte de l’ahmadiyya, mouvement religieux islamique. 

[4]               Dans l’exposé circonstancié de son formulaire de renseignements personnels [FRP], le demandeur décrit diverses formes de persécution dont il aurait fait l’objet en tant qu’ahmadi au Pakistan. En 1974, le gouvernement pakistanais a déclaré que les ahmadis n’étaient pas des musulmans. En 1984, la plupart des pratiques religieuses de l’ahmadiyya ont été interdites par le gouvernement.

[5]               Le demandeur décrit plusieurs incidents de persécution auxquels il a personnellement été exposé. En 1953, il y avait constamment des émeutes anti‑ahmadis dans le quartier où vivait le demandeur. Ce dernier et sa famille n’ont pas quitté leur domicile durant les émeutes.

[6]               Après les émeutes, les extrémistes de la région ont commencé à harceler le demandeur et sa famille. Des menaces ont été proférées à l’endroit du père du demandeur. Le demandeur s’est mis à pratiquer sa religion en cachette.

[7]               À compter de 1966, le demandeur a élu domicile à Karachi, où il est devenu enseignant. Ses collègues savaient qu’il était un adepte de cette religion. Toutefois, le demandeur n’avait informé personne du quartier. Il a incité ses enfants à ne pas dévoiler leur religion à personne. Outre quelques commentaires défavorables à l’égard des ahmadis, la situation du demandeur ne lui a posé aucun problème avant 2011.

[8]               En octobre 2011, un voisin a accusé le demandeur d’être un ahmadi. Le voisinage a commencé à le harceler verbalement.

[9]               En décembre 2011, un homme a frappé chez le demandeur et lui a demandé d’ouvrir la porte, ce que le demandeur a refusé de faire étant donné qu’il ne reconnaissait pas la voix de son interlocuteur. L’homme lui a répondu qu’il [traduction] « reviendrait s’occuper de lui » et qu’il ne pourrait pas s’enfuir.

[10]           En janvier et en février 2012, des déchets ont été déposés devant le domicile du demandeur, et les murs ont été souillés de graffitis anti‑ahmadis. En février 2012, le demandeur a reçu deux appels au cours desquels on l’a menacé de mort s’il n’abjurait pas ses croyances en l’ahmadiyya. Il n’a pas pu identifier l’appelant et n’a pas communiqué avec la police, car il était d’avis que les policiers ne donneraient pas suite à ses préoccupations. En fait, il croyait que la police lui causerait des ennuis à cause de ses croyances. L’état de santé du demandeur s’est détérioré en raison de ces problèmes.

[11]           Plus tard au cours du mois de février 2012, le demandeur a entendu des enfants qui se trouvaient à l’extérieur de chez lui affirmer que le demandeur allait se faire [traduction] « dépecer comme une chèvre ». Il a conclu que les adultes du quartier formulaient des commentaires semblables.

[12]           Le demandeur a commencé à craindre pour sa sécurité et a décidé de quitter le Pakistan. Il a démissionné de son poste d’enseignant. Il affirme que la décision a été difficile à prendre puisqu’il gagnait un bon salaire et aimait son emploi.

[13]           Le demandeur a quitté le Pakistan le 6 mars 2012 et a déposé une demande d’asile au Canada.

[14]           La crédibilité était la question déterminante au cœur de la décision de treize paragraphes rendue par la Commission. Voici l’essentiel de la décision de la Commission :

…Je trouve invraisemblable que le demandeur d’asile ait pu travailler à titre d’enseignant dans des établissements d’enseignement publics pendant près de 50 ans, et même obtenir le poste de directeur, et qu’il n’ait fait l’objet d’aucun type de discrimination ou de persécution dans aucun des établissements d’enseignement où il a travaillé, alors que ses collègues étaient au courant de sa confession ahmadie. Il a travaillé comme enseignant pendant 50 ans sans faire l’objet de persécution, puis, un mois après sa retraite, il vient au Canada et présente une demande d’asile. Il est selon moi invraisemblable que, en tant que membre de la religion ahmadie, le demandeur d’asile n’ait fait l’objet d’aucune menace ou discrimination pendant ses 50 années de travail comme enseignant, alors qu’il a reconnu que ses collègues étaient au courant de sa confession. J’estime, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il est de confession ahmadie.[…] Étant donné cette conclusion quant à la crédibilité, je n’accorde aucune force probante aux documents présentés selon lesquels le demandeur d’asile était de confession ahmadie au Pakistan.

III.             Norme de contrôle

[15]           La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125, au paragraphe 51). Dans le cas de la conclusion selon laquelle le demandeur ne serait pas un ahmadi, c’est la norme de la raisonnabilité qu’il faut appliquer (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 51).

IV.             Analyse

A.                La Commission a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

[16]           Le demandeur soutient qu’il n’a pas été avisé du fait que son identité religieuse posait problème aux yeux de la Commission. Étant donné qu’il s’agissait d’une question déterminante, la Commission a commis une erreur (Kane c Cons. d’administration de l’U.C.B., [1980] 1 RCS 1105, à la page 1114).

[17]           Malgré les arguments convaincants présentés par l’avocat du demandeur à cet égard, je ne considère pas qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale. Le demandeur a été informé que la crédibilité était en cause, et il était représenté par un avocat. Son identité religieuse a été jugée en fonction de sa crédibilité. Rien dans la décision de la Commission ne porte à croire que la remise en question de la Commission était axée exclusivement sur un aspect distinct de la crédibilité qui n’était pas lié à l’identité religieuse du demandeur. Le demandeur n’a pas produit la transcription de l’audience, conformément à la règle 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. En l’absence de cet élément de preuve, je ne peux conclure qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale.

B.                 La Commission a‑t‑elle pris une décision déraisonnable en concluant que le demandeur n’est pas un ahmadi?

[18]           Le demandeur souligne que le fond de la décision de la Commission repose sur une conclusion d’un seul paragraphe selon laquelle le demandeur ne serait pas un ahmadi parce qu’il est invraisemblable qu’il ait pu travailler pendant cinquante ans sans faire l’objet de persécution religieuse. Le demandeur soutient que la raison fournie est insuffisante et que les éléments de preuve qu’il a présentés n’ont pas été pris en considération.

[19]           Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve témoignant de son identité religieuse (Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑8166, le 6 juin 2011 [Ahmed]). Au nombre des éléments de preuve figurent vingt reçus pour des dons offerts à des organismes ahmadis au Pakistan et au Canada qui remontent à 2006, une carte d’identité ahmadie du demandeur, des écussons ahmadis que le demandeur s’est vu remettre pour sa participation à des conférences organisées par des membres ahmadis au Canada, en Angleterre, aux États-Unis et en Italie, de 2005 à 2011.

[20]           Par ailleurs, la Commission n’a pas tenu compte de la certification du demandeur à titre de membre du Mouvement Ahmadiyya en Islam, laquelle confirme que le demandeur est un ahmadi.

[21]           La conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par la Commission repose uniquement sur une conclusion d’invraisemblance : la Commission a jugé qu’il est invraisemblable que le demandeur n’ait pas été persécuté dans le passé. Se fondant sur cette conclusion, la Commission n’a pas passé en revue les éléments de preuve du demandeur ni les renseignements sur la situation dans le pays.

[22]           Bien qu’il puisse sembler invraisemblable que le demandeur n’ait jamais été persécuté au cours de sa carrière d’enseignant, les conclusions d’invraisemblance doivent satisfaire à des exigences particulières s’inscrivant dans le contexte de la norme de la raisonnabilité. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le fait que la Commission se soit fondée uniquement sur cette conclusion d’invraisemblance est déraisonnable. Ainsi qu’a tranché le juge Simon Noël dans Ansar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1152 :

17 D’entrée de jeu, il importe d’établir une distinction entre les conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité et sa conclusion voulant que le danger posé par M. Choudhry soit « invraisemblable ». Le tribunal doit être attentif à l’emploi qu’il fait de ce terme et de ses conséquences. Il ne peut conclure à l’invraisemblance que « dans les cas les plus évidents » (Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7, [2001] A.C.F. n1131). Les inférences faites par le tribunal doivent être raisonnables et ses motifs doivent être formulés en termes clairs et explicites (R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 9, [2003] A.C.F. n162). Ainsi que l’explique le juge Richard Mosley au paragraphe 15 de la décision Santos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937, [2004] A.C.F. no 1149 :

[L]es conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d’invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l’appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions.

[23]           En l’espèce, la Commission reconnaît qu’elle n’a pas examiné les éléments de preuve présentés par le demandeur qui pourraient infirmer sa conclusion quant à la vraisemblance. De même, le commissaire n’a cité aucune preuve documentaire à l’appui de sa conclusion quant à la vraisemblance. L’ensemble de son analyse se résumait effectivement à un seul paragraphe. Le fait d’avoir statué sur la présente demande en se fondant sur cette conclusion quant à la vraisemblance n’est pas synonyme de transparence du processus décisionnel ni de justification. Du moins, ce n’est pas ce qui ressort des motifs ni des éléments de preuve au dossier. 

[24]           Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas d’un facteur déterminant dans le cadre de la présente demande, je suis d’accord avec le demandeur que l’affaire Ahmed appuie son affirmation. Contrairement à l’argument du défendeur, dans l’affaire Ahmed, la Commission a ignoré l’ensemble des éléments de preuve soutenant l’idée que le demandeur était un ahmadi et non seulement sa profession de foi sur son passeport :

… D’abord, la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas produit de documents corroborant son identité religieuse. En statuant qu’elle ne disposait pas de « documents crédibles provenant du Pakistan pour confirmer que le demandeur d’asile est ahmadi », la Commission n’a pas tenu compte du passeport du demandeur où il était indiqué qu’il était de religion ahmadie. La lettre du « Bureau de gestion du cimetière Bahashti » n’était peut-être pas une preuve de persécution du demandeur, mais elle indiquait certainement qu’il était ahmadi. Le demandeur a produit également des copies de reçus pour des dons faits depuis 1987, ainsi qu’un document attestant le poste important qu’il occupe à titre de leader parmi les aînés au Canada. Compte tenu de cette preuve, la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas produit de preuve établissant qu’il était de religion ahmadie est abusive et déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire en vue d’un nouvel examen;

2.                  qu’il n’y aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3281-13

 

INTITULÉ :

LATIF AHMAD ANWAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 Juillet 2014

 

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 jUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

 

POUR LE DEMANDEUR,

LATIF AHMAD ANWAR

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OTIS & KORMAN

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR,

LATIF AHMAD ANWAR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

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