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Date : 20140715


Dossier : IMM-12490-12

Référence : 2014 CF 700

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

ROSA VIRGINIA SERVELLON MELENDEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision du 31 octobre 2012 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a refusé de reconnaître à la demanderesse la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou celle de personne à protéger suivant les articles 96 et 97 de la Loi, qu’elle cherchait à obtenir.

CONTEXTE

[2]               La demanderesse est une citoyenne salvadorienne de 30 ans, arrivée au Canada le 17 août 2010 après avoir tenté en vain d’obtenir le droit d’asile aux États-Unis (É.-U.). Elle prétend qu’elle et sa famille ont été victimes de menaces, d’extorsion, de violence et de meurtres perpétrés par les membres d’un gang criminel (Maras) au cours des deux dernières décennies, et qu’elle serait exposée à un danger à cause de ce gang si elle retournait à présent au Salvador.

[3]               Les problèmes de la demanderesse avec les Maras remontent à 1993. Des membres du gang Maras Salvatrucha [MS] ont assassiné son père lorsque ce dernier a refusé de céder à leur demande d’extorsion. L’oncle de la demanderesse a été blessé par balle durant cet incident, il l’a signalé aux policiers, mais ceux-ci n’y ont donné aucune suite, bien qu’ils l’aient assuré qu’ils mèneraient une enquête. La mère de la demanderesse a ouvert un dépanneur dans le domicile familial, mais en 1995, les mêmes membres du MS ont commencé à lui extorquer de l’argent à elle aussi. Comme elle ne pouvait leur donner qu’une partie de ce qu’ils réclamaient, ils se sont présentés chez elle en 1996, emportant tout son argent et des marchandises du magasin. Les menaces et l’extorsion se sont poursuivies. En 1998, la mère de la demanderesse a vendu ses biens et s’est enfuie aux États-Unis, où elle se trouve encore en vertu d’un permis de travail temporaire renouvelable; la demanderesse et ses cinq frères et sœurs sont restés chez leur grand‑mère dans une région rurale. Les Maras les ont retrouvés et ont continué à leur réclamer de l’argent, menaçant même d’enlever ou d’assassiner la demanderesse.

[4]               La demanderesse prétend qu’elle a appelé la police [traduction] « environ trois fois » pour rapporter ces menaces. La première fois, ils ont cru à une blague, et les fois suivantes, ils lui ont dit de se présenter au commissariat pour faire une déclaration. La demanderesse était trop effrayée pour le faire.

[5]               Les montants d’argent réclamés par les Maras ont continué d’augmenter. À une occasion, ils sont entrés de force dans la maison et ont exigé 5 000 $US – une somme bien supérieure aux montants habituels –, car ils savaient que la mère de la demanderesse se trouvait désormais aux États-Unis. Son frère s’est mis à crier, alertant ainsi les voisins, et les Maras sont partis. Environ trois mois plus tard, en 1999, les Maras ont de nouveau accosté la demanderesse alors qu’elle quittait la maison. Ils lui ont réclamé de l’argent et pris des bijoux. Elle a couru ensuite après le bus. Elle prétend n’avoir jamais signalé cet incident parce qu’elle craignait qu’ils ne se vengent.

[6]               En 2003, la demanderesse est partie aux États-Unis avec l’aide de sa mère et a présenté une demande d’asile à la frontière. Après son départ du Salvador, les Maras ont tenté de violer sa sœur, mais se sont enfuis à l’approche d’un bus. Cette dernière a quitté le pays pour les États‑Unis en 2004, et son frère Tito a fait de même en 2006 à cause des demandes d’extorsion incessantes des Maras. En août 2005, un oncle qui venait juste d’ouvrir un commerce a été attaqué au couteau par les Maras et a failli mourir. La demanderesse indique qu’il s’agissait du même gang puisqu’ils se sont enquis à son sujet et au sujet de sa famille auprès de son oncle et qu’ils voulaient savoir quand ils reviendraient. Son oncle a signalé cet incident et deux jeunes hommes ont été arrêtés et détenus pendant trois mois.

[7]               La demanderesse affirme que son frère Tito et un de ses cousins ont été expulsés des États-Unis vers le Salvador au début de 2012. Le cousin a ouvert un restaurant, dans lequel il a été attaqué et assassiné le 7 juillet 2012. D’après la demanderesse, les employés présents lui ont rapporté que les Maras se sont enquis à son sujet. Tito se déplace d’un lieu à l’autre à travers le pays; trois autres frères vivent toujours chez leur grand-mère, ils n’ont ni emploi ni commerce.

[8]               Après le refus de sa demande d’asile aux États-Unis en juillet 2009, et le rejet de son appel en août 2010, la demanderesse a fait l’objet d’une ordonnance d’expulsion. Craignant de retourner au Salvador, elle a traversé la frontière canadienne à Windsor (Ontario) en août 2010 avec l’aide de l’organisation Freedom House, et a déposé une demande d’asile.

DÉCISION SOUS CONTRÔLE

[9]               La SPR a conclu que les questions déterminantes pour la demande d’asile concernaient le lien, la crédibilité, le risque généralisé et la protection de l’État. La SPR a conclu que les craintes de la demanderesse n’étaient pas liées à l’un des cinq motifs reconnus par la Convention relative au statut des réfugiés, que le risque auquel elle était exposée au Salvador était généralisé et, subsidiairement, qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État par une preuve claire et convaincante.

[10]           En ce qui regarde le lien, la Commission a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel elle appartenait à un « groupe social » aux fins de l’article 96 de la Loi, en tant que membre d’une famille ayant refusé de se plier aux demandes d’un gang, ou en tant que jeune femme privée de la protection de son père. La SPR a estimé que la famille était victime des menaces de membres d’un gang criminel, ce qui n’avait aucun lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention. La demanderesse n’appartenait donc pas à un groupe social, mais était plutôt victime d’un crime, et sa demande d’asile devait être examinée au titre du paragraphe 97(1) de la Loi.

[11]           La question de savoir pourquoi la demanderesse n’avait pas signalé les demandes d’extorsion à la police soulevait pour la SPR des préoccupations concernant sa crédibilité; celle‑ci était néanmoins disposée à accepter, aux fins de la décision, que des membres du gang MS avaient menacé sa famille afin de lui soutirer de l’argent. La Commission s’est donc employée à déterminer si le risque auquel était exposée la demanderesse était généralisé, et si elle disposait de la protection adéquate de l’État au Salvador.

[12]           La SPR a estimé que la demanderesse était exposée au même risque que celui auquel la population du Salvador est généralement exposée, et par conséquent, que la qualité de personne à protéger ne pouvait lui être reconnue en vertu du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Elle a conclu, sur la foi des documents sur la situation dans le pays, que l’extorsion est un crime couramment commis par des membres de gangs criminels au Salvador, et qu’elle s’accompagne d’autres crimes répandus comme le vol qualifié, le meurtre et l’enlèvement. Le problème de l’extorsion est généralisé et il concerne les riches et ceux qui sont perçus comme tels :

[L]a menace à la vie à laquelle la demandeure d’asile est exposée au Salvador relativement aux demandes d’extorsion est un risque répandu auquel sont généralement exposées d’autres personnes dans le pays. Le fait que la demandeure d’asile ait été personnellement prise pour cible par des criminels aux fins d’extorsion ne signifie pas que le risque auquel elle était exposée, ou auquel elle serait exposée à son retour au Salvador, n’est pas un risque généralisé. […]

[13]           La Commission a examiné certaines décisions de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale ayant trait au risque généralisé, et a tiré la conclusion suivante :

La preuve documentaire laisse entendre que ce type d’extorsion vise des personnes de presque tout âge, peu importe son sexe et de n’importe quel type d’emploi et que le seul critère serait le fait que les criminels croient, à tort ou à raison, que leur cible a peut-être de l’argent. Selon la jurisprudence citée, le fait qu’une personne en particulier risque des représailles si elle cesse de se conformer aux exigences des criminels ne fait pas de ce risque une exception à l’exclusion prévue si d’autres personnes sont généralement exposées au même risque. Étant donné que l’extorsion par des gangs et des criminels ainsi que les risques associés au non-versement des sommes exigées sont un risque auquel de nombreux autres citoyens du Salvador sont également exposés, le tribunal estime que le risque auquel est exposée la demandeure d’asile est un risque généralisé.

[14]           La SPR a ensuite examiné la question de la protection de l’État, « [à] titre subsidiaire », et s’est demandé « s’il y a une protection de l’État adéquate au Salvador, si la demandeure d’asile a pris toutes les mesures raisonnables pour se réclamer de cette protection et si elle a fourni une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à la protéger ».

[15]           La Commission a conclu, « selon la prépondérance des probabilités, que la demandeure d’asile n’a pas démontré qu’elle ne peut pas bénéficier de la protection de l’État au Salvador ». Elle a rappelé que les États sont présumés être en mesure de protéger leurs citoyens : les demandeurs d’asile doivent réfuter cette présomption par des éléments de preuve « clairs et convaincants »; il leur incombe également de réclamer cette protection à l’État lorsqu’elle peut être raisonnablement assurée. Le fardeau dont doit s’acquitter le demandeur d’asile pour établir l’absence d’une protection de l’État est directement proportionnel au degré de démocratie de l’État en cause, et « [d]ans une démocratie établie, comme le Salvador, le demandeur d’asile doit faire davantage que simplement démontrer qu’il s’est adressé à des policiers et que ses efforts se sont révélés infructueux ».

[16]           La Commission a conclu que la demanderesse n’était pas allée au commissariat pour signaler les tentatives d’extorsion ou le vol de bijoux à la police comme celle-ci le lui avait conseillé. Bien qu’elle ait expliqué qu’elle ne l’avait pas fait par peur des extorqueurs, voici l’avis de la Commission sur ce point :

Un demandeur d’asile ne peut pas réfuter la présomption en ce qui concerne un État où la démocratie fonctionne en ne faisant valoir qu’une réticence subjective à solliciter la protection de l’État. Douter de l’efficacité de la protection de l’État alors que celle‑ci n’a pas vraiment été testée ne réfute pas pour autant l’existence d’une présomption de protection de l’État. La demandeure d’asile n’est pas allée voir la police parce qu’elle avait [traduction] « peur ». Le tribunal estime que cette explication est déraisonnable. Pour tirer cette conclusion, le tribunal a pris en considération la preuve documentaire suivante et, même s’il est reconnu que le problème du comportement des gangs criminels est courant, le tribunal estime que la preuve est convaincante pour ce qui est de l’existence d’une protection de l’État adéquate au Salvador.

[17]           Après avoir passé en revue une partie de la preuve documentaire concernant la protection étatique contre les gangs criminels au Salvador, la Commission a tiré les conclusions suivantes :

Le tribunal reconnaît que la preuve documentaire est ambivalente, mais celle-ci confirme néanmoins que l’État fait de sérieux efforts pour lutter contre la violence et la criminalité des gangs, et que ces efforts sont fructueux. […]

[…]

C’est après avoir tenu compte de ces éléments de preuve et de la situation particulière de la présente demandeure d’asile que le tribunal estime que celle-ci disposerait raisonnablement de recours si elle devait retourner au Salvador aujourd’hui. La demandeure d’asile n’a pas démontré qu’une protection ne lui serait pas raisonnablement assurée si elle choisissait d’en faire la demande ou qu’il lui serait objectivement déraisonnable de demander cette protection.

QUESTIONS EN LITIGE

[18]           La demanderesse soulève un certain nombre de questions dans ses observations, mais je crois que le défendeur a formulé plus précisément les enjeux de la présente demande :

a)      La SPR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le risque auquel la demanderesse était exposée n’avait aucun lien avec un motif reconnu par la Convention relative au statut des réfugiés?

b)      La SPR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le risque auquel la demanderesse était exposée était généralisé, ce qui l’excluait de la catégorie des personnes à protéger aux termes du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi?

c)      La SPR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle elle pouvait se prévaloir de la protection de l’État au Salvador?

NORME DE CONTRÔLE

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a indiqué qu’il n’était pas nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle dans chaque instance. Lorsque celle qui s’applique à une question particulière que la Cour doit trancher est établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, le tribunal de révision peut l’adopter. Il n’examinera les quatre facteurs de l’analyse liée à la norme de contrôle que si cet exercice s’avère infructueux, ou que si la jurisprudence semble désormais incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire : Agraira c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[20]           Le défendeur soutient que la norme de la raisonnabilité doit s’appliquer aux conclusions de la SPR sur la question de savoir si un demandeur d’asile est exposé à un risque généralisé (Paz Guifarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182 [Paz Guifarro]), s’il peut se prévaloir d’une protection suffisante de l’État (Valdez Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 387), et si sa crainte de persécution a un lien avec un motif de protection des réfugiés reconnu par la Convention (Lozandier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 770, au paragraphe 17). La demanderesse n’est pas d’accord sur la norme de contrôle applicable à la conclusion concernant le risque généralisé, et affirme qu’il s’agit d’une question d’interprétation juridique soumise à la norme de la décision correcte : Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678 [Portillo]. Le défendeur réplique que dans le jugement Portillo, la Cour a refusé de se prononcer sur la norme de contrôle, car cela n’était pas nécessaire aux fins de la décision.

[21]           Je reconnais que la jurisprudence est partagée sur ce point, mais j’estime que la majorité des décisions pertinentes indique que l’interprétation et l’application de l’alinéa 97(1)b) de la Loi par la SPR concernant le caractère généralisé du risque sont assujetties à la norme de la raisonnabilité : voir Paz Guifarro, précité, aux paragraphes 18 et 19; Lozano Navarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 768, aux paragraphes 15 et 16; Garcia Vasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477, aux paragraphes 13 et 14; Correa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 252, au paragraphe 19 [Correa]; contra : Chalita Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1059, au paragraphe 29; Innocent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1019, au paragraphe 37.

[22]           Qui plus est, une longue suite d’arrêts de la Cour suprême du Canada, par ailleurs de plus en plus importante, montre bien que l’interprétation par un décideur administratif de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée à son mandat est présumée être un exercice d’interprétation législative méritant une certaine déférence à l’étape du contrôle judiciaire : Dunsmuir, précité, au paragraphe 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa]; Nolan c Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, au paragraphe 34; Celgene Corp c Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, au paragraphe 34; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux paragraphes 18, 23 et 24; Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, 343 DLR (4th) 193, aux paragraphes 46 et 47; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 34; McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 21 et 22 [McLean]. Cette présomption n’est pas « immuable » (McLean, précité, au paragraphe 22; Rogers Communications Inc. c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, au paragraphe 16), mais la Cour doit avoir une raison de principe pour s’en écarter, et aucune n’a été mentionnée en l’espèce. C’est pourquoi je suis d’avis que chacune des questions soulevées dans la présente affaire est assujettie à la norme de la raisonnabilité.

[23]           Au moment d’examiner une décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir précité, au paragraphe 47, ainsi que Khosa, précité, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable dans le sens où elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[24]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention - le réfugié - la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

Convention refugee

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes - sauf celles infligées au mépris des normes internationales - et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Person in need of protection

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and


(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

ARGUMENTS

La demanderesse

Lien avec un motif prévu par la Convention relative au statut des réfugiés

[25]           S’agissant du lien, la demanderesse affirme que la jurisprudence reconnaît la famille comme groupe social aux fins de la protection accordée aux réfugiés : Ndegwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 847, au paragraphe 9 [Ndegwa]; Al‑Busaidy c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration) (1992), 139 NR 208 [Al‑Busaidy]. Elle soutient également que la SPR n’a pas expliqué en quoi elle n’avait pas établi de lien en tant que jeune femme, alors que cet aspect a été spécifiquement abordé à l’audience.

Conclusion regardant le risque généralisé

[26]           La demanderesse fait valoir que l’interprétation de l’alinéa 97(1)b) par la SPR sur la question du risque généralisé est à la fois incorrecte et déraisonnable, en particulier lorsqu’elle conclut que « [l]e fait que la demandeure d’asile ait été personnellement prise pour cible par des criminels aux fins d’extorsion ne signifie pas que le risque auquel elle était exposée, ou auquel elle serait exposée à son retour au Salvador, n’est pas un risque généralisé ». Pour la demanderesse, les deux parties de cette proposition sont tout simplement incompatibles : si quelqu’un est personnellement pris pour cible, le risque auquel il est exposé n’est plus généralisé. Il était donc déraisonnable de la part de la SPR d’appliquer dans son cas l’exception du risque généralisé tout en reconnaissant qu’elle a été personnellement prise pour cible : Tomlinson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 822 [Tomlinson]; Portillo, précité; Kaaker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1401; Petrona Quintanilla De Rivas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-4180-11, 20 mars 2012 (CF).

[27]           La demanderesse soutient qu’il est déraisonnable de transformer un danger particulier en risque généralisé simplement parce que d’autres personnes sont concernées. Le fait que d’autres gens puissent se heurter au même danger particulier ne change rien à la nature du risque auquel la demanderesse est exposée : Hernandez Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 592. Elle cite le jugement Balcorta Olvera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1048, au paragraphe 40, dans lequel le juge Shore a souscrit au raisonnement adopté par la juge Gleason dans le jugement Portillo, précité :

[40]      […] Premièrement, il est problématique d’accepter qu’une personne qui a été expressément ciblée soit exposée à un risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes. Le risque auquel est exposée une personne qui a été ciblée est qualitativement différent du risque auquel est exposée une personne soumise à une forte probabilité d’être ciblée. Ainsi, le premier risque ne peut être considéré comme un risque général. […]

[28]           Si la conclusion de la Commission est bien fondée, affirme la demanderesse, il n’y aurait probablement jamais de cas où le paragraphe 97(1) pourrait offrir une protection contre les risques liés aux crimes, ce qui est contraire aux consignes de la Cour dans le jugement Vaquerano Lovato c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143 [Vaquerano Lovato] :

[14]      Comme il a été souligné dans Vivero, l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait-il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l’espèce, la Commission ne s’est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.

[29]           La demanderesse estime que dans la présente affaire, la SPR a mal interprété les exigences du paragraphe 97(1) et qu’elle a commis l’erreur de s’en tenir aux motifs de persécution, dont il n’est pas question dans cette disposition. Le simple fait pour une personne d’être personnellement exposée à un risque devrait suffire qu’elle obtienne la protection visée par cette disposition. La question n’est pas de savoir pourquoi, mais comment la demanderesse a été prise pour cible.

[30]           La demanderesse soutient que c’est le fait qu’elle a été prise pour cible personnellement, et non celui que les Maras s’attaquent à la population en général, qui est déterminant quant à la question de savoir si le risque est généralisé. La Commission avait l’obligation d’évaluer individuellement le risque prospectif la concernant, et elle ne l’a pas fait : Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31 [Prophète CAF]; Martinez Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365 [Martinez Pineda]; Vaquerano Lovato, précité. La demanderesse avance que l’exclusion fondée sur le risque généralisé ne doit s’appliquer que dans des cas extrêmes, comme une catastrophe globale, ce qui n’est pas le cas en l’espèce : Surajnarain c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1165.

[31]           La demanderesse estime qu’un demandeur qui a spécifiquement été pris pour cible et soumis à des menaces et des attaques répétées est exposé à un plus grand risque que celui que auquel la population en général est exposée, et mérite la protection visée à l’article 97 : Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62; Martinez Pineda, précité. Il en va de même de ceux qui sont spécifiquement et personnellement exposés au risque d’être tués par un gang, alors que généralement les autres ne le sont pas : Guerrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210; Ponce Uribe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1164.

[32]           En l’espèce, soutient la demanderesse, la SPR a mal défini la nature du risque auquel elle était exposée. Les Maras ont commencé à la persécuter non pas parce qu’elle passait pour être riche, mais parce que son père a refusé de céder à leurs demandes et a été assassiné. Les Maras ont spécifiquement pris cette famille pour cible, et ont continué à le faire même après que la mère de la demanderesse eut vendu tous ses biens, quitté le pays et déplacé ses enfants dans une région rurale, et que la famille eut cessé d’être « riche ». En ne tenant pas compte de la nature spécifique de la menace la concernant, la Commission en est arrivée à l’assimiler à un risque généralisé au Salvador : Portillo, précité; Arevalo Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 493; Martinez De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1068 [Martinez De La Cruz].

Conclusion concernant la protection de l’État

[33]           La demanderesse affirme que la conclusion de la SPR portant qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État est également déraisonnable.

[34]           La demanderesse estime que lorsqu’ils réclament la protection de l’État, les demandeurs n’ont pas à mettre leur vie en danger simplement pour en démontrer l’inefficacité : Gonsalves c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 844, au paragraphe 16; Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 724; Oliveros Rubiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 106; Katwaru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 612. En l’espèce, la demanderesse a tenté plusieurs fois de contacter la police, qui ne l’a pas prise au sérieux et l’a simplement invitée à se rendre en personne au commissariat. À son avis, la police a donc clairement démontré sa réticence à lancer une enquête, ce qui rend la conclusion de la SPR déraisonnable : Kraitman et al c Canada (Secrétaire d’État) (1994), 81 FTR 64, 27 Imm LR (2d) 283 (CF 1re inst.).

[35]           La demanderesse souligne que le critère en matière de protection de l’État tient à son caractère suffisant (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 [Flores Carrillo]). Les seuls efforts ne suffisent pas; le tribunal doit offrir une « indication sur l’efficacité des mécanismes de protection » : Ralda Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1041, au paragraphe 28. Autrement dit, le critère n’a rien à voir avec de « sérieux efforts » : Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1176, au paragraphe 8 [Lopez 2010]. Ceux-ci doivent avoir « véritablement engendré une protection adéquate de l’État » : Jaroslav c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 634, au paragraphe 75 [Jaroslav]; Toriz Gilvaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598, au paragraphe 39; Lopez 2010, précité, au paragraphe 8. L’évaluation du caractère suffisant consiste notamment à déterminer si, en pratique, les recours offerts sont utiles : Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1211; Vigueras Avila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359.

[36]           La demanderesse soutient aussi que la SPR a utilisé le mauvais critère pour évaluer le caractère suffisant de la protection de l’État, en s’en tenant surtout aux efforts que met le gouvernement à lutter contre les Maras. La preuve suivant laquelle les conditions régnant dans le pays se sont améliorées ne rend pas tout à fait compte de la situation particulière de la demanderesse, et ne répond pas spécifiquement à la question de savoir si une personne prise pour cible par les Maras bénéficie d’une protection suffisante de l’État au Salvador. La SPR n’a pas examiné la protection de l’État du point de vue du risque spécifique auquel la demanderesse est exposée, ce qui rend son analyse déraisonnable : Avila Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1291; Martinez Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 898. Elle ne s’est pas demandé non plus comment les efforts de lutte contre les Maras déployés par le Salvador engendraient une protection suffisante de l’État : Meza Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364.

[37]           La demanderesse affirme avoir fourni une abondance d’éléments de preuve documentaire attestant que les victimes des Maras ne peuvent pas obtenir une protection suffisante de l’État et que les mesures antigang du gouvernement n’engendrent rien de tel. À son avis, le Cartable national de documentation de la Commission pour le Salvador l’atteste aussi. Les extraits cités par la SPR indiquent que « la loi sur la protection des victimes et des témoins […] devrait être modifiée afin de protéger adéquatement les victimes » et que, pour ceux qui portent plainte contre les Maras, la protection n’est offerte « que lors de l’étape du procès ».

Le défendeur

[38]           Le défendeur fait valoir que les conclusions de la Commission ayant trait au risque généralisé et à la protection de l’État étaient raisonnables, et que chacune suffisait en soi pour disposer de la demande d’asile.

Lien avec un motif prévu par la Convention relative au statut des réfugiés

[39]           Le défendeur avance qu’il est généralement difficile pour la personne victime d’un crime ou d’une vendetta personnelle d’établir un lien entre sa crainte de persécution et les motifs de protection des réfugiés (Kang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1128; Desir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 225). Il ajoute que la conclusion de la Commission portant que la demanderesse a été victime d’un crime et n’a pas établi de lien avec les motifs prévus à l’article 96 était raisonnable. Il estime que les jugements invoqués par la demanderesse sur ce point – Ndegwa et Al-Busaidy, précités – peuvent tous deux être écartés. Les parents des demandeurs dans ces affaires avaient été pris pour cibles en raison de leur sexe et de leur nationalité, respectivement, soit des motifs prévus à l’article 96, et il a été établi qu’il existait un lien dans le cas des demandeurs, en tant que parents d’une personne qui craignait d’être persécutée pour des motifs reconnus par la Convention. Dans le cas présent, le risque menaçant la famille de la demanderesse était l’extorsion et la criminalité, lesquelles n’ont aucun lien avec les motifs prévus à l’article 96. Par ailleurs, la demanderesse a indiqué dans son propre témoignage qu’elle craignait d’être prise pour cible à des fins d’extorsion à son retour au Salvador parce qu’elle serait prise pour une personne riche après son séjour à l’étranger.

Conclusion ayant trait au risque généralisé

[40]           Le défendeur affirme que le critère relatif à l’article 97 de la Loi est conjonctif : la demanderesse doit établir à la fois qu’elle est personnellement exposée à un risque et que les autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent n’y sont pas généralement exposées. Cela signifie que le risque ne peut pas concerner un important sous-groupe de la population : Paz Guifarro, précité, au paragraphe 32; Baires Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993, au paragraphe 27 [Baires Sanchez].

[41]           La demanderesse ne conteste pas la conclusion portant que l’extorsion pratiquée par les MS et les violences associées sont des risques auxquels sont généralement exposés les autres citoyens du Salvador, mais elle avance que l’exception relative au risque généralisé ne trouve pas à s’appliquer puisqu’elle a personnellement été prise pour cible. Pour le défendeur, elle tente ainsi de réduire le critère conjonctif à un élément unique, manœuvre que la Cour a rejetée. Par exemple, dans le jugement Paz Guifarro, la Cour a confirmé la décision de la Commission qui avait reconnu que le demandeur était personnellement exposé à un risque, mais rejeté la demande d’asile, car l’extorsion était un risque généralisé pour tous les citoyens du Honduras : Paz Guifarro, précité, au paragraphe 32; voir aussi Fernandez Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 69 [Fernandez Ramirez]; Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11; Wilson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 103 [Wilson]. Ces affaires montrent bien que le fait d’être prise personnellement pour cible ne suffit pas à soustraire la demanderesse à l’exception touchant le risque généralisé. Elle devait également montrer que le risque auquel elle faisait face ne concernait pas aussi un important sous-groupe de la population : Baires Sanchez, précité. Or, elle a déclaré durant son témoignage que toute personne tenue pour riche risquait d’être victime d’extorsion au Salvador.

[42]           L’argument selon lequel la Commission a mal défini la nature du risque auquel était exposée la demanderesse témoigne d’un examen sélectif des motifs et de la preuve. La Commission a constaté que le père de la demanderesse avait été pris pour cible parce qu’il avait résisté aux demandes des MS, mais a estimé que cela n’annulait pas le risque relevant de l’exception du risque généralisé, étant donné que « l’extorsion par des gangs et des criminels ainsi que les risques associés au non-versement des sommes exigées sont un risque auquel de nombreux autres citoyens du Salvador sont également exposés ». La demanderesse a d’ailleurs déclaré durant son témoignage que sa famille avait été prise pour cible parce que certains de ses membres passaient pour avoir de l’argent, et qu’elle-même serait prise pour cible par les Maras à son retour parce qu’on la croirait riche après un séjour à l’étranger. Le défendeur fait valoir que ce sont là des risques généralisés au Salvador, comme l’attestent la preuve documentaire et le témoignage même de la demanderesse. Le risque auquel elle est exposée n’a pas perdu son caractère généralisé parce que sa famille a été prise pour cible pour avoir refusé de céder aux demandes des MS, ni parce qu’elle a elle‑même été prise pour cible : Paz Guifarro, précité; Chavez Fraire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 763; Wilson, précité.

Conclusion concernant la protection de l’État

[43]           Le défendeur soutient que la conclusion de la Commission concernant la protection de l’État était raisonnable compte tenu de la preuve documentaire et du fait que la demanderesse ne s’est pas adressée à l’État pour obtenir sa protection.

[44]           L’observation de la demanderesse selon laquelle la police n’était pas disposée à l’aider n’est pas étayée par le dossier. Elle a déclaré qu’elle avait téléphoné à la police à trois reprises et que les policiers lui ont demandé de se rendre au commissariat pour faire une déclaration officielle, ce qu’elle n’a pas fait. Rien n’indique qu’elle a demandé aux policiers de venir chez elle et que ceux-ci ont refusé. La Commission a pris en considération le motif avancé par la demanderesse pour expliquer pourquoi elle n’avait pas fait de déclaration officielle – à savoir qu’elle avait peur d’aller au commissariat – et l’a jugé déraisonnable. Cette crainte trahissait au mieux une réticence subjective à faire intervenir l’État, et il en faut davantage pour repousser la présomption de la protection de l’État : Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1126. Le défendeur signale que la Commission a également examiné les documents concernant la situation dans le pays, et conclu que ceux-ci ne réfutaient pas la présomption de protection de l’État.

[45]           L’argument selon lequel la SPR a appliqué le mauvais critère en s’en tenant aux efforts du gouvernement pour lutter contre la violence des gangs est infondé pour deux raisons. Premièrement, il vise à inverser le fardeau se rapportant à la protection de l’État. La Commission n’a pas à se demander si les lois et les programmes évoqués dans les documents concernant la situation dans le pays ont bel et bien été mis en œuvre. Il appartient plutôt à la demanderesse de montrer que la protection de l’État était insuffisante, en dépit de ces lois et programmes, ce qu’elle n’a pas fait : Flores Carillo, précité; Camacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 830. Deuxièmement, les motifs montrent que la Commission a examiné quelles lois existaient et s’est penchée sur leur mise en œuvre. La preuve documentaire citée par la Commission évoquait la capture et l’arrestation réussies de nombreux membres des MS; une importante réduction des activités criminelles commises par les Maras et d’autres gangs depuis le déploiement de soldats en renfort de la police a également été rapportée. S’agissant de l’attaque contre l’oncle de la demanderesse, la SPR a souligné que l’agression a été signalée à la police et que deux individus ont été arrêtés. La conclusion portant que la demanderesse n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État était donc raisonnable.

ANALYSE

[46]           La demanderesse veut être protégée en tant que réfugiée contre l’extorsion et la violence des gangs répandues au Salvador. C’est tout à fait compréhensible, mais la protection offerte aux réfugiés ne couvre pas tous les risques auxquels s’exposent les demandeurs d’asile dans leur pays. Tout en reconnaissant les problèmes présents au Salvador, la Commission a conclu que la demanderesse n’était pas persécutée au sens de l’article 96, ni exposée à un risque au sens de l’article 97.

[47]           La demanderesse affirme que la Commission n’a pas examiné son argument ayant trait au lien avec un motif prévu par la Convention selon lequel elle était une jeune femme privée de la protection de son père. Cette question est abordée au paragraphe 8 de la décision :

D’après les éléments de preuve contenus dans son FRP, la demandeure d’asile fonde sa crainte de persécution sur son appartenance à un groupe social au titre de l’article 96 de la LIPR. Dans ses observations, le conseil a avancé que le lien avec l’article 96 consistait en la famille de la demandeure d’asile, à savoir, plus précisément, une famille qui a refusé d’obéir aux ordres des membres d’un gang ou, sinon, en le fait d’être une jeune femme privée de la protection de son père. Le tribunal souligne respectueusement son désaccord quant à cette opinion du fait que les auteurs des infractions à l’endroit de la demandeure d’asile (et de sa famille) sont des membres d’un gang illégal, vraisemblablement la MS. Étant donné que le tribunal conclut que ce que la famille a subi comme préjudice n’a pas de lien avec la définition, la demandeure d’asile ne peut pas être considérée comme appartenant à un groupe social, soit celui de la famille. Le tribunal estime que la demandeure d’asile est en fait victime de la criminalité, ce qui ne présente aucun lien avec les motifs relatifs au statut de réfugié au sens de la Convention énoncés à l’article 96 de la LIPR. Par conséquent, la demande d’asile doit être analysée suivant le paragraphe 97(1) de la LIPR, compte tenu du FRP et du témoignage de la demandeure d’asile, selon lequel elle serait vraisemblablement exposée à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumise à la torture.

[Renvois omis]

[48]           La Commission aborde spécifiquement le motif fondé sur son état de jeune femme privée de la protection paternelle qu’elle invoque pour établir l’existence d’un lien, et le rejette pour les motifs énoncés. Les risques auxquels la demanderesse est exposée ne sont pas liés à cet état. La demanderesse a évoqué des violences sexuelles dans son récit, mais il ressort clairement du dossier et des motifs de la Commission qu’aucun élément convaincant n’établissait qu’elle avait été prise pour cible par les Maras parce qu’elle était une femme sans protection. La preuve indiquait que les membres de sa famille avaient constamment été pris pour cible, ce qui a amené la Commission à conclure que « ce que la famille a subi comme préjudice n’a pas de lien avec la définition » et donc que « la demandeure d’asile ne peut pas être considérée comme appartenant à un groupe social, soit celui de la famille ».

[49]           La preuve montre que divers parents de la demanderesse ont été pris pour cible, mais elle tend à indiquer à mon avis qu’ils l’ont été, dans chacun des cas, parce qu’ils ont été pris pour des gens riches. Je ne crois pas que les conclusions de la Commission sur ce point peuvent être tenues pour déraisonnables, ou que celle-ci n’a pas examiné les allégations de la demanderesse concernant le lien.

[50]           Pour ce qui est du risque généralisé, la demanderesse estime que la Commission n’a pas tenu compte de l’importante mesure dans laquelle elle avait été prise pour cible et de la nature des menaces dont elle est l’objet, et notamment du fait que les Maras continuent à la chercher et à s’enquérir à son sujet même après son départ. Elle affirme que c’est la mesure dans laquelle elle fait l’objet de recherches et la persistance des Maras qui sont en cause, et non leur motivation. C’est plutôt la mesure dans laquelle elle est prise pour cible qui importe en l’espèce.

Jurisprudence récente concernant le risque généralisé

[51]           Dans le jugement Correa, précité, j’ai relevé deux erreurs de raisonnement qui risquaient d’annuler toute protection au titre de l’article 97 pour les victimes de gangs criminels, au mépris des consignes de la Cour d’appel dans l’arrêt Prophète CAF, précité. La première consiste à ne voir dans les menaces et les violences que les demandeurs décrivent comme des attaques personnelles – qui sont souvent des représailles au refus opposé aux demandes des gangs – qu’un simple « prolongement » ou un « préjudice résultant » d’un risque généralisé d’extorsion concernant d’importants segments de la population, comme le gens passant pour être riches : voir Correa, précité, au paragraphe 53. La seconde consiste à donner une portée excessive à l’observation valide formulée dans le jugement Gabriel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1170, et selon lequel « un risque généralisé peut être celui qui est vécu par une partie de la population d’un pays » : Correa, précité, au paragraphe 64.

[52]           C’est la première de ces deux erreurs qui est la plus pertinente en l’espèce. Il est problématique de considérer une intensification des menaces et des violences consécutives au refus de se plier aux demandes des gangs comme un simple « prolongement » ou « un préjudice résultant » du risque généralisé d’extorsion, car cela écarte toute distinction reposant sur l’importance ou la proximité du risque. Dans le jugement Correa, la Cour explique en ces termes :

[54]      La Cour semble avoir accordé un certain crédit à cette façon de voir en déclarant ce qui suit dans la décision Romero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 772 [Romero] :

[18]      L’avocate du demandeur fait preuve de créativité et soutient que le fait que le demandeur ait tenté d’échapper à l’extorsion en faisant appel à la police lui confère un caractère unique, ou le rend membre d’un sous‑groupe unique ou distinct de la population générale, ce qui lui rend applicable le sous-alinéa 97(1) b)(ii). À mon avis, on ne peut analyser le risque ou la menace de représailles séparément de la demande de paiement. La demande de paiement et la menace implicite ou explicite de représailles en cas de refus constituent l’acte criminel. Le fait que la menace soit mise à exécution contre la victime ou que celle‑ci signale l’extorsion ne lui rend pas inapplicable le sous‑alinéa 97(1) b)(ii) pour ce qui est du caractère généralisé ou non de la menace.

[Non souligné dans l’original.]

[55]      À mon avis, l’analyse faite par la Cour dans la décision Romero, précitée, a été supplantée ultérieurement par d’autres décisions, notamment dans des décisions dans lesquelles le juge Rennie lui‑même a procédé à une analyse très incisive (Vivero, Lovato, Marroquin, précitées) et elle ne constitue plus une approche que notre Cour ou la SPR devrait suivre.

[56]      La difficulté que comporte cette approche réside dans le fait qu’elle accorde une trop grande importance aux raisons à l’origine des menaces. Elle semble ainsi incorporer des éléments du critère de l’article 96 dans l’analyse relative à l’article 97. Dans le contexte de l’article 96, la raison pour laquelle une personne est prise pour cible se situe au cœur même de l’analyse, parce qu’il faut établir un lien entre cette raison et l’un des motifs de protection prévus par la Convention. Aux termes de l’article 97, en revanche, cette raison a peu de pertinence, voire aucune. Une personne peut, au départ, avoir été prise pour cible et avoir fait l’objet d’une tentative d’extorsion parce qu’elle est une commerçante, mais cela n’a rien à voir avec le risque auquel elle est actuellement exposée ou auquel elle sera exposée à l’avenir, sauf dans la mesure où ce facteur aide à déterminer la nature et l’étendue des menaces d’un point de vue objectif. Il importe peu de connaître les caractéristiques personnelles de la victime qui ont incité les auteurs des menaces à la cibler (p. ex., son jeune âge, le fait qu’elle soit présumée riche ou le fait qu’elle soit propriétaire d’un commerce) ou ce qui motive l’auteur des actes de violence à cibler une personne au départ (p. ex. accroître sa richesse en extorquant de l’argent ou en forçant des gens à passer de la drogue pour eux).

[57]      L’analyse relative à l’article 97 est à la fois objective et prospective. Nous ne devrions pas essayer de savoir ce que l’auteur des actes de violence avait à l’esprit sauf dans la mesure où cela peut faciliter l’analyse. Ce facteur peut avoir une certaine utilité : ainsi, si une bande criminelle tue systématiquement ceux qui les dénoncent à la police, cela servira à établir dans le cadre de l’analyse du risque qu’il s’agit là de la « raison » pour laquelle la bande en question cible présentement le demandeur. Il me semble toutefois qu’il est parfaitement inutile de se servir du mobile qui a poussé l’auteur des actes de violence à agir pour caser la victime dans une catégorie de personnes faisant l’objet d’un « risque généralisé », de sorte que tout préjudice ultérieur ou « consécutif » ne puisse justifier qu’elle échappe à l’application de l’exception. La notion de risque « consécutif » n’entre pas en jeu sous le régime de l’article 97; seul le risque, considéré de façon objective et prospective, est visé. Il ne s’agit pas de savoir si d’autres personnes ayant des caractéristiques semblables pourraient se retrouver dans la situation du demandeur, mais plutôt de déterminer si d’autres personnes se trouvent « de façon générale » dans cette situation maintenant.

[53]           D’autres juges de la Cour ont également souligné qu’il est erroné de confondre la raison du risque (ou la raison pour laquelle un individu est pris pour cible) avec le risque lui-même : voir Vaquerano Lovato, précité, au paragraphe 13; Vivero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 138, au paragraphe 29; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, au paragraphe 29 [Guerrero].

[54]           Contrairement à la logique du « préjudice résultant » du risque généralisé, c’est à la fois la nature et le niveau du risque qu’il faut examiner afin de déterminer si le demandeur concerné est exposé au même risque qu’un large segment de la population dans son pays d’origine : Marroquin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1114, au paragraphe 11; et Martinez De La Cruz, précité, au paragraphe 41; Correa, précité, au paragraphe 61. Comme l’expliquait la juge Mactavish dans le jugement Tomlinson, précité, au paragraphe 18 :

La Commission s’est également trompée en disant que l’important était de savoir si le risque auquel était exposé M. Tomlinson était ou non « un type de risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes en Jamaïque […] ». Il ne s’agissait pas simplement de déterminer à quel type de risque il était exposé, mais aussi à quel niveau de risque il était exposé. Comme dans Portillo, la Commission a commis une erreur en confondant le risque hautement individualisé auquel était exposé M. Tomlinson et le risque généralisé de criminalité auquel sont exposées d’autres personnes en Jamaïque.

[Non souligné dans l’original.]

[55]           Le juge Zinn a adopté un raisonnement similaire dans le jugement Guerrero, précité, au paragraphe 34, lorsqu’il a établi une distinction entre le risque accru de violence aveugle (lié au fait que dans cette affaire le demandeur était considéré être riche), et qui peut encore rester généralisé, et le fait d’être personnellement pris pour cible qui engendre un risque auquel les autres ne sont généralement pas exposés :

[34]      À mon avis, la protection offerte par la Loi n’est pas limitée de la manière décrite par le défendeur, ce qui ne veut pas dire que les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes ont droit à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies.

L’analyse de la Commission concernant le risque généralisé était-elle erronée?

[56]           En l’espèce, les motifs de la SPR montrent que celle-ci ne s’est jamais véritablement demandé si les attaques subies par la demanderesse et sa famille et le fait pour eux d’être pris pour cible signifiaient que la demanderesse était exposée à un autre danger que le risque généralisé d’extorsion. Au contraire, tout en reconnaissant la « crédibilité générale » de ses allégations (paragraphe 11), et le fait qu’elle avait personnellement été prise pour cible (paragraphe 13), ou à tout le moins « que la demandeure d’asile croit être personnellement visée » (paragraphe 18), le seul risque dont la Commission a tenu compte est le risque généralisé d’extorsion auquel les gens qui passent pour avoir de l’argent sont exposés.

[57]           La Commission fait remarquer au paragraphe 12 que « l’extorsion est un crime couramment perpétré par des membres de gang au Salvador », surtout les membres des MS et des M18, et que « [l]e problème de l’extorsion est répandu et il touche les personnes fortunées ou perçues comme fortunées ».

[58]           Au paragraphe 13, la Commission souligne que « la menace à la vie à laquelle la demandeure d’asile est exposée au Salvador relativement aux demandes d’extorsion est un risque répandu auquel sont généralement exposées d’autres personnes dans le pays » et que « [l]e fait que la demandeure d’asile ait été personnellement prise pour cible par des criminels aux fins d’extorsion ne signifie pas que le risque auquel elle était exposée, ou auquel elle serait exposée à son retour au Salvador, n’est pas un risque généralisé ».

[59]           La Commission fait observer au paragraphe 14 que « [l]e fait que les victimes de la violence généralisée ont une identité et que cette identité est ou sera connue des auteurs de l’infraction ne signifie pas qu’elles ne sont pas des victimes de violence généralisée ». La SPR a cité notamment le jugement Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1029, qui lui paraissait s’appliquer aux circonstances présentes. D’après la Commission, la Cour a conclu dans cette affaire que « la violence et la criminalité sont un risque généralisé auquel sont exposées les personnes vues comme étant nanties », et même si le demandeur « était exposé à un plus grand risque parce qu’il était propriétaire d’une petite entreprise ou membre d’un secteur économique donné, cela ne faisait pas nécessairement en sorte que ce risque généralisé de violence criminelle devienne un risque auquel le demandeur d’asile était personnellement exposé » (décision, au paragraphe 15).

[60]           La Commission tire ensuite la conclusion suivante (décision, au paragraphe 17) :

[17]      La preuve documentaire laisse entendre que ce type d’extorsion vise des personnes de presque tout âge, peu importe son sexe et de n’importe quel type d’emploi et que le seul critère serait le fait que les criminels croient, à tort ou à raison, que leur cible a peut-être de l’argent. Selon la jurisprudence citée, le fait qu’une personne en particulier risque des représailles si elle cesse de se conformer aux exigences des criminels ne fait pas de ce risque une exception à l’exclusion prévue si d’autres personnes sont généralement exposées au même risque. Étant donné que l’extorsion par des gangs et des criminels ainsi que les risques associés au non-versement des sommes exigées sont un risque auquel de nombreux autres citoyens du Salvador sont également exposés, le tribunal estime que le risque auquel est exposée la demandeure d’asile est un risque généralisé.

[61]           Tout en déclarant qu’elle « garde à l’esprit les lignes directrices fournies par le juge Zinn dans la décision Guerrero », la Commission n’aborde pas les effets de cette décision sur le cas présent. Elle se contente plutôt d’indiquer que le risque d’extorsion concerne tous ceux qui passent pour avoir de l’argent, et semble considérer tout risque attribuable au fait d’être personnellement pris pour cible comme découlant simplement de la « façon de faire » des gangs pratiquant l’extorsion :

[18]      Toutefois, le tribunal garde également à l’esprit les lignes directrices fournies par le juge Zinn dans la décision Guerrero. Le tribunal admet que la demandeure d’asile croit être personnellement visée aux fins d’extorsion. La preuve documentaire tend à confirmer qu’il est fort probable que la demandeure d’asile continue d’être exposée au risque d’être victime de ce genre d’activité criminelle si elle devait retourner au Salvador. Comme il a été mentionné précédemment, la preuve documentaire, même s’il en est fait une lecture générale, fait état que les criminels prennent pour cible toute personne qu’ils considèrent comme étant peut-être riche. La façon de faire consiste en une demande d’argent et, si la victime n’effectue pas le paiement, le gang proférera des menaces de plus en plus graves pour tenter de l’amener ou de forcer celle-ci à accéder à ses demandes. Toutefois, compte tenu de la mesure dans laquelle ce risque semble répandu au Salvador, ce pays est visé par l’exception relative au risque généralisé prévue par la LIPR.

[62]           À mon avis, cette analyse traite le risque accru auquel la demanderesse était exposée du fait d’avoir été personnellement visée comme un « prolongement » ou un « préjudice résultant » des demandes initiales d’extorsion et de la façon de faire des gangs, ce qui est une des erreurs relevées dans le jugement Correa, précité. La Commission ne s’est en fait jamais sérieusement demandé si la demanderesse se heurtait au même risque que les autres personnes passant pour être riches, ou si le risque était différent dans son cas en raison des nombreuses fois où elle a été personnellement prise pour cible. La Commission a assimilé le danger auquel s’expose la demanderesse au risque d’extorsion auquel se heurtent généralement les gens qui passent pour avoir de l’argent au Salvador, et elle a conclu (très raisonnablement) que ce dernier risque était généralisé pour les autres personnes se trouvant dans ce pays.

[63]           En somme, les motifs montrent que la Commission ignorait qu’il était nécessaire de considérer à la fois la nature et l’importance du risque auquel la demanderesse serait exposée si elle devait retourner au Salvador, compte tenu des attaques dont elle et sa famille ont été l’objet et du fait pour eux d’avoir été pris pour cibles.

[64]           Cette erreur est comparable à celle qu’a relevée le juge de Montigny dans le jugement Martinez De La Cruz, précité, où il soulignait que l’examen des circonstances individuelles requis au titre du sous-alinéa 97(1)b)(ii) doit tenir compte de la succession d’événements et des liens entre eux. Dans cette affaire, les demandeurs estimaient qu’ils avaient d’abord été pris pour cibles en raison de leur richesse perçue, mais la situation a évolué après qu’ils eurent refusé de céder aux demandes du gang et qu’ils les eurent dénoncés à la police. Le juge de Montigny a conclu que la Commission n’avait pas tenu compte de la manière dont les événements décrits par les demandeurs étaient liés entre eux, et n’avait pas pris une position ferme sur ce point, et donc qu’elle avait mal qualifié le risque auquel ils étaient exposés :

[40]      Il se peut fort bien qu’aucun incident ne suffise en lui‑même pour établir un risque au sens de l’article 97 de la LIPR. Par ailleurs, il est loin d’être évident que les incidents, s’ils sont considérés dans leur ensemble et en tant que succession d’événements, peuvent être décrits comme un autre simple exemple de criminalité et de violence. À bien des égards, l’affaire comporte beaucoup de similitudes avec nombre de cas où la CISR a conclu avec désinvolture que les demandeurs avaient simplement été victimes de criminalité et de violence généralisées, même s’ils avaient été agressés, menacés, harcelés et intimidés à répétition : voir, par exemple, Portillo; Guerrero c Canada (MCI), 2011 CF 1210; Pineda c Canada (MCI), 2012 CF 493; Zacarias c Canada (MCI), 2011 CF 61; Tobias Gomez c Canada (MCI), 2011 CF 1093. Bien que la commissaire ait compris les faits entourant la demande d’asile dont elle était saisie dans un sens général, elle n’a pas examiné la vraie nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés. C’est une erreur fatale. […]

[41]      À cause de cette erreur, la commissaire ne pouvait pas comparer adéquatement le risque auquel les demandeurs étaient exposés à celui auquel la population en général du pays ou un important groupe de cette population était exposé pour déterminer si les risques étaient similaires de par leur nature et leur gravité. Si, comme l’affirment les demandeurs, le risque auquel ils sont exposés ne consiste pas simplement à craindre d’être ciblés en vue de travailler pour les Zetas ou d’être victimes d’extorsion parce qu’ils sont considérés comme des gens d’affaires prospères, mais qu’il s’agit plutôt de craindre des représailles pour avoir tenu tête aux Zetas et même les avoir dénoncés à la police, le risque n’a alors pas la même importance que le risque auquel la population en général ou un important groupe de cette population est exposé.

[Non souligné dans l’original.]

[65]           À mon avis, une erreur du même ordre s’est produite en l’espèce, qui équivaut à ne pas avoir effectué l’examen personnalisé requis par l’arrêt Prophète CAF, précité.

Protection de l’État

[66]           La Commission a jugé déraisonnable que la demanderesse ne soit pas allée au commissariat pour porter plainte (comme on le lui a demandé lorsqu’elle a appelé pour signaler les menaces) parce qu’elle avait peur. Cependant, le fait de ne pas s’adresser à l’État en vue d’obtenir sa protection n’importe que si une protection suffisante pouvait raisonnablement être assurée dans les circonstances.

[67]           L’omniprésence même des crimes violents commis par les MS et les M18, que la Commission invoque pour établir que le risque auquel était exposée la demanderesse était généralisé, montre que l’État n’est pas forcément en mesure d’offrir une protection suffisante à ceux que ces gangs prennent pour cibles. La Commission fait la remarque suivante plus tôt dans ses motifs (au paragraphe 12) :

Selon les documents, l’extorsion est un crime couramment perpétré par des membres de gang au Salvador. Ce crime s’accompagne d’autres actes criminels largement répandus dans le pays, comme des vols, des meurtres et des enlèvements. Selon de nombreuses autres sources, la MS et la M18 sont les gangs les plus importants du pays et ils sont impliqués non seulement dans des meurtres, des vols qualifiés et des enlèvements, mais également dans l’extorsion et le trafic de stupéfiants. [...] Le problème de l’extorsion est répandu et il touche les personnes fortunées ou perçues comme fortunées.

[68]           A-t-il été établi que l’État pouvait offrir une protection suffisante aux personnes spécifiquement prises pour cible par les MS? La Commission a reconnu que la preuve documentaire était « ambivalente », mais a conclu que « l’État fait de sérieux efforts pour lutter contre la violence et la criminalité des gangs, et que ces efforts sont fructueux ». Elle cite ensuite de longs passages des réponses aux demandes d’information (RDI) fournies par sa Direction des recherches. Il y avait dans l’une d’elles la remarque suivante :

D’après l’[Overseas Security Advisory Council des États-Unis], la [Police nationale civile du Salvador (Policía Nacional Civil)] doit encore évoluer afin de devenir une organisation efficace dans la protection du public. Entre autres, les méthodes de patrouille de routine ainsi que de répression du crime et des gangs seraient inefficaces. Selon l’OSAC, le manque d’équipement limite les efforts ainsi que la capacité des agents de police à répondre efficacement au crime.

[RDI, SLV103445.FE (3 juin 2010)]

[69]           La même RDI fait état d’un déploiement de 6 500 soldats en renfort de la police « dans le but de combattre la délinquance dans le pays », mais au chapitre de résultats, elle indique seulement que « [p]armi les sources qu’elle a consultées, la Direction des recherches n’a trouvé aucune information sur les résultats de cette intervention de la police et de l’armée ».

[70]           D’après le même document, un programme de protection des victimes et des témoins est décrit comme donnant de « bons résultats » malgré des « lacunes sur le plan juridique », puisque les « [traduction] ressources humaines qui participent à la protection des victimes et des témoins » font défaut, et que la loi sur la protection des victimes et des témoins devrait être « modifiée [...] afin de protéger adéquatement les victimes ». La RDI indiquait aussi que les victimes d’extorsion ne bénéficient d’une protection « que lors de l’étape du procès ».

[71]           Une RDI ultérieure, également citée par la Commission (RDI, SLV103773.EF (13 juillet 2011)) évoque une nouvelle loi antigang et mentionne des reportages selon lesquels « le président Funes a lancé un certain nombre de mesures visant à lutter contre le crime au Salvador, en déployant notamment l’armée pour aider la Police civile nationale ». Le Bureau du procureur général a déclaré que les résultats de cette loi antigang [traduction] « ne se verraient pas très rapidement » et qu’« au lieu de procéder à de vastes coups de filet, [le Bureau du procureur général et la PNC] […] “concentreraient leurs efforts sur la tenue d’enquêtes exhaustives” ». La RDI rapporte un certain nombre d’arrestations de membres de gangs, dont les MS, et ajoute ce qui suit :

Voces, source de nouvelles en ligne de San Salvador, cite le ministre de la Défense, qui a déclaré que le déploiement de 3 000 soldats dans les 29 régions où le taux de criminalité est élevé a [traduction] « aidé à diminuer de 70 p. 100 les activités criminelles des bandes et des gangs ». Elsalvador.com souligne aussi que depuis que l’armée a commencé à surveiller les rues le 6 novembre 2009, les taux d’homicides dans les 20 municipalités les plus violentes du pays ont commencé à diminuer [traduction] « considérablement ». Cependant, [traduction] « [l]a présence de l’armée dans ces zones a entraîné l’exode des gangs vers des régions où les bandes ne posaient pas problème et même où le taux de criminalité était peu élevé » […] (Ibidem)

[72]           Le document évoque ensuite des propositions et des initiatives futures n’ayant pas encore été mises en place.

[73]           Cet élément de preuve appuie le commentaire de la Commission selon lequel « l’État fait de sérieux efforts pour lutter contre la violence et la criminalité des gangs », mais évidemment, il ne s’agit pas du critère applicable à la protection de l’État. La question de savoir si ces « efforts sont fructueux » du point de vue des arrestations et des poursuites n’est pas plus pertinente. Il faut plutôt se demander si ces efforts ont engendré une protection suffisante sur le terrain pour les personnes qui sont dans la situation de la demanderesse : Jaroslav, précité, au paragraphe 75; Lopez 2010, précité, au paragraphe 8.

[74]           La SPR n’a pas analysé les éléments de preuve cités, et s’est contentée de conclure comme suit :

[25]      C’est après avoir tenu compte de ces éléments de preuve et de la situation particulière de la présente demandeure d’asile que le tribunal estime que celle-ci disposerait raisonnablement de recours si elle devait retourner au Salvador aujourd’hui. La demandeure d’asile n’a pas démontré qu’une protection ne lui serait pas raisonnablement assurée si elle choisissait d’en faire la demande ou qu’il lui serait objectivement déraisonnable de demander cette protection.

[75]           À mon avis, cette conclusion est déraisonnable et n’est pas étayée par la preuve citée par la Commission.

[76]           Il faut se demander si quelqu’un dans la situation de la demanderesse, spécifiquement pris pour cible par les MS, aurait été ou serait en mesure de se prévaloir de la protection suffisante de l’État. D’après le seul élément de preuve concernant directement cette question qu’ait cité la Commission, la force policière nationale « doit encore évoluer afin de devenir une organisation efficace dans la protection du public » et le programme de protection des témoins, malgré des résultats positifs, ne disposait pas de ressources suffisantes pour garantir adéquatement la sécurité des victimes et ne protégeait les victimes d’extorsion que durant les procès.

[77]           Cet élément de preuve contredit la conclusion de la Commission et la rend déraisonnable.

[78]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est d’accord.


JUGEMENT

LA COUR :

1.                          ACCUEILLE la demande. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen.

2.                          Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12490-12

 

INTITULÉ :

ROSA VIRGINIA SERVELLON MELENDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 FÉVRIER 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Alla Kikinova

 

Pour la demanderesse

 

Rachel Hepburn Craig

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

 

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