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Date : 20140715


Dossier : IMM-5756-13

Référence : 2014 CF 696

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

KALENDER TOPRAK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) d’une décision rendue le 16 juillet 2013 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) par laquelle la Commissaire a rejeté la demande de protection du demandeur, Kalender Toprak.

[2]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.                   Le contexte factuel

[3]               Le demandeur M. Kalender Toprak est citoyen de la Turquie et il allègue craindre les nationalistes et les policiers turcs en raison de son origine ethnique kurde et de sa religion alévie.

[4]               Suite à l’implication politique de son oncle dans les événements de Kahramanmaras de 1978 qui ont affecté toute sa famille, le père du demandeur a changé de nom de famille en 1980 de Topal à Toprak. En 1994, la famille du demandeur a déménagé du village d’Elbistan à Hatay, Iskenderun. Ils ont transféré tous les registres de la famille à Hatay pour ne plus avoir de liens avec Elbistan étant donné que cette ville est associée aux Kurdes alévis.

[5]               En 2003, le demandeur a déménagé à Izmir, dans l’ouest de Turquie, reconnue comme étant l’une des villes les plus libérales du pays.

[6]               En 2007, à Izmir, lors de la célébration de la Fête du Newroz, le nouvel an kurde, le demandeur aurait été arrêté parmi une foule de 600 à 700 personnes, détenu, menacé et relâché le lendemain. Ceci s’est produit lorsque les manifestants refusaient d’obéir aux policiers qui leur ordonnaient de ne pas lever les banderoles et les pancartes. Le demandeur expliquait son arrestation en disant : « Je suis un Kurde et je me trouvais sur place … les policiers ne choisissent pas des personnes, ils font l’arrestation n’importe comment ». Il était menacé, mais pas inculpé.

[7]               En novembre 2009, il était de nouveau arrêté pour un jour lorsqu’il faisait partie d’un groupe de 50 personnes accompagnant des députés qui prenait part à un rassemblement kurde du Parti de la société démocratique (DTP) maintenant devenu le Parti de la paix et de la démocratie (BDP), un parti politique kurde. Un groupe de nationalistes les ont attaqués et les policiers sont intervenus pour calmer la situation. Le demandeur aurait été battu lors de son arrestation et une autre fois au poste de police. Il était menacé de subir « la mort mystérieuse » s’il participait à de pareils événements à l’avenir. Il a été détenu pendant une journée.

[8]               En août 2011, lors du mois du Ramadan, il aurait été attaqué par un groupe d’islamistes lors d’un rassemblement à Izmir pour la Fête de « Ashure ». La police n’aurait rien fait et n’aurait pas enregistré sa plainte.

[9]               Le 2 juillet 2012, lors d’une manifestation à la commémoration du massacre d’intellectuels alévis brulés dans un hôtel dans la ville de Sivas en 1993, le demandeur aurait été pris dans un affrontement à Sivas avec la police qui refusait de donner la permission à la foule de se rendre à l’hôtel où se déroulaient les événements commémorant le massacre. Faisant parti des manifestants refusant d’obéir aux policiers, lorsque les policiers ont voulu disperser la foule il a été frappé, arrêté et mis en détention. La police l’a menacé en disant qu’il pourrait disparaitre ou être brûlé.

[10]           Suite à ce dernier incident le demandeur a pris la décision de quitter la Turquie, et il en est parti en février 2013 et est venu au Canada où il a réclamé l’asile.

II.                Décision en litige

[11]           La SPR, malgré des doutes quant à la crédibilité du demandeur sur son identité alévie et kurde, lui a donné le bénéfice du doute quant à ses allégations concernant son ethnicité et sa religion.

[12]           La SPR a également constaté que le demandeur a relaté trois événements où il aurait été arrêté, et a encore exprimé des doutes quant à la crédibilité du demandeur quant à son témoignage vague avec des longues hésitations, mais lui a encore accordé le bénéfice du doute.

[13]           La SPR a aussi constaté que la preuve documentaire au dossier mentionne que le gouvernement de la Turquie permet généralement la libre pratique des religions, tel qu’indiqué dans un rapport du Home Office du Royaume-Uni de 2010. Elle notait les problèmes dont souffraient les alévis qui sont sujets aux actes discriminatoires, bien que leur situation se soit améliorée durant les années. Les membres des partis politiques kurdes sont régulièrement détenus pour de courtes périodes et sont parfois victimes de harcèlement en tant que membre d’une société illégale.

[14]           La preuve démontre aussi que les Kurdes qui affirment publiquement ou politiquement leur identité kurde ou font la promotion de l’utilisation de la langue kurde dans le domaine public risque la censure, le harcèlement ou des poursuites. La SPR a cité un rapport du Department of State des États-Unis de 2012 relatant que certaines des célébrations ont été bannies ou reportées pour des raisons arbitraires et des violences ont été notées :

The government harassed and prosecuted persons sympathetic to some religious, political and Kurdish nationalist or cultural viewpoints.

[…]

Other significant human rights problems during the year include: Security forces committed unlawful killings. Authorities obstructed demonstrations. Security forces allegedly used excessive force during sometimes violent protests related to Kurdish issues, students’ rights and labour in opposition activities. The government obstructed the activities of human rights organizations, particularly in the southeast.

Des commentaires semblables ont été faits de la situation en 2009.

[15]           Après avoir évalué l’ensemble de la preuve, la SPR a conclu que les Kurdes alévis ne sont pas persécutés de façon générale, mais semblent plutôt être victimes de discrimination et dans certains cas de persécution. En ce qui concerne le demandeur spécifiquement, la SPR a conclu qu’il n’est pas ressorti de son témoignage et de la preuve qu’il ait une crainte prospective fondée de persécution, et donc qu’il serait persécuté en cas d’un retour en Turquie.

[16]           La SPR fondait cette conclusion sur le comportement de la police à l’égard du demandeur. Il a été arrêté au hasard lors des manifestations sans qu’il ait été recherché par la police à cause de son identité. De plus, la police n’a jamais été à la poursuite du demandeur. Il a été relâché après chaque détention, il a réussi à obtenir un passeport et il a pu quitter la Turquie.

[17]           De plus, la SPR a constaté que le demandeur n’a pas le profil d’un activiste politique ou de la question kurde et n’est pas membre d’aucun parti politique. Il a été arrêté au hasard lorsqu’il participait à différentes manifestations en faisant partie d’un groupe de manifestants qui désobéissent aux policiers, ces événements n’ayant aucun lien entre eux. La preuve documentaire montre que ce sont surtout les Kurdes ayant un profil public et politisé qui sont harcelés, poursuivis ou ciblés par la police.

[18]           De plus, le demandeur n’allègue pas avoir subi de problèmes concernant l’emploi, et il a occupé un emploi de mécanicien en Turquie jusqu’en 2013. Il a réussi à faire des études et il n’allègue pas non plus de problèmes en ce qui a trait au logement. Il est demeuré au même endroit en Turquie de janvier 2003 jusqu'à son départ au Canada.

[19]           Du coup, la Commissaire a conclu que les incidents que le demandeur a subis sont de nature aléatoire. Il ne ferait pas alors face à une crainte raisonnable de persécution pour son opinion politique réelle ou imputée, son ethnie ou sa religion advenant un retour en Turquie.

III.             Questions en litige

[20]           Le demandeur allègue que les questions en litige sont les suivantes:

1.         La SPR a erré en faits et en droit en omettant d’apprécier l’ensemble de la preuve sur la situation en Turquie présentée par le demandeur ainsi que par le Cartable national de documentation;

2.         La commissaire a erré en droit en omettant de fournir des motifs détaillés au soutien de sa décision;

3.         La commissaire a erré en faits et en droit quant à ses conclusions sur l’absence de profil public et politisé du demandeur et le caractère aléatoire des incidents subis;

4.         La commissaire a erré en faits quant à ses conclusions sur l’évolution de la situation lors des manifestations du Newroz des dernières années;

5.         La commissaire a erré en faits et en droit en concluant à l’absence de crainte prospective fondée de persécution pour la présente demande.

[21]           Je suis d’avis que la question en litige est la suivante :

1.                  La décision de la SPR comporte-t-elle une erreur de droit ou est-elle déraisonnable?

IV.             Norme de contrôle

[22]           Les parties sont en accord que les questions de faits et de droit sont assujetties à la norme de la décision raisonnable. Toutefois, le demandeur allègue que l’omission de la Commissaire de fournir des motifs en appui de sa décision est assujettie à la norme de la décision correcte.

[23]           Je ne suis pas d’accord. Les motifs touchent à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel et sont assujettis à la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9). L’appréciation, l’interprétation, et l’évaluation de la preuve sont également assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Yildiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 839 au paragraphe 43; Oluwafemi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1045, [2009] ACF no 1286 au paragraphe 38).

[24]           La question de savoir si le traitement de demandeur équivaut à de la persécution est une question mixte de fait et de droit : voir, par exemple, Talman c Canada (Procureur général), 93 FTR 266, [1995] ACF no 41 (QL), au paragraphe 15 (1re inst.); Yurteri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 478, au paragraphe 33, [2008] ACF no 619; GebreHiwet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 482, au paragraphe 13, [2010] ACF no 561; Nimaleswaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 449, au paragraphe 10, [2005] ACF no 559.

V.                Analyse

[25]           Il est évident des questions en litige soulevées par le demandeur qu’il s’attaque à l’appréciation de la preuve de la SPR. Cette tâche relève de son pouvoir hautement discrétionnaire. Par conséquent, sa décision est largement à l’abri de l’intervention de la Cour en autant qu’il y avait une preuve suffisante devant la SPR pour qu’elle conclue comme elle l’a fait.

[26]           En premier lieu, je trouve raisonnable, et appuyée par la preuve du demandeur même, la conclusion de la SPR que le comportement de la police à son égard lors de ses arrestations et à la suite de ses détentions ne démontre pas que celui-ci serait ciblé ou persécuté. Le demandeur admet qu’il fut arrêté au hasard à trois reprises pendant cinq ans lors des manifestations en question et non pas ciblé en raison de son identité. Il fallait s’attendre qu’il soit arrêté pour refus d’obéir aux policiers et qu’il pourrait être battu (sans les séquelles) pendant les conflits avec les policiers.

[27]           Par la suite, la police l’a relâché après une courte détention sans qu’il ne soit inculpé ou souffert de d’autres ennuis ou de harcèlement de la part des autorités. Il n’a pas rencontré de problèmes concernant son droit à l’éducation, son emploi ou son logement, ayant résidé au même endroit en Turquie de janvier 2003 jusqu’à son départ.

[28]           Les menaces de mort en 2012 ressemblent à celles faites en 2009 et sont sans conséquence et ne justifient pas le départ du demandeur basé sur une crainte raisonnable de persécution, surtout qu’il était resté en Turquie encore un an après son arrestation sans qu’aucun incident ne soit survenu avant son départ pour le Canada.

[29]           Lors de l'audience, le demandeur a passé beaucoup de temps en tentant de démontrer que la SPR n'a pas tenu compte de la preuve de la persécution subie par les Kurdes qui a été reportée dans les Réponses aux demandes d’information (RDI). Après examen de la documentation trouvée dans les RDIs, je ne perçois pas de véritable distinction en termes de niveau de la persécution subie par certains membres de la communauté kurde décrite dans cette documentation que de celle décrite dans la décision de la SPR, telle que citée ci-dessus dans le résumé des faits.

[30]           De toute manière, le fondement de la décision de la SPR est que le demandeur n'a pas le profil des membres de la communauté ciblée par les autorités et persécutée. Bien que le demandeur conteste cette conclusion, il existe des preuves substantielles à l'appui, y compris le fait que le demandeur, en dépit d'avoir participé à des manifestations politiques entrainant son arrestation et sa détention, n'a pas fait face à des conséquences graves et systématiques suffisantes pour constituer une persécution au sens de la LIPR.

[31]           J’estime, après examen exhaustif de la décision et du dossier, que cette conclusion n’était pas déraisonnable compte tenu de la preuve dont la SPR était saisie.

[32]           En conséquence, la demande de contrôle est rejetée. Il n’y a pas de question grave de portée générale exigeant la certification.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         la demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

2.         il n’y a pas de question grave de portée générale exigeant la certification.

« Peter Annis »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5756-13

 

INTITULÉ :

KALENDER TOPRAK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 juin 2014

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

ME RACHEL BENAROCH

 

Pour le demandeur

 

ME EVAN LIOSIS

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Rachel Benaroch

Avocat(e)

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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