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Date : 20140627


Dossier : T-1248-13

Référence : 2014 CF 631

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2014

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ZOHRA DJILANI

et

BELHASSEN TRABELSI

demandeurs

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs, Zohra Djilani et Belhassen Trabelsi, ainsi que leurs quatre enfants mineurs, sont visés par le Règlement sur le blocage des biens des dirigeants étrangers corrompus (Tunisie et Égypte), DORS/2011 [Règlement], adopté par le Ministre des Affaires étrangères et du Commerce international [Ministre] suite aux évènements du printemps arabe. Ils demandent le contrôle judiciaire de la décision du Ministre, datée du 26 juin 2013, par laquelle il a rejeté leur demande d’attestation déposée en vertu de l’article 15 de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus, LC 2001, c 10 [Loi]. Par cette demande, les demandeurs cherchent à soustraire la somme de 109 680 $ de l’application du Règlement pour ensuite la transférer aux comptes en fidéicommis de leurs avocats.

[2]               Pour les raisons énoncées ci-dessous, cette demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

Le contexte factuel

[3]               Les demandeurs sont citoyens de la Tunisie et vivent présentement à Montréal avec leurs quatre enfants mineurs.

[4]               Monsieur Trabelsi est le beau-frère de M. Zine el-Abedine Ben Ali, ancien président de la Tunisie. Depuis le 23 mars 2011, il est visé par le Règlement en tant qu’ « étranger politiquement vulnérable ». Madame Djilani et les enfants du couple sont également déclarés « étrangers politiquement vulnérables » depuis le 4 janvier 2012. Suivant l’article 3 du Règlement, cette désignation a notamment pour effet de prohiber toute transaction financière au Canada sur les biens faisant l’objet du blocage.

[5]               En février 2012, Madame Djilani et ses enfants ont présenté une demande au Ministre, aux termes de l’article 13 et du paragraphe 14(2) de la Loi, afin d’être exclus de l’application du Règlement. Le même jour, la demanderesse a également présenté une demande au Ministre, cette fois aux termes de l’article 15 de la Loi, afin de se voir délivrer une attestation soustrayant la somme de 178 040 $ de l’application du Règlement pour leurs dépenses anticipées pour l’année 2012.

[6]               Quelques mois plus tard, les demandeurs étaient informés que le Ministre avait rejeté leurs deux demandes. Ils n’ont pas demandé le contrôle judiciaire de ces décisions.

[7]               En décembre 2012, ils ont plutôt présenté une nouvelle demande d’attestation aux termes de l’article 15 de la Loi afin que la somme de 109 680 $ soit soustraite de l’application du Règlement. Les conclusions de leur demande étaient formulées ainsi :

ACCUEILLIR la présente requête au plus tard le 15 janvier 2013 ;

AUTORISER les requérants à recevoir la somme de cent neuf mille six cent quatre-vingts dollars (109 680 $) pour la période de six mois commençant le premier janvier 2013 ;

AUTORISER les requérants à faire déposer dans le compte en fidéicommis de Me Donald KATTAN la somme de soixante-dix-neuf mille six cent quatre-vingts(sic) dollars (79 680 $) ;

AUTORISER les requérants à faire déposer dans le compte en fidéicommis du cabinet d’avocats Saint-Pierre, Leroux, Avocats inc. la somme de trente mille dollars (30 000 $) pour honoraires extrajudiciaires et déboursés.

[8]               Dans cette nouvelle demande, les demandeurs expliquent que la somme doit servir à payer certaines dépenses de la vie courante (incluant les honoraires de leurs procureurs), mais également des produits et services de luxe tels les services d’un chauffeur pour la famille, l’école privée anglophone non subventionnée pour les enfants du couple et leur appartement dont le loyer mensuel est de 5 000 $.

[9]               Suite à son analyse du dossier, le sous-ministre des Affaires étrangères et du commerce international a transmis au Ministre un document intitulé Memorandum for action contenant son analyse et sa recommandation à l’effet que la demande d’attestation soit accordée en partie et qu’une certaine somme soit exemptée de l’application du Règlement. Voici les principales observations du sous-ministre :

a.                   L’objectif de la Loi et du Règlement consiste à préserver les biens prétendument détournés par le précédent régime, en attendant que la Tunisie soit en mesure de fournir les preuves requises pour les récupérer, et non à empêcher des particuliers d’avoir accès aux nécessités de la vie ou à des conseils juridiques ;

b.                   La législation n’interdit aucunement de verser certaines sommes ou rendre d’autres biens accessibles à des personnes désignées. En d’autres termes, il n’est pas interdit que des tiers versent des montants d’argent pour leurs dépenses, par l’intermédiaire des comptes en fidéicommis de leurs procureurs ;

c.                   L’attestation demandée vise de nouveaux fonds provenant d’Hedi Djilani, père de la demanderesse, de sorte qu’aucun bien désigné par la Tunisie ne serait touché ;

d.                  Le Canada ne possède aucune indication à l’effet que les nouveaux fonds fournis aient été acquis de façon illégale, bien qu’Hedi Djilani fasse l’objet d’allégations de corruption ;

e.                   La Tunisie n’a pas demandé à ce qu’Hedi Djilani soit visé par la législation ;

f.                    Bien que la famille ait déclaré qu’elle demandait une attestation afin de mettre un terme à la nécessité de vivre de la charité des amis et de la famille, cette situation ne changerait pas, même si l’attestation était accordée ;

g.                   La demande comprend des fonds pour des produits de luxe comme un service de chauffeur et une école privée ;

h.                   Les transactions visées par l’attestation demandée ne seront pas illégales si les fonds en question sont déposés directement dans les comptes en fidéicommis de leurs avocats plutôt qu’acheminés au compte personnel de la famille.

[10]           Le 26 juin 2013, le Ministre a rejeté la recommandation du sous-ministre et la demande d’attestation des demandeurs, en seulement écrivant le texte suivant sur la page couverture du Memorandum for Action : « The Minister does not concur with the recommendations ». Cette décision a été communiquée aux demandeurs par monsieur Roland Legault, Directeur par intérim de la Direction du droit criminel, du droit de la sécurité et du droit diplomatique, par le biais d’une lettre datée du 3 juillet 2013.

Questions en litige

[11]           Cette demande soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision du Ministre ?

2.                  La décision du Ministre de refuser de délivrer l’attestation demandée est-elle raisonnable ?

Analyse

Norme de contrôle judiciaire applicable à la décision du Ministre

[12]           Conformément à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 62, l’identification de la norme de contrôle applicable doit se faire de la façon suivante : premièrement, il s’agit de vérifier si la jurisprudence a déjà établi de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable au type d’affaire en cause. Lorsque cette démarche s’avère infructueuse, il y a lieu, dans un deuxième temps, de procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle telle que décrite dans Dunsmuir.

[13]           Puisque cette Cour ne s’est toujours pas penchée sur la norme de contrôle applicable à une décision du Ministre prise conformément à l’article 15 de la Loi, je dois procéder à cette analyse en fonction des critères applicables, à savoir : i) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative ; ii) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante ; iii) la nature de la question en cause ; et iv) l’expertise du tribunal administratif. « Dans bien des cas, il n’est pas nécessaire de tenir compte de tous les facteurs, car certains d’entre eux peuvent, dans une affaire donnée, déterminer l’application de la norme de la décision raisonnable » (Dunsmuir au para 64).

[14]           En l’espèce, le paragraphe 15(2) de la Loi confère au Ministre un pouvoir discrétionnaire de délivrer une attestation dans les cas où il décide que les biens faisant l’objet d’une demande d’attestation sont nécessaires pour acquitter les dépenses raisonnables du demandeur et celles des personnes à sa charge. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sera largement tributaire des faits de chaque affaire et de la nature de la demande d’attestation qui lui est soumise. La discrétion du Ministre à cet égard milite en faveur de la retenue judiciaire.

[15]           De plus, lorsqu’il s’agit d’une question de fait ou même lorsque le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés, comme en l’espèce, il y a lieu de procéder au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir au para 53).

[16]           Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, une cour de révision doit faire preuve de retenue et s’en tenir principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir au para 47 ; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 ; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61). De plus, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. […] [La Cour] ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] aux para 14 et 15).

Raisonnabilité de la décision du Ministre

[17]           Les demandeurs soumettent que l’article 15 de la Loi crée une obligation pour le défendeur de statuer sur le caractère raisonnable des dépenses soumises, et, le cas échéant, de délivrer une attestation. En l’espèce, le défendeur aurait manqué à ces obligations.

[18]           Les demandeurs ajoutent que dans sa lettre du 3 juillet 2013, le défendeur a indiqué ne pas être « convaincu que les informations fournies ont établi que toutes les dépenses réclamées étaient raisonnables ». Par conséquent, nous disent les demandeurs, il est clair que certaines dépenses réclamées le sont. À partir du moment où certaines dépenses réclamées sont jugées raisonnables, le défendeur avait l’obligation de délivrer une attestation et ne pouvait simplement refuser la demande.

[19]           Ils plaident également que la position prise par le défendeur, à savoir que le paiement des dépenses familiales continue à se faire par le biais de transferts de fonds par des tiers dans les comptes en fidéicommis de leurs procureurs, entraîne un certain nombre de conséquences dont :

a.                   Si le père de la demanderesse n’était plus en mesure de transférer des sommes au Canada, les demandeurs n’auraient aucun moyen pour assurer leur subsistance ;

b.                  Les demandeurs ne pourraient pas faire débloquer des biens pour des dépenses raisonnables, malgré l’article 15 de la Loi ;

c.                   Les demandeurs ne pourraient pas, non plus, recevoir un salaire d’un employeur au Canada ou d’autres formes de revenus pour leur travail au Canada, puisque de tels salaires ou revenus constitueraient des « biens » en vertu du paragraphe 4(3) de la Loi ;

d.                  Les moindres petites dépenses, incluant celles pour l’épicerie, les cigarettes et l’argent de poche des enfants, doivent être acquittées à partir des sommes déposées aux comptes en fidéicommis de leurs procureurs ;

e.                   Les demandeurs soumettent que cette position est déraisonnable et porte atteinte à leur dignité humaine au sens de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [Charte]. Pour pouvoir vivre de façon digne au Canada, une personne doit pouvoir travailler, recevoir le fruit de son travail et disposer de moyens pour payer les dépenses courantes, sans contrainte ou ingérence démesurée.

[20]           D’abord, je partage l’opinion du défendeur à l’effet que cette Cour ne peut disposer de l’argument fondé sur l’article 7 de la Charte, puisque les demandeurs ont fait défaut de transmettre au défendeur un avis préalable à cet effet. De plus, cet argument n’est soutenu par aucune analyse sérieuse et, de façon générale, ni le droit d’occuper un emploi ni les intérêts économiques des demandeurs ne sont protégés par la Charte (Siemens c Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 RCS 6 aux para 45 et 46). En conséquence, je ne tiendrai pas compte de cet argument.

[21]           Le défendeur admet que la lettre de monsieur Legault laisse entendre que certaines dépenses réclamées étaient raisonnables. Toutefois, la décision du Ministre ne se trouve pas dans cette lettre, mais plutôt sur la page couverture du Memorandum for action, signé par lui. On n’y retrouve toutefois pas les motifs pour lesquels le Ministre n’a pas suivi la recommandation du sous-ministre.

[22]           Quoi qu’il en soit, plaide le défendeur, même si l’on admettait que certaines dépenses étaient raisonnables, la question est plutôt de savoir si le Ministre était tenu de délivrer une attestation eu égard aux circonstances de la présente affaire.

[23]           Lorsque l’on fait une lecture de l’ensemble du dossier, incluant la demande d’attestation des demandeurs, il semble effectivement que les demandeurs indiquent que les sommes requises proviendront du père de la demanderesse et des amis du couple, et qu’elles transiteront par les comptes en fidéicommis de leurs procureurs. Cela représente le statu quo par rapport à la façon de procéder des demandeurs depuis leur arrivée au Canada. Le Ministre ne s’oppose pas à cette façon de procéder.

[24]           De surcroît, le fait que les demandeurs aient réussi à maintenir un train de vie passablement élevé depuis leur arrivée au Canada est de nature à donner un caractère raisonnable  à la décision du Ministre. En effet, bien que certaines dépenses réclamées puissent être raisonnables, les fonds bloqués n’étaient pas « nécessaires », au sens de l’article 15 de la Loi, pour les acquitter. Le libellé de cette disposition indique qu’il y a deux critères pertinents, le caractère raisonnable des dépenses et la nécessité d’avoir recours aux fonds bloqués. Si l’ensemble des dépenses d’un demandeur est acquitté à partir de fonds étrangers depuis leur arrivée au Canada, il peut ne pas être nécessaire de puiser à même les fonds bloqués et, partant, d’analyser le caractère raisonnable des dépenses soumises.

[25]           Malgré que le Ministre n’ait pas retenu la recommandation que lui a faite son sous-ministre, leurs positions respectives n’étaient pas réellement contradictoires puisque le sous-ministre a reconnu que la demande des demandeurs, telle que formulée, ne visait pas les fonds bloqués.

[26]           Bien qu’il soit souhaitable que son désaccord avec cette recommandation soit motivé, à la lecture de l’ensemble du dossier, il s’avère évident que cette décision appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Newfoundland Nurses nous indique que le contrôle judiciaire porte sur la décision en soi, et non sur le processus décisionnel. La lecture du dossier permet de confirmer la décision prise par le Ministre.

[27]           Finalement, je tiens à noter que plusieurs des conséquences soulevées par les demandeurs sont hypothétiques. Ils ne prétendent pas occuper un emploi au Canada et leur demande d’attestation ne vise aucunement des sommes qui pourraient être le fruit d’un travail au Canada.

Conclusion

[28]           Dans les circonstances de la présente affaire, il était raisonnable pour le Ministre de privilégier le maintien du statu quo pendant l’examen de leur demande d’asile, à moins évidemment que leur situation personnelle ne change. Le cas échéant, ils pourront soumettre une nouvelle demande au Ministre.

[29]           En conséquence, leur demande de contrôle judiciaire sera rejetée avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.                   La demande de contrôle judiciaire est rejetée ;

2.                   Les dépens sont accordés en faveur du défendeur.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1248-13

 

INTITULÉ :

ZOHRA DJILANI ET BELHASSEN TRABELSI c LA MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 avril 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 juin 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Noel Saint-Pierre

 

Pour les demandeurs

 

Me Bernard Letarte

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SAINT-PIERRE LEROUX AVOCATS INC.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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