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Date : 20140707


Dossier : IMM-3163-13

Référence : 2014 CF 661

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2014

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

NAIM CEKAJ

défendeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit de la troisième demande de contrôle judiciaire que le demandeur présente en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision visant une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Le défendeur ne s’est pas opposé à la demande d’autorisation et il n’a déposé ni dossier ni observation pour appuyer cette décision. La Cour n’a donc d’autre choix que de conclure que le défendeur n’est pas en désaccord avec le demandeur, car, si c’était le cas, il aurait présenté des observations pour défendre la décision.

I.                   LES FAITS

[2]               Le demandeur est âgé de 40 ans et est citoyen de l’Albanie; il est arrivé au Canada le 1er janvier 2008 avec son épouse et ses deux filles. Il a demandé l’asile, mais sa demande a été rejetée le 20 août 2010. Dans sa décision, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’était pas digne de foi en raison d’incohérences dans son témoignage. La Cour a rejeté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le demandeur allègue qu’il serait exposé à un risque de persécution et de préjudice parce qu’il est impliqué dans une vendetta avec la famille Shabaj.

[3]               Le demandeur a présenté une demande d’ERAR le 6 février 2011, et une décision défavorable a été rendue à l’issue de l’ERAR le 12 octobre 2011. Il a demandé le contrôle judiciaire de cette décision, et le défendeur a consenti à ce qu’un autre agent statue sur la demande d’ERAR le 6 février 2012. La deuxième décision défavorable quant à l’ERAR a été rendue le 16 avril 2012, et le demandeur a de nouveau demandé le contrôle judiciaire de la décision. Je lui ai accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi le 30 mai 2012. Le juge Rennie, de la Cour, a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision visant la deuxième demande d’ERAR le 20 décembre 2012 dans la décision Cekaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1531 (la décision Cekaj), et l’affaire a été renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. La présente demande concerne la décision rendue le 4 mars 2013, par laquelle une agente principale d’immigration (l’agente) a encore une fois rejeté la demande d’ERAR du demandeur.

II.                LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE JUDICIAIRE

[4]               L’agente a résumé avec force détails la décision que la Commission a rendue concernant la demande d’asile, elle a mis l’accent sur la question de la crédibilité et elle a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté les conclusions de la Commission. L’agente a noté que les risques allégués par le demandeur dans sa demande d’ERAR étaient les mêmes que ceux qui avaient été entendus et examinés par la Commission.

[5]               L’agente a par la suite apprécié la preuve documentaire soumise dans le cadre de la demande d’ERAR, y compris deux copies traduites de lettres d’attestation du Comité de réconciliation nationale (le CRN), lesquelles confirment que le CRN a essayé de mettre fin à la vendetta par la médiation, et deux déclarations notariées d’un aîné de la communauté, Adem Isufi, qui a participé à la tentative de médiation. L’agente a conclu que ces documents confirment seulement que la vendetta a été déclarée après l’arrivée du demandeur au Canada et qu’il ne pouvait donc pas raisonnablement être au fait de la vendetta au moment où il a présenté sa demande d’asile le 1er janvier 2008.

[6]               L’agente a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté les conclusions relatives aux incohérences, aux invraisemblances et à la crédibilité soulevées par la Commission et que la preuve dont elle disposait n’établissait pas que le demandeur, s’il retournait en Albanie, serait exposé à des risques prospectifs personnels qui n’avaient pas été examinés par la Commission.

III.             ANALYSE

[7]               La question déterminante en l’espèce est l’appréciation que l’agente a faite des éléments de preuve documentaire déposés par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR. Je conclus que l’agente n’a pas analysé de façon appropriée ces éléments de preuve, ce qu’elle était tenue de faire. L’appréciation que l’agente a faite des éléments de preuve documentaire personnels présentés par le demandeur ainsi que des documents sur les conditions dans le pays déposés pour établir l’absence de protection de l’État était inadéquate et déraisonnable.

[8]               Au paragraphe 18 de la décision Cekaj, le juge Rennie s’est penché sur l’analyse qu’un autre agent avait faite de la même preuve documentaire présentée dans le cadre de la demande d’ERAR précédente, à savoir les lettres d’attestation du CRN, la lettre de l’aîné de la communauté ainsi qu’une lettre du frère du demandeur, et il a conclu que cette analyse était déraisonnable. Voici ce qu’il a déclaré :

À mon avis, la façon dont l’agent a traité la preuve ne peut être qualifiée de justifiée, de transparente ou d’intelligible. L’agent a manifesté une tendance à rejeter la preuve pour des raisons qui ne résistent pas à l’examen. Il semble que l’agent ait eu recours à des locutions toutes faites, comme lorsqu’il considère que la preuve est vague, sans véritablement se pencher sur le contenu de la preuve en question.

[9]               À mon avis, l’agente en l’espèce n’a pas, elle non plus, apprécié de façon adéquate la preuve documentaire présentée. Elle a rejeté, sans justification raisonnable, la valeur probante d’éléments de preuve importants et elle a tiré des conclusions de fait qui n’étaient pas fondées sur la preuve dont elle disposait.

[10]           Lorsqu’elle s’est penchée sur les attestations du CRN et sur la lettre de M. Isufi qui a été présentée, l’agente a affirmé ce qui suit [traduction] : « […] elles n’ajoutent rien aux renseignements concernant les risques personnels et elles ne nous éclairent en rien quant à de nouveaux risques auxquels le demandeur pourrait être exposé en Albanie. » Je ne suis pas d’accord avec l’agente. Les lettres fournissent bel et bien de nouveaux éléments de preuve concernant la vendetta et la participation du CRN et des aînés de la communauté, qui ont essayé de mettre fin à la vendetta par la médiation. À moins que l’agente ait soulevé des doutes quant à l’authenticité de ces lettres, ces dernières sont pertinentes, car elles corroborent l’existence de risques actuels ou prospectifs auxquels le demandeur serait exposé s’il retournait en Albanie.

[11]           En outre, dans le cadre de l’examen des lettres du CRN, l’agente a souligné que leur auteur, M. Marku, [traduction] « n’avait pas fourni d’éléments de preuve pour établir comment il avait été mis au fait des motifs sous‑jacents à la vendetta ». Il est mentionné dans la lettre datée du 10 février 2012 que le CRN a collaboré avec des envoyés représentant les aînés des villages de la région, et trois noms y sont expressément mentionnés, dont celui d’Adem Isufi. Je suis d’accord avec le demandeur : il est raisonnable de présumer que c’est ainsi que le CRN a obtenu des renseignements concernant la vendetta. Cette présomption est en outre étayée par la lettre de M. Isufi qui a été présentée et dans laquelle ce dernier affirme qu’il possède [traduction« une connaissance et une expérience personnelles de la vendetta qui oppose les familles Shabaj et Cekaj depuis février 2008 ». Il était loisible à l’agente d’établir si les nouveaux éléments de preuve établissaient de façon crédible que de nouveaux risques étaient apparus depuis la décision de la Commission, mais les motifs avancés par l’agente pour écarter ces éléments de preuve ne résistent pas à un examen approfondi.

[12]           L’agente a commis les mêmes erreurs de raisonnement dans son examen de la lettre du frère du demandeur. Elle a fait remarquer que la lettre n’était pas crédible parce qu’il n’y était pas expliqué comment le frère du demandeur aurait été capable d’obtenir des médicaments pour sa mère si toute la famille vivait en reclus, ni pourquoi seulement une de ses filles était menacée. Je conclus qu’il était déraisonnable que l’agente écarte ces éléments de preuve sur le fondement de telles conjectures non fondées.

[13]           L’agente, dans son analyse des éléments de preuve sur les conditions dans le pays, a commis une erreur similaire à celle que le juge Rennie a constatée au paragraphe 21 de la décision Cekaj, où il a écrit ce qui suit :

Enfin, l’agent a affirmé que la preuve présentée par le demandeur quant à la situation dans le pays en cause ne permettait pas d’étayer sa demande parce qu’elle n’établissait pas que le demandeur est personnellement exposé à un risque. Or, la preuve relative à la situation dans le pays en cause n’est pas présentée pour établir la nature personnelle d’une demande. Elle s’attache plutôt à la question de savoir si le demandeur pouvait raisonnablement s’attendre à bénéficier d’une protection de l’État.

[14]           En l’espèce, encore une fois, l’agente n’a pas analysé de façon appropriée les éléments de preuve sur les conditions dans le pays qui ont été présentés. Voici ce qu’elle a déclaré :

[traduction]

J’accepte qu’il y a des vendettas en Albanie, mais je conclus que ces rapports décrivent les conditions générales dans le pays ou qu’ils portent sur des gens ou des personnes qui se ne trouvent pas dans une situation semblable à celle du demandeur en Albanie ou sur des incidents qui n’ont rien à voir avec le demandeur. Ce dernier n’est pas expressément mentionné dans ces documents, et il n’a pas établi de liens entre leur contenu et les risques prospectifs personnels auxquels il serait exposé en Albanie.

[15]           Il s’agit d’une analyse déraisonnable des éléments de preuve sur les conditions dans le pays. Il n’est pas nécessaire que le nom du demandeur soit mentionné dans les documents sur les conditions dans le pays, lesquels sont présentés pour établir l’existence de la protection de l’État. Comme le juge Rennie l’a conclu au paragraphe 27 de la décision Cekaj, la preuve sur les conditions dans le pays révèle qu’il « peut exister des cas particuliers où la protection est insuffisante. Dans ce contexte, l’erreur tenant au rejet de la preuve relative à la situation particulière du demandeur revêt une importance accrue. »

[16]           En résumé, l’appréciation que l’agente a faite de la preuve documentaire était inadéquate et déraisonnable. La décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

IV.             INSTRUCTIONS

[17]           Puisqu’il s’agit de la troisième demande de contrôle judiciaire présentée dans le cadre de la demande d’ERAR du demandeur et puisque le juge Rennie, dans la décision Cekaj, a déjà conclu que des erreurs semblables dans l’appréciation de la preuve avaient été commises, le demandeur demande à la Cour de prononcer, au titre de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, un verdit imposé portant que le demandeur s’est acquitté de son fardeau de la preuve et qu’une décision favorable doit être rendue relativement à l’ERAR.

[18]           Je reconnais que la Cour, au titre de l’alinéa 18.1(3)b), a le pouvoir de donner des instructions qui équivalent à l’imposition d’un verdict, mais « il s’agit d'un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs » (Rafuse c Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31). Par exemple, dans des cas où il fallait établir si un demandeur avait qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger, la Cour a donné pareilles instructions lorsque la Commission n’avait d’autre choix que de conclure que le demandeur était un réfugié au sens de la Convention (Attakore c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1989) 99 NR 168 (CAF), à la page 170; Bindra c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1992) 18 Imm LR (2e) 114 (CAF), aux paragraphes 17 et 18).

[19]           Lorsqu’il subsiste des questions de fait à trancher, il convient que la Cour renvoie l’affaire pour une nouvelle audition plutôt de donner des instructions qui équivalent à l’imposition d’un verdict (Turanskaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1997) 145 DLR (4th) 259, 210 NR 235 (CAF), au paragraphe 6). C’est le cas en l’espèce puisqu’il reste des conclusions de fait à tirer.

[20]           Par conséquent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire et j’ordonnerai que l’affaire soit renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen en conformité avec les instructions suivantes :

Dans le cadre du nouvel examen de la demande du demandeur, l’agent fera une analyse exhaustive et adéquate de la preuve documentaire présentée afin d’établir si le demandeur serait exposé à un risque actuel ou prospectif s’il retournait en Albanie, et ce, nonobstant le fait qu’il était ou non exposé à un risque lorsqu’il a présenté sa demande d’asile, le tout, en conformité avec les présents motifs et les motifs prononcés dans la décision Cekaj antérieure.

V.                LES DÉPENS

[21]           Le demandeur, à l’audience, a demandé qu’on lui adjuge des dépens de 5 000 $. J’estime que la conduite de l’intimé, qui a comparu devant la Cour sans déposer de dossier, est inacceptable. Non seulement une telle conduite a obligé le demandeur et la Cour à participer à une audience était peut‑être inutile puisque la demande d’autorisation relative à la présentation d’une demande de contrôle judiciaire n’a pas été contestée, mais elle a empêché en plus la Cour de tirer avantage des observations des deux parties. J’estime que les présentes circonstances équivalent à des « raisons spéciales » au titre de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, qui justifient l’adjudication de dépens dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, puisque le défendeur en l’espèce a agi de manière fautive et a inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance (Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, au paragraphe 26). À mon avis, dans les circonstances, l’adjudication d’une somme globale de 2 500 $ serait raisonnable, et j’ordonnerai donc au défendeur de payer cette somme.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agente est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen en conformité avec les instructions suivantes :

Dans le cadre du nouvel examen de la demande du demandeur, l’agent fera une analyse exhaustive et adéquate de la preuve documentaire présentée afin d’établir si le demandeur serait exposé à un risque actuel ou prospectif s’il retournait en Albanie, et ce, nonobstant le fait qu’il était ou non exposé à un risque lorsqu’il a présenté sa demande d’asile, le tout, en conformité avec les présents motifs et les motifs prononcés dans la décision Cekaj antérieure.

2.      Le défendeur est condamné à des dépens de 2 500 $, payables sur‑le‑champ.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM-3163-14

INTITULÉ :

NIAM CEKAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 juin 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 7 JUILLET 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

Sybil Thompson

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yehuda Levinson

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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