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Date : 20140515


Dossier :

T-2275-12

Référence : 2014 CF 475

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2014

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

COMTOIS INTERNATIONAL EXPORT INC.

demanderesse

et

LIVESTOCK EXPRESS BV et

HORIZON SHIP MANAGEMENT COMPANY et ZIRAAT FINANSAL KIRALAMA AS et LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE M.V. ORIENT I et TOUTES LES PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LE NAVIRE M.V. ORIENT I et LE NAVIRE M.V. ORIENT I

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’un appel d’une ordonnance datée du 10 décembre 2013 par laquelle le protonotaire Morneau a rejeté la requête en suspension d’instance présentée en application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. La défenderesse Livestock Express BV avait sollicité une ordonnance suspendant l’action en dommages-intérêts engagée par la demanderesse, Comtois International Export Inc, en vue de la tenue d’un arbitrage en Angleterre, en invoquant une clause d’arbitrage figurant dans une note d’engagement de fret (la note d’engagement de fret) conclue entre les parties le 18 septembre 2012. La défenderesse demande que la décision du protonotaire Morneau soit annulée et que les procédures soient suspendues en vue de la tenue d’un arbitrage en Angleterre.

[2]               Pour les motifs exposés ci-après, l’appel est accueilli.

Les faits à l’origine du litige

[3]               La Cour adopte le contexte factuel que le protonotaire Morneau a décrit au paragraphe 4 de sa décision.

[4]               La défenderesse, Livestock Express, est un affréteur de navire qui, à la date pertinente, exploitait le navire M.V. Orient I, utilisé principalement pour le transport de bétail.

[5]               La demanderesse, Comtois International Export Inc. (Comtois), est un commerçant et exportateur de bétail.

[6]               Comtois a affrété le navire M.V. Orient I pour effectuer un voyage entre Bécancour (Québec) ou Saint John (Nouveau-Brunswick) et Novorossiysk (Russie), pour transporter une cargaison de bétail.

[7]               Le 18 septembre 2012, une note d’engagement de fret énonçant les conditions du transport de la cargaison de bétail a été délivrée à Zeebruges, en Belgique.

[8]               Les parties s’étaient entendues sur une clause de glace, qui faisait partie de la note d’engagement de fret, et qui accordait au transporteur la possibilité de charger la cargaison à Saint John (Nouveau-Brunswick), si le port de Bécancour n’était pas libre de glace.

[9]               La note d’engagement de fret comportait une disposition d’arbitrage, par laquelle les parties avaient convenu que les différends découlant du contrat ou du transport de la cargaison seraient régis par les lois de l’Angleterre et seraient soumis à l’arbitrage en Angleterre.

[10]           Le navire s’est approché des eaux canadiennes au début de décembre 2012 et, en se fondant sur les conditions de glace prévues au port de Bécancour, Livestock Express a choisi, le 12 décembre 2012, de se diriger vers le port de chargement subsidiaire de Saint John (Nouveau‑Brunswick), et elle a avisé Comtois en conséquence.

[11]           Comtois s’est opposée à la décision du transporteur de charger la cargaison à Saint John (Nouveau-Brunswick) plutôt qu’à Bécancour, au Québec.

[12]           Un litige est né entre les parties au sujet de la décision de Livestock Express d’utiliser Saint John comme port de chargement subsidiaire, plus précisément au sujet de l’applicabilité de la « clause de glace » contenue dans la note d’engagement de fret dans les circonstances de l’affaire.

[13]           Le 14 décembre 2012, Comtois a délivré une déclaration ainsi qu’un mandat de saisie du navire, dans lesquels Livestock Express ainsi que les propriétaires et exploitants du navire M.V. Orient I sont nommés à titre de défendeurs dans l’action personnelle et le navire M.V. Orient I à titre de défendeur dans l’action réelle.

[14]           Le 18 décembre 2012, le navire a mouillé l’ancre au port de Saint John, où la cargaison de bétail a été chargée entre le 19 et le 21 décembre 2012. Le navire a fait route vers Novorossiysk le 22 décembre 2012.

[15]           Comtois a réclamé 250 000 $ à titre de dommages-intérêts; ce montant représentait les coûts additionnels liés à l’expédition du bétail au port de Saint John.

[16]           La présente action découle du contrat d’affrètement du navire M.V. Orient I qui figure dans la note d’engagement de fret.

[17]           Le 6 avril 2013, la défenderesse a signifié et déposé une requête en suspension d’instance en vue de la tenue d’un arbitrage en Angleterre, en invoquant la clause d’arbitrage contenue dans la note d’engagement de fret.

[18]           Le 10 décembre 2013, le protonotaire Morneau a rejeté la requête avec dépens.

La décision contestée

[19]           Le protonotaire Morneau a statué que l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6, (la Loi), ne s’appliquait pas à la note d’engagement de fret, conformément à l’arrêt Canada Moon Shipping Co Ltd c Companhia Siderurgica Paulista-Cosipa, 2012 CAF 284 (Le Federal EMS), dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu que les chartes-parties n’étaient pas visées par l’expression « contrat de transport de marchandises par eau » de l’article 46 de la Loi.

[20]           Le protonotaire Morneau a ensuite analysé l’applicabilité à la note d’engagement de fret de l’article 8 du Code d’arbitrage commercial (le Code), qui figure en annexe à la Loi sur l’arbitrage commercial, LRC 1985, c 17 (2e supp) (la Loi sur l’arbitrage) et qui dispose qu’un tribunal saisi d’un différend sur une question visée par une clause d’arbitrage, comme c’est le cas en l’espèce, doit renvoyer l’affaire à l’arbitrage. Le protonotaire Morneau a conclu qu’il n’y a aucune différence entre une clause d’élection de for et une clause d’arbitrage et que, dans la mesure où cette distinction existe, elle n’est pas pertinente, eu égard au pouvoir discrétionnaire dont la Cour est investie en vertu de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7. Il a invoqué la décision rendue dans Le « Seapearl » c Seven Seas Corp, [1983] 2 CF 161 [Le Seapearl], à la page 176, pour affirmer que la Cour fédérale n’est pas privée de son pouvoir de suspendre des instances par des engagements contractuels par lesquels les parties soumettent un différend à un tribunal étranger ou à l’arbitrage. En conséquence, le protonotaire Morneau a conclu à la présence de « motifs sérieux » ainsi que d’un risque important de déni de justice, en se fondant sur le critère que la Cour suprême du Canada avait élaboré dans ZI Pompey Industrie c ECU-Line NV, [2003] 1 RCS 450 [Pompey], au paragraphe 39, selon lequel il doit y avoir des éléments de preuve montrant qu’il ne serait pas raisonnable ou juste, dans les circonstances, d’exiger qu’une partie se conforme aux dispositions de la clause en question. Au paragraphe 19 de cet arrêt, la Cour suprême du Canada a cité les facteurs qui ont été élaborés dans la décision britannique The Eleftheria, [1969] 1 Lloyd’s 237 [les facteurs de l’affaire Eleftheria], et dont on peut tenir compte pour effectuer cette analyse.

[21]           Pour conclure que l’article 8 du Code ne modifiait pas l’application des facteurs de l’affaire Eleftheria dans le cas d’une clause d’arbitrage, le protonotaire Morneau a souligné que la demanderesse « n’a pas été en mesure de présenter à la Cour un arrêt qui établisse entre les types de clauses une telle distinction ». Cependant, dans ses observations écrites, la défenderesse a fait valoir que la Cour d’appel fédérale avait examiné explicitement cette question dans l’arrêt Nanisivik Mines Ltd c FCRS Shipping Ltd, [1994] 2 CF 662 (CAF) [Nanisivik], et qu’elle avait conclu que l’article 8 du Code privait la Cour du pouvoir discrétionnaire de ne pas suspendre les procédures d’arbitrage conformément à l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales.

Les dispositions législatives pertinentes

[22]           Voici le libellé des dispositions législatives pertinentes :

Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6 :

PROCÉDURE INTENTÉE AU CANADA

 

 

Créances non assujetties aux règles de Hambourg

 

46. (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe:

 

a) le port de chargement ou de déchargement — prévu au contrat ou effectif — est situé au Canada;

 

b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

 

 

c) le contrat a été conclu au Canada.

 

(2) Malgré le paragraphe (1), les parties à un contrat visé à ce paragraphe peuvent d’un commun accord désigner, postérieurement à la créance née du contrat, le lieu où le réclamant peut intenter une procédure judiciaire ou arbitrale.

INSTITUTION OF PROCEEDINGS IN CANADA

 

Claims not subject to Hamburg Rules

 

46. (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

 

 

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

 

(b) the person against whom the claim is made resides or has a place of business, branch or agency in Canada; or

 

(c) the contract was made in Canada.

 

(2) Notwithstanding subsection (1), the parties to a contract referred to in that subsection may, after a claim arises under the contract, designate by agreement the place where the claimant may institute judicial or arbitral proceedings.

 

Loi sur l’arbitrage commercial, LRC, 1985, c 17 (2e suppl.) :

4. (1) La présente loi est à interpréter de bonne foi, selon le sens courant de ses termes en contexte et compte tenu de son objet.

 

 

 

[…]

 

 

ANNEXE 1

 

(article 2)

 

CODE D’ARBITRAGE COMMERCIAL

 

 

ARTICLE 8

 

 

CONVENTION D’ARBITRAGE ET ACTIONS INTENTÉES QUANT AU FOND DEVANT UN TRIBUNAL

 

1. Le tribunal saisi d’un différend sur une question faisant l’objet d’une convention d’arbitrage renverra les parties à l’arbitrage si l’une d’entre elles le demande au plus tard lorsqu’elle soumet ses premières conclusions quant au fond du différend, à moins qu’il ne constate que la convention est caduque, inopérante ou non susceptible d’être exécutée.

 

2. Lorsque le tribunal est saisi d’une action visée au paragraphe 1 du présent article, la procédure arbitrale peut néanmoins être engagée ou poursuivie et une sentence peut être rendue en attendant que le tribunal ait statué.

4. (1) This Act shall be interpreted in good faith in accordance with the ordinary meaning to be given to its terms in their context and in the light of its object and purpose.

 

[…]

 

 

SCHEDULE 1

 

(Section 2)

 

COMMERCIAL ARBITRATION CODE

 

 

ARTICLE 8

 

 

ARBITRATION AGREEMENT AND SUBSTANTIVE CLAIM BEFORE COURT

 

 

(1) A court before which an action is brought in a matter which is the subject of an arbitration agreement shall, if a party so requests not later than when submitting his first statement on the substance of the dispute, refer the parties to arbitration unless it finds that the agreement is null and void, inoperative or incapable of being performed.

 

 

 

(2) Where an action referred to in paragraph (1) of this article has been brought, arbitral proceedings may nevertheless be commenced or continued, and an award may be made, while the issue is pending before the court.

Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch F-7 :

50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

 

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

 

 

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

 

(2) Sur demande du procureur général du Canada, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, suspend les procédures dans toute affaire relative à une demande contre la Couronne s’il apparaît que le demandeur a intenté, devant un autre tribunal, une procédure relative à la même demande contre une personne qui, à la survenance du fait générateur allégué dans la procédure, agissait en l’occurrence de telle façon qu’elle engageait la responsabilité de la Couronne.

 

(3) Le tribunal qui a ordonné la suspension peut, à son appréciation, ultérieurement la lever.

50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

 

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

 

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

 

(2) The Federal Court of Appeal or the Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown if it appears that the claimant has an action or a proceeding in respect of the same claim pending in another court against a person who, at the time when the cause of action alleged in the action or proceeding arose, was, in respect of that matter, acting so as to engage the liability of the Crown.

 

(3) A court that orders a stay under this section may subsequently, in its discretion, lift the stay.

 

Les questions en litige

[23]           Les questions pertinentes en l’espèce sont les suivantes :

1.         Les questions soulevées dans la requête ont-elles une influence déterminante sur l’issue du principal, ou l’ordonnance du protonotaire Morneau est-elle entachée d’une erreur flagrante, au sens où elle est fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits, de sorte que la Cour peut procéder à un examen de novo?

2.         Le protonotaire Morneau a-t-il eu raison de conclure que l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales l’emporte sur l’article 8 du Code et permet à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’appliquer les facteurs de l’affaire Eleftheria pour décider s’il existe des motifs sérieux de permettre à la demanderesse d’engager une action en justice au Canada malgré la présence de la clause d’arbitrage?

3.         Si la réponse à la question 2 est affirmative, la demanderesse a-t-elle démontré qu’il existe des « motifs sérieux » de permettre que l’action se poursuive au Canada, malgré la convention d’arbitrage?

La norme de contrôle applicable

[24]           Les parties conviennent que, selon la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires des protonotaires, ces ordonnances ne doivent pas être modifiées en appel, à moins que les questions soulevées dans la requête n’aient une influence déterminante sur l’issue du principal, ou à moins que les ordonnances ne soient entachées d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits (Pompey au paragraphe 18; Merck & Co c Apotex Inc, 2003 CAF 488 [Apotex], au paragraphe 19; Canada c Aqua-Gem Investments Ltd, 1993 CanLII 2939 (CAF), [1993] 2 FC 425 (CA), par le juge MacGuigan, aux pages 462 et 463. Si la décision du protonotaire Morneau satisfait à l’un de ces critères, le juge de révision devra exercer son pouvoir discrétionnaire de novo.

[25]           Dans la présente affaire, le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon à refuser la demande de la défenderesse qui visait à ce que l’affaire soit renvoyée en arbitrage. Si la requête avait été accueillie, cela aurait mis un terme aux procédures engagées devant la Cour fédérale, et le bien-fondé de la demande aurait probablement été tranché par un comité d’arbitrage en Angleterre. En conséquence, la défenderesse affirme que la décision du protonotaire Morneau respecte les critères applicables à un examen de novo de l’affaire, puisque la question soulevée dans la requête a une influence déterminante sur l’issue du principal, de sorte que l’appel devrait être entendu de novo. La Cour convient avec la défenderesse que le refus d’accorder une suspension d’instance a une influence déterminante sur l’issue du principal, en ce sens que ce refus freinerait les procédures d’arbitrage possibles en Angleterre (voir Ford Aquitaine Industries SAS c Canmar Pride (Navire), 2005 CF 431, au paragraphe 53 : « la suspension imposée a des répercussions considérables sur la question de savoir si l’action canadienne sera instruite ou non »).

[26]           De plus, le protonotaire a commis une erreur lorsqu’il a affirmé que la demanderesse n’a pas été en mesure de présenter à la Cour un précédent appuyant la conclusion selon laquelle l’article 8 du Code, s’il s’applique, prive la Cour du pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder la suspension. Le protonotaire Morneau était saisi en bonne et due forme de la décision que la Cour d’appel fédérale avait rendue dans Nanisivik et qui a eu pour effet de trancher cette question. En conséquence, je conclus que le protonotaire a appliqué un mauvais principe en omettant d’examiner et d’appliquer la décision Nanisivik.

Analyse

[27]           Les parties ne contestent pas la validité, l’applicabilité et l’opposabilité de la clause d’arbitrage contenue dans la note d’engagement de fret. En conséquence, le différend est visé par l’alinéa 31b) de cette note, dont voici le libellé :

[traduction]

« Tous les différends découlant du présent contrat et du transport de la cargaison sont soumis à l’arbitrage en Angleterre, un arbitre étant nommé par chacune des parties et un troisième, par les deux arbitres ainsi nommés. Dans les cas des différends dont le montant total réclamé par l’une ou l’autre des parties ne dépasse pas 50 000 $ en devises américaines, l’arbitrage se déroule conformément à la procédure des petites créances de la London Maritime Arbitrators’ Association ».

[28]           Le protonotaire Morneau a eu raison de conclure que l’article 46 de la Loi ne s’applique pas à la note d’engagement de fret, parce que le contrat en question est une charte-partie. Dans l’arrêt Le Federal EMS, la Cour d’appel fédérale a affirmé clairement que les chartes-parties ne sont pas assujetties à l’article 46. La demanderesse n’a pas vraiment contesté cette conclusion.

[29]           Il convient de souligner que la demanderesse a subséquemment fait valoir que la Cour devrait tenir compte de la décision rendue dans Incremona-Salerno Marmi Affini Siciliani (ISMAS) snc c Castor (Le), 2002 CAF 479, [2002] ACF n° 1699, au paragraphe 13, où la Cour d’appel fédérale a souligné que l’article 46 de la Loi s’appliquait lorsque la Cour exerçait son pouvoir discrétionnaire découlant de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales de suspendre les procédures en raison de l’existence d’une clause d’élection de for ou d’arbitrage. Cependant, cette décision n’est pas pertinente en l’espèce, en raison de la conclusion tirée dans l’affaire Le Federal EMS, selon laquelle l’article 46 ne s’applique pas aux chartes-parties.

[30]           Comme il a été mentionné précédemment, je suis d’avis que la décision du protonotaire Morneau selon laquelle le pouvoir discrétionnaire dont la Cour est investie en vertu de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales lui permet de rejeter la requête en suspension malgré l’article 8 du Code est irréconciliable avec celle que la Cour d’appel fédérale a rendue dans Nanisivik.

[31]           Dans Nanisivik, la Cour d’appel fédérale a souligné que des conclusions divergentes avaient été tirées dans différentes décisions antérieures quant à la question de savoir si un juge des requêtes était investi d’un pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures en vertu de l’article 8 du Code. La Cour d’appel fédérale a mis un terme à ces opinions judiciaires divergentes en concluant que la suspension découlant de l’existence d’une clause d’arbitrage était obligatoire en vertu de l’article 8 et qu’aucun pouvoir discrétionnaire résiduel ne subsistait.

[32]           La Cour d’appel fédérale s’est fondée sur la disposition d’interprétation du paragraphe 4(1) du Code, selon lequel l’auxiliaire anglais « shall » dénote clairement une prescription impérative et non facultative, ainsi que sur des considérations de principe qu’il a décrites comme suit aux pages 674 et 675 :

Comme indiqué, il s’agit de choisir entre la suspension des procédures entre les parties soumises à l’arbitrage, laquelle suspension découle du renvoi à l’arbitrage sans qu’il y ait exercice de pouvoir discrétionnaire, et la suspension discrétionnaire à moins de « motifs impérieux ». Toutes les considérations de principe qui militent en faveur de l’impératif posé par la loi que tout différend prévu par une convention d’arbitrage soit renvoyé à l’arbitrage, militent aussi, à mon avis, en faveur de la suspension des procédures relatives aux mêmes points litigieux jusqu’à ce que la sentence arbitrale ait été rendue. Il semble bien plus probable que la résolution de ces points litigieux résolve le litige tout entier, sinon entre toutes les parties, au moins entre celles qui sont soumises à l’arbitrage.

Je conclus qu’une fois le renvoi à l’arbitrage prononcé, la Cour n’a aucun pouvoir discrétionnaire résiduel pour refuser de suspendre toutes les procédures entre les parties à l’arbitrage, bien qu’il puisse y avoir entre elles certains points litigieux qui ne sont pas soumis à l’arbitrage.

[33]           Le raisonnement de l’arrêt Nanisivik a été suivi dans d’autres décisions, notamment dans MacKinnon c National Money Mart Company, 2009 BCCA 103, au paragraphe 69, où, en renvoyant à une disposition similaire, soit le paragraphe 15(2) de la British Columbia Arbitration Act, RSBC 1996, c 55, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a réitéré et appliqué le raisonnement que la Cour d’appel fédérale avait invoqué dans Nanisivik :

[traduction]

La directive législative selon laquelle les tribunaux judiciaires doivent s’en remettre à l’arbitrage en vertu du paragraphe 15(2) est tout aussi impérative que celle qui découle de la disposition correspondante du Code de procédure civile du Québec. Les commentaires que la Cour d’appel fédérale a formulés dans Nanisivik Mines Ltd. c F.C.R.S. Shipping Co. Ltd., 1994 CanLII 3466, (1994) 113 DLR (4th) 536, au sujet de la Loi sur l’arbitrage commercial, LRC 1985, c 17 (2e supp), sont  pertinents :

[…]

[34]           Dans la même veine, dans la décision GPEC International Ltd c Corporation Commerciale Canadienne, 2008 CF 414, au paragraphe 19, le juge Hugessen de la Cour fédérale a cité l’arrêt Nanisivik pour souligner qu’il était important de respecter les engagements contractuels en matière d’arbitrage des différends et qu’il ne serait pas souhaitable d’aller à l’encontre de l’intention contractuelle exprimée par les parties d’utiliser l’arbitrage pour régler leurs différends en permettant à une partie de mettre un terme à la procédure d’arbitrage obligatoire pour exercer d’autres recours judiciaires devant une autre juridiction :

[19]      En outre, il me semble que, en principe, la Cour devrait, dans la mesure du possible, favoriser le recours à l’arbitrage et décourager les demandes comme celle en cause en l’espèce, qui a nécessairement pour effet (et peut‑être aussi pour objet) d’interrompre la procédure arbitrale et d’aller à l’encontre de l’intention contractuelle exprimée par les parties d’utiliser l’arbitrage pour régler leurs différends. La Cour n’est pas appelée en l’espèce à appliquer le critère traditionnel à trois volets relatif aux suspensions et aux injonctions interlocutoires (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, [1987] A.C.S. no 6 (QL); RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, [1994] A.C.S. no 17 (QL)). En fait, la Cour ne peut, en l’espèce, que donner effet à une règle claire prévue à la fois par une loi et par un principe qui l’oblige à respecter le souhait exprimé par les parties d’utiliser l’arbitrage (Nanisivk Mines Ltd. c. F.C.R.S. Shipping Ltd., [1994] 2 C.F. 662, [1994] A.C.F. no 171 (C.A.) (QL)).

[35]           De plus, dans l’arrêt Nanisivik, la décision Le Seapearl, que le protonotaire Morneau a invoquée pour affirmer qu’aucune distinction ne devrait être faite entre une clause d’élection de for et une clause d’arbitrage, a été mentionnée et explicitement écartée. La demanderesse cite également différentes décisions qui ont été rendues après Nanisivik et dans lesquelles la décision Le Seapearl a été invoquée, y compris l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire ZI Pompey. Cependant, aucune de ces décisions ne concernait l’application d’une clause d’arbitrage. Les renvois à la décision Le Seapearl dans ces décisions visaient à appuyer la position selon laquelle, lors de l’application de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales pour suspendre l’application d’une clause sur le choix de la juridiction, le critère tripartite habituel est remplacé par celui des « motifs sérieux » qui a été énoncé dans l’affaire Eleftheria.

[36]           Enfin, au cours des plaidoiries, la demanderesse a tenté de faire valoir que l’article 8 du Code ne devrait pas être invoqué, parce que la convention d’arbitrage n’était pas « susceptible d’être exécutée », selon le texte de la disposition. De l’avis de la demanderesse, la convention n’était pas susceptible d’être exécutée, parce que, comme l’a conclu le protonotaire, « la tenue de l’arbitrage en Angleterre entraînerait des coûts prohibitifs pour Comtois ce qui aurait, somme toute, comme conséquence de la décourager de poursuivre en Angleterre ». À mon avis, cet argument est sans fondement. Les facteurs susceptibles de dissuader une partie de participer à des procédures d’arbitrage sont hypothétiques et ne sont pas envisagés par l’exemption prévue à l’article 8, pas plus qu’ils ne le seraient dans le contexte d’une action en justice ordinaire apparemment non susceptible d’être exécutée.

[37]           Étant donné la conclusion de la Cour selon laquelle elle est liée par l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Nanisivik, lequel s’applique explicitement aux faits de la présente affaire, il ne serait nullement utile d’examiner l’argument subsidiaire de la défenderesse selon lequel le protonotaire a mal exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales.

[38]           En conséquence, l’appel est accueilli et l’ordonnance en suspension de l’action en vue de l’introduction de procédures d’arbitrage en Angleterre. Comme en ont convenu les parties, le montant de 2 220 $ à titre de dépens doit être payé à la défenderesse.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      L’appel interjeté à l’égard de l’ordonnance du protonotaire datée du 10 décembre 2013 est accueilli;

2.      La présente action est suspendue en vue de l’introduction de procédures d’arbitrage en Angleterre, conformément aux conditions de la note d’engagement de fret;

3.      La demanderesse doit payer à la défenderesse le montant de 2 220 $ à titre de dépens.

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2275-12

 

INTITULÉ :

COMTOIS INTERNATIONAL EXPORT INC. c LIVESTOCK EXPRESS BV, HORIZON SHIP MANAGEMENT COMPANY, ZIRAAT FINANSAL KIRALAMA AS ET LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE M.V. ORIENT I ET TOUTES LES PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LE NAVIRE M.V. ORIENT I ET LE NAVIRE M.V. ORIENT I

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 MaI 2014

 

ordonnance ET MOTIFS :

le juge ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 MaI 2014

 

COMPARUTIONS :

Hugo Babos-Marchand

 

POUR La demanderesse

 

Jean-Marie Fontaine

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg

Avocats

Montréal (Québec)

 

PoUr La demanderesse

 

Borden Ladner Gervais LLP

Avocats et agents de brevets et de marques de commerce

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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