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Date : 20140703


Dossier :  IMM-1099-13

Référence : 2014 CF 649

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

MARTHA LUCIA MELGOZA ET

MARICELA VAZQUEZ SANTA CRUZ

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.      La nature de l’instance

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], concernant la décision de Susan Neufeld, une agente d’immigration [l’agente], datée du 10 janvier 2013, de rejeter les demandes de résidence permanente présentées par les demanderesses, Martha Lucia Melgoza [Mme Melgoza] et Maricela Vazquez Santa Cruz [Mme Vazquez] pour des motifs d’ordre humanitaire.

II.      Les faits

[2]               Les demanderesses sont des conjointes de même sexe du Mexique qui vivent en union de fait depuis 2002.

[3]               Mme Melgoza allègue qu’elle a épousé son ex‑mari, M. Jose, en 1989 et qu’ils ont eu deux enfants. M. Jose est ensuite devenu violent, l’a poussant et la frappant, ce qui a mené à la séparation du couple en 1995. La relation de Mme Melgoza avec Mme Vazquez a commencé sept ans plus tard, en 2002.

[4]               Les demanderesses allèguent que, lorsque M. Jose a appris que son ex‑épouse entretenait une relation avec une autre femme, il s’est mis en colère et a commencé à téléphoner à Mme Melgoza et à Mme Vazquez, dont il avait réussi à obtenir le numéro de téléphone, et à leur parler avec violence. Il a notamment dit à Mme Vazquez, alors qu’elle allait travailler, qu’il s’en prendrait à elle et à Mme Melgoza si leur relation se poursuivait.

[5]               Il est allégué que M. Jose est parvenu ensuite à communiquer avec le chef d’équipe de Mme Vazquez à son lieu de travail, les Laboratoires Aztra Zeneca, afin que celle‑ci soit congédiée. Voyant que ses efforts restaient vains, M. Jose a communiqué avec le siège social de l’entreprise et il a accusé Mme Vazquez d’avoir une liaison avec sa femme et d’agir de manière à briser son mariage, même si celui‑ci avait pris fin bien avant que Mme Melgoza fasse la connaissance de Mme Vazquez. En conséquence, l’employeur de Mme Vazquez lui a demandé de quitter son emploi. Mme Vazquez ne s’est pas adressée à la police parce qu’elle ne croyait pas que celle‑ci la protégerait.

[6]               Les demanderesses allèguent que c’est après cet incident qu’elles ont décidé de venir au Canada, où elles sont arrivées munies de visas de visiteur d’une durée de validité de six mois en janvier 2006. Elles sont demeurées au Canada et chacune a démarré sa propre entreprise de nettoyage.

[7]               Les demanderesses sont retournées au Mexique en janvier 2007 parce que, selon ce qu’elles affirment, Mme Melgoza s’ennuyait de ses enfants et elle et Mme Vazquez voulaient utiliser, avant leur expiration, les billets d’avion de retour ouverts qu’elles avaient et qui étaient sur le point d’expirer. Elles allèguent que M. Jose a recommencé à les harceler à leur retour au Mexique. En raison de ce harcèlement et aussi des meilleures conditions économiques existant au Canada, elles sont revenues dans ce pays en février 2007, soit six semaines après leur arrivée au Mexique. Elles vivent illégalement au Canada depuis cette date.

[8]               Les demanderesses allèguent que M. Jose a continué à les harceler sur Facebook depuis leur retour au Canada.

[9]               Les demanderesses ont présenté leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en janvier 2012. Cette demande a été rejetée par l’agente le 10 janvier 2013.

III.      La décision contestée

[10]           Dans sa décision, l’agente a indiqué que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sont appréciées en tenant compte des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, soulignant que l’existence d’un risque lié aux facteurs visés aux articles 96 et 97 de la LIPR qui est allégué par un étranger ne peut être apprécié que dans le cadre d’une demande d’asile par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] ou d’une demande d’examen des risques avant renvoi, et non dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[11]           L’agente a examiné la preuve contenue dans l’affidavit de Mme Melgoza qui avait pour but de démontrer les difficultés découlant de la discrimination. L’agente a fait remarquer que Mme Vazquez n’avait pas produit d’affidavit. Elle a conclu qu’aucun détail n’avait été donné relativement à la discrimination dont les demanderesses auraient personnellement fait l’objet parce qu’elles formaient un couple lesbien vivant dans la ville de Mexico et qu’aucun document étayant cette discrimination n’avait été produit. Elle a conclu également que les demanderesses n’avaient rien fait pour lutter contre la discrimination ou la signaler. Elle a énuméré divers facteurs qui l’ont amenée à tirer ses conclusions :

  • la cohabitation des demanderesses en tant que couple lesbien dans la ville de Mexico depuis 2002;
  • le fait que leur nom ne figure dans aucun des articles ou des documents sur le pays;
  • l’absence de preuve objective établissant qu’elles ont personnellement été victimes de discrimination, d’un acte criminel ou d’un acte de violence;
  • l’absence de document corroborant le harcèlement que l’ex‑mari de Mme Melgoza aurait exercé dans le passé et qu’il continue d’exercer, notamment des copies des menaces proférées sur Facebook depuis que les demanderesses vivent au Canada;
  • l’absence de document relatif à la démission de Mme Vazquez de son emploi au Mexique.

[12]           En ce qui concerne les conditions générales existant au Mexique, l’agente a indiqué que, en plus d’avoir pris en considération les documents déposés par les demanderesses, elle avait examiné la documentation de la Direction des recherches de la CISR, notamment les éléments de preuve pertinents suivants :

1)                  des lois visant à prévenir et à éliminer la discrimination, notamment la discrimination fondée sur l’orientation ou la préférence sexuelles, sont en vigueur dans le District fédéral, mais il n’existe aucune information sur leur efficacité;

2)                  les mariages entre personnes de même sexe ont été légalisés dans la ville de Mexico en décembre 2009 (la loi en cause est entrée en vigueur en mars 2010);

3)                 la Commission des droits de la personne du District fédéral (la CDHDF) mène des enquêtes et formule des recommandations non contraignantes et des propositions de conciliation à l’intention des autorités publiques et des parties concernées;

4)         malgré des lois et d’autres mesures progressistes, les comportements discriminatoires et la violence contre les minorités sexuelles existent toujours. Il y a notamment une [traduction« culture d’homophobie au sein de l’appareil gouvernemental du District fédéral », ce qui indique que les minorités sexuelles se heurtent toujours à des préjugés et à la stigmatisation sociale;

5)         entre janvier 2011 à juillet 2012, la CDHDF a reçu 57 plaintes liées à des violations des droits de la personne déposées par des membres de minorités sexuelles, qui font référence à 101 violations des droits de la personne;

6)         des recours peuvent être exercés dans la ville de Mexico, où des services de soutien sont notamment offerts aux minorités sexuelles, mais, à l’extérieur de cette ville, il n’y a que trois ou quatre organisations à l’échelle du Mexique qui offrent de tels services;

7)         une organisation appelée Agenda LGBT vise à réaliser l’égalité sur le plan des droits de la personne grâce à des activités comme des ateliers sur l’estime de soi, des ateliers de sensibilisation à l’intention du grand public, des campagnes contre l’homophobie, la participation à des forums pour promouvoir les droits de la personne et la prestation d’une aide juridique en cas de discrimination et de violation des droits de la personne;

8)         le Programme des droits de la personne du District fédéral a été créé en 2009. Ce programme, qui rassemble des représentants d’institutions publiques, d’organisations de la société civile, d’organisations internationales, d’établissements d’enseignement et de missions diplomatiques ainsi que d’autres parties intéressées, a pour mandat de planifier et de coordonner l’intégration d’un point de vue relatif aux droits de la personne dans les institutions publiques du District fédéral.

[13]           L’agente a analysé la preuve des demanderesses concernant leur établissement au Canada. Elle a examiné leurs entreprises, leurs diplômes en administration des affaires, les lettres d’appui de clients et d’amis et le bénévolat qu’elles ont fait dans leur collectivité locale. Elle a cependant aussi noté que les demanderesses vivaient au Canada sans autorisation depuis environ cinq ans lorsqu’elles ont présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire et qu’elles n’ont pas demandé l’asile ni une prorogation de leur statut initial. Elle a conclu qu’on ne pouvait pas prétendre que les difficultés découlant de la situation des demanderesses n’étaient pas prévues par la LIPR ou qu’elles étaient indépendantes de la volonté de ces dernières. Elle a souligné également que le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit une mesure exceptionnelle – il n’offre pas un autre moyen de demander le statut de résident permanent au Canada. L’agente a estimé que la preuve dont elle disposait ne lui permettait pas de conclure que les demanderesses s’étaient établies au Canada dans une mesure telle que la rupture de leurs liens avec ce pays équivaudrait à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

IV.      Les questions en litige

[14]           Selon les demanderesses, les questions suivantes sont en litige en l’espèce :

A.        L’agente a-t-elle commis une erreur dans son appréciation des difficultés que les demanderesses ont subies en tant que lesbiennes formant un couple de même sexe au Mexique?

B.        L’agente a-t-elle omis de manière sélective des documents importants relatifs aux conditions existant au Mexique?

C.        L’agente a-t-elle fondé sa décision sur le fait que les demanderesses n’avaient pas fait valoir qu’elles avaient été menacées physiquement?

D.        L’agente a-t-elle commis une erreur dans son appréciation des difficultés que les demanderesses pourraient subir à cause de la violence et de la criminalité liées à la drogue au Mexique?

V.      La norme de contrôle

[15]           La norme de contrôle qui s’applique à une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la raisonnabilité (voir, par exemple, Lara Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1295, au paragraphe 19; Frank c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 270, au paragraphe 15).

VI.      Analyse

A.                La preuve démontrait-elle que les demanderesses avaient été victimes de discrimination ou n’avaient pas pris de mesures pour lutter contre la discrimination?

[16]           Les demanderesses contestent la conclusion de l’agente selon laquelle celle‑ci ne disposait pas d’une preuve suffisante démontrant qu’elles avaient été victimes de discrimination. L’agente a mentionné les nombreux facteurs qui justifiaient sa conclusion, en particulier l’absence d’une preuve corroborante ou objective qui aurait dû être produite au soutien des prétentions des demanderesses.

[17]           Outre les facteurs mentionnés ci‑dessus, je conviens que le fait que Mme Vazquez n’a pas déposé d’affidavit est important, car c’est elle qui a été directement menacée par M. Jose et qui a été forcée de démissionner à cause de la conduite que ce dernier aurait eue à l’égard de son employeur. La décision de déposer un affidavit relève normalement de l’avocat, lequel n’est pas tenu de produire des éléments de preuve qui n’appuient pas les prétentions de son client dans la mesure où aucune fraude n’est commise à l’égard du décideur. Lorsqu’un agent chargé de rendre des décisions s’attendrait normalement à ce qu’un demandeur qui se dit victime de harcèlement produise une preuve de ce harcèlement parce que celui‑ci constitue le fondement principal de sa demande, il ne peut pas fermer les yeux sur l’absence de cette preuve. En conséquence, la preuve par ouï‑dire de Mme Melgoza concernant les actes commis à l’égard de Mme Vazquez par son mari perd beaucoup de sa valeur en raison de l’absence de preuve corroborante.

[18]           De plus, sans égard à la question du poids accordé aux faits relatifs à la démission de Mme Vazquez, l’agente était justifiée de considérer que ces faits concernaient un différend de nature vindicative relevant du droit de la famille entre M. Jose et Mme Melgoza et ne constituaient pas une preuve de discrimination à l’égard de cette dernière et de Mme Vazquez. Cette opinion est raisonnable étant donné que l’agente ne disposait pas d’une autre preuve digne de foi démontrant que les demanderesses ont personnellement été victimes de discrimination dans la ville de Mexico.

[19]           On fait également remarquer que M. Jose s’est remarié depuis. Les demanderesses ayant quitté la ville de Mexico il y a longtemps – en février 2007 – il est inexplicable qu’elles n’aient pas produit une preuve objective très convaincante sous la forme de copies des courriels les harcelant et les menaçant qui auraient été publiés sur Facebook. Si ces documents existaient, leur avocat, qui est expérimenté, devait faire tout son possible pour en obtenir des copies et les produire, car il s’agit d’une preuve corroborant fortement les prétentions de harcèlement, lequel constitue le fondement principal de la demande des demanderesses.

[20]           Un agent peut accorder peu de poids ou une faible valeur probante à un élément de preuve en raison de son imprécision, par exemple s’il n’est pas suffisamment détaillé, si ses sources ne sont pas identifiées, si des déclarations ne sont pas faites sous serment ou si un élément de preuve manifeste susceptible de corroborer des allégations importantes n’est pas produit. Une certaine retenue doit être démontrée à l’égard de l’appréciation que les agents font de la valeur probante de la preuve dont ils disposent. Si leur appréciation entre dans les paramètres de la raisonnabilité, aucune erreur susceptible de contrôle n’est commise; voir Ferguson c Canada (MCI), 2008 CF 1067, au paragraphe 33.

B.                 L’agente a-t-elle omis de manière sélective des documents importants relatifs aux conditions existant au Mexique?

[21]           Les demanderesses affirment que, à part une [traduction] « déclaration toute faite » qu’elle a relevée dans leurs documents, l’agente n’a pas expressément fait référence à un élément de preuve documentaire qui a été produit ni même mentionné un tel élément. Elle a plutôt fondé sa conclusion sur une source documentaire qu’elle a elle‑même produite : la Réponse à une demande d’information intitulée Information sur la situation des minorités sexuelles dans la ville de Mexico, à Guadalajara (Jalisco) et à Puerto Vallarta (Jalisco); information indiquant s'il y a des groupes de soutien ou de revendication agissant en leur nom (2009‑août 2012).

[22]           La RDI renferme un résumé nuancé des conditions prévalant au Mexique et fait longuement état des préjugés et de la stigmatisation sociale dont font l’objet les minorités sexuelles. L’agente a rappelé les principales conclusions du rapport dans sa décision. Les demanderesses n’ont pas présenté à la Cour une preuve provenant d’autres sources dont le contenu était différent de celui de la RDI que l’agente a décrit dans sa décision.

[23]           Les demanderesses ont principalement fait valoir que l’agente a omis de manière sélective des passages contradictoires de la RDI. Elles ont attiré l’attention de la Cour en particulier sur l’absence de toute mention de la section 1.3 du rapport intitulée Attitude de la société à l'égard des minorités sexuelles dans la ville de Mexico, que je reproduis ci‑dessous :

1.3 Attitude de la société à l'égard des minorités sexuelles dans la ville de Mexico

Selon un rapport de la CDHDF de mars 2012, les minorités sexuelles se heurtent toujours à des préjugés et à la stigmatisation sociale, qui entraînent l’exclusion et la discrimination (ibid., 14). Selon une étude réalisée en 2010 par le Conseil national de la prévention de la discrimination (Consejo Nacional para Prevenir la Discriminación - CONAPRED) auprès de 52 095 personnes partout au Mexique (Mexique 2011a, 15), dans la ville de Mexico, 43,3 p. 100 des répondants ont déclaré qu’ils n’accepteraient pas qu’un homosexuel vive chez eux, tandis que 38,8 p. 100 des répondants ont affirmé qu’ils ne permettraient pas à une lesbienne de vivre chez eux (Mexique 2011b, 109 et 110).

Des sources font état du décès dans la ville de Mexico de deux personnes qui étaient membres de la communauté des lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres (LGBT) (É.-U. 24 mai 2012, 30; Pink News 3 juill. 2012). Le 30 juin 2012, un membre de l'Association des journalistes gays et lesbiennes (National Lesbian and Gay Journalists Association) (AP 3 juill. 2012; Pink News 3 juill. 2012), qui se serait affiché ouvertement en tant que gai (ibid.), a été retrouvé sans vie dans l’ascenseur de son immeuble résidentiel dans le quartier de Condesa de la ville de Mexico; la police enquête sur son décès (ibid.; AP 3 juill. 2012). Le 23 juillet 2011, un membre du groupe de coordination de la diversité sexuelle du Parti de la révolution démocratique a été poignardé à mort dans sa résidence de la ville de Mexico (NotieSe 5 août 2011; É.-U. 24 mai 2012, 30). On peut lire dans les Country Reports on Human Rights Practices for 2011 publiés par le Département d’État des États-Unis qu'il était aussi un organisateur de la parade annuelle de la fierté des LGBT de la ville de Mexico (ibid.).

[24]           Je ne pense pas que ces deux paragraphes peuvent être considérés comme des exemples d’omission sélective d’éléments de preuve très pertinents par l’agente. Une étude portant sur les attitudes de personnes ne voulant pas qu’une lesbienne vive chez elles n’établit pas de manière appropriée des attitudes. En outre, aucune conclusion valable ne peut être tirée d’une donnée statistique selon laquelle 38,8 p. 100 des personnes ne veulent pas vivre avec une lesbienne si l’on ne dispose pas d’une étude de référence sur des attitudes comparables relevées chez des Canadiens ou des Américains. De plus, la cohabitation n’est pas une exigence légale. Franchement, le choix de la personne avec laquelle on vit est très personnel et dépend de différentes circonstances pouvant refléter un certain nombre de facteurs. C’est la tolérance qui est en cause dans les relations quotidiennes au travail et dans la collectivité.

[25]           En ce qui concerne le deuxième paragraphe, le décès des organisateurs du défilé annuel de la fierté de la ville de Mexico est peu pertinent au regard de la situation des demanderesses, car rien n’indique que celles‑ci ont participé à ces événements. De toute façon, ce type de preuve a trait davantage au risque qu’aux difficultés.

[26]           De plus, ce paragraphe a été à l’origine de discussions au cours de l’audience au sujet des documents de référence contenus dans le dossier certifié du tribunal. Une distinction importante a été observée entre les rapports sur les pays publiés par les États-Unis en 2010 et 2011 sous la même rubrique. De nombreux faits objectifs positifs soulignés dans le rapport de 2010 ont en effet été omis dans le rapport de 2011. Ainsi, dans le rapport de 2010, il est mentionné que [traduction] « des activistes avaient organisé des défilés de la fierté gaie un peu partout au pays. Le plus grand défilé, auquel 400 000 personnes ont participé, a eu lieu en juin dans la ville de Mexico ». Un événement de cette ampleur tend à montrer une certaine tolérance à l’égard des relations homosexuelles, comme en témoigne l’importante évolution législative et institutionnelle de l’acceptation des gais et des lesbiennes dans la ville de Mexico depuis 2007.

[27]           Il convient de rappeler que, dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, 2011 CSC 62, la Cour suprême du Canada a souligné que les principes exposés dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], accordent aux décideurs spécialisés une grande marge de manœuvre pour tirer des conclusions faisant partie des issues raisonnables. Si les motifs permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues acceptables, ils satisfont alors aux critères établis dans Dunsmuir.

[28]           Je suis convaincu que l’agente a examiné la question de fond découlant des allégations de harcèlement et les conclusions à tirer de la preuve documentaire concernant la discrimination dans la ville de Mexico; son analyse est bien exposée dans ses motifs et est suffisamment détaillée pour permettre de comprendre pourquoi ses conclusions font partie des issues acceptables.

C.                 L’agente a-t-elle fondé sa décision sur le fait que les demanderesses n’avaient pas fait valoir qu’elles avaient été menacées physiquement?

[29]           Les demanderesses soutiennent que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a appliqué le critère en exigeant que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire fasse état d’un préjudice corporel. À cet égard, elles citent le paragraphe suivant au soutien de leur allégation :

[traduction] Il convient de souligner que les demanderesses n’allèguent pas avoir reçu des menaces de préjudice corporel de la part du mari de Mme Melgoza, ni n’affirment que celui-ci aurait formulé des menaces de cette nature à leur endroit.

[30]           En se fondant sur cette déclaration, les demanderesses font valoir que l’agente a laissé entendre que le préjudice corporel constituait un élément nécessaire du critère applicable à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Elles soutiennent que l’ajout du paragraphe 25(1.3) à la LIPR visait à éliminer tout chevauchement entre une demande d’asile et une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Précisément parce que M. Jose n’a infligé aucune blessure aux demanderesses, [traduction] « tout préjudice plus grave ferait de ce harcèlement un risque personnel qui ne pourrait pas être pris en compte selon le paragraphe 25(1.3) ». Bien que cette prétention ait été quelque peu modifiée à la lumière des arrêts que la Cour d’appel fédérale a récemment rendus dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy], et Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114 [Lemus], le fond demeure le même : la déclaration citée n’a pas sa place dans une analyse des motifs d’ordre humanitaire.

[31]           Je ne considère pas que la déclaration de l’agente exige que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire fasse mention d’un préjudice corporel. À mon avis, l’agente a simplement souligné que le préjudice corporel n’était pas un facteur dans la présente affaire. Elle a pris soin de souligner, dans ses remarques préliminaires, que les allégations de risque lié aux facteurs visés aux articles 96 et 97 ne pouvaient être examinées que par la CISR ou dans le cadre d’une demande d’ERAR, et non dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette observation de l’agente est incompatible avec la description que les demanderesses font de la déclaration précitée qu’elles contestent.

[32]           De plus, je crois comprendre que les menaces de préjudice corporel ou la preuve d’un préjudice de cette nature peuvent être alléguées dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2010] 2 RCF 311, 2009 CAF 81, la Cour d’appel fédérale a approuvé les commentaires suivants formulés par le juge Pelletier dans Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 CF 682, 204 FTR 5, 13 Imm. LR (3d) 289 : « Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle » [non souligné dans l’original]. À mon avis, ces commentaires signifient que les questions liées au préjudice corporel peuvent être prises en compte dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[33]           Dans Kanthasamy, la Cour d'appel fédérale a interprété la modification apportée à la LIPR par l’ajout du paragraphe 25(1.3) comme un changement restreignant le renvoi aux facteurs visés aux articles 96 et 97. Néanmoins, la preuve présentée dans les instances antérieures est admissible dans les instances relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire; cependant, elle doit être évaluée sous l’angle du paragraphe 25(1). La question qu’il faut se poser est de savoir si cette preuve peut être considérée comme une preuve de circonstances causant directement et personnellement au demandeur des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[34]           Dans le même ordre d’idées, dans Lemus, un arrêt rendu en même temps que Kanthasamy, la Cour d’appel fédérale a renvoyé l’affaire à l’agente, parce que celle-ci n’était pas au courant des faits qui étaient pertinents quant aux questions soulevées dans la demande d’asile rejetée et qui auraient pu concerner également les conséquences découlant du fait d’obliger la famille Lemus à retourner en El Salvador. Au paragraphe 26 de sa décision, la Cour d'appel fédérale a souligné que l’agente n’avait pas, « dans le reste de ses motifs, évalué sous l’angle des difficultés le risque que la Mara Salvatruchia cible l’enfant » [non souligné dans l’original].

[35]           Bien qu’en l’espèce la SPR n’ait rendu aucune décision rejetant une demande d’asile antérieure que l’agente aurait pu examiner pour s’assurer que la preuve présentée ne concernait pas un risque suffisamment élevé pour satisfaire aux exigences des articles 96 et 97, ce facteur ne semble pas être pertinent. À mon avis, Kanthasamy signifie que l’agent chargé des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire CH doit tenir compte de la preuve, indépendamment du fait que celle-ci concerne également un risque de préjudice corporel, tant et aussi longtemps qu’elle est examinée sous l’angle des difficultés. En conséquence, il n’y a pas lieu de reprocher à l’agente d’avoir indiqué que la preuve relative aux difficultés ne faisait état d’aucun risque pour la sécurité personnelle des demanderesses.

[36]           Dans la mesure où les demanderesses allèguent que M. Jose a mené une campagne de harcèlement pertinente quant à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’agente a conclu que les demanderesses n’avaient fourni aucun renseignement pour étayer l’allégation selon laquelle elles seraient incapables d’obtenir de l’aide de la police ou de l’appareil judiciaire relativement à cette plainte. En tout état de cause, le fait que les demanderesses n’ont pas demandé l’aide des autorités, policières ou autres, au sujet du harcèlement et des menaces dont elles faisaient apparemment l’objet demeure un fait important qui mine leurs allégations.

[37]           Il convient également de souligner que l’agente a rejeté la prétention des demanderesses concernant leur établissement. Je conviens qu’en restant au Canada sans autorisation pendant environ cinq ans avant de présenter leurs demandes les demanderesses ne pouvaient pas soutenir que les difficultés qu’elles ont subies de ce fait n’étaient pas prévues ou qu’elles étaient indépendantes de leur volonté. L’intégrité de la LIPR en ce qui concerne le contrôle de l’admission au statut de résident permanent sera sérieusement compromise si les demandes sont présentées par des personnes qui restent illégalement au pays et qui invoquent ensuite des arguments concernant l’établissement qui découlent de leur propre illégalité. L’agente a eu raison de ne pas tenir compte de la preuve concernant l’établissement sur ce fondement, tout en soulignant qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et non seulement un autre moyen de demander le statut de résident permanent au Canada.

[38]           En dernier lieu, les récentes modifications apportées à la LIPR par suite de l’ajout du paragraphe 25(1.21) donnent à penser que les difficultés causées par la discrimination ne constituent pas un facteur indépendant dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, contrairement aux facteurs comme l’intérêt supérieur d’un enfant ou les menaces à la vie découlant du caractère inadéquat des soins médicaux offerts dans le pays où le demandeur serait renvoyé. Ces facteurs, qui sont mentionnés au paragraphe 25(1.21) à titre d’exceptions autorisant un demandeur à déposer une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dans un délai d’un an suivant le rejet de sa demande par la SPR, semblent être suffisants pour permettre d’accueillir une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[39]           En revanche, la discrimination n’est habituellement pas suffisante comme facteur pouvant justifier en soi qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit accueillie. C’est ce qui ressort du guide IP 5 de Citoyenneté et Immigration Canada intitulé Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, qui prévoit ce qui suit à la section 5.17, « Évaluation de la discrimination » :

Néanmoins, en l’absence d’autres facteurs jouant en faveur du demandeur, la discrimination n’est pas, en soi, un motif suffisant pour approuver une demande CH.

D.                L’agente a-t-elle commis une erreur dans son appréciation des difficultés que les demanderesses pourraient subir à cause de la violence et de la criminalité liées à la drogue au Mexique?

[40]           Au paragraphe 22 de son affidavit du 29 septembre 2011, Mme Melgoza a évoqué en passant une crainte de retourner au Mexique en raison de l’escalade de la violence dans ce pays. Malgré l’importance apparemment minime de cette question à leurs yeux, les demanderesses reprochent à l’agente d’avoir limité ses commentaires au fait qu’elles n’avaient pas personnellement été victimes d’un crime ou d’un acte de violence au Mexique. À mon avis, la conclusion de l’agente selon laquelle les demanderesses pouvaient se tourner vers un service de police et un appareil judiciaire opérationnels en cas de harcèlement de la part de M. Jose suppose qu’une protection similaire pouvait être obtenue en ce qui concerne toute plainte de menaces de préjudice corporel. L’agente n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en concluant que les menaces générales découlant d’une escalade de la violence au Mexique ne constituaient pas un facteur important dans le cadre de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[41]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis que la décision de l’agente appartient aux issues acceptables raisonnables et qu’elle est suffisamment articulée dans les motifs qui l’accompagnent. Il n’y a aucune question de portée générale devant être certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Peter Annis »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1099-13

 

INTITULÉ :

MARTHA LUCIA MELGOZA ET MARICELA VAZQUEZ SANTA CRUZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JUIN 2014

 

mOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT:

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

ANTHONY NAVANEELAN

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

RACHEL HEPBURN CRAIG

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POURLES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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