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Date : 20140703


Dossier : IMM-1567-13

Référence : 2014 CF 648

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

RUDINA CAPA

CLIRIM CAPA

KELSI CAPA

JULIEN ABDYL CAPA

(alias JULIEN CAPA)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT


I.      Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [la « LIPR » ou la « Loi »], à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la « CISR » ou la « Commission »], rendue le 4 février 2013 selon laquelle les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.                   Contexte factuel

[3]               Les demandeurs sont Clirim et Rudina Capa, leurs enfants mineurs (née en 2000) et Julien (né en 2003). Les parents et Kelsi sont nés en Albanie; Julien quant à lui, est né aux États-Unis et détient la citoyenneté américaine. Clirim Capa est le demandeur principal.

[4]               M. Capa indique que sa femme Rudina Capa (née Baraku) a rencontré un homme appelé Clirim Aleti en 1993 lorsqu’elle était encore à l’école secondaire. Ils ont commencé à se fréquenter et, en août 1995, ils se sont fiancés; le mariage était prévu en octobre 1996. Toutefois, M. Aleti s’est avéré être un partenaire violent. Mme Capa avait présenté une demande pour rentrer à l’école d’art dentaire après ses études secondaires en 1996, mais M. Aleti ne voulait pas qu’elle suive des études postsecondaires; il voulait qu’elle déménage dans son village natal. Mme Capa a rompu les fiançailles en août 1996, après quoi, M. Aleti l’a poursuivie et a tenté de contrôler son comportement.

[5]               Mme Capa avait rencontré Clirim Capa en 1995, et ils ont commencé à se voir plus souvent après la rupture des fiançailles; ils se sont fréquentés et ont caché leur nouvelle relation à M. Aleti. Entre-temps, ce dernier continuait de demander à Rudina de changer d’avis et de se marier avec lui. Au début de 2000, Mme Capa est tombée enceinte de Kelsi. Elle s’est rendue à Patos, à deux heures de route au sud de l’Albanie, entre avril et septembre 2000 en vue de cacher sa grossesse; elle est ensuite revenue à Tirana où elle a accouché le 6 septembre 2000. Le 10 octobre 2000, elle s’est mariée avec M. Capa.

[6]               Fin septembre ou début octobre 2000, M. Aleti a envoyé un voisin au commerce de Clirim Capa pour lui annoncer que sa famille avait déclaré une vendetta contre la sienne. M. et Mme Capa ainsi que leurs enfants ont résidé avec un oncle de la famille de septembre 2000 à juin 2001 en vue de se protéger contre la vendetta; l’oncle a fourni une déclaration notariée à cet égard. M. Capa a payé un homme en vue qu’il gère son café; cet employé a fourni une déclaration notariée indiquant que, de septembre 2000 à avril 2001, son employeur a vécu en cachette en raison d’une vendetta, et a géré le commerce par téléphone.

[7]               Dans son exposé circonstancié du FRP, M. Capa a indiqué qu’un ami proche de la famille de Mme Capa avait tenté de régler le conflit auprès de la famille Aleti en 2007 et en 2010, sans succès. Le 27 avril 2012, cet ami a produit une déclaration sous serment à cet égard. Il a indiqué en partie que : [traduction] « Je déclare que le beau-fils de la famille Baraku, Clirim Capa, a eu des ennuis et des conflits avec la famille de Clirim Aleti. Je déclare que je suis intervenu à deux reprises en vue de tenter de réconcilier les deux familles, une fois en 2007 et une autre fois en 2010, et que mes deux tentatives ont été infructueuses. »

[8]               Dans son affidavit du 26 avril 2013 aux fins du présent contrôle judiciaire, M. Capa a ajouté que la famille avait également fait appel aux services des Missionnaires de la réconciliation et de la paix aux fins de médiation, et que cette tentative avait également échoué. Un certificat daté du 19 septembre 2012 des Missionnaires de la réconciliation et de la paix indique ce qui suit :

[Traduction]…Ce conflit s’explique par le fait que Mme Rudina Capa a demandé une séparation pour incompatibilité et qu’en raison de son mariage avec CLIRIM ABDYL CAPA, le conflit s’est aggravé, et cela a compromis la vie de M. CLIRIM CAPA et de sa famille. Malgré de nombreuses tentatives, notamment la dernière datant du printemps 2011 à laquelle ont participé les aînés du conseil du village et les Missionnaires de la réconciliation et de la paix en matière de vendetta en Albanie, ces deux familles n’ont pas été en mesure de trouver un compromis relativement à un traité de paix.

[9]               Dans son affidavit, M. Capa a également indiqué qu’il avait signalé la vendetta aux services de police de Tirana, mais que ceux-ci n’étaient pas disposés à assurer une protection.

[10]           Les membres de la famille Capa ont décidé qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de s’enfuir. Ils sont entrés aux États-Unis en juin 2001 et ont présenté une demande d’asile, mais suivant des conseils qu’on leur avait alors fournis, ils n’ont pas fait part de la vendetta dont ils étaient victimes, croyant que cela ne pourrait pas constituer le fondement d’une demande de statut de réfugié aux États-Unis. Ils ont plutôt soutenu que M. Capa avait eu des problèmes avec le Parti socialiste et ses partisans du fait qu’il était partisan du Parti démocratique. Il a fourni une déclaration de trois pages à simple interligne faisant part du harcèlement et, finalement de son expulsion par les représentants de l’école secondaire, de sa détention et des mauvais traitements qu’il a subis de la part des services de police en 1988 lorsque plusieurs de ses amis adolescents ont tenté de s’enfuir de l’Albanie. De plus, il a indiqué avoir été une fois de plus détenu à la suite de sa participation à des manifestations en 1990 et 1991, et avoir été obligé, lui et sa famille, de vivre en cachette jusqu’à la victoire du Parti démocratique en 1992. Il a également fait part de son déménagement à Tirana pour ouvrir un restaurant, des actes de vandalisme contre le restaurant en 1997 sur lesquels les services de police ont refusé d’enquêter, des activités de surveillance du gouvernement à son égard en 1998, et d’une fusillade au volant par un partisan du gouvernement en 1999. En outre, il a fait mention dans sa déclaration de la destruction de son restaurant en raison d’un incendie criminel en 1999, de sa participation à des manifestations en 2000, de blessures à la tête causées par les services de police, de sa participation à la campagne électorale en 2001 d’où en a résulté une menace de mort par téléphone et finalement de sa décision de s’enfuir.

[11]           Aux États-Unis, Mme Capa a pu travailler comme assistance dentaire, et a donné naissance à Julien, leur second enfant. Leur demande d’asile a été rejetée en 2005, ainsi qu’un appel en 2008. La décision d’appel du deuxième circuit des États-Unis rendue le 18 avril 2008, dans laquelle on estime que l’ensemble des éléments de preuve produits par M. Capa ont été pris en considération, figure au dossier. Même si des données probantes importantes étayaient une conclusion de persécution antérieure, la présomption d’une persécution future si M. Capa retournait en Albanie a été rejetée du fait du retour au pouvoir du Parti démocratique à la suite d’élections générales en juillet 2005. Une probabilité objective de persécution n’a pas été démontrée et, par conséquent, il y a eu confirmation du rejet de la demande d’asile, annulation du sursis de renvoi, et rejet de la requête pendante en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en raison de son caractère théorique.

[12]           Les membres de la famille Capa ont vécu aux États-Unis sans statut pendant trois ans et demi, et se sont ensuite rendus en voiture dans le Nord vers le Canada en vue de présenter une nouvelle demande. Ils sont arrivés à Fort Érié (Ontario) le 30 septembre 2011. Mme Capa a indiqué lors de l’audience de la Commission que son frère avait déménagé au Canada en juillet 2000, avant la vendetta. Il possède désormais la citoyenneté canadienne. Elle a également indiqué que son père était venu lui rendre visite à quatre reprises au Canada; sa vie en Albanie est limitée en raison de la vendetta, mais il a choisi de continuer de retourner là-bas; de plus, il ne sollicite pas l’asile au Canada.

III.                   Décision contestée

[13]           Dans ses motifs, le commissaire instruisant l’affaire a en premier lieu résumé les exposés circonstanciés de M. et Mme Capa comme suit : ils étaient résidents de Tirana et citoyens de l’Albanie; Mme Capa était fiancée à M. Aleti, mais a rompu les fiançailles en août 1996; elle a ensuite fréquenté M. Capa; elle est tombée enceinte en janvier 2000 et a accouché de leur fille en septembre 2000; en septembre ou octobre 2000, M. Aleti a demandé à un voisin qu’il leur fasse part en son nom de la vendetta lancée à leur encontre; le demandeur s’est rendu aux États-Unis en juin 2001; compte tenu du rejet de leur demande de statut de réfugié, le 30 septembre 2011, ils ont déménagé au Canada et ont déposé une demande d’asile le jour même.

[14]           Le commissaire a conclu que la crainte présumée découlant de la vendetta n’était pas liée à une catégorie des réfugiés au sens de la Convention et, par conséquent, que la demande d’asile en vertu de l’article 96 de la Loi devrait être rejetée. Il a ensuite examiné la demande d’asile fondée sur l’article 97.

[15]           Il a conclu que les demandeurs n’ont pas présenté une preuve crédible à l’appui du bien-fondé de leur crainte. Le témoignage de M. Capa était évasif et, compte tenu du bon sens, son exposé circonstancié n’était pas crédible. Étant donné que le commissaire n’a pas cru la version des faits de M. Capa, la revendication basée sur la vendetta n’était pas fondée. Le commissaire a souligné que M. Capa a produit un certificat des Missionnaires de la réconciliation et de la paix attestant d’une vendetta, mais qu’il n’a pas fourni une explication raisonnable sur ses omissions de mentionner la tentative de réconciliation et son signalement à la police dans son exposé circonstancié du FRP; celles-ci, visant un élément essentiel de la demande, ont amené le commissaire à douter du témoignage.

[16]           Le commissaire a souligné que même sans mettre en doute chaque élément du témoignage d’un demandeur, un tribunal peut conclure que, parce que celui-ci manque tellement de crédibilité, il n’y a aucun élément de preuve crédible concernant sa demande. Il a rejeté la demande.

IV.              Questions en litige

[17]           Selon les demandeurs, les questions en litige sont les suivantes :

1.         La conclusion du commissaire quant à la crédibilité était-elle déraisonnable?

2.         Le commissaire a-t-il commis une erreur en ne prenant pas en considération la preuve objective du risque?

3.         Le commissaire a-t-il failli à son obligation d’évaluer l’applicabilité de l’article 96?

  V.              Norme de contrôle

[18]           Les demandeurs soutiennent que les deux premières questions en litige sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (renvoi à Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47), et que la troisième est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, conformément à l’arrêt Canada (MCI) c Khosa, 2009 CSC  2, par. 43.

[19]           Le défendeur convient que la norme en ce qui a trait à la question relative à la crédibilité est celle de la décision raisonnable, mais il soutient qu’une conclusion d’absence de lien avec l’un des motifs de la Convention énoncés à l’article 96 est une question mixte de fait et de droit et est également susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Ariyathurai c Canada (MCI), 2009 CF 716, par. 6; VLN c Canada (MCI), 2011 CF 768, par. 15). Le défendeur ne formule pas de commentaire quant à la norme de la deuxième question en litige; l’examen par le commissaire de la preuve.

[20]           À mon avis, la norme de contrôle applicable aux trois questions en litige est celle de la décision raisonnable.

VI.              Analyse

1.      La conclusion du Commissaire quant à la crédibilité était-elle déraisonnable?

[21]           Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable que le commissaire fonde ses conclusions quant à la crédibilité sur une omission; c.-à-d., ne pas déclarer la participation des Missionnaires de la paix. Même si les demandeurs auraient dû en faire mention au départ, ils n’embellissaient pas leur demande en l’ajoutant à leur exposé circonstancié étant donné qu’il ne s’agissait pas d’un élément important. Une lettre des Missionnaires de la paix a été produite en preuve et le commissaire n’a pas laissé entendre que ce document n’était pas authentique. L’explication donnée par le demandeur principal pour justifier son oubli de mentionner cet élément n’était pas bonne, mais n’était pas déraisonnable.

[22]           À mon avis, il était raisonnable que la Commission tire des conclusions négatives des deux omissions principales de l’exposé circonstancié du FRP. Comme l’indique le défendeur, les demandeurs n’ont pas mentionné avoir eu recours aux Missionnaires de la paix et aux services de police avant l’audience. Lorsque le commissaire a interrogé le principal demandeur à l’égard de ces omissions, ses réponses étaient vagues et ne fournissaient pas une explication raisonnable. Le FRP donne clairement instruction aux demandeurs de fournir des détails quant à l’ensemble des mesures qu’ils ont prises en vue d’obtenir la protection des autorités.

[23]           Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel les demandeurs auraient dû être parfaitement au courant de la nécessité de présenter des faits pertinents aux agents d’immigration, du fait qu’ils avaient antérieurement présenté des demandes d’asile aux États-Unis. En outre, les demandeurs étaient représentés par des avocats lors du dépôt de leur FRP (autres que ceux qui ont comparu devant moi). Il n’est pas raisonnable de croire que les avocats n’auraient pas interrogé rigoureusement les demandeurs en vue de déterminer si une telle preuve essentielle existait concernant l’intervention des Missionnaires de la paix ou le fait d’avoir fait appel aux services de police pour obtenir de l’aide. Je tiens également à souligner que le certificat des Missionnaires de la réconciliation et de la paix de l’Albanie indique que les dernières tentatives de réconciliation ont eu lieu au printemps 2011, peu de temps avant l’entrée au Canada, en automne. Il est difficile de croire que, si un tel processus de réconciliation avait eu lieu, on aurait pu omettre de le mentionner dans le FRP.

[24]           L’avocat des demandeurs a soutenu que le commissionnaire n’avait pas remis en question l’authenticité du certificat. Il me semble que cette conclusion était implicite. Si les demandeurs avaient pu omettre de faire référence à une circonstance si mémorable et essentielle comme le fait d’avoir eu recours aux services d’organisations indépendantes de réconciliation pendant de nombreuses années, cela donne fortement à penser que le certificat était frauduleux. Les instances compétentes quant au processus décisionnel relatif au statut de réfugié doivent faire preuve de vigilance en vue de veiller à ce que la personne chargée d’examiner les documents leur accorde toute l’importance qu’ils méritent. Étant donné l’omission évidente de faire mention du certificat de réconciliation, il incombait aux demandeurs de produire de nouveaux éléments de preuve étayant que le document était authentique et que l’organisation était autorisée à fournir le document de référence.

[25]           Il faut comprendre que les documents, comme le certificat de réconciliation qui ont été produits en preuve en l’espèce, et qui proviennent d’une organisation non gouvernementale dont les activités ont lieu dans un pays qui est aux prises avec des organisations criminelles et des actes de violence, sur lesquels les demandeurs se fondent pour établir le bien-fondé de leur dossier, doivent être largement corroborés et reconnus en vue d’être invoqués par la SPR ou d’autres décideurs en matière d’immigration. L’auteur du certificat de réconciliation n’a pas comparu devant la SPR en vue de prouver son authenticité, notamment en se laissant interroger par la Commission. En outre, il n’y a aucune preuve corroborant le fait que l’organisation émettrice avait le pouvoir ou l’obligation dans le cadre d’un mandat juridique approprié de fournir des attestations quant à l’authenticité ou à la fiabilité des déclarations présentées comme preuve digne de foi. À mon avis, le présent document n’aurait pas dû au départ être admis en preuve. Étant donné que les demandeurs n’ont même pas mentionné un document d’une telle importance dans le FRP, même si celui-ci avait été corroboré en partie, le tribunal était en droit de ne pas en tenir compte.

[26]           Je conclus également qu’il n’était pas nécessaire que la SPR mentionne expressément l’attestation de Nuh Berdica selon laquelle Clirim Capa [Traduction] « avait eu des ennuis et des conflits avec la famille de Clirim Aleti » ou encore, qu’il était intervenu une ou deux fois aux fins de réconciliation. Il n’y a aucune présomption de véracité relativement à une déclaration extrajudiciaire d’un tiers. Il n’y a dans les documents aucun indice de fiabilité ou de nécessité. À moins que l’on puisse établir d’une quelconque manière que les documents sont authentiques et fiables dans une certaine mesure, ceux-ci ne devraient pas être admis; s’ils le sont, on ne devrait pas considérer qu’ils possèdent une valeur probante suffisante pour exiger des commentaires de la part de la Commission.

[27]           De plus, les demandeurs soutiennent que le commissaire a tiré deux conclusions inappropriées : la première selon laquelle M. Capa se serait souvenu de la date à laquelle il a appris que Mme Capa était fiancée, et la seconde selon laquelle M. Aleti aurait découvert la relation entre M. et Mme Capa. Le commissaire a tiré des conclusions quant à la vraisemblance fondées sur ces suppositions, mais n’a pas formulé des commentaires sur la raison pour laquelle le bon sens laissait entendre que M. Capa aurait dû en être au fait. La Cour a indiqué que « des motifs concrets s'appuyant sur une preuve forte doivent exister pour qu'on refuse de croire cette personne » (Vodics c Canada (MCI), 2005 CF 783, par. 11; voir également Maldonado c Canada (MEI), [1980] 2 CF 302, par. 5). Les faits se sont produits il y a dix-huit ans, et il était raisonnable que M. Capa ne se souvienne pas d’une date. En outre, le commissaire n’a pas abordé la question liée aux témoignages des demandeurs selon lesquels ils ont intentionnellement caché leur relation, ce qui aurait empêché M. Aleti d’en être au fait. Il s’agissait là d’une explication raisonnable.

[28]           Le défendeur soutient que les conclusions quant à la crédibilité reposaient en partie sur certains aspects liés au comportement des demandeurs au cours de leur témoignage. Des extraits ont été présentés à la Cour dans lesquels des questions relativement simples ont été posées au demandeur principal par rapport auxquelles ce dernier semblait non seulement avoir des problèmes de mémoire, mais également avoir une attitude défensive quant aux réponses apportées. Le commissaire mérite de faire l’objet d’un degré élevé de retenue de la part de la Cour pour ce qui est de ses conclusions en matière de crédibilité; de plus, lorsque le comportement constitue un facteur, et que la transcription démontre une réticence à réponde aux questions, même comme fournir diverses dates lorsqu’on pose des questions sur le moment où s’est produit un évènement important, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[29]           À mon avis, il y a des motifs raisonnables à l’appui de la conclusion de la Commission qui a rejeté le témoignage du demandeur selon lequel Clirim Aleti n’a été mis au fait de la relation des demandeurs qu’en automne 2000, même s’ils vivaient ensemble depuis 1996. Compte tenu des exposés apparemment contradictoires selon lesquels Aleti harcelait de manière obsessive Mme Capa et lui demandait sans relâche de se fiancer une nouvelle fois avec lui, il était juste d’exiger des demandeurs qu’ils produisent des éléments de preuve détaillés expliquant la raison pour laquelle dans une région géographique limitée, ils avaient pu vivre ensemble sans que personne ne le sache, particulièrement M. Aleti.

[30]           Je suis d’avis que la Commission était la plus à même à évaluer le témoignage de M. Capa, et elle est arrivée à une conclusion raisonnable lorsqu’elle a tiré d’autres conclusions défavorables du fait qu’il n’ait pas répondu à certaines questions et qu’il ait eu un comportement évasif pendant l’audience.

2.      Le commissaire a-t-il commis une erreur en ne prenant pas en considération la preuve objective du risque?

[31]           Le commissaire doit dans tous les cas évaluer s’il y a des éléments de preuve indépendants et crédibles en mesure d’appuyer une décision favorable relativement à une demande, et si c’est le cas, il doit évaluer le risque au sens de l’article 97. Canada (MCI), c Sellan, 2008 CAF 381, par. 3 :

2.    Le juge a aussi certifié une question, en l’occurrence : lorsqu’il existe une preuve objective pertinente susceptible d’étayer une demande de protection et que la Section de la protection des réfugiés estime que la preuve subjective présentée par le demandeur n’est pas crédible, sauf en ce qui concerne l’identité, la Section de la protection des réfugiés doit‑elle apprécier cette preuve objective au regard de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

3.    À notre avis, il faut répondre à cette question de la façon suivante : lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

[32]           Je me suis déjà penché sur les observations selon lesquelles la Commission aurait dû tenir compte du certificat des Missionnaires de la paix et de la déclaration sous-serment de l’ami de la famille qui avait tenté de mettre un terme à la vendetta, et je les ai rejetées.

[33]           Les demandeurs soutiennent en outre que la documentation sur les conditions du pays démontre amplement que les vendettas constituent une réalité permanente en Albanie et que les mesures de protection de l’État contre celles-ci sont inadéquates. Dans Prekaj c Canada (MCI), 2009 CF 1047, par. 30 et 31, une affaire de vendetta en Albanie, le juge Russell a conclu que l’omission de la Commission de faire état de certaines parties du cartable national de documentation démontrant une protection inefficace de l’État justifiait l’intervention de la Cour. En l’espèce, la documentation personnelle et sur le pays corroborait l’exposé des demandeurs, pourtant le Commissaire n’a pas tenu compte de cette preuve documentaire.

[34]           Toutefois, le défendeur soutient, et je suis d’accord, qu’il était raisonnable que la Commission considère la conclusion relative à la crédibilité comme déterminante quant à la demande. Les deux documents mentionnés – le certificat des Missionnaires de la paix et la déclaration sous serment de l’ami de la famille – n’ont pas constitué une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur, et ce dernier n’a pas démontré la manière dont ils pourraient l’être. Les demandeurs sont simplement en désaccord avec l’évaluation de la crédibilité de la Commission. Après avoir conclu que les demandeurs n’avaient pas prouvé qu’ils étaient victimes d’une vendetta, la Commission n’était pas tenue de donner des explications quant à la preuve documentaire générale sur les vendettas en Albanie.

3.      Le commissaire a-t-il failli à son obligation d’évaluer l’applicabilité de l’article 96?

[35]           Les demandeurs soutiennent que le commissaire n’a pas présenté une évaluation individualisée sur les raisons pour lesquelles l’existence d’une vendetta n’avait pas de lien avec un motif prévu à la Convention. Selon le commissaire, il ne suffisait pas de conclure que les victimes d’une vendetta ne peuvent « en général » établir un lien. Le demandeur principal a présenté devant la Commission des arguments extrêmement limités à cet égard, alléguant uniquement que la crainte de persécution des demandeurs était bien fondée en tant que membres d’un groupe social particulier du fait qu’ils soient la cible d’une vendetta ou qu’ils fassent partie d’une famille prise pour cible.

[36]           Les demandeurs reconnaissent que la Cour fédérale a établi à plusieurs occasions que les vendettas n’avaient aucun lien avec un motif prévu par la Convention du fait que reconnaître la participation à une vendetta comme la démonstration d’une appartenance à un groupe social équivaudrait à accorder un statut à une activité criminelle. Voir plus récemment Sanaj c Canada (MCI), 2012 CF 744, par. 8 à 10 :

8.    La Commission a rejeté les prétentions que les demandeurs avaient formulées en vertu de l’article 96 de la LIPR au motif que leur demande n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention, se fondant à cet égard sur les décisions rendues dans Zefi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, [2003] ACF no 812 (QL) [Zefi], et Bojaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 194 FTR 315 (1re inst.), 9 Imm LR (3d) 299 [Bojaj], à l’appui de la thèse selon laquelle « les victimes de vendetta ne peuvent généralement pas établir de lien avec la définition de réfugié énoncée dans la Convention ».

9.    Les demandeurs font valoir que l’emploi que fait la Commission du mot [traduction] « généralement » sous-entend qu’il y a des circonstances dans lesquelles l’existence d’une vendetta peut correspondre à un motif prévu dans la Convention. Ils soutiennent donc que la Commission a omis de s’acquitter de son obligation d’évaluer l’applicabilité de l’article 96 aux faits particuliers de leurs prétentions en vue de déterminer si leur situation correspondait à l’une des exceptions prévues.

10.    Si les demandeurs avaient soumis des éléments de preuve qui allaient au-delà de l’existence d’une vendetta entre deux familles, j’aurais pu souscrire à leur argument. Cependant, il ressort d’un examen du dossier, et cela inclut les formulaires de renseignements personnels (FRP) des demandeurs, que les craintes dont ils font état découlent exclusivement de l’existence d’une vendetta. La Commission n’a pas procédé à une analyse détaillée des faits ou du droit, mais, au vu de ces faits, son analyse est suffisante; elle est également étayée par les décisions qu’elle a citées : Zefi et Bojaj, précitées.

[37]           Je rejette également l’argument des demandeurs et souscris à celui du défendeur selon lequel la Commission a raisonnablement conclu que la crainte présumée des demandeurs quant à la famille Aleti équivalait à une crainte d’actes criminels ou de vendetta et que compte tenu de la jurisprudence de la présente Cour, de telles victimes ne sont pas protégées par la Convention. Les conclusions étaient propres aux faits de l’affaire et étaient raisonnables. L’argument des demandeurs est analogue à celui avancé et rejeté dans Sanaj c Canada (MCI), 2012 CF 744, par. 8 à 10, et dans des affaires antérieures. Les motifs de la Commission sont suffisants pour permettre aux parties et à la Cour de révision de comprendre la raison pour laquelle une telle décision a été rendue concernant le lien (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, par. 16).


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est rejetée.

2.         Aucune question aux fins de certification n’est soulevée.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1567-13

 

INTITULÉ :

RUDINA CAPA, CLIRIM CAPA, KELSI CAPA, JULIEN ABDYL CAPA (A.K.A. JULIEN CAPA) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUIN 2014

 

mOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

NORRIS ORMSTON

 

POUR LES DEMANDEURS

 

CHRIS CRIGHTON

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le dÉfendeur

 

 

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