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Date : 20140702


Dossier : IMM-12646-12

Référence : 2014 CF 642

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

MARIO SALVATORE BOZZETA ORE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judicaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi), relativement à une décision rendue le 8 novembre 2012 (la décision), par laquelle la Section de la protection des réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a rejeté la demande du demandeur de se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen du Pérou qui est arrivé au Canada le 27 septembre 2011 après avoir été la cible de menaces, d’actes de violence et d’extorsion de la part d’un gang criminel, les Los Malditos de Atahualpa. Il a présenté une demande d’asile à son arrivée à Fort Eerie, mais la SPR a rejeté sa demande le 8 novembre 2012. La Commission a conclu que les raisons pour lesquelles le demandeur s’était enfui du Pérou n’avaient aucun lien avec l’un des motifs d’octroi de l’asile prévu par la Convention, et que le risque auquel il était exposé au Pérou était un risque généralisé, ce qui faisait en sorte que le demandeur ne pouvait pas bénéficier de la protection prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[3]               Les principaux faits ne sont pas contestés. Le demandeur travaillait en tant que chauffeur de taxi à Callao, au Pérou, en février 2011, lorsque deux hommes ont retenu ses services pour les amener à Lima. Le demandeur dit qu’il a reconnu l’un des hommes et qu’il s’agissait d’un ancien camarade de classe. Pendant le trajet, les hommes lui ont braqué une arme à feu sur la tête, l’ont volé, l’ont battu, et ont volé le taxi. Ils ont menacé de le tuer s’il les dénonçait à la police, et ils l’ont laissé sur le bord de la route. Un passant a fait monter le demandeur à bord de son véhicule et l’a amené se faire soigner. Le demandeur a signalé l’incident à la police sur les instances du propriétaire du taxi, qui l’a accompagné pour confirmer le récit du demandeur. Le demandeur a notamment déposé auprès de la SPR un rapport de police daté du 21 février 2011 qui décrit cet incident ainsi qu’un rapport médical faisant état des blessures à la tête qui lui ont été infligées le 20 février 2011.

[4]               Le 22 mars 2011, le demandeur a reçu un appel d’un des agresseurs qui lui a demandé 10 000 $ et qui a menacé d’enlever un de ses enfants s’il refusait. Comme le demandeur n’avait pas cette somme, il a décidé d’aller vivre chez sa tante dans la province de Chancha Mayo. Le demandeur a mentionné dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP) qu’un homme a essayé d’enlever un de ses enfants après l’école le 6 mai 2011, mais qu’il en a été empêché par des parents qui se sont rapidement interposés. La conjointe de fait du demandeur a signalé cet incident à la police le jour même. Selon le rapport de police, l’auteur de la tentative d’enlèvement aurait dit au jeune [traduction« dis à ton père que nous allons le tuer » et qu’il agissait au nom de « Morote », l’un des hommes qui a volé le taxi. Après cet incident, le demandeur est retourné à la maison parce que ses enfants avaient peur.

[5]               Le dossier renferme un autre rapport de police, celui‑ci daté du 15 mai 2011, qui décrit une agression qui a été commise sur le demandeur par deux hommes en état d’ébriété qui ont dit agir au nom de « Morote ». Ces hommes l’ont battu, ont menacé de le tuer et lui ont demandé de retirer la plainte concernant le vol d’automobile. Un policier s’est rendu sur la scène du crime, mais il a été incapable de trouver les agresseurs. La police a amené le demandeur à l’hôpital, et le dossier renferme un rapport médical daté du 15 mai 2011 où il est question d’un [traduction« traumatisme attribuable à des coups ».

[6]               Le 1er juin 2011, le demandeur est allé vivre avec sa famille à Huanchaco, à Trujillo; il pensait y être plus en sécurité, mais il affirme que les agresseurs les ont retrouvés. Pendant que le demandeur était au travail, les agresseurs ont harcelé sa famille et ils ont dit qu’ils allaient le tuer parce qu’il avait porté plainte à la police. Le demandeur et son épouse se sont rendus au poste de police pour savoir où en était rendu l’enquête, et on leur a dit qu’il n’y avait eu jusqu’alors aucun progrès et que ce n’était pas la seule enquête en cours. Ils ont décidé de retourner à Callao, puisqu’ils [traduction« se déplaçaient d’un endroit à l’autre sans protection ».

[7]               Enfin, le 30 juillet 2011, le demandeur a été agressé à l’extérieur d’un supermarché par deux hommes qui l’ont battu et qui ont essayé de le faire monter à bord d’une automobile. Le demandeur a réussi à s’échapper avec l’aide de deux passants. Il a fourni à la SPR un rapport de police daté de ce jour‑là. On peut y lire que les hommes, dont l’un d’eux était « Morote », ont braqué une arme sur sa tête, ont menacé de le tuer et lui ont demandé de retirer la plainte concernant le vol d’automobile.

[8]               Le demandeur a quitté le Pérou peu de temps après cet incident, le 18 août 2011, et il est venu au Canada via le Mexique et les États‑Unis. Il a dit craindre de retourner au Pérou parce que sa vie est en danger et parce que les autorités au Pérou n’ont ni les moyens ni la volonté de le protéger.

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE JUDICAIRE

[9]               La SPR a estimé que les questions déterminantes étaient le lien et le risque généralisé. Elle a conclu que le demandeur avait été victime d’actes criminels, ce qui ne constitue pas un lien avec l’un des motifs d’octroi de l’asile prévus par la Convention. La demande a donc été analysée en fonction de l’article 97 de la Loi. La Commission a conclu que le demandeur était exposé à un risque généralisé et qu’il ne pouvait donc pas bénéficier de la protection prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii).

[10]           La Commission a souligné que, lorsque le demandeur s’est fait demander la raison pour laquelle il était ciblé, il a reconnu qu’il a pu être perçu comme une personne bien nantie. Il a affirmé dans son témoignage que les agresseurs croyaient qu’il était le propriétaire du taxi. Lorsqu’on lui a demandé si les membres du gang auraient pris pour cible n’importe quel chauffeur de taxi, le demandeur a répondu que ces derniers tuent les chauffeurs de taxi et qu’ils font de l’extorsion. Le demandeur a dit qu’il s’agit de tueurs à gages qui font de l’extorsion et que, si la personne visée refuse d’accéder à leur demande, elle en subit les conséquences. La Commission a donc conclu que « [l]es craintes du demandeur d’asile sont associées à son refus de payer le montant exigé et à sa dénonciation des agresseurs à la police ».

[11]           La Commission a renvoyé à des statistiques qui révèlent que le taux de criminalité est élevé au Pérou et qu’il continue de croître, y compris les meurtres et le trafic de drogue. Elle a examiné les éléments de preuve documentaire et elle a tiré la conclusion suivante :

[18]      Il ressort des renseignements contenus dans le cartable national de documentation sur le Pérou qu’il existe des gangs qui ont exercé leurs activités à proximité de l’endroit où vivait le demandeur d’asile. La preuve démontre clairement que le fait de vivre au Honduras [sic] comporte des risques, en particulier pour les personnes qui sont perçues comme bien nanties. Selon la preuve documentaire, l’extorsion fait partie de la culture des gangs et elle est malheureusement accompagnée de violence. Le risque auquel le demandeur d’asile principal est exposé et qui l’a amené à quitter le Pérou résulte de son refus de se soumettre aux demandes d’extorsion et de sa dénonciation des agresseurs à la police.

[12]           La SPR a renvoyé à plusieurs décisions de la Cour – notamment Paz Guifarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182 (Paz Guifarro), Ventura De Parada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 845 (De Parada), Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 (Prophète (CF)), Ramirez Aburto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1049, Chavez Fraire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 763, et Flores Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 772 – et elle a conclu que ces décisions étayaient la conclusion selon laquelle le demandeur serait exposé à un risque généralisé. La Commission a conclu ce qui suit :

[24]      La demande de paiement et la menace implicite ou explicite de représailles en cas de refus constituent l’acte criminel. Le fait que la menace est mise à exécution contre la victime ou que celle‑ci signale l’extorsion ne lui rend pas inapplicable le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) pour ce qui est du caractère généralisé ou non de la menace. Les décisions susmentionnées font partie de la jurisprudence prépondérante. Bien que certains groupes puissent être pris pour cible plus souvent ou de façon répétée [souligné dans l’original] en raison de leur richesse perçue ou de leur profession, ou parce qu’ils sont propriétaires d’entreprise par exemple, toutes les personnes qui se trouvent dans le pays sont considérées comme exposées à un risque en raison des conditions qui y prévalent.

CONCLUSION

[25]      La Commission conclut que le demandeur d’asile faisait l’objet de tentatives d’extorsion parce qu’il était perçu comme une personne bien nantie. Aussi, les conséquences qui en ont découlé étaient directement liées au refus du demandeur d’asile de se soumettre à ces demandes et à sa dénonciation de l’acte criminel à la police.

[13]           Sur le fondement de ces conclusions, la Commission a estimé que le demandeur ne pouvait pas bénéficier de la protection prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii), « du fait que la crainte du gang susmentionné parce [qu’il] est propriétaire d’entreprise est un risque auquel les autres personnes au Pérou sont généralement exposées ».

LA QUESTION EN LITIGE

[14]           La seule question en litige en l’espèce est de savoir si la Commission a commis une erreur dans l’interprétation et l’application de la notion de « risque généralisé » au titre de l’article 97 de la Loi.

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[15]           La Cour suprême du Canada a affirmé dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), qu’il n’est pas nécessaire de se livrer dans tous les cas à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question en litige est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que dans les cas où cette recherche s’avère infructueuse, ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire, que la cour chargée du contrôle doit entreprendre l’examen des quatre facteurs entrant en jeu dans l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragraphe 48.

[16]           Bien qu’un consensus n’ait pas encore été dégagé sur ce point dans la jurisprudence (voir Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678 (Portillo)), je pense que, selon la jurisprudence dominante, l’interprétation et l’application de l’alinéa 97(1)b) de la Loi par la SPR, soit la question de savoir si un demandeur serait exposé à un « risque généralisé », est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : voir Paz Guifarro, précitée, paragraphes 18 et 19; Lozano Navarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 768, paragraphes 15 et 16; Garcia Vasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477, paragraphes 13 et 14; contra Innocent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1019, paragraphes 36 et 37 (Innocent).

[17]           Lorsque la Cour contrôle une décision selon la norme de la raisonnabilité, son analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

Convention refugee

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

Person in need of protection

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

DISCUSSION

Le demandeur

[19]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur dans son interprétation de la notion de risque généralisé, surtout compte tenu des décisions les plus récentes que la Cour a rendues à ce sujet.

[20]           Le demandeur fait remarquer que la Commission a expressément accepté le fait qu’il est exposé à des risques parce qu’il a quitté le Pérou, parce qu’il a refusé d’accéder à la demande d’extorsion et parce qu’il a porté plainte contre les agresseurs à la police (la décision, paragraphe 18), mais que la Commission a néanmoins conclu qu’il s’agissait d’un risque généralisé (la décision, paragraphe 24). Le demandeur soutient que c’est précisément le type de raisonnement qui a été rejeté par la Cour dans des décisions récentes, dans lesquelles la Cour a conclu qu’il était problématique de conclure qu’une personne a été directement ciblée puis d’en arriver à la conclusion que cette personne serait exposée à un risque généralisé : voir Kaaker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1401, paragraphes 47 à 49 (Kaaker); Malvaez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1476, paragraphes 12, 16 et 23 (Malvaez). Le demandeur soutient que ces décisions sont plus récentes que celles sur lesquelles la Commission s’est fondée, dont aucune, d’ailleurs, n’a été rendue après 2011.

[21]           Le demandeur affirme que la Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable relativement à la crédibilité et qu’elle a accepté qu’il était ciblé et exposé à un risque. Il soutient que, selon les décisions précitées, une interprétation de l’article 97 selon laquelle on lui refuserait l’asile malgré ces faits ne respecte pas l’objet de cet article, qu’elle le rendrait inapplicable lorsque des actes criminels ont été commis et qu’elle est tout simplement erronée.

Le défendeur

[22]           Le défendeur soutient que la Commission a raisonnablement conclu que le risque d’extorsion auquel le demandeur est exposé est un risque généralisé au Pérou. Selon le défendeur, il est de jurisprudence constante que les victimes de crime provenant de pays où la criminalité est répandue sont d’ordinaire considérées être exposées à un « risque généralisé » et ne peuvent pas bénéficier d’une protection : Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31, paragraphe 10; Innocent, précitée, paragraphes 66 et 67.

[23]           Selon le défendeur, contrairement aux prétentions du demandeur, la Commission n’a pas conclu que ce dernier était directement ciblé par le gang. Elle a plutôt conclu que le demandeur avait été extorqué parce qu’il était un propriétaire d’entreprise perçu comme bien nantie, ce qui constitue un risque auquel d’autres personnes au Pérou sont généralement exposées, et que les incidents qui en ont découlé étaient directement liés à son refus d’accéder aux demandes d’extorsion ainsi qu’aux plaintes qu’il avait faites à la police. La Commission n’a donc pas conclu que le demandeur était directement ou personnellement ciblé, alors qu’elle en était venue à une telle conclusion dans les affaires Portillo, Kaaker et Malvaez, toutes précitées. La Commission a conclu que le demandeur avait refusé de payer le montant qu’on voulait lui extorquer, qu’il avait porté plainte contre ses agresseurs à la police et que le risque auquel il était exposé découlait de ces actes. Comme il a été conclu dans la décision Wilson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 103, paragraphes 5 à 8 (Wilson), le refus du demandeur de payer et les actes de violence qui en ont découlé « faisait partie d’un acte criminel continu d’extorsion » (paragraphe 5). Il était raisonnable que la Commission conclue que le demandeur était exposé à un risque généralisé puisque quiconque refuse d’accéder aux demandes d’extorsion ferait l’objet de représailles. Qui plus est, même si un demandeur a été [traduction] « personnellement et directement ciblé », cela ne signifie pas en soi que le risque n’était pas de nature généralisée : voir Fernandez Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 69, paragraphe 20 (Ramirez); Olmedo Rajo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1058, paragraphes 34 à 36 (Olmedo Rajo).

[24]           Le défendeur soutient que les conclusions tirées au titre du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) dépendent toujours énormément des faits de chaque affaire. Selon le défendeur, il est clair que la Commission a compris les faits en l’espèce et qu’elle a conclu de façon raisonnable que le demandeur était exposé au risque généralisé auquel d’autres personnes au Pérou sont exposées : Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11, paragraphe 77 (Rodriguez); Innocent, précitée, paragraphes 38 à 42.

La réponse du demandeur

[25]           Le demandeur soutient que, contrairement aux prétentions du défendeur, la Commission a bel et bien conclu qu’il avait été personnellement ciblé. Cela ressortait implicitement de la conclusion de la Commission selon laquelle il est exposé à un risque du fait qu’il n’a pas accédé aux demandes d’extorsion du gang et qu’il a porté plainte contre ses agresseurs à la police. La seule façon dont la SPR aurait pu conclure que le demandeur n’était pas directement ciblé aurait été de tirer une conclusion défavorable relativement à la crédibilité, ce que la SPR n’a pas la fait.

[26]           Selon le demandeur, il est absurde de conclure qu’un demandeur d’asile a été personnellement ciblé et qu’il est exposé à un risque, puis de lui refuser l’asile. Le demandeur cite le juge Shore, qui a fait remarquer que « [l]e risque auquel est exposée une personne qui a été ciblée est qualitativement différent du risque auquel est exposée une personne soumise à une forte probabilité d’être ciblée » (Balcorta Olvera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1048, paragraphe 40 (Balcorta Olvera), citée dans la décision Kaaker, précitée, paragraphe 49). Le demandeur soutient que la décision de la Commission est contraire à la jurisprudence et à l’objet de l’article 97, et qu’elle devrait donc être annulée.

ANALYSE

Le contexte

[27]           La présente demande soulève une question à laquelle la Cour s’est heurtée à de nombreuses reprises : dans quels cas peut-on conclure, au titre du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, que le risque auquel un demandeur est personnellement exposé constitue un risque auquel ne sont pas généralement exposées d’autres personnes originaires du pays où le demandeur d’asile avait sa résidence habituelle ou qui s’y trouvent?

Jurisprudence divergente antérieure

[28]           Ainsi que plusieurs juges de la Cour l’ont fait observer, deux « courants » jurisprudentiels se sont dessinés en réponse à la question de savoir dans quels cas des personnes victimes d’actes d’extorsion ou de recrutement forcé peuvent bénéficier de la protection prévue à l’alinéa 97(1)b) de la Loi : voir Portillo, précitée, paragraphes 37 à 39 (Gleason); De Jesus Aleman Aguilar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 809, paragraphes 61 et 62 (Strickland) (Aleman Aguilar); Kaaker, précitée, paragraphe 46 (Shore).

[29]           Dans la décision Portillo, précitée, la juge Gleason a fait remarquer ce qui suit aux paragraphes 38 et 39 :

[38]      D’une part, dans plusieurs affaires semblables à la présente, notre Cour a annulé des décisions de la SPR dans des cas où le demandeur d’asile avait été personnellement victime d’actes de violence de la part d’un des gangs de criminels qui exercent leurs activités en Amérique centrale ou en Amérique du Sud (voir, par ex., Pineda(2012); Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143, au paragraphe 7, [2012] ACF n149 (le juge Rennie) [Lovato]; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, [2011] ACF n1477 (le juge Zinn) [Guerrero]; Dias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 705,[2011] ACF no 914 (le juge Beaudry); Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1093,[2011] ACF no 1601 (le juge O’Reilly) [Gomez]; Uribe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1164,[2011] ACF no 1431 (le juge Harrington); Vasquez v Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 477,[2011] ACF no 595 (le juge Scott) [Vasquez]; Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403,[2011] ACF no 525 (la juge Snider) [Barrios Pineda]; Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, [2011] ACF no 144 (le juge Noël) [Zacarias]; Munoz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 238,[2010] ACF no 268 (le juge Lemieux) [Munoz]; Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365,[2007] ACF no 501 (le juge de Montigny) [Pineda (2007)]).

[39]      Des conclusions contraires ont été tirées dans l’autre catégorie de décisions, constituée de celles dans lesquelles notre Cour a confirmé des décisions de la SPR dans des cas où des gangs avaient menacé de s’en prendre à l’avenir au demandeur d’asile, mais où les menaces avaient été jugées insuffisantes pour exposer le demandeur à un risque plus grand que celui auquel étaient exposées les autres personnes du pays en question (voir, par ex., Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 11, [2012] ACF no 6 (Russell); Rajo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1058, [2011] ACF no 1277 (le juge Kelen); Chavez Fraire c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 763,[2011] ACF no 967 (le juge Zinn); Baires Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 993,[2011] ACF no 1358 (le juge Crampton); Guifarro; etCarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602, [2007] ACF no 817 (le juge O’Keefe)). Dans plusieurs de ces affaires, la SPR n’avait toutefois pas tiré, comme en l’espèce, de conclusion portant que le demandeur avait été personnellement ciblé et faisait l’objet de menaces de mort, de sorte que les deux courants jurisprudentiels ne se contredisent pas nécessairement.

[30]           L’on pourrait ajouter notamment les décisions suivantes à la première liste : Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724 (Hughes); Portillo, précitée; Malvaez, précitée (Martineau); Balcorta Olvera, précitée (Shore); Tomlinson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 822 (Mactavish); Escamilla Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1114 (Rennie); Kaaker, précitée; Roberts Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 298 (Gagné); Hernandez Lopez Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 592 (Roy); Aleman Aguilar, précitée; De La Cruz Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1068 (de Montigny).

[31]           Les décisions suivantes pourraient notamment être ajoutées à la seconde liste : Vickram Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 457 (de Montigny); Prophète (CF) (Tremblay-Lamer); Cius Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1; Rodriguez Perez Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1029 (Kelen) (Perez (2009)); Acosta Castaneda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 213 (Gauthier); De Parada, précitée (Zinn); Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 345 (Boivin); Palomo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1163 (Harrington); Ascencio Ventura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1107 (Near) (Ventura); Ramirez, précitée (Shore); Triqueros Ayala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 183 (Hughes); Wilson, précitée (Simpson); De Munguia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 912 (O’Keefe) (De Munguia); Neri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1087 (Strickland).

[32]           Comme je l’ai récemment souligné dans la décision Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252, paragraphe 45 (Correa), les différences entre ces deux courants jurisprudentiels s’expliquent par des faits différents et le recours à des méthodes différentes pour interpréter et appliquer le sous-alinéa 97(1)b)(ii). Je suis d’accord avec la juge Gleason pour dire que la question de savoir si une personne a été prise ou non personnellement pour cible a joué un rôle important, voire décisif, dans de nombreuses affaires, mais il existe néanmoins d’autres décisions dans lesquelles la Cour a confirmé le refus de la demande d’asile malgré qu’il avait été conclu que l’intéressé avait été pris personnellement pour cible ou qu’il existait des circonstances le démontrant clairement. Dans la présente affaire, le défendeur cite plusieurs exemples, notamment les décisions Rodriguez, Wilson, Ramirez, et Olmedo Rajo, toutes précitées. Je reprends ici à mon compte l’analyse de la jurisprudence pertinente qui a été faite dans la décision Correa, précitée.

[33]           J’ai conclu dans la décision Correa, précitée, que, bien qu’un consensus ne se soit pas encore dégagé, j’estime que, suivant la jurisprudence dominante de la Cour, le fait d’avoir personnellement été pris pour cible permet, du moins dans de nombreux cas, de dégager l’existence d’un risque personnalisé plutôt que d’un risque généralisé, donnant lieu à la qualité de personne à protéger au titre de l’alinéa 97(1)b). Étant donné que « pris personnellement pour cible » est une notion qui demeure imprécise et que chaque cas est un cas d’espèce, il est encore possible que « dans certains cas, il y [ait] lieu d’accorder une protection lorsque quelqu’un est pris pour cible, dans d’autres, non » (Rodriguez, précitée, paragraphe 105, citée avec approbation dans la décision Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 493, paragraphe 16). Toutefois, à mon avis, il existe un consensus de plus en plus généralisé voulant qu’il ne soit pas permis d’écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu’il s’agit du « simple prolongement », d’une « composante implicite », ou d’un « préjudice résultant » d’un risque généralisé. C’est la principale erreur qu’a commise la SPR dans le cas qui nous occupe et cette erreur rend sa décision déraisonnable.

Application aux faits de l’espèce

[34]           Aucune conclusion défavorable relativement à la crédibilité n’a été tirée, et la Commission a accepté que le demandeur :

a)         a été extorqué et volé sous la menace d’une arme à feu dans le taxi;

b)         a porté plainte à la police;

c)         a été extorqué une seconde fois et qu’on l’a menacé d’enlever ses enfants;

d)         s’est de nouveau adressé à la police;

e)         a été agressé le 30 juillet 2011 et qu’il a réussi à s’échapper alors que ses agresseurs essayaient de le faire monter de force dans une automobile.

[35]           La Commission a également accepté que les extorqueurs savaient que le demandeur avait porté plainte à la police.

[36]           Le cœur de l’analyse de la Commission se trouve aux paragraphes 24 à 26 de la décision :

[24]      La demande de paiement et la menace implicite ou explicite de représailles en cas de refus constituent l’acte criminel. Le fait que la menace est mise à exécution contre la victime ou que celle‑ci signale l’extorsion ne lui rend pas inapplicable le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) pour ce qui est du caractère généralisé ou non de la menace. Les décisions susmentionnées font partie de la jurisprudence prépondérante. Bien que certains groupes puissent être pris pour cible plus souvent ou de façon répétée en raison de leur richesse perçue ou de leur profession, ou parce qu’ils sont propriétaires d’entreprise par exemple, toutes les personnes qui se trouvent dans le pays sont considérées comme exposées à un risque en raison des conditions qui y prévalent.

CONCLUSION

[25]      La Commission conclut que le demandeur d’asile faisait l’objet de tentatives d’extorsion parce qu’il était perçu comme une personne bien nantie. Aussi, les conséquences qui en ont découlé étaient directement liées au refus du demandeur d’asile de se soumettre à ces demandes et à sa dénonciation de l’acte criminel à la police.

[26]      Les principes généraux suivants s’appliquent. Il n’est pas nécessaire que tous les citoyens soient exposés à un risque généralisé. Le mot « généralement » est communément utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu ». La Cour fédérale a accepté d’autres principes généraux, dont la victimisation répétée, la poursuite persistante de la victime parce qu’elle ne se soumet pas aux exigences des agresseurs et les représailles que celle-ci subit après les avoir dénoncés à la police.

[Non souligné dans l’original.] [Notes infrapaginales omises.]

[37]           Il est clair que la Commission a estimé que le risque auquel le demandeur était exposé était « généralisé » parce que le demandeur a été victime d’extorsion du fait qu’il était perçu comme une personne bien nantie, et elle a par la suite conclu que « les conséquences qui en ont découlé étaient directement liées au refus du demandeur d’asile de se soumettre à ces demandes et à sa dénonciation de l’acte criminel à la police ».

[38]           Ce type de raisonnement a été rejeté par la Cour. Voir la décision Correa, précitée.

[39]           Il ressort très clairement de la transcription que le demandeur craint d’être tué par le gang qui l’a extorqué et agressé. Il ne craint pas d’être extorqué. La Commission ne remet pas en question le fondement objectif de la crainte du demandeur d’être tué, mais elle semble estimer qu’il s’agit d’un risque généralisé. La menace à la vie du demandeur ne s’inscrit pas dans le cadre d’un risque généralisé, il s’agit d’une menace de mort qui le vise lui personnellement. La Commission a fait fi de cela, et l’affaire doit donc être examinée de nouveau en tenant compte de la jurisprudence récente de la Cour.

[40]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen conformément aux présents motifs;

2.         Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12646-12

 

INTITULÉ :

MARIO SALVATORE BOZZETA ORE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MARS 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Richard M. Addinall

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ndija Anderson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard M. Addinall

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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