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Date : 20140702


Dossier : T‑1668‑10

Référence : 2014 CF 638

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2014

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

ASTRAZENECA CANADA INC., ASTRAZENECA AKTIEBOLAG et ASTRAZENECA UK LIMITED

demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

 

et

APOTEX INC. et

APOTEX PHARMACHEM INC.

défenderesses

(demanderesses reconventionnelles)

 

JUGEMENT ET MOTIFS


TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.         Aperçu

1

II.        Questions preliminaries

7

            A.   Qualité pour agir d’AstraZeneca Canada

8

            B.    Interdiction de contester l’invalidité

25

              (1)     Relation entre l’instance relative à l’avis de conformité et l’action en contrefaçon

25

              (2)     Préclusion découlant d’une question déjà tranchée

32

              (3)     Abus de procédure

38

III.      Interprétation

49

            A.   La personne versée dans l’art

51

            B.    Les connaissances générales courantes

54

            C.    Interprétation des revendications

65

              (1)     L’approche analytique de l’interprétation des revendications

65

              (2)     Interprétation des revendications du brevet 653

72

IV.      Utilité

83

            A.   Principes juridiques relatifs à la promesse du brevet

85

            B.    Les experts en matière d’utilité

91

            C.    La promesse du brevet 653

95

              (1)     La question préliminaire : la « promesse » d’une stabilité contre la racémisation

96

              (2)     Éléments communs aux trois promesses

101

              (3)     Le brevet 653 promet‑il une stabilité contre la racémisation enzymatique?

106

              (4)     Le brevet 653 promet‑il un profil thérapeutique amélioré, comme une variation interindividuelle moins importante?

113

              (5)     Motifs additionnels pour le rejet de la promesse proposée par AstraZeneca

127

            D.   Démonstration et prédiction valable de l’utilité

134

              (1)     La preuve concernant la démonstration et la prédiction valable de l’utilité

135

              (2)     Le droit relatif à la démonstration et à la prédiction valable de l’utilité

137

                     a)       Distinguer l’utilité démontrée de l’utilité valablement prédite

137

                     b)      Ce qu’il faut entendre par divulgation suffisante

139

                     c)       Application du droit relatif à la démonstration et à la prédiction valable de l’utilité aux promesses du brevet 653

162

                            (i)      Démonstration et prédiction valable de l’utilisation en tant qu’inhibiteur de la pompe à protons

162

                            (ii)     Démonstration et prédiction valable de la stabilité contre la racémisation

167

                            (iii)    Démonstration de la promesse en bonne et due forme d’un profil thérapeutique amélioré

191

                            (iv)    Prédiction valable de la promesse en bonne et due forme d’un profil thérapeutique amélioré

193

                            (v)     Démonstration de la promesse tronquée de propriétés améliorées

196

                            (vi)    Prédiction valable de la promesse tronquée de propriétés améliorées

199

            E.    Résumé de l’analyse concernant l’utilité

214

V.        La différence entre la nouveauté et l’évidence

219

VI.      Nouveauté

223

            A.   Divulgation antérieure

225

              (1)     Le droit relatif à la divulgation antérieure

225

              (2)     Aucune divulgation antérieure d’un excès énantiomérique de 99,8 %

230

            B.    Le caractère réalisable

238

              (1)     Le droit relatif au caractère réalisable

238

              (2)     La preuve concernant le caractère réalisable de l’invention

241

              (3)     Absence du caractère réalisable de l’excès énantiomérique de 99,8 %

245

VII.     Évidence

259

            A.   Étape 2 : L’idée originale des revendications en cause

264

              (1)     Ce qu’il faut entendre par idée originale

265

              (2)     L’idée originale du brevet 653

270

            B.    Étape 3 : Différences entre l’état de la technique et l’idée originale

276

            C.    Étape 4 : L’activité inventive associée au passage de l’état de la technique à l’idée originale

286

              (1)     Le droit relatif à l’évidence

287

                     a)       L’analyse juxtaposée de l’évidence et des essais allant de soi

287

                     b)      Facteurs relatifs à l’essai allant de soi et à l’évidence

289

                     c)       Le seuil à atteindre pour satisfaire à l’analyse de l’essai allant de soi et à celle de l’évidence

295

              (2)     Application du droit relatif l’évidence au brevet 653

298

                     a)       L’activité non inventive associée au passage de l’état de la technique à des sels précis de l’oméprazole et à l’énantiomère ( ) de l’oméprazole

300

                     b)      L’activité inventive associée au passage de l’état de la technique à une pureté optique de 99,8 % d’ee

306

                            (i)      Motivation à séparer les énantiomères de l’oméprazole

307

                            (ii)     Le climat régnant dans le domaine

316

                            (iii)    Effort requis

329

                            (iv)    Mesures concrètes ayant mené à l’invention

337

                            (v)     Succès sur les plans commercial et clinique

342

            D.   Conclusion sur l’évidence

365

VIII.   Conclusion

367

 


I.                   Aperçu

[1]               La présente action en invalidation du brevet 2 139 653 (le brevet 653) et la demande reconventionnelle en contrefaçon concernent un composé connu sous le nom d’ésoméprazole, un inhibiteur de la pompe à protons (IPP) utilisé pour diminuer la sécrétion d’acide gastrique, pour traiter l’œsophagite par reflux et pour traiter d’autres états pathologiques apparentés. Ces affections sont désignées collectivement par le terme reflux gastro‑œsophagien pathologique (RGOP). Au Canada, l’ésoméprazole est commercialisé sous le nom de Nexium et est offert en comprimés de 20 mg et de 40 mg. Ce médicament s’est révélé un franc succès pour la demanderesse, AstraZeneca Aktiebolag.

[2]               Apotex Inc. a cherché à vendre un générique de l’ésoméprazole. Pour ce faire, elle a demandé au ministre de la Santé un avis de conformité (AC). En réponse, AstraZeneca a présenté une demande en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de conformité) (DORS/93‑133) (Règlement AC) en vue d’interdire au ministre de délivrer un AC à Apotex. Le 30 juin 2010, le juge Roger Hughes, dans l’affaire AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2010 CF 714 [AC Nexium], a rejeté la demande d’interdiction. Apotex a dès lors commencé à vendre son générique de l’ésoméprazole, d’où la présente instance.

[3]               En fin de compte, la validité du brevet 653 repose sur une interprétation correcte de son libellé, et plus particulièrement de l’énoncé suivant :

[traduction] Il est souhaitable d’obtenir des composés ayant des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées, donnant un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante. La présente invention offre de tels composés, qui sont de nouveaux sels des énantiomères de l’oméprazole. [Non souligné dans l’original.]

[4]               AstraZeneca soutient qu’il s’agit là de l’expression d’un avantage espéré ou d’un objectif, celui que le composé puisse avoir « un profil thérapeutique amélioré », et non d’une promesse. En particulier, elle affirme que l’emploi du mot « will » dans la version anglaise du brevet confirme sa position, à savoir que le « profil thérapeutique amélioré » doit être compris comme un simple objectif. AstraZeneca fait valoir que le mot « will » a un sens prospectif et dénote seulement un espoir ou une attente. Je reviendrai sur cette analyse plus en détail ci‑après – je le promets. Qu’il suffise de dire qu’AstraZeneca cherche à contourner le sens ordinaire du mot « will » et celui de la phrase en la tronquant – en supprimant en fait la proposition « donnant un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante ». Cette interprétation n’est pas compatible avec les principes régissant l’utilité du brevet, ni avec la manière dont la personne versée dans l’art comprendrait le brevet.

[5]               Apotex rétorque qu’une simple lecture du brevet révèle la promesse explicite d’un profil thérapeutique amélioré. Elle s’appuie sur les principes reconnus d’interprétation de la promesse du brevet dans le contexte de l’utilité. Par conséquent, le brevet 653 promet un profil thérapeutique amélioré – et ne remplit pas cette promesse.

[6]               Pour les motifs qui suivent, l’action en contrefaçon d’AstraZeneca est rejetée et il est fait droit à la demande reconventionnelle d’Apotex visant à obtenir une déclaration d’invalidité.

II.                Questions préliminaires

[7]               Avant de passer à l’interprétation du brevet 653 et d’évaluer sa validité, deux questions préliminaires méritent d’être examinées : Apotex fait valoir qu’AstraZeneca Canada n’a pas qualité pour agir, et qu’il faudrait interdire à AstraZeneca Canada et à AstraZeneca Aktiebolag de soulever à nouveau dans le présent procès la question de la validité de leur brevet, qui a été tranchée dans la précédente instance concernant l’avis de conformité.

A.                Qualité pour agir d’AstraZeneca Canada

[8]               La première question préliminaire porte sur la qualité pour agir d’AstraZeneca Canada. Aux termes du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, LRC, 1985, c P‑4, quiconque contrefait un brevet est responsable envers « le breveté [en l’espèce, AstraZeneca Aktiebolag] et toute personne se réclamant de celui‑ci ». Par conséquent, la qualité pour agir d’AstraZeneca Canada dépend de la question de savoir si elle peut ou non se « réclamer » d’AstraZeneca Aktiebolag.

[9]               Apotex affirme qu’AstraZeneca Canada n’a pas qualité pour agir, et en particulier, que ni la déclaration modifiée ni la preuve ne permettent de conclure qu’AstraZeneca Canada est une personne se réclamant d’AstraZeneca Aktiebolag. À l’appui de cet argument, Apotex note à juste titre qu’AstraZeneca Aktiebolag et AstraZeneca Canada ne pas sont liées par un accord exprès de licence.

[10]           À mon avis, AstraZeneca Canada a qualité pour agir. Plus spécifiquement, elle est une personne se réclamant du breveté puisqu’AstraZeneca et AstraZeneca Canada sont liées par une licence tacite quant à la vente de Nexium. Cependant, avant d’approfondir ce point, il est important de rappeler le contexte factuel de la défense étonnamment technique fondée sur la qualité pour agir qu’Apotex oppose à la prétendue contrefaçon.

[11]           Il ressort nettement du contexte factuel qu’AstraZeneca Canada a qualité pour agir en l’espèce. Celle‑ci vend le Nexium au Canada depuis les treize dernières années. Durant cette période, AstraZeneca Aktiebolag a approvisionné AstraZeneca Canada en comprimés de Nexium en vrac ou préemballés, à l’exception de deux brèves interruptions durant lesquelles AstraZeneca UK a joué le rôle de fournisseur pendant trois et six mois, environ. De son côté, AstraZeneca Canada a vendu le Nexium sur les marchés canadiens, comme son nom le laisse entendre, au cours de ces treize années. Aujourd’hui, AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag s’adressent conjointement à la Cour pour recouvrer les pertes subies par AstraZeneca Canada sur le marché canadien du fait de la contrefaçon imputée à Apotex. Il est à peine croyable qu’Apotex soutienne qu’il n’y avait pas de licence tacite, ou un quelconque droit permettant à AstraZeneca Canada de vendre le Nexium au Canada en vertu d’un accord avec AstraZeneca Aktiebolag. Apotex s’imagine peut‑être qu’AstraZeneca Aktiebolag a fourni à AstraZeneca Canada du Nexium préemballé à d’autres fins que la vente – sans doute dans le but profitable de stocker des médicaments invendus. Les remarques formulées par le juge Rothstein dans la décision Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 CF 495 (CAF), au paragraphe 99, sont à cet égard pertinentes :

Peut‑être est‑il indiqué de faire remarquer qu’en l’espèce, la présumée titulaire de licence n’est pas la seule à ester en justice pour contrefaçon de brevet, la brevetée également s’adresse à la Cour comme codemanderesse et appuie la revendication de GWI. Il est difficile de concevoir ce qu’on pourrait demander de plus. Lorsque la brevetée et la personne se réclamant de celle‑ci sont toutes deux parties à l’action, sont affiliées parce que toutes deux détenues par la même société mère et ont le même intérêt relativement au litige‑‑la brevetée appuyant la demande de la personne se réclamant d’elle‑‑il est surprenant, c’est le moins qu’on puisse dire, que des arguments techniques relatifs à la qualité pour agir soient avancés comme moyen de défense à une action en contrefaçon.

[12]           Pour ce seul motif, la défense fondée sur la qualité pour agir invoquée par Apotex repose sur un fondement peu solide. Quoi qu’il en soit, j’en examinerai le bien‑fondé.

[13]           L’essentiel des arguments d’Apotex concerne les modifications apportées à la déclaration, lesquelles, il faut le reconnaître, créent une certaine ambiguïté en ce qui a trait aux diverses relations entre les entités corporatives AstraZeneca. J’ai décrit ces modifications dans une décision antérieure (Astrazeneca c Apotex, T‑1668‑10, Motifs de la décision, 15 novembre 2013). En ce qui intéresse la qualité pour agir, lesdites modifications redéfinissaient les relations entre AstraZeneca Aktiebolag, AstraZeneca UK et AstraZeneca Canada.

[14]           La déclaration modifiée précise, au paragraphe 5, qu’AstraZeneca Aktiebolag est la détentrice exclusive des droits de propriété intellectuelle à l’égard de Nexium :

[traduction] Du fait de l’octroi des brevets, AstraZeneca AB jouit au Canada du droit, de la liberté et du privilège exclusifs de fabriquer, de construire, d’importer, d’exporter, d’utiliser, d’offrir à la vente et de vendre à d’autres parties aux fins d’utilisation l’invention revendiquée dans les brevets.

[15]           Ce droit exclusif est confirmé dans l’entente de distribution conclue entre AstraZeneca Aktiebolag et AstraZeneca Canada, et qui autorise cette dernière, en tant que distributrice de Nexium, à prendre en charge sa formulation et son emballage. Cependant, il est étonnant que la déclaration modifiée n’indique pas qu’AstraZeneca Canada est expressément ou tacitement autorisée à vendre le Nexium. En particulier, l’alinéa 6a) ne mentionne rien de tel :

[traductionAstraZeneca UK, avec l’accord d’AstraZeneca AB, peut vendre, et a effectivement vendu, est titulaire d’une licence du breveté, AstraZeneca AB, à l’égard des brevets, et a vendu et continue de vendre des comprimés de marque NEXIUM contenant du (‑)‑oméprazole magnésien trihydraté à AstraZeneca Canada, qui, à son tour, distribue et vend les comprimés de marque NEXIUM au Canada. (Souligné dans l’original).

[16]           C’est sur cette omission concernant le droit de vendre le Nexium qu’Apotex fonde sa défense voulant qu’AstraZeneca Canada n’ait pas qualité pour agir.

[17]           Cette lacune dans la demande est aggravée par l’absence d’allégation quant à l’existence d’une licence expresse ou tacite entre AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag. Les actes de procédure indiquent simplement qu’il s’agit [traduction« [d’]entreprises liées ». Selon Apotex, ces actes confirment seulement que seule AstraZeneca Aktiebolag a le droit exclusif d’employer l’invention revendiquée dans le brevet.

[18]           Le seul fait d’importance présenté à l’appui de la thèse voulant qu’AstraZeneca Canada ait qualité pour agir est que celle‑ci vend et distribue le Nexium. On peut soutenir que la Cour doit supposer qu’un droit susceptible de remonter jusqu’au breveté découle du seul fait de la vente.

[19]           Pour leur part, AstraZeneca Aktiebolag et AstraZeneca Canada demandent à la Cour d’interpréter libéralement l’expression « toute personne se réclamant de celui‑ci » au paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets. Elles invoquent également la preuve de leur lien en ce qui intéresse le Nexium, et pressent la Cour de conclure qu’AstraZeneca Aktiebolag a permis tacitement à AstraZeneca Canada de vendre le Nexium au Canada, et que cette dernière est donc en droit de se réclamer de la breveter. Comme je l’ai déjà indiqué, la preuve et le sens commun étayent une telle conclusion.

[20]           Le point de départ de la présente analyse est l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Signalisation de Montréal Inc. c Services de Béton Universels Ltée, [1993] 1 CF 341 (CAF), où le juge Hugessen a écrit, au paragraphe 24 :

À mon avis, une personne « se réclamant » du breveté est une personne qui tire du breveté son droit d’utilisation de l’invention brevetée, à quelque degré que ce soit. Le droit d’employer une invention en est un dont le monopole est conféré par un brevet [...]. Lorsque la violation de ce droit est alléguée par une personne qui peut directement faire remonter son titre jusqu’au breveté, cette personne « se réclame » du breveté. Peu importe le moyen technique par lequel le droit d’utilisation peut avoir été acquis. Il peut s’agir d’une cession directe ou d’une licence. Comme je l’ai indiqué, il peut s’agir de la vente d’un article constituant une réalisation de l’invention. Il peut également s’agir de la location de l’invention. Ce qui importe est que le réclamant invoque un droit sur le monopole et que la source de ce droit puisse remonter au breveté. [Non souligné dans l’original.].

[21]           Plus récemment, alors qu’elle énonçait le critère relatif au paragraphe 55(1), la juge Judith Snider s’est demandé s’il était possible de faire remonter le « droit d’utilisation » du produit au titulaire du brevet, et a estimé que la jurisprudence canadienne avait interprété libéralement l’expression « toute personne se réclamant » du breveté, celle‑ci pouvant viser le licencié, exclusif ou non, l’acheteur d’un article breveté et les agents de vente (Jay‑Lor International Inc. c Penta Farm Systems Ltd, 2007 CF 358, au paragraphe 34).

[22]           La question de savoir si l’on peut faire remonter le droit d’utilisation au breveté dépend largement des faits. Il n’existe pas de licence explicite entre AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag, ce qui est favorable à la position d’Apotex. Cependant, ce facteur n’est pas déterminant quant à savoir si un droit peut remonter jusqu’au breveté. D’un autre côté, AstraZeneca vend le Nexium depuis treize ans, ce qui plaide en sa faveur, encore que, Apotex vend elle aussi de l’ésoméprazole, comme elle le fait remarquer. Par conséquent, le seul fait de vendre un produit ne permet pas de déterminer si un droit peut remonter jusqu’au breveté – il faut autre chose.

[23]           Dans la présente affaire, il y a autre chose. Un certain nombre de faits étayent la conclusion que le droit d’utilisation d’AstraZeneca Canada remonte jusqu’à AstraZeneca Aktiebolag :

1.      AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag sont toutes deux des filiales indirectes de la même société mère, AstraZeneca PLC, établie en Suède;

2.      AstraZeneca Aktiebolag, la titulaire du brevet 653, est le principal fournisseur de Nexium d’AstraZeneca Canada et dans le monde;

3.      AstraZeneca Canada a demandé et obtenu l’autorisation réglementaire de vendre le Nexium au Canada. Les renseignements présentés à l’appui du dossier réglementaire émanaient d’AstraZeneca Aktiebolag – qui détient la fiche maîtresse du médicament pour Nexium;

4.      En décembre 2000, AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag ont conclu une entente concernant la formulation, l’emballage et la distribution (l’entente de distribution) dans laquelle AstraZeneca Canada est désignée comme la « distributrice » et obtient des droits non exclusifs à l’égard de « produits » incluant le Nexium. Cette entente traite des droits de propriété intellectuelle aux articles 24.1 et 24.2 :

[traduction]

24 DROITS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

24.1 Tous les droits de propriété intellectuelle se rapportant aux produits demeurent en tout temps la propriété d’ASTRAZENECA. La distributrice n’acquiert aucun droit de propriété intellectuelle à l’égard des produits et n’est autorisée à exercer que les droits qui lui sont accordés au titre de la présente entente.

24.2 La distributrice informera ASTRAZENECA de toute contrefaçon, réelle ou soupçonnée, portée à son attention et visant les droits de propriété intellectuelle d’ASTRAZENECA sur le marché. ASTRAZENECA prendra toutes les mesures raisonnables pour poursuivre les contrefacteurs, à ses propres frais. La distributrice fournira à ASTRAZENECA toute l’assistance possible dans le cadre de telles poursuites [Non souligné dans l’original.].

5.      De 2001 à 2008, AstraZeneca Canada a emballé les comprimés de Nexium qu’AstraZeneca Aktiebolag lui fournissait en vrac, avant de les mettre en vente au Canada. En 2008, l’usine d’emballage d’AstraZeneca Canada à Mississauga a été fermée. La lettre d’entente entre AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag, datée du 12 décembre 2007, précisait qu’après la fermeture, la seconde fournirait la première en comprimés de Nexium finis et emballés, et qu’AstraZeneca Canada continuerait d’agir comme distributrice. Par conséquent, après 2008, AstraZeneca Canada recevait du Nexium préemballé d’AstraZeneca Aktiebolag pour en faire la vente au Canada. Elle a donc toujours été approvisionnée (sous forme préemballée ou en vrac) par AstraZeneca Aktiebolag, à l’exception d’une période de trois mois en 2001 et d’une période de six mois en 2012 durant lesquelles AstraZeneca UK a été son fournisseur;

6.      Selon le témoignage de sa PDG, Mme Elaine Campbell, AstraZeneca Canada a obtenu le consentement d’AstraZeneca Aktiebolag pour déposer les listes de brevets ( formulaire IV) au titre du Règlement sur les médicaments brevetés (AC);

7.      Mme Campbell a déclaré que tous les frais juridiques engagés par AstraZeneca Canada dans le cadre du présent litige étaient acquittés par AstraZeneca Aktiebolag.

[24]           À la lumière de ce contexte factuel, il est possible de faire remonter le droit d’utilisation du brevet par AstraZeneca Canada jusqu’à AstraZeneca Aktiebolag, la brevetée. AstraZeneca Canada tire tous ses droits d’utilisation de Nexium d’AstraZeneca Aktiebolag, par l’effet d’une entente tacite. Les parties ne sont pas liées par une licence expresse et n’en ont pas invoquée, mais leur conduite permet de conclure qu’AstraZeneca Aktiebolag a accordé une licence tacite. L’entente de distribution autorise AstraZeneca Canada à exercer les droits de propriété intellectuelle d’AstraZeneca Aktiebolag [traduction« dans la mesure nécessaire à l’exercice des droits qui lui sont accordés » par ce document.  Ceux‑ci incluent le droit de vendre le Nexium et l’obligation de prêter assistance à AstraZeneca Aktiebolag dans tout recours civil intenté contre d’éventuels contrefacteurs. L’introduction d’une action en contrefaçon par AstraZeneca Canada relève d’une interprétation raisonnable des articles 24.1 et 24.2 de ladite entente, ce qui revient à lui reconnaître tacitement le droit de recouvrer des dommages‑intérêts relativement à la contrefaçon, au nom de la brevetée. Par conséquent, AstraZeneca Canada se réclame de la brevetée, comme l’exige le paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets, et a qualité pour agir dans le cadre du présent procès.

B.                 Interdiction de contester l’invalidité

(1)               Relation entre l’instance relative à l’avis de conformité et l’action en contrefaçon

[25]           Les parties défendent des positions diamétralement opposées quant à l’effet juridique de la décision du juge Hughes dans la précédente instance relative à l’avis de conformité concernant le même brevet (AC Nexium). AstraZeneca soutient que la décision n’est ni contraignante ni instructive. Elle ajoute, au cas où la Cour déciderait de la prendre en compte, qu’elle est erronée et qu’elle ne devrait pas être suivie.

[26]           Apotex affirme que la décision AC  Nexium doit avoir un certain effet juridique, sans quoi la procédure d’avis de conformité serait inutile. Elle soutient ainsi que les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure empêchent AstraZeneca de soumettre à nouveau à la Cour les mêmes questions déjà tranchées dans le cadre de l’instance relative à un AC. Subsidiairement, elle fait valoir que la courtoisie judiciaire impose de suivre le raisonnement et la conclusion adoptés par un juge de la Cour.

[27]           La distinction entre les recours fondés sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et les recours en contrefaçon de brevet est bien connue. Ces recours sont différents dans la forme (une demande plutôt qu’un procès) et le redressement (une interdiction plutôt qu’un jugement déclaratoire, des dommages‑intérêts ou une restitution des profits). Il est bien établi en droit que le tribunal saisi d’une action en contrefaçon ou en invalidité de brevet n’est pas lié par une décision faisant suite à une demande d’avis de conformité. Il n’a jamais été question que cette dernière procédure remplace l’action en contrefaçon. Par conséquent, toute allégation selon laquelle il y a autorité de la chose jugée sera radiée :

La Cour d’appel fédérale a indiqué très clairement que les demandes fondées sur l’article 6 n’ont pas pour effet de trancher les droits du titulaire de brevet. Dans l’arrêt Merck Frosst Canada, précité, p. 319, le juge Hugessen a rejeté l’idée d’assimiler une demande d’interdiction à une action :

La procédure engagée n’est pas une action et ne vise qu’à faire interdire la délivrance d’un avis de conformité sous le régime du Règlement sur les aliments et drogues. Manifestement, elle ne constitue pas « une action en contrefaçon de brevet ».

Dans ces circonstances, il est inutile de mentionner que toute décision que la présente Cour rendra en l’espèce pourrait servir à contester accessoirement un jugement prononcé dans une action en contrefaçon. (Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., (2001) 11 CPR (4th) 245, au paragraphe 25).

[28]           Dans l’arrêt Apotex Inc. c Pfizer Ireland Pharmaceuticals, 2011 CAF 77, aux paragraphes 19 et 24 [Apotex sildénafil], la Cour d’appel faisait observer qu’il existe néanmoins des circonstances où l’interrelation entre les deux instances peut justifier de conclure à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée; se fondant sur les passages qui suivant, Apotex avance qu’il devrait être interdit à AstraZeneca de poursuivre la présente action :

Même si une instance ultérieure touche des questions bien différentes de celles d’une instance antérieure, il peut être loisible à un juge d’appliquer les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure dans une instance ultérieure pour empêcher une partie de remettre en cause certaines questions factuelles ou juridiques tranchées dans une instance antérieure : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44 (Danyluk) (concernant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée) et Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63 (S.C.F.P.) (concernant l’abus de procédure). Les arrêts Danyluk et S.C.F.P. rappellent que l’interdiction de la remise en cause est une décision discrétionnaire et que le pouvoir discrétionnaire doit être exercé en tenant compte d’une grande variété de circonstances [...]

[...]

La Cour a affirmé à maintes reprises que les instances relatives à un avis de conformité sont très différentes des actions en contrefaçon ou en invalidité subséquentes. À mon avis, il est possible d’appliquer les interdictions de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure dans des procédures ultérieures pour empêcher la remise en cause de questions factuelles et juridiques incidentes afin d’économiser les ressources judiciaires, de maintenir l’intégrité du système de justice et d’éviter des conclusions incohérentes et les abus. La différence entre l’instance relative à l’avis de conformité et les instances ultérieures est un aspect important à prendre en considération par le juge de l’instance subséquente, avec toutes les autres considérations discrétionnaires dont il a été question dans Danyluk et S.C.F.P. Autrement dit, les arrêts Danyluk et S.C.F.P. peuvent s’appliquer dans des instances telles que la présente.

[29]           L’argument d’Apotex est étayé par les objectifs de politique juridique que servent les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure, de même que par le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) qui accompagne les modifications apportées en 1998 au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).

[30]           Même si le moyen fondé sur l’autorité de la chose jugée sera radié, le juge du procès peut toujours considérer les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure. Ainsi, la remise en cause d’une question déjà tranchée dans une instance relative à un AC « n’est généralement pas permis[e] » (Apotex sildénafil, au paragraphe 22). Au paragraphe 26, le juge Sexton donne un exemple où il serait selon lui possible d’appliquer les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure :

L’application particulière des principes énoncés dans Danyluk et S.C.F.P. devrait être réservée aux instances ultérieures. Par souci de clarté, je donne un exemple. Si un témoin fournit exactement la même preuve dans les deux procédures et si, dans l’instance relative à l’avis de conformité, le juge a conclu que le témoin n’était pas crédible, il est alors loisible au juge de première instance chargé d’instruire l’action d’interdire la remise en cause de la crédibilité du témoin au moyen du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou celui de l’abus de procédure. Par contre, si le témoin fournit une preuve différente ou additionnelle dans l’action, le juge de première instance peut être justifié de réexaminer la question de la crédibilité du témoin. Il se peut bien entendu qu’il existe également d’autres aspects à prendre en considération. De toute évidence, il s’agit d’une question discrétionnaire. Il suffit de dire que les faits qui seront à la base de la décision discrétionnaire ne sont pas connus dans une requête portant sur un acte de procédure.

[31]           L’application de ces principes dans un cas donné est discrétionnaire et dépend du contexte factuel, que je vais maintenant examiner.

(2)               Préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[32]           Il y a en l’espèce un important chevauchement entre les questions en litige et la preuve produite dans les deux instances. Le juge Hughes a conclu que l’allégation d’invalidité reposant sur l’absence de prédiction valable et l’évidence était fondée (AC Nexium, aux paragraphes 94 et 137). La prédiction valable et l’évidence sont de nouveau en cause dans le présent procès. Apotex soutient qu’AstraZeneca ne devrait pas être autorisée à soumettre à nouveau les mêmes questions, et la même preuve, à un autre juge de la Cour.

[33]           Apotex fait valoir que toutes les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont ici remplies : il s’agit des mêmes parties, la décision qui crée la préclusion est finale, et la même question a été tranchée. Cependant, comme l’a souligné la Cour d’appel, l’application du principe dépend de la similarité de la preuve dans son essence, de la question de savoir si cette preuve est contestée, et du poids et de la crédibilité que la Cour lui accorde. Le fait que les mêmes témoins ont déposé à l’égard des mêmes enjeux ne suffit pas à lui seul pour trancher la question.

[34]           Cinq des témoins clés d’AstraZeneca dans l’instance relative à l’AC ont également témoigné dans le présent procès. Cependant, la portée de preuve qu’ils ont présentée en l’espèce, sous forme de rapports d’expert, de rapports produits en réponse et de rapports produits en réplique, était plus large. De plus, la forme des témoignages, de vive voix, différencie la nature de la preuve. Les questions abordées par les experts n’étaient pas limitées par l’avis d’allégation. Un grand nombre de nouveaux éléments de preuve ont été produits, et certains témoins clés, dont la déposition a pu influer sur l’appréciation des autres témoignages, n’ont pas témoigné.

[35]           Je constate en particulier que les témoignages livrés précédemment ont été souvent invoqués pendant le procès pour attaquer la crédibilité des témoins. Cet exercice consistant à opposer aux témoins leurs apparentes contradictions a permis à la Cour d’apprécier la preuve et les témoignages d’une manière dont n’a pas bénéficié le juge Hughes. Il importe de souligner que la crédibilité n’était pas au cœur de l’évaluation de la preuve faite par le juge Hughes. Par conséquent, il ne s’agit pas d’un cas où une partie cherche à retrouver devant un juge la crédibilité qu’il a perdue devant un autre, comme l’envisageait le juge Sexton.

[36]           En d’autres mots, bien qu’Apotex insiste sur les similitudes, celles‑ci sont éclipsées par les différences. Même si plusieurs des cartes en jeu sont les mêmes, elles ont été bien battues. De plus, l’appréciation des témoins et de leurs dépositions repose en partie sur l’impression laissée à la Cour par d’autres témoins. M. Bernard Kohl, l’un des inventeurs d’une antériorité déterminante en l’espèce, a témoigné dans l’instance relative à l’avis de conformité, mais pas dans la présente action. Comme nous le verrons, mes conclusions concernant l’opinion de certains experts ont pu être influencées par leur comportement tel que je l’ai observé en cour. Pour clore l’analyse relative à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il n’a pas été établi que le dossier de preuve est suffisamment semblable, de sorte que la doctrine ne trouve pas à s’appliquer.

[37]           C’est sur cette toile de fond que j’ai examiné la décision du juge Hughes. Si celle‑ci est instructive, il demeure qu’elle s’inscrit dans un autre contexte et qu’elle repose sur un dossier de preuve semblable, mais néanmoins différent. Comme la Cour d’appel a clairement dit dans l’arrêt Apotex sildénafil que la décision concernant l’avis de conformité ne confère pas à la question de la validité et de la contrefaçon l’autorité de la chose jugée, j’ai tiré mes propres conclusions en tenant compte d’un dossier de preuve différent.

(3)               Abus de procédure

[38]           Apotex a un autre argument en réserve. Elle affirme qu’AstraZeneca a adopté dans la présente action en contrefaçon des positions qui contredisent celles qu’elle a défendues dans l’instance relative à l’AC, ce qui fait intervenir la doctrine de l’abus de procédure (Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77). Dans l’arrêt S.C.F.P., la Cour suprême du Canada faisait observer, au paragraphe 52, que « la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et [...] il faut s’en garder à moins que les circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaires à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble ». En l’espèce, Apotex soutient qu’AstraZeneca a abusivement présenté des arguments nouveaux et contradictoires à l’égard de deux questions : 1) la promesse du brevet (pertinente au regard de l’utilité), et 2) les motifs de la séparation des énantiomères de l’oméprazole (pertinente au regard de l’évidence). Quoiqu’il s’agisse d’éléments nouveaux et contradictoires, je ne pense pas, pour les motifs qui suivent, qu’ils soient abusifs et qu’ils justifient d’empêcher AstraZeneca de faire valoir ses arguments.

[39]           Premièrement, Apotex soutient qu’AstraZeneca a modifié sa position à l’égard de la promesse du brevet. Dans l’instance relative à l’AC, AstraZeneca a fait valoir que le mémoire descriptif du brevet 653 ne contenait pas de promesse d’utilité. Au paragraphe 85 de sa décision, le juge Hughes a écrit :

[traduction] Nulle part dans le brevet, que ce soit dans les exemples ou ailleurs, ne donne‑t‑on de l’information à la personne versée dans l’art quant à savoir si le sel d’ésoméprazole de haute pureté est effectivement associé à un profil thérapeutique amélioré, comme une variation interindividuelle moins importante. Rien dans la preuve déposée par les témoins ne laisse entendre qu’il y aurait quelque chose dans la divulgation du brevet 653 qui aurait indiqué à la personne versée dans l’art que le sel purifié d’ésoméprazole remplissait cette promesse. L’avocat d’AstraZeneca a fait valoir qu’il suffisait de fournir une solution de remplacement à l’oméprazole racémique et non de savoir si cela constituait une amélioration. Cet argument ne tient pas compte de la promesse du brevet, telle qu’elle est énoncée dans la portion précitée à la page 1, à savoir que le produit résultant serait associé à un « profil thérapeutique amélioré ». (Souligné dans l’original)

[40]           À l’inverse, AstraZeneca prétend devant la Cour que le brevet promet des propriétés améliorées.

[41]           Je ne pense pas que la promesse avancée par AstraZeneca en l’espèce soit un changement de position qui puisse être considéré comme abusif. Il est vrai qu’il s’agit d’un changement, probablement motivé par la décision du juge Hughes qui a rejeté ses arguments. Cependant, la promesse du brevet est en définitive une question juridique au sujet de laquelle une partie peut stratégiquement adapter ses arguments au fur et à mesure des multiples instances. AstraZeneca est effectivement passée de l’absence de promesse à une promesse mineure, mais ce changement n’est pas abusif : il s’agit plutôt d’un argument qui a stratégiquement évolué au cours des nombreuses instances. Par ailleurs, ce changement concerne une question de droit qui repose sur les témoignages d’experts, dont la teneur a évolué entre l’instance relative à l’AC et le présent procès en contrefaçon. En définitive, comme nous le verrons plus loin, je retiens à cet égard la version d’Apotex, plutôt que celle d’AstraZeneca, ce qui entraîne l’invalidité du brevet 653 pour manque d’utilité. Par conséquent, le changement de position d’AstraZeneca, qu’il soit ou non abusif, ne modifie en rien la présente décision ou le raisonnement qui la sous‑tend.

[42]           Apotex a raison de dire que la question de la promesse du brevet a été soumise au juge Hughes et qu’elle l’est maintenant devant la Cour, et que des interprétations différentes d’une même question de droit opposant les mêmes parties ne favorisent pas l’administration de la justice. Cependant, comme je l’ai indiqué plus tôt, cette question repose également sur les témoignages d’experts, dont la teneur a changé entre l’instance relative à l’AC et la présente action en contrefaçon. Par conséquent, bien que la promesse du brevet ne varie pas en fonction de la date à laquelle elle est mise en cause, la preuve dont dispose la Cour chargée de l’interpréter peut varier, comme il est arrivé en l’espèce. Au contraire, la plus grave erreur serait de se fonder sur toutes les conclusions juridiques tirées par le juge Hughes dans l’instance relative à l’AC après avoir entendu pendant plusieurs mois les parties et les témoins experts dans le cadre du présent procès en contrefaçon.

[43]           Deuxièmement, dans la présente action en contrefaçon, AstraZeneca nie qu’une personne versée dans l’art serait motivée à séparer les énantiomères de l’oméprazole – ce qu’elle avait pourtant reconnu devant le juge Hughes dans l’instance relative à l’AC. Au paragraphe 132 de la décision AC Nexium, le juge Hughes a écrit :

[traduction] AstraZeneca n’a pas véritablement soutenu qu’une personne serait suffisamment motivée pour fabriquer un sel à partir de l’énantiomère de l’ésoméprazole.

[44]           Par ailleurs, au paragraphe 43 de la même décision, le juge Hughes a écrit :

[traduction] Dans son argumentation, AstraZeneca a présenté une portion de l’affidavit de M. Caldwell, un expert pour le compte d’Apotex, et s’est dite d’accord avec ce qui y était écrit. Je me reporte aux paragraphes 114 et 115 (dossier, p. 5616), en précisant que l’abréviation IPP signifie « inhibiteur de la pompe à protons », ladite pompe à protons étant ce qui produit l’acide dans l’estomac :

114. L’oméprazole est un IPP qui a connu un grand succès : en mai 1993, il était bien connu que l’oméprazole avait un vif succès et qu’il était utilisé chez l’humain dans le traitement d’affections pour lesquelles il fallait inhiber la sécrétion d’acide gastrique. Ce fait était décrit dans bon nombre de ressources qui étaient à la disposition des personnes versées dans l’art, notamment l’article de Lindberg et al. intitulé : « Omeprazole : The first Proton Pump Inhibitor ».

115. Les personnes versées dans l’art étaient motivées à séparer les énantiomères de l’oméprazole et à en étudier les propriétés respectives : l’oméprazole était un médicament que l’on savait racémique; l’on savait également que ses deux énantiomères présentaient une activité inhibitrice de la pompe à protons; et l’on savait de surcroît qu’il était possible que les deux énantiomères de l’oméprazole soient métabolisés différemment.

[45]           En revanche, AstraZeneca prétend en l’espèce que la personne versée dans l’art n’aurait aucune motivation à étudier les variations d’activité de chaque énantiomère, aucune motivation à étudier la toxicité, et aucune motivation à étudier les différences pharmacocinétiques (ou n’aurait du moins, qu’une motivation très limitée à étudier ces questions).

[46]           J’estime que ce changement de position de la part d’AstraZeneca est plus problématique que celui qui concerne la promesse du brevet. Plus précisément, changer d’opinion sur la question de la motivation pose problème, car il s’agit d’une question de fait, en ce qu’elle touche à la motivation réelle des chercheurs scientifiques au début des années 1990, et non d’une question de droit comme la promesse du brevet (même si je reconnais que la motivation dont il s’agit est avant tout celle d’une créature de la loi : la personne versée dans l’art).

[47]           Cela étant dit, le souci premier de la Cour n’est pas la conduite d’AstraZeneca, mais l’établissement de la vérité et des faits. En d’autres mots, la Cour doit avant tout apprécier la preuve qui lui est présentée, sans égard aux positions contradictoires adoptées par AstraZeneca. Sauf dans les cas flagrants, et celui‑ci n’en est pas un, la preuve pertinente et autrement convaincante d’un expert ne devrait pas être exclue en raison de la conduite de la partie qui l’a fait comparaître. Même si je conviens avec AstraZeneca que la personne versée dans l’art n’était pas motivée à étudier les énantiomères de l’oméprazole, je suis parvenu à cette conclusion parce qu’il m’a paru plus important de soupeser la preuve la plus crédible et la plus convaincante dont je disposais (afin d’établir la vérité) que de punir les parties pour les positions contradictoires adoptées entre l’instance relative à l’AC et le présent procès. Les positions contradictoires d’AstraZeneca engagent sa propre intégrité et non celle de ses témoins, et l’analyse convaincante de M. Armstrong sur la motivation et les obstacles rencontrés par la personne versée dans l’art en 1993 a démontré, comme je l’explique plus loin, qu’il y avait peu de raisons d’étudier les énantiomères de l’oméprazole à cette époque. En ce sens, la « remise en cause » de la question de la motivation par AstraZeneca était, pour reprendre les termes de l’arrêt S.C.F.P., « nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble » (au paragraphe 52).

[48]           De plus, je note que la motivation n’est qu’un des nombreux facteurs entrant dans l’analyse relative à l’évidence, qui, pour l’essentiel, est favorable à la position d’AstraZeneca sur ce point, sauf en ce qui a trait à la motivation. Quoi qu’il en soit, et en fin de compte, le brevet 653 est invalidé pour absence d’utilité, sa validité au regard de l’évidence étant insuffisante pour sauvegarder sa validité globale.

III.             Interprétation

[49]           Ayant examiné les questions préliminaires soulevées en l’espèce, je passe maintenant à l’interprétation du brevet 653 et à l’examen de sa validité.

[50]           Avant de me pencher sur les motifs d’invalidité, la démarche interprétative en trois volets suivante s’impose : 1) identification de la personne versée dans l’art; 2) définition de ses connaissances générales courantes; 3) interprétation des revendications du brevet du point de vue de cette personne versée dans l’art.

A.                La personne versée dans l’art

[51]           La personne versée dans l’art est une créature fictive à laquelle recourent les tribunaux pour interpréter les brevets de manière « éclairée ». Pour l’application du droit sur les brevets, et pour refléter la réalité, les brevets s’adressent théoriquement à une personne versée dans l’art plutôt qu’à un membre du public. La personne versée dans l’art est « censée être dépourvue d’imagination et d’esprit inventif, posséder néanmoins un degré moyen de compétence et de connaissances accessoires au domaine dont relève le brevet [...] et faire preuve d’une diligence raisonnable pour se tenir au courant des progrès dans ce domaine ». De plus, la personne versée dans l’art peut se consacrer à une discipline unique, ou combiner des compétences dans plusieurs domaines, selon la nature du brevet : Merck & Co c Pharmascience Inc., 2010 CF 510, aux paragraphes 34 à 40 [Merck finastéride].

[52]           Les parties se sont entendues, pour l’essentiel, sur les caractéristiques de la personne versée dans l’art en ce qui a trait au brevet 653. La personne versée dans l’art est une personne collective formée :

                d’un chimiste organique ou médicinal;

                d’un pharmacologue;

                d’un spécialiste de la formulation de produits pharmaceutiques;

                d’un médecin au fait du traitement pharmacologique de la sécrétion excessive d’acide gastrique et des états pathologiques apparentés.

[53]           Cette personne collective versée dans l’art (qui est en fait un groupe de personnes versées dans l’art ou une équipe versée dans l’art), incarne l’ensemble des connaissances scientifiques qui sont associées au brevet 653. Tout au long du procès, les deux parties ont présenté des témoins qui ont décrit comment leur expertise leur permettait d’interpréter le brevet 653 eu égard au motif d’invalidité en cause : la chimie pour la question de l’évidence et de l’antériorité, la pharmacologie pour la question de l’utilité, la médecine pour la question de l’efficacité clinique, etc. Les divers domaines mentionnés dans la liste précitée se sont dégagés des témoignages qui ont été présentés au sujet du brevet 653. Par conséquent, l’expertise de la personne versée dans l’art correspond en l’espèce à l’ensemble des domaines précités. Conclure autrement et limiter l’expertise de la personne versée dans l’art à un seul domaine reviendrait à définir la personne versée dans l’art comme quelqu’un qui, par exemple, aurait les connaissances de chimie nécessaires pour juxtaposer le brevet 653 avec l’art antérieur en ce qui concerne l’antériorité, mais qui n’aurait pas les connaissances de pharmacologie qui lui permettraient de comprendre la portée des utilisations promises en ce qui a trait à l’utilité. Je souligne également que la personne collective versée dans l’art, en l’espèce, est représentative de l’équipe pluridisciplinaire d’experts à laquelle ont vraisemblablement recours les sociétés pharmaceutiques pour mettre au point des médicaments comme le Nexium et pour mener les essais nécessaires, de sorte que l’utilisation d’une personne collective versée dans l’art convient particulièrement dans le cas d’un brevet pharmaceutique.

B.                 Les connaissances générales courantes

[54]           Les parties s’entendent également, pour l’essentiel, sur ce qui constitue les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art. Il s’agit notamment de connaissances concernant :

                la stéréochimie;

                le rôle de la stéréochimie dans l’activité des médicaments;

                l’oméprazole, et en particulier :

  ses sels;

  son mécanisme d’action;

                l’ésoméprazole et ses sels;

                l’utilisation de sels pour améliorer des médicaments;

                les techniques générales de séparation d’énantiomères;

                la motivation de purifier des énantiomères.

[55]           Le présent jugement touche à de nombreux concepts scientifiques. Il convient toutefois d’aborder à ce stade‑ci certains concepts clés, qui revêtent une importance centrale en ce qui concerne le brevet 653 et qui font partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, de façon à fournir les bases nécessaires à l’analyse de la question. Cela dit, tout au long du jugement, les connaissances scientifiques sur lesquelles je me suis fondé pour interpréter le brevet 653 et pour en déterminer la validité étaient des notions qui faisaient partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art ou des notions que la personne versée dans l’art aurait pu acquérir en menant une recherche raisonnablement diligente pour répondre aux questions scientifiques qu’elle cherchait à résoudre (p. ex. en entreprenant une recension de la littérature).

[56]           En l’espèce, les aspects pertinents du brevet 653 concernent des énantiomères et leur pureté optique. Par conséquent, je mettrai l’accent sur ces deux concepts clés dans l’exposé que je ferai des connaissances générales courantes. J’aborderai tout d’abord les principes chimiques de base concernant les énantiomères et leur pureté optique qui font partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art. J’aborderai ensuite brièvement les aspects du brevet 653 qui concernent l’ésoméprazole et qui font partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art.

[57]           Les énantiomères sont des molécules qui sont semblables sur le plan de la structure (et qui, par conséquent, ont des propriétés physiques et chimiques identiques), mais qui sont différentes sur le plan de leur orientation dans l’espace tridimensionnel. La similarité de la structure de ces molécules découle du fait qu’elles sont constituées des mêmes atomes et que ceux‑ci sont reliés par les mêmes types de liaison. Cependant, il peut y avoir des rotations au niveau de ces liaisons, de sorte que ces molécules, qui sont constituées de multiples atomes et liaisons, peuvent avoir une orientation tridimensionnelle différente. Lorsque ces orientations ne sont pas des images miroirs superposables, on dit que ces molécules sont des énantiomères. Autrement dit, bien qu’ils aient une structure similaire, les énantiomères ne peuvent être orientés de sorte que leurs réflexions soient identiques. Une analogie fort utile est celle des mains droite et gauche, qui ont une structure semblable (une paume, cinq doigts), mais qui ne sont pas identiques lorsqu’elles sont orientées de la même façon (la paume vers le bas) et réfléchies dans un miroir, car les pouces pointent dans des directions opposées, de sorte que les mains droite et gauche ne sont pas superposables.

chiral

[58]           Comme on peut le constater dans l’image précédente, certains objets (comme une main gauche et une main droite) ne peuvent être orientés de façon à être superposables malgré le fait qu’ils aient une structure similaire. Ces objets non superposables sont décrits comme étant chiraux. Les objets chiraux (comme les énantiomères) peuvent être décrits au moyen de termes qui renvoient à la notion de « gauche » ou de « droite », justement en raison de cette analogie avec une main gauche et une main droite. En revanche, d’autres objets (comme deux fioles) peuvent être orientés de façon à être superposables. Ces objets superposables sont décrits comme étant achiraux.

[59]           La pureté optique d’un mélange concerne le ratio des énantiomères dans ledit mélange (c.‑à‑d. les proportions relatives des deux énantiomères dans le mélange). Cependant, avant d’élaborer davantage sur la question de la pureté optique, il convient d’expliquer certaines notions au sujet de la pureté chimique. La pureté chimique d’un mélange désigne la mesure dans laquelle une substance est contaminée par d’autres substances. Autrement dit, la pureté chimique est inversement proportionnelle au degré de contamination chimique. Par conséquent, un mélange hautement contaminé aurait une faible pureté chimique, et un mélange faiblement contaminé aurait une pureté chimique élevée. Diverses substances peuvent venir contaminer un mélange de molécules. Dans le cas du brevet 653, il s’agit d’une contamination par certains énantiomères dans un mélange.

[60]           La pureté chimique des mélanges d’énantiomères nous amène à la question de la pureté optique. Alors que la pureté chimique désigne plus généralement le degré de contamination d’un mélange, la pureté optique d’un mélange d’énantiomères est fonction du degré de contamination qui est attribuable aux concentrations des deux énantiomères.

[61]           Dans ce domaine des sciences, il existe deux façons d’exprimer la pureté optique d’un composé énantiomérique. L’une des possibilités est d’exprimer la pureté optique en termes absolus, c.‑à‑d. de déterminer quelle quantité du composé est constituée de l’énantiomère en question. Une autre possibilité est d’exprimer la pureté optique en fonction de la mesure dans laquelle un énantiomère est présent en excès par rapport à l’autre; c’est ce que l’on appelle l’excès énantiomérique (« ee »), c.‑à‑d. la mesure dans laquelle les quantités d’un énantiomère sont supérieures à celles de l’autre énantiomère dans le composé. Par exemple, dans le cas du brevet 653, les deux énantiomères sont l’énantiomère (+) et l’énantiomère (‑) de l’oméprazole, que l’on peut désigner (+)‑oméprazole et (‑)‑oméprazole [le (‑)‑oméprazole étant synonyme d’« ésoméprazole », le composé revendiqué dans le brevet 653]. Supposons qu’un composé [l’énantiomère (‑)] était décrit comme ayant une pureté optique absolue de 90 %. Cela signifierait que l’énantiomère (‑) représenterait 90 % de l’ensemble du mélange, ce qui signifierait que l’énantiomère (+) forme les 10 % restants du mélange. On pourrait également exprimer une pureté absolue de 90 % en fonction de l’excès énantiomérique; on parlerait alors d’un ee de 80 %. Autrement dit, un ee de 80 % signifie qu’il y a 80 % plus d’énantiomère (‑) que d’énantiomère (+) dans le mélange. Pour parvenir à ce résultat, il faut faire le calcul suivant : 90 % [l’énantiomère (‑)] – 10 % [l’énantiomère (+)] = 80 % (ee). En l’espèce, la pureté optique est exprimée en fonction de l’excès énantiomérique.

[62]           La pureté optique peut jouer un rôle important dans l’efficacité des produits pharmaceutiques. L’organisme humain est constitué de molécules chirales qui peuvent réagir différemment à l’énantiomère « gauche » ou « droit » d’un médicament donné. Parfois, cette différence de réaction entre l’organisme et les énantiomères d’un médicament est si faible qu’elle est sans intérêt sur le plan pharmaceutique. Par exemple, Advil (ou l’ibuprofène) est vendu sous la forme d’un mélange 1 :1 de ses deux énantiomères (ce que l’on appelle un mélange racémique ou encore un racémate), parce que la différence d’effet entre les deux énantiomères est négligeable. En revanche, le thalidomide a « dessillé les yeux du monde » à l’importance de la chiralité. L’un des énantiomères du thalidomide permettait d’atténuer les nausées des femmes enceintes, alors que l’autre avait pour conséquence tragique de causer des malformations congénitales chez les enfants de ces femmes. Ainsi, dans certains cas, il pourrait être souhaitable de séparer un médicament énantiomérique en ses énantiomères « gauche » et « droit », afin de maximiser la pureté optique et, partant, d’optimiser l’effet thérapeutique du produit.

[63]           En somme, lorsqu’il est question de [traduction« composés nouveaux présentant une grande pureté optique » dans le brevet 653, il est question d’un composé (un énantiomère gauche ou droit) qui est peu contaminé par la présence de l’autre énantiomère, laquelle contamination peut avoir une importante répercussion sur l’effet thérapeutique du médicament dans l’organisme humain.

[64]           En ce qui concerne l’objet visé par le brevet 653 lui‑même, la personne versée dans l’art aurait su, en date du 28 mai 1993, que l’oméprazole (le précurseur du médicament visé par le brevet 653) est un racémate qui contient des quantités égales de (‑)‑oméprazole (ésoméprazole) et de (+)‑oméprazole. La personne versée dans l’art aurait également su que l’oméprazole est un inhibiteur de la pompe à protons (IPP), qui agit en bloquant les pompes à protons des cellules pariétales de l’estomac, et qui est utile pour inhiber la sécrétion de l’acide gastrique et pour traiter des affections liées à la sécrétion de l’acide gastrique. Enfin, la personne versée dans l’art aurait su que l’oméprazole était un médicament très sûr et hautement efficace.

C.                Interprétation des revendications

(1)               L’approche analytique de l’interprétation des revendications

[65]           L’interprétation des revendications du brevet est l’étape qui précède l’analyse de la validité. Cet exercice d’interprétation préliminaire vise à ce que la validité du brevet soit appréciée de manière téléologique, plutôt qu’à la faveur d’une approche excessivement rigide et technique. Cependant, bien que l’interprétation des revendications puisse influer significativement sur les questions subséquentes de la validité et de la contrefaçon, cet exercice n’est pas axé sur le résultat. Par conséquent, il faut interpréter les revendications du brevet 653 avant d’examiner des questions comme la validité ou la contrefaçon : Whirlpool Corp c Camco Inc., 2000 CSC 67, aux paragraphes 43, 49 et 50, [2000] 2 RCS 1067 [Whirlpool]. L’objectif fondamental de l’interprétation du brevet est d’en isoler les « éléments essentiels » : Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, au paragraphe 31, [2000] 2 RCS 1024 [Free World Trust].

[66]           L’approche générale qui s’impose en matière d’interprétation des brevets est l’approche « téléologique ». Pour interpréter les revendications d’un brevet, il faut donc aller au‑delà de l’explication littérale et se demander plutôt comment ces revendications seraient comprises, à la date de la publication du brevet, par la personne versée dans l’art qui ne perdrait pas de vue l’objet et le contexte du brevet, et garderait un « esprit désireux de comprendre » le mémoire descriptif qui lui est adressé (Whirlpool, aux paragraphes 43, 48 et 49). Pour parvenir à déterminer comment la personne versée dans l’art interpréterait les revendications, il faut en général recourir aux services d’experts qui témoigneront sur les connaissances de la personne versée dans l’art et qui expliqueront les termes techniques nécessaires. Cela étant dit, c’est au tribunal et non aux experts qu’il revient d’interpréter le brevet : Whirlpool, aux paragraphes 45 et 47; Merck finastéride, aux paragraphes 69 et 70.

[67]           D’un point de vue plus pratique, la méthode analytique d’interprétation des revendications d’un brevet n’accorde pas le même poids aux différentes parties du brevet, c’est pourquoi il importe d’en saisir les objets respectifs. Le brevet dans son ensemble (le mémoire descriptif) peut être divisé en deux parties distinctes : les revendications et le reste, qu’on appelle la divulgation. Autrement dit, les revendications combinées à la divulgation forment le mémoire descriptif (il arrive que ces termes soient employés différemment dans d’autres décisions, mais, par souci de clarté, je m’en tiendrai invariablement à la définition que j’en ai donnée plus haut). Il n’est pas surprenant que les revendications soient essentielles au regard de leur interprétation, quoique la divulgation puisse contribuer à en élucider le sens. La tension entre l’interprétation des revendications dans le contexte du mémoire descriptif, et l’importance d’éviter de réécrire ces revendications, ne date pas d’hier en matière d’interprétation des brevets : Metalliflex Ltd c Rodi & Wienenberger AG (1960), [1961] RCS 117, à la page 122 [Metalliflex]; Whirlpool, aux paragraphes 48 et 52 ainsi qu’à l’alinéa 49f).

[68]           En substance, une approche en deux volets peut servir à interpréter les revendications : 1) lorsque lues à la lumière des principes applicables et au regard de l’ensemble du mémoire descriptif, les revendications sont‑elles claires et dépourvues d’ambiguïté? Le cas échéant, il n’y a pas lieu de consulter la divulgation pour définir la portée de ces revendications. Cependant, en cas d’ambiguïté, une autre question doit être posée : 2) les revendications et la divulgation se complètent‑elles ou se contredisent‑elles? Si elles se complètent, elles doivent alors être interprétées de manière harmonieuse (c.‑à‑d. que les revendications peuvent être nuancées par la divulgation). Si elles se contredisent, la divulgation ne saurait servir à résoudre l’ambiguïté parce que cela reviendrait à réécrire indûment les revendications.

[69]           Cette méthode d’interprétation des revendications découle nécessairement du fait que des décisions contraignantes de juridictions d’appel ont reconnu que l’on pouvait examiner le mémoire descriptif pour comprendre les revendications, mais seulement pour clarifier les ambiguïtés de manière harmonieuse avec celles‑ci. Par exemple, dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 209, au paragraphe 39, la Cour d’appel fédérale fait observer que « [l]a revendication du brevet doit être interprétée par la Cour dans le contexte du reste du mémoire descriptif ». J’ajouterais cependant à cela qu’on ne saurait se reporter au reste du mémoire descriptif pour étendre la portée du monopole du breveté qui est décrit dans la revendication.

[70]           Dans la même veine, la Cour suprême a reconnu dans l’arrêt Whirlpool que la divulgation est un outil de mise en contexte permettant d’interpréter le sens des revendications, plutôt qu’une source de revendications additionnelles. D’une part, la Cour suprême déclare, au paragraphe 48 : « ce sont les revendications écrites qui précisent la portée du monopole, mais comme auparavant, on obtient la souplesse et l’équité en différenciant les caractéristiques essentielles (“l’essence”) de celles qui ne sont pas essentielles, au moyen d’une lecture éclairée de l’ensemble du mémoire descriptif » [non souligné dans l’original]. D’autre part, elle ajoute, à l’alinéa 49f) : « Même si les appelantes expriment la crainte que “l’interprétation téléologique” ouvre la porte à une preuve d’intention extrinsèque [...] ni l’un ni l’autre des arrêts Catnic et O’Hara, précités, n’excède les limites du mémoire descriptif, et les deux se limitent à bon droit au libellé des revendications interprété dans le contexte de l’ensemble du mémoire descriptif » [non souligné dans l’original]. Enfin, la Cour endosse, au paragraphe 52, les observations formulées par le juge Taschereau dans l’arrêt Metalliflex, à la page 122 :

[traduction] On doit naturellement interpréter les revendications en se reportant à l’ensemble du mémoire descriptif, qui peut donc être consulté pour faciliter la compréhension et l’interprétation d’une revendication, mais on ne peut pas permettre que le breveté élargisse la portée de son monopole décrit expressément dans les revendications « en empruntant tel ou tel élément à d’autres parties du mémoire descriptif ».

[71]           La méthode d’interprétation en deux volets que j’ai décrite plus haut ne permet de recourir à la divulgation que pour préciser les revendications qui sont ambiguës lorsqu’elles sont lues dans le contexte du mémoire descriptif. Ce prérequis de l’ambiguïté découle implicitement des extraits précédents des décisions d’appel, qui confirment tous que ce sont les revendications qu’il faut interpréter, alors que la divulgation n’est qu’un simple outil d’interprétation. Permettre autrement de préciser les revendications en l’absence d’ambiguïté implique nécessairement d’emprunter des revendications à la divulgation. Comme l’expliquait la Cour suprême dans l’arrêt Whirlpool : « Plus récemment, Hayhurst, loc. cit., à la p. 190, a prévenu que [TRADUCTION] “[l]es mots doivent être interprétés dans leur contexte, de sorte qu’il est risqué, dans bien des cas, de conclure que le sens d’un mot est clair et net sans avoir examiné attentivement le mémoire descriptif” » (au paragraphe 52, non souligné dans l’original). Autrement dit, conclure que le sens d’une revendication est « clair et net » empêche de recourir à la divulgation à des fins de précision, dans la mesure où pour autant que cette conclusion quant à l’absence d’ambiguïté est fondée sur une lecture éclairée du brevet dans son ensemble.

(2)               Interprétation des revendications du brevet 653

[72]           Après avoir établi la méthode à adopter pour interpréter les revendications, il convient maintenant de dégager les éléments essentiels du brevet 653. Un « élément essentiel » d’un brevet est un élément qui, s’il était changé, modifierait le fonctionnement de l’invention, ou un élément qui est essentiel peu importe son effet en pratique conformément à l’intention de l’inventeur, expresse ou inférée des revendications : Free World Trust, au paragraphe 31. Cependant, l’« intention de l’inventeur » est interprétée objectivement à partir des revendications; il ne s’agit pas de déterminer son intention subjective : Free World Trust, au paragraphe 66.

[73]           Je présenterai tout d’abord un bref aperçu de la divulgation du brevet 653. Aucun différend relativement à l’interprétation des revendications n’est survenu entre les parties pour ce qui est de l’idée de recourir à la divulgation pour préciser le sens des revendications Par conséquent, je n’aborderai que très brièvement la question de la divulgation avant de passer aux éléments essentiels des revendications. J’examinerai par la suite plus en détail les autres aspects de la divulgation, en ce qui a trait aux motifs d’invalidité.

[74]           L’invention décrite dans le brevet 653 est une série de composés nouveaux présentant une grande pureté optique, un procédé qui est utilisé pour leur préparation, ainsi que l’utilisation de ces composés en médecine. Ces composés sont de [traduction« nouveaux sels des énantiomères de l’oméprazole ». Le brevet 653 montre comment le fait de recristalliser les sels d’énantiomères partiellement séparés peut mener à l’obtention d’énantiomères ayant une pureté optique supérieure à 99,8 % d’ee. De plus, le brevet 653 précise que les sels optiquement purs de l’ésoméprazole résistent à la racémisation (procédé par lequel un mélange énantiomériquement pur devient impur, c.‑à‑d. un racémate).

[75]           Le brevet 653 reconnaît qu’il serait possible d’obtenir les énantiomères de l’oméprazole par des méthodes antérieures : 1) à l’échelle analytique, en utilisant la technique de chromatographie liquide à haute performance (CLHP) enseignée par l’article d’Erlandsson [Erlandsson, P. et al. Journal of Chromatography, 532 (1990), 305‑19] et 2) à l’échelle préparative, au moyen d’une technique faisant intervenir un auxiliaire chiral enseignée par la demande abandonnée de brevet allemand no 40 34455 [DE 455] (voir la description de la technique de CLHP au paragraphe 254).

[76]           Le brevet 653 indique que les composés revendiqués ont des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées (ce qui signifierait pour la personne versée dans l’art que les caractéristiques relatives à l’absorption, à la métabolisation, à la distribution et à l’élimination seraient améliorées) et, partant, un profil thérapeutique amélioré (ce qui signifierait pour la personne versée dans l’art que les patients réagiraient mieux aux médicaments, ou d’une façon plus prévisible ou cohérente), comme une variation interindividuelle moins importante (ce qui signifierait pour la personne versée dans l’art qu’il y aurait une moins grande variabilité entre les personnes sur les plans pharmacocinétique et pharmacodynamique). De plus, la personne versée dans l’art comprendrait que, dans ce contexte, l’amélioration est par rapport au précurseur de l’ésoméprazole, à savoir l’oméprazole. Le brevet 653 indique également que les composés revendiqués, semblables à l’oméprazole, sont des inhibiteurs efficaces de la sécrétion d’acide gastrique et des agents anti‑ulcéreux utiles.

[77]           Le brevet 653 présente divers moyens d’appliquer la méthode décrite pour obtenir les énantiomères de l’oméprazole. Dans les exemples 10 et 11, le brevet 653 indique comment préparer du (‑)‑oméprazole ayant une pureté de 94 % d’ee et du (+)‑oméprazole ayant une pureté de 98 % d’ee, respectivement. Fait plus important, dans les exemples 1 à 5, le brevet 653 présente des moyens de préparer les sels sodique et magnésien des énantiomères de l’oméprazole avec une pureté ≥ 99,8 % d’ee.

[78]           Ayant traité de la divulgation, j’aborderai maintenant le principal aspect de l’interprétation des revendications : les revendications.

[79]           Le brevet 653 compte 29 revendications; sont en litige les revendications 1, 2, 4, 6 à 8 et 25 à 27 (mais la majeure partie de la preuve concerne uniquement les revendications 7 et 8). Ces revendications peuvent être grosso modo réparties en deux groupes : les revendications qui visent le composé, c’est‑à‑dire celles qui concernent le composé lui‑même et sa composition (les revendications 1, 2, 4, 5, 7 et 8), et les revendications qui visent l’utilisation, c’est‑à‑dire celles qui concernent la façon dont le composé sera utilisé (revendications 25 à 27). Je présente ci‑dessous une version « épurée » des revendications pertinentes en n’en précisant que les éléments essentiels.

[80]           Les revendications qui visent le composé concernent, en groupe, des formes optiquement pures d’un sel défini par une formule chimique précise. Plus particulièrement, les revendications pertinentes de ce groupe peuvent être interprétées de la façon suivante :

            Revendication 1 :       Un sel optiquement pur de sodium, de magnésium, de lithium, de potassium, de calcium ou de tétraalkylammonium de l’ésoméprazole.

            Revendication 2 :       Un composé de la revendication 1 à l’état solide.

            Revendication 4 :       Le sel de sodium, de magnésium ou de calcium de l’ésoméprazole des revendications 1, 2 ou 3.

            Revendication 5 :       Le sel de magnésium de l’ésoméprazole des revendications 1, 2 ou 3.

            Revendication 7 :       Un composé des revendications 1 à 6 ayant une pureté optique d’au moins 98 %.

            Revendication 8 :       Un composé des revendications 1 à 6 ayant une pureté optique d’au moins 99,8 %.

[81]           Les revendications qui visent l’utilisation, en groupe, concernent l’utilisation des composés revendiqués à des fins thérapeutiques et pour l’élaboration de préparations pharmaceutiques permettant d’inhiber la sécrétion d’acide gastrique et de traiter des affections inflammatoires causées par l’acide gastrique. De façon plus précise, les revendications pertinentes de ce groupe peuvent être interprétées de la façon suivante :

            Revendication 25 :     L’utilisation des composés des revendications 1 à 8 à des fins thérapeutiques.

            Revendication 26 :     L’utilisation des composés des revendications 1 à 8 pour l’élaboration d’une préparation pharmaceutique permettant d’inhiber la sécrétion d’acide gastrique.

            Revendication 27 :     L’utilisation des composés des revendications 1 à 8 pour l’élaboration d’une préparation pharmaceutique visant à traiter les affections inflammatoires gastro‑intestinales.

[82]           Ayant interprété les revendications, j’aborderai maintenant les motifs d’invalidité du brevet 653.

IV.             Utilité

[83]           Apotex soutient que le brevet 653 est invalide pour absence d’utilité. L’utilité est une des conditions nécessaires à l’« invention » en vertu de l’article 2 de la Loi sur les brevets. En substance, tout brevet remplit l’exigence de l’utilité si, du point de vue de la personne versée dans l’art, à la date du dépôt (le 27 mai 1994), son utilité est démontrée, ou subsidiairement, si son utilité est valablement prédite : Teva Canada Ltd c Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, au paragraphe 37, [2012] 3 RCS 625 [Teva sildénafil].

[84]           La « promesse du brevet » est un concept crucial qui sous‑tend l’analyse de l’utilité. Comme la question de l’utilité est au cœur de la présente affaire, il convient d’examiner ce que cela signifie.

A.                Principes juridiques relatifs à la promesse du brevet

[85]           L’analyse de l’utilité est intimement liée à la détermination de la promesse du brevet. En effet, la promesse est « un élément fondamental dans l’analyse de l’utilité » : Eli Lilly Canada Inc. c Novopharm Limited, 2010 CAF 197, au paragraphe 93 [Novopharm Zyprexa].

[86]           D’un point de vue conceptuel, l’utilité se mesure à l’aune de la promesse du brevet. En d’autres mots, exiger d’un brevet qu’il soit utile appelle la question suivante : [traduction« utile à quelle fin? » La réponse à cette question est la promesse du brevet : Pfizer Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 547, aux paragraphes 210 et 211 [Mylan Aricept]. Pour citer la Cour suprême, l’inutilité signifie « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera » : Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd, [1981] 1 RCS 504, à la page 525. Ainsi, si le brevet fait une promesse, il ne sera utile que si cette promesse est tenue.

[87]           Pour déterminer quelle est la promesse du brevet, il convient d’examiner le « brevet dans son ensemble » (Novopharm Zyprexa, au paragraphe 93). L’interprétation des revendications, par contre, ne s’appuie sur la divulgation que pour élargir le contexte et résoudre les ambiguïtés (abordées plus haut). L’idée de définir la promesse en examinant l’ensemble du mémoire descriptif plutôt que les seules revendications est reprise dans un article récent de Richard Gold et Michael Shortt, « The Promise of the Patent in Canada and Around the World » [La promesse du brevet au Canada et à travers le monde] (2014) 30 :1 CIPR 35 :

[traduction]

La tendance majoritaire est [...] d’examiner le brevet de façon globale, en tenant compte à la fois des revendications et de la divulgation, afin d’interpréter la promesse. Déjà en 1959, dans une décision confirmée par la Cour suprême du Canada, la Cour du banc de la reine du Québec (Division d’appel) a statué que l’utilité d’une invention devait être déterminée en fonction d’une interprétation holistique des revendications et de la description :

[...]

Lorsqu’on examine le mémoire descriptif d’un brevet dans son ensemble, on arrive inévitablement à la conclusion que la divulgation fournit la plupart des promesses, car il est rare que les brevetés soient tenus de traiter de l’utilité directement dans les revendications. Dans la plupart des cas concernant des promesses, celles‑ci se trouvent dans un énoncé explicite de la divulgation qui explique l’usage auquel est destinée l’invention, par exemple que les « carboxyalkyldipeptides [...] sont utiles en tant qu’inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine et en tant qu’anti‑hypertenseurs ».

[88]           En l’espèce, le débat concernant la promesse porte d’ailleurs sur un passage de la divulgation du brevet 653.  Si les parties ont des points de vue différents sur la portée de la promesse découlant de la divulgation, aucune d’elles ne conteste l’importance que la divulgation peut avoir pour définir la promesse du brevet 653.

[89]           La perspective adoptée pour déterminer la promesse du brevet est celle de « la [personne versée dans l’art] par rapport à l’état d’avancement de la science et aux données disponibles au moment du dépôt du brevet » : Novopharm Zyprexa, au paragraphe 93. Cependant, même si la preuve d’expert peut s’avérer utile à cette fin, définir la promesse du brevet reste une question de droit qui relève exclusivement des tribunaux : Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236, au paragraphe 17 [Apotex Xalatan]. À cet égard, aux paragraphes 218 à 224 de la décision Mylan Aricept, le juge Hughes insiste sur la nécessité d’une démarcation claire entre le rôle des experts et celui de la Cour.

[90]           Enfin, si le brevet ne promet aucun résultat spécifique, la « moindre parcelle » d’utilité suffira. Cependant, s’il promet un résultat précis, l’utilité sera mesurée en fonction de cette promesse explicite. En substance, « [l]a question est de savoir si l’invention fait ce que le brevet promet qu’elle fera » : Novopharm Zyprexa, au paragraphe 76.

B.                 Les experts en matière d’utilité

[91]           Les deux experts en matière d’utilité (M. Urs Meyer pour Apotex et M. Timothy Tracy pour AstraZeneca) ont abordé les mêmes questions importantes à ce chapitre, à savoir :

a.       la personne à qui s’adresse le brevet 653;

b.      l’objet visé par le brevet 653 et ses revendications;

c.       les promesses explicites contenues dans le brevet 653 (le cas échéant) concernant les propriétés utiles de son objet;

d.      la démonstration ou la prédiction de ces propriétés en date du 27 mai 1994.

[92]           Je mentionnerai tout d’abord que les experts sur la question de l’utilité ont été agréablement coopératifs et crédibles. MM. Meyer et Tracy étaient tous deux disposés à faire des concessions contraires aux intérêts de la partie qui les avait appelés à témoigner, ils ont raisonnablement nuancé leurs réponses et, d’une manière générale, ont semblé livrer un témoignage honnête et objectif en vue d’aider de la Cour.

[93]           Leurs rapports et témoignages d’experts se recoupaient largement sur certains points. En particulier, les deux experts ont convenu pour l’essentiel que la personne versée dans l’art visée par le brevet 653 aurait des connaissances en chimie, en pharmacologie fondamentale et clinique, et dans le domaine des formulations pharmaceutiques et de leur usage thérapeutique en vue d’inhiber les sécrétions d’acide gastrique et de traiter les maladies qui s’y rapportent. Ils ont également convenu que le brevet 653 avait pour objet les sels d’énantiomères d’oméprazole optiquement purs, décrits comme de nouveaux composés et dotés de propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées et d’une grande stabilité contre la racémisation en pH neutre et basique, ainsi qu’une méthode pour les fabriquer, et de leurs utilisations thérapeutiques.

[94]           Par conséquent, les principaux points de désaccord au sujet de la promesse du brevet 653 portent sur les propriétés utiles et la question de savoir si celles‑ci ont été démontrées ou valablement prédites.

C.                La promesse du brevet 653

[95]           Les trois promesses potentielles du brevet 653 sont notamment les suivantes :

a.       Une utilisation en tant qu’inhibiteur de la pompe à protons;

b.      Une stabilité contre la racémisation;

c.       Des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées.

(1)               La question préliminaire : la « promesse » d’une stabilité contre la racémisation

[96]           La deuxième promesse potentielle – la stabilité contre la racémisation – est complexe. Un premier obstacle est la question de savoir s’il s’agit bel et bien d’une promesse (contrairement aux obstacles associés aux autres promesses, qui en concernent la portée). AstraZeneca dit de la stabilité contre la racémisation qu’elle est une promesse, tandis qu’Apotex la décrit comme un « aspect intégral » de la troisième promesse (propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées), plutôt qu’une promesse en soi. De l’avis du Dr Meyer :

[traduction] Le pharmacologue comprendrait que la stabilité des énantiomères contre la racémisation permettrait l’utilisation d’un énantiomère unique à des fins thérapeutiques chez l’humain de façon à obtenir le degré réduit de variation interindividuelle promis. [...] Par conséquent, la stabilité d’un énantiomère contre la racémisation fait partie intégrante de la promesse selon laquelle il en découlera un profil thérapeutique amélioré, comme une variation interindividuelle moins importante. (Rapport du Dr Meyer, paragraphe 92; non souligné dans l’original).

[97]           J’accepte cette caractérisation faite par le Dr Meyer. Il convient de rappeler que la promesse du brevet concerne l’utilité du brevet. Par conséquent, la promesse doit être liée à la façon dont le brevet sera ultimement utilisé (en supposant que l’on exprime clairement une promesse, ce dont les deux experts conviennent). En l’espèce, le composé visé par le brevet n’est pas utile parce qu’il possède la propriété chimique de résister à la racémisation : il est utile en tant que médicament à des fins thérapeutiques. La stabilité contre la racémisation rend une telle utilisation possible et ne constitue pas une utilisation en soi.

[98]           Par analogie, on peut représenter la « stabilité contre la racémisation » comme un pont qui enjambe une rivière et « l’utilisation à des fins thérapeutiques » comme l’autre rive, celle que l’on veut atteindre. Si la promesse du brevet est de nous permettre de traverser la rivière, et que le moyen prévu pour le faire est un pont, l’utilisation promise par le brevet est toujours le simple fait de traverser la rivière; le pont n’est que le chemin emprunté. D’un point de vue scientifique, le brevet 653 pourrait toujours être utile même si la stabilité contre la racémisation n’était pas parfaite, si la période de racémisation était suffisamment longue pour que le médicament soit toujours utile à des fins thérapeutiques malgré sa racémisation ultime, laquelle n’altérerait le produit de façon notable que des dizaines d’années plus tard. Métaphoriquement, si le brevet permet toujours de traverser la rivière (par exemple par bateau), alors la promesse (traverser la rivière) est toujours tenue, peu importe que le moyen prévu (un pont) ait été utilisé ou non en fin de compte.

[99]           Avant de clore la discussion concernant ce point, je souligne que, dans l’affaire AC Nexium, le juge Hughes fait la même observation en ce qui concerne le brevet 653 :

[traduction] Il est important de bien distinguer l’utilité promise par le brevet – « un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante » – et la propriété grâce à laquelle cela devient possible « une grande stabilité contre la racémisation » (AC Nexium, au paragraphe 84; souligné dans l’original).

[100]       En somme, les seules promesses qui concernent l’utilité en l’espèce sont celles de l’utilité en tant qu’IPP et les propriétés améliorées. Je reconnais que la stabilité contre la racémisation est en soi une « propriété améliorée », mais il s’agit d’une propriété intermédiaire, de laquelle dépend l’utilisation ultime à des fins thérapeutiques; elle n’est pas utile en soi dans le contexte du brevet 653. Néanmoins, je traiterai de la « promesse » de stabilité contre la racémisation ci‑dessous, au cas où l’on parviendrait à une interprétation différente de la promesse (une question de droit), de sorte que toutes les conclusions de fait pertinentes soient énoncées dans le présent jugement. Afin de simplifier la rédaction du présent jugement, je traiterai à partir de ce point la stabilité contre la racémisation comme une promesse. Cependant, afin de m’assurer d’un maximum de clarté, je présenterai après l’analyse de l’utilité une section dans laquelle je ferai la synthèse de toutes les conclusions juridiques et factuelles clés auxquelles je serai parvenu en ce qui concerne les utilisations promises du brevet 653.

(2)               Éléments communs aux trois promesses

[101]       Les experts s’entendent au sujet de la première promesse, à savoir l’utilisation du brevet 653 en tant qu’inhibiteur de la pompe à protons.

[102]       Les experts s’entendent aussi sur certaines portions des deuxième et troisième promesses (sauf en ce qui concerne la caractérisation de la deuxième promesse comme une promesse, dont il a été question précédemment). Cependant, les deuxième et troisième promesses sont soit élargies par Apotex, soit tronquées par AstraZeneca (selon le point de vue de chacune des parties), et les éléments ajoutés et tronqués sont précisément ce dont débattent les témoins.

[103]       En ce qui concerne la deuxième promesse, les deux experts s’entendent sur le fait qu’elle concerne une stabilité chimique contre la racémisation. Cependant, Apotex allègue que le brevet 653 promet également une stabilité enzymatique, ce que conteste AstraZeneca.

[104]       En ce qui concerne la troisième promesse, les deux experts s’entendent sur le fait qu’elle concerne des propriétés métaboliques et pharmacocinétiques améliorées. Cependant, selon Apotex, ces propriétés comprennent « un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante ». AstraZeneca conteste également ce prétendu ajout.

[105]       Ces ajouts – la stabilité contre la racémisation enzymatique et un profil thérapeutique amélioré de sorte que le degré de variabilité interindividuelle soit moindre – sont les promesses en litige.

(3)               Le brevet 653 promet‑il une stabilité contre la racémisation enzymatique?

[106]       Comme il a été mentionné précédemment, la promesse d’un brevet est interprétée dans le contexte du brevet dans son ensemble, à la lumière des revendications et de la divulgation : Novopharm Zyprexa, au paragraphe 93.

[107]       La portion suivante de la divulgation du brevet 653 (tirée de la « Description détaillée de l’invention ») était au cœur du désaccord des experts en ce qui concerne la promesse relative à la stabilité contre la racémisation :

[traduction] Les sels optiquement purs ont une stabilité contre la racémisation à la fois dans un pH neutre et un pH alcalin, ce qui est surprenant étant donné que le phénomène connu de déprotonation au niveau de l’atome de carbone situé entre le cycle pyridine et l’atome de soufre chiral aurait dû causer une racémisation en milieu alcalin. Cette grande stabilité contre la racémisation fait en sorte qu’il est possible d’utiliser un sel énantiomérique unique de l’invention à des fins thérapeutiques. (Brevet 653, p. 4, lignes 16 à 22; non souligné dans l’original.)

[108]       Les experts reconnaissent que la promesse d’une stabilité contre la racémisation est limitée, par le libellé explicite du brevet ci‑dessus, à des situations où le pH est neutre ou alcalin.

[109]       L’interprétation de M. Tracy est axée sur les premières portions soulignées du passage précité, à savoir que la stabilité des sels est surprenante étant donné que « le phénomène connu de déprotonation [...] aurait dû causer une racémisation ». Selon M. Tracy, la déprotonation, une transformation chimique, lie la stabilité revendiquée à une racémisation chimique. De plus, M. Tracy fait valoir que le brevet revendique uniquement une stabilité contre la racémisation chimique parce que la racémisation « n’est que rarement » médiée par des processus enzymatiques et que les expériences décrites dans le brevet concernent une racémisation chimique.

[110]       Au contraire, l’interprétation du Dr Meyer est axée sur la deuxième partie des portions soulignées dans le passage précité, à savoir que l’utilisation du sel à des fins thérapeutiques dépend de sa stabilité. Selon le Dr Meyer, le fait que l’on ait lié la stabilité revendiquée à une utilisation thérapeutique implique à la fois une stabilité chimique et enzymatique contre la racémisation. Cependant, le Dr Meyer admet également que la stabilité enzymatique ne devient nécessaire que si le traitement revendiqué comprend une allégation relativement à « un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante » (ce qui concerne la troisième promesse en litige). Par conséquent, le bien‑fondé de l’opinion du Dr Meyer au sujet de la promesse concernant la stabilité enzymatique repose sur la supposition – et il s’agit de son interprétation – que le brevet promet également un profil thérapeutique amélioré. Autrement dit, selon le Dr Meyer, si le brevet 653 promet un profil thérapeutique amélioré, alors il doit également promettre une stabilité enzymatique. Sinon, si le brevet 653 ne promet pas un profil thérapeutique amélioré, il ne promet pas non plus de stabilité enzymatique.

[111]       M. Tracy est d’accord avec ces déductions logiques. Il reconnaît le lien entre la stabilité et l’utilisation thérapeutique, mais il limite l’utilité thérapeutique à l’efficacité du sel en tant qu’IPP, ce qui exclut une promesse de stabilité enzymatique. En somme, les deux experts reconnaissent que les promesses de stabilité contre la racémisation et l’utilisation à des fins thérapeutiques vont de pair : soit que le brevet promet à la fois un profil thérapeutique amélioré et une stabilité contre la racémisation enzymatique, soit que le brevet ne fait aucune de ces promesses.

[112]       Ayant établi ce lien entre les deuxième et troisième promesses, j’examinerai maintenant la troisième promesse, de laquelle dépend la portée de la deuxième promesse, à savoir un profil thérapeutique amélioré.

(4)               Le brevet 653 promet‑il un profil thérapeutique amélioré, comme une variation interindividuelle moins importante?

[113]       Cette question se résume à l’interprétation correcte, dans le contexte du brevet dans son ensemble, du passage suivant du brevet 653 :

[traduction] Il est souhaitable d’obtenir des composés ayant des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées, donnant un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante. La présente invention offre de tels composés, qui sont de nouveaux sels des énantiomères de l’oméprazole. (Brevet 653, p. 1, lignes 18 à 22; non souligné dans l’original.)

[114]       Apotex interprète le passage souligné ci‑dessus comme une promesse explicite. Pour AstraZeneca, il s’agit au contraire d’un « objectif » qui est bien loin d’une promesse explicite. J’expliquerai tout d’abord la distinction établie par la jurisprudence entre les « objectifs » et les « promesses ». J’examinerai ensuite les arguments soulevés par AstraZeneca à cet égard, ce qui expliquera pourquoi l’extrait souligné plus haut doit plus justement être considéré comme une promesse du brevet 653.

[115]       Il existe une différence entre les objectifs que le brevet espère atteindre, et les résultats qu’il promet. Dans AstraZeneca Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 1023 [Mylan Arimidex], je faisais remarquer que « ce ne sont pas toutes les déclarations que l’on trouve dans un brevet au sujet des avantages qui peuvent être considérées comme une promesse » (au paragraphe 139). Cette distinction entre les objectifs et les promesses a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (voir, p. ex. Apotex Inc. c Sanofi‑Aventis, 2013 CAF 186, au paragraphe 67 [Sanofi‑Aventis Plavix]).

[116]        Différencier les objectifs des promesses est affaire de description. Ainsi, avant de déterminer si la mention dans le brevet 653 d’un profil thérapeutique amélioré correspond à un objectif ou à une promesse, il convient de distinguer ces deux notions dans l’abstrait.

[117]       L’objectif décrit simplement « un avantage que l’on espère que l’invention comportera » (Mylan Arimidex, au paragraphe 139). Ainsi, dans Mylan Arimidex, j’ai conclu qu’une clause concernant l’objet et commençant par la phrase « [l]a présente invention a pour objet particulier de » ne présentait qu’un objectif que le brevet espérait atteindre plutôt qu’une promesse de résultat. De même, dans l’arrêt Sanofi‑Aventis Plavix, aux paragraphes 55 à 67, le juge Pelletier a estimé que l’inférence d’une promesse d’utilité thérapeutique fondée sur des renvois indirects à l’utilisation du médicament chez les humains (p. ex., mentions de maladies et de posologies susceptibles de correspondre à un usage chez les humains) était insuffisante pour établir l’existence d’une promesse et suggérait simplement des usages potentiels. En somme, les promesses sont explicites et décrivent les résultats garantis ou anticipés par le brevet (selon que la promesse est démontrée ou valablement prédite), alors que les objectifs s’attachent simplement aux usages potentiels du brevet.

[118]       AstraZeneca avance deux arguments à l’appui de sa prétention que le profil thérapeutique amélioré n’était qu’un simple objectif (ce qui appuie l’argument de la promesse tronquée). Elle prétend d’abord que l’emploi du mot « will » dans la version anglaise du brevet confirme qu’il s’agissait d’un objectif plutôt que d’une promesse. Elle ajoute que l’absence de mention d’essais cliniques dans le mémoire descriptif autorise la même lecture. Aucun de ces arguments ne saurait être retenu.

[119]       Premièrement, AstraZeneca a fait valoir que l’emploi du mot « will » est prospectif et montre donc qu’il s’agit d’une une attente ou d’un objectif plutôt que d’une promesse. Je ne peux pas accepter cet argument. Les promesses et les objectifs sont tous deux prospectifs par nature. L’utilisation d’une formulation future comme « will » n’enlève donc rien à la promesse qui ressort de ce passage. Le fait que la promesse est tournée vers l’avenir devrait aller de soi, mais j’ajouterai que cette acception du mot, autorisée par le mot « will », est en outre étayée par la jurisprudence (Consolboard, à la page 525 : « ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera »; non souligné dans l’original), comme le fait la définition du dictionnaire (Oxford Concise Dictionary, 12e éd., sub verbo [traduction« promesse » : Déclaration ou assurance que l’on fera quelque chose ou qu’un événement particulier surviendra »; non souligné dans l’original). AstraZeneca n’a pas expliqué de façon convaincante pourquoi la personne versée dans l’art donnerait au mot « will » un sens autre que son sens ordinaire.

[120]       D’autres termes beaucoup plus clairs expriment la position défendue par AstraZeneca. S’il était indiqué dans le brevet que ces composés « peuvent » ou « pourraient » entraîner un profil thérapeutique amélioré, l’argument selon lequel il ne s’agissait que d’un objectif aurait été plus convaincant. On ne peut en dire autant du mot « will » : celui‑ci ne suggère pas un seuil peu élevé de résultats potentiels, mais au contraire un seuil élevé de résultats probables ou certains qui surviendront, ce qui sous‑entend dès lors que ces résultats sont promis par le brevet.

[121]       Deuxièmement, AstraZeneca a soutenu que la personne versée dans l’art décrirait le profil thérapeutique amélioré comme un simple objectif, puisque l’existence d’une telle promesse ne peut être établie par un brevet qui ne cite aucune étude clinique. Autrement dit, en l’absence d’études cliniques, le mot « will » doit s’entendre comme « may ». Cependant, cet argument repose sur l’idée que la personne versée dans l’art présumerait, en lisant le brevet, que toutes les promesses qu’il contient y sont également démontrées. Cette présomption n’est pas appuyée par la preuve, et d’ailleurs elle empêcherait effectivement de jamais invalider un brevet pour absence d’utilité.

[122]       Compte tenu de la preuve et du sens courant et ordinaire des mots employés, la personne versée dans l’art n’atténuerait pas le libellé sans équivoque par lequel le brevet promet un profil thérapeutique amélioré, du fait de l’absence d’études cliniques. La preuve présentée par M. Meyer (pour Apotex) est à cet égard plus convaincante.

[123]       Premièrement, le Dr Meyer affirme clairement que, à son avis, le libellé du brevet promet « sans équivoque » un profil thérapeutique amélioré :

[traduction]

Q. D’accord. Laissez‑moi revenir en arrière. On indique tout d’abord qu’il serait souhaitable d’obtenir des composés ayant des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées. Je peux m’arrêter là. Êtes‑vous d’accord avec moi? Comprenez‑vous la même chose que moi?

R. Oui, il est écrit qu’il est souhaitable d’obtenir de tels composés.

Q. Et dans la dernière phrase, il est écrit que la présente invention offre de tels composés?

R. Oui, mais on décrit ensuite les propriétés pharmacocinétiques et métaboliques de façon claire, sans ambiguïté, en disant de ces propriétés qu’elles donnent « un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante », alors on énonce clairement quelles sont ces propriétés pharmaco­cinétiques et métaboliques. C’est ce que je comprends à la lecture du brevet. (Contre‑interrogatoire du Dr Meyer, transcription de l’audience, vol. 9, de la p. 1458, ligne 28, à la p. 1459, ligne 18; non souligné dans l’original.)

[124]       Deuxièmement, le Dr Meyer explique clairement comment l’absence d’études cliniques ne modifie pas son point de vue au sujet de la promesse d’un profil thérapeutique amélioré :

[traductionÉtant donné qu’il était écrit « donnent », je trouvais qu’il était très clair que ces composés présentaient ces propriétés. Ces composés, vous savez, ceux que l’invention fournit, présenteront effectivement ces propriétés. Il est clair que ces propriétés concernent une utilisation à des fins thérapeutiques, in vivo. Vous comprenez? Même si vous avez des données in vitro et des choses de ce genre, ce sont des propriétés qui concernent une utilisation thérapeutique, pour traiter des patients. (Contre‑interrogatoire du Dr Meyer, transcription de l’audience, vol. 9, p. 1462, aux lignes 3 à 11; non souligné dans l’original.)

[125]       En revanche, M. Tracy (pour le compte d’AstraZeneca) fait abstraction du qualificatif « profil thérapeutique amélioré », semble limiter son analyse à un sous‑ensemble des revendications (plutôt que d’effectuer son analyse dans le contexte du brevet dans son ensemble, comme il aurait dû le faire) et offre une explication peu convaincante de la raison pour laquelle il procède ainsi :

[traduction]

Q. Et ensuite, au paragraphe 92, vous indiquez que la promesse ne concerne que les revendications 1 à 8. Est‑ce exact?

R. Au paragraphe 92, oui.

Q. Pouvez‑vous nous expliquer comment il se fait que, en répondant à la même question, vous vous êtes immédiatement limité aux revendications 1 à 8 plutôt que de tenir compte du brevet dans son ensemble?

R. Ce que je disais, c’est que les revendications 1 à 8 concernent la stabilité par rapport à une racémisation chimique, les inhibiteurs de la pompe à protons et les propriétés pharmacocinétiques et métaboliques mentionnées dans les revendications 1 à 8. Je n’ai rien dit d’autre.

Q. Je comprends cela. Il n’y a pas de section où vous abordez la promesse des revendications 9 à 24 ou la promesse des revendications 25 à 29. Vous vous limitez aux revendications 1 à 8, et j’aimerais savoir pourquoi, étant donné que tel n’était pas votre mandat.

R. J’ai examiné la question du point de vue de la personne, d’un pharmacologue, et je considérais que le reste concernait un autre spécialiste qu’un pharmacologue. Je partais du principe que la personne versée dans l’art était un pharmacologue.

[...]

Q. [...] vous ne vous êtes pas penché sur la revendication 9 et les suivantes pour essayer de déterminer ce qui était promis parce que ce n’est pas ce qu’aurait fait un pharmacologue?

R. C’est exact.

Q. Les pharmacologues ne se préoccupent‑ils pas de la variabilité interindividuelle?

R. Oui, ils s’en préoccupent.

Q. La revendication 28, l’une des revendications sur lesquelles vous ne vous êtes pas penché et que vous considériez comme ne faisant pas partie de la promesse, ne concerne‑t‑elle pas justement l’utilisation d’un composé dans la fabrication d’un médicament présentant une variation interindividuelle moins importante quant aux concentrations plasmatiques?

R. Oui.

Q. Ne s’agit‑il pas justement là d’un élément auquel s’intéresserait un pharmacologue?

R. Ce serait l’un des éléments auxquels il s’intéresserait, oui.

Q. Alors on ne peut pas dire que vous n’avez pas considéré que cette revendication faisait partie de la promesse parce qu’un pharmacologue ne l’aurait pas fait.

R. Non.

(Contre‑interrogatoire de M. Tracy, transcription de l’audience, vol. 15, de la p. 2440, ligne 3, à la p. 2442, ligne 1; non souligné dans l’original.)

[126]       Les deux parties s’entendent sur le fait que, en l’espèce, la personne versée dans l’art comprend un pharmacologue, et tant le Dr Meyer que M. Tracy s’entendent sur le fait que la variabilité interindividuelle est un élément pertinent du point de vue de la pharmacologie. Cependant, M. Tracy ne tient pas compte des portions du brevet qui concernent la variation interindividuelle moins importante. Par conséquent, je préfère la preuve du Dr Meyer, qui a tenu compte du brevet dans son ensemble et qui est parvenu à la conclusion selon laquelle le brevet 653 prévoit sans équivoque une variabilité interindividuelle moins importante. En effet, le libellé du brevet 653 fait clairement une telle promesse. On y décrit des « composés » présentant des propriétés améliorées « donnant un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante », qui seraient « souhaitable[s] », et il est ensuite écrit que « [l]a présente invention offre de tels composés » – une déclaration sans équivoque selon laquelle le brevet 653 promet d’offrir des composés associés à une variation interindividuelle moins importante.

(5)               Motifs additionnels pour le rejet de la promesse proposée par AstraZeneca

[127]       Si l’on met de côté la preuve, il est difficile d’accepter l’interprétation d’AstraZeneca parce qu’elle est tautologique, fait valoir des incitatifs pervers pour les innovateurs et ne fait pas la distinction entre les conditions relatives à la divulgation et celles qui sont relatives à l’utilisation aux termes de la Loi sur les brevets.

[128]       Tout d’abord, l’approche d’AstraZeneca en ce qui concerne l’utilité est tautologique. De manière générale, la promesse est le point de référence auquel on se reporte pour juger de l’utilité à des fins de démonstration. Cependant, AstraZeneca propose une approche contraire, qui consiste à déterminer le point de référence en fonction de ce qui est ultimement démontré dans le brevet. En limitant la portée de la promesse en se fondant sur ce qui est démontré dans le brevet, il est impossible de conclure qu’un brevet est invalide pour défaut d’utilité. Peu importe l’ampleur de la portée d’une promesse (p. ex. ce médicament guérit le cancer), il faudrait toujours la réduire à une promesse plus précise, en fonction de ce qui est démontré. Une telle approche irait à l’encontre des objectifs visés par le droit des brevets, qui servent à créer une cohérence et une clarté dans le marché qui est conclu entre les innovateurs et le public. Il ne serait plus possible de se fier à des promesses sans équivoque dans les brevets, et de telles promesses seraient subordonnées aux questions plus complexes de démonstration dans le brevet.

[129]       De plus, une telle approche aurait pour effet pervers d’encourager les brevetés à « surpromettre ». Plus la portée des promesses serait vaste, plus il serait possible de se prémunir contre l’invalidité pour cause d’évidence et d’antériorité (mais je concède qu’il existe des différences entre les interprétations juridiques qui sous‑tendent ces questions, comme la promesse du brevet et l’idée originale). Parallèlement, une promesse qui aurait une portée excessive ne pourrait être remise en question pour des raisons d’invalidité fondées sur l’inutilité, parce que toute promesse ne pouvant être démontrée recevrait une interprétation atténuée en fonction de ce qui est démontrable.

[130]       Enfin, une telle interprétation ne tient pas compte de la façon dont le droit des brevets s’accommode actuellement aux situations où l’utilité promise n’est pas démontrée dans le brevet. J’aborderai plus loin la question des exigences en matière de divulgation au regard de l’utilité en plus grand détail; pour le moment, je dirai simplement qu’il n’est pas contesté qu’une divulgation n’est pas nécessaire pour la démonstration de l’utilité. Par conséquent, il est illogique d’interpréter la portée de la promesse d’un brevet en se fondant sur l’hypothèse que la démonstration de l’utilité sera faite dans le brevet. Bien que l’extrapolation des implications juridiques de l’interprétation d’AstraZeneca ne soit pas directement liée à la façon dont la personne versée dans l’art interpréterait le brevet 653, j’ai de la difficulté à accepter le point de vue d’AstraZeneca au sujet de la personne versée dans l’art lorsque cela aurait pour effet d’annuler des doctrines centrales au droit des brevets.

[131]       Pour terminer, je ferais remarquer que l’argument d’AstraZeneca en ce qui concerne les études cliniques ne concorde pas avec son interprétation d’une autre promesse du brevet 653. AstraZeneca avance que le brevet promet des propriétés améliorées ayant été démontrées ou ayant fait l’objet d’une prédiction valable à la lumière d’études qui, comme les études cliniques, ne figurent pas dans le mémoire descriptif. Mais comment le brevet peut‑il promettre des propriétés améliorées si les études qui en font la démonstration ou qui permettent de le prédire de façon valable ne sont pas divulguées? Selon le raisonnement d’AstraZeneca même, la personne versée dans l’art ne considérerait pas que la promesse de propriétés améliorées est crédible si cette promesse ne s’appuie pas sur de telles études. Il va sans dire qu’un tel raisonnement n’est pas la bonne manière d’interpréter la promesse.

[132]       J’estime que le brevet 653 promet des propriétés métaboliques et pharmacocinétiques améliorées qui donneraient un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante. Comme corollaire de cette promesse (comme je l’ai expliqué précédemment), j’estime également que le brevet 653 promet une stabilité contre la racémisation enzymatique, car il s’agit d’une précondition à des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées.

[133]       En bref, le libellé clair du brevet appuie trois promesses (sous réserve des précisions que j’ai apportées précédemment au sujet de la promesse d’une stabilité contre la racémisation) :

a.       une utilisation en tant qu’inhibiteur de la pompe à protons;

b.      une stabilité contre la racémisation (à la fois chimique et enzymatique) dans un pH neutre et un pH alcalin;

c.       des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées, qui donneront un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante.

D.                Démonstration et prédiction valable de l’utilité

[134]       Après avoir défini les promesses susmentionnées, j’examinerai maintenant si elles ont été démontrées ou valablement prédites. Je m’intéresserai à la démonstration et à la prédiction valable des versions en bonne et due forme et tronquée des promesses dans l’éventualité où mon interprétation de l’une d’elles devait par la suite être réexaminée.

(1)               La preuve concernant la démonstration et la prédiction valable de l’utilité

[135]       Le brevet 653 ne présente aucune étude et ne renvoie à aucune étude qui aurait été pertinente pour la démonstration ou la prédiction valable de l’utilité de l’invention (sauf en ce qui concerne la promesse d’une utilité en tant qu’IPP, ce qui n’est pas contesté). Plutôt, la preuve présentée à l’instruction à ce sujet consistait en diverses études internes effectuées par AstraZeneca.

[136]       Les deux principales études consistaient en une étude sur des microsomes hépatiques humains et en deux ré‑analyses sur du plasma humain. On avait également tenu compte d’études effectuées sur des rats. Ces études n’ont pas été divulguées dans le brevet 653. Cependant, comme je l’explique ci‑après dans l’analyse d’une divulgation suffisante, cela n’a aucune incidence sur les conclusions juridiques et factuelles ultimes. Quoi qu’il en soit, je précise que de telles études ne figurent pas dans le brevet au cas où leur divulgation deviendrait pertinente si l’affaire était portée en appel.

(2)               Le droit relatif à la démonstration et à la prédiction valable de l’utilité

a)                  Distinguer l’utilité démontrée de l’utilité valablement prédite

[137]       L’utilité démontrée repose sur la question de savoir si, à la date du dépôt, il était prouvé que le brevet fonctionnait tel que promis. Pour reprendre les termes de la Cour d’appel fédérale : « ce qui correspond à l’utilité démontrée constituerait une preuve établissant que la réalisation en cause fonctionne effectivement de manière à procurer les avantages prévus dans le brevet » (Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Ltée, 2013 CAF 219, au paragraphe 147 [Eurocopter]).

[138]       En revanche, l’utilité valablement prédite repose sur le critère à trois volets énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, au paragraphe 70, [2002] 4 RCS 153 [AZT] : 1) la prédiction doit avoir un fondement factuel; 2) à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et valable qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité; 3) il doit y avoir divulgation suffisante.

b)                 Ce qu’il faut entendre par divulgation suffisante

[139]       Avant de traiter de la démonstration et de la prédiction valable de l’utilité, j’examinerai la question de la divulgation suffisante. J’aimerais préciser que la divulgation suffisante n’entre ici en jeu qu’à titre subsidiaire. Pour que cette question influe sur l’issue finale de la présente affaire, il faudrait que mon interprétation de la promesse et que mes conclusions quant à la démonstration et à la prédiction valable soient incorrectes. Quoi qu’il en soit, par souci d’exhaustivité du dossier, je suis résolu à tirer toutes les conclusions juridiques et factuelles possibles. Par ailleurs, compte tenu de l’évolution récente de la jurisprudence sur la question de la divulgation suffisante dans le contexte de la prédiction valable, un examen plus détaillé s’impose.

[140]       La question de la divulgation suffisante se pose ici à l’égard des deuxième et troisième promesses. D’après AstraZeneca, les promesses de stabilité contre la racémisation enzymatique et d’obtention d’un profil thérapeutique amélioré sont valablement prédites sur la foi d’études effectuées à l’interne et non divulguées dans le brevet 653. Je conclus que le brevet promet une réduction des variations interindividuelles, et qu’aucune des études, divulguées ou pas, ne démontre ni ne prédit valablement une telle utilité. Cependant, si la validité du brevet devait dépendre de la prédiction valable des deuxième et troisième promesses, Apotex soutient alors qu’une telle prédiction valable est invalide en droit parce qu’elle ne satisfait pas à l’obligation de la divulgation suffisante.

[141]       Le droit relatif à la divulgation suffisante au regard de l’utilité n’est pas établi. Or, il appert de la jurisprudence que l’obligation relative à la divulgation suffisante de l’utilité se limite aux cas de brevets relatifs à une « utilisation nouvelle », en présumant qu’une telle obligation existe. Par conséquent, j’estime que le défaut d’AstraZeneca de divulguer les études sur lesquelles elle s’est fondée pour faire une prédiction valable serait sans conséquence en l’espèce puisque le brevet 653 n’est pas un brevet relatif à une utilisation nouvelle.

[142]       Dans l’ensemble, je fonde mon opinion selon laquelle la « divulgation suffisante » de l’utilité ne s’applique qu’aux brevets relatifs à une utilisation nouvelle sur l’interprétation que je fais de l’arrêt AZT et sur les récentes remarques incidentes de la Cour suprême dans l’arrêt Teva sildénafil, qui infirment à mon sens les décisions antérieures de la Cour d’appel fédérale suivant lesquelles cette obligation de divulgation s’applique chaque fois qu’il est question de prédiction valable. En particulier, ma lecture de l’arrêt AZT est étayée par les observations récentes formulées par la juge Gauthier de la Cour d’appel fédérale dans les motifs concordants qu’elle a rédigés dans l’arrêt Sanofi‑Aventis Plavix – postérieur à l’arrêt Teva sildénafil.

[143]       L’exigence concernant la validité des brevets trouve son origine dans la Loi sur les brevets. L’article 2 et le paragraphe 27(3) revêtent un intérêt particulier au regard de la divulgation de l’utilité.

[144]       L’utilité et la divulgation sont traitées de façon distincte dans la Loi sur les brevets. Ainsi, rien dans la loi ne permet de réunir ces deux concepts et de créer une obligation relative à la divulgation de l’utilité. L’article 2 – qui concerne l’utilité – prévoit qu’une « invention » a par définition le caractère de l’« utilité », mais ne dit pas que cette utilité doit être divulguée. Le paragraphe 27(3) – qui porte sur la divulgation – prévoit que « [l]e mémoire descriptif doit » divulguer plusieurs choses, aucune d’elles ne concerne la démonstration ou la prédiction de l’utilité. Prises ensemble, ces dispositions n’exigent pas que soit divulgué le fondement factuel ou le raisonnement valable requis pour étayer une prédiction valable de l’utilité. Comme je l’expliquerai plus loin, cette interprétation de la Loi sur les brevets a été confirmée par une décision unanime de la Cour suprême du Canada en 2012.

[145]       L’autre décision dont l’examen s’impose pour définir la « divulgation suffisante » est l’arrêt AZT rendu par la Cour suprême du Canada. Il s’agit de l’arrêt de principe suivant lequel l’utilité doit être divulguée lorsqu’il est question de prédiction valable. Cependant, comme je le démontrerai, un tel argument, qui a été avancé par Apotex, ne tient pas compte des observations formulées ultérieurement par la Cour suprême dans l’arrêt Teva sildénafil.

[146]       Pour commencer, l’analyse sur la divulgation suffisante effectuée par le juge Binnie dans l’arrêt AZT correspond davantage à une règle générale comportant une exception. Dans un premier temps, il formule la règle générale :

Normalement, la divulgation est suffisante si le mémoire descriptif explique d’une manière complète, claire et exacte la nature de l’invention et la façon de la mettre en pratique [...] En général, il n’est pas nécessaire que l’inventeur fournisse une explication théorique de la raison pour laquelle l’invention fonctionne. Le lecteur pragmatique est uniquement intéressé de savoir que l’invention fonctionne et comment la mettre en pratique (au paragraphe 70, non souligné dans l’original).

[147]       Il décrit ensuite l’exception :

Dans ce type d’affaire, toutefois, la prédiction valable est, jusqu’à un certain point, la contrepartie que le demandeur offre pour le monopole conféré par le brevet (au paragraphe 70, non souligné dans l’original).

[148]       Pour finir, il décide de ne pas en dire plus sur cette exception, parce que cela n’aurait en rien changé l’issue de l’arrêt AZT et qu’il se serait donc agi d’un obiter dictum :

Il n’y a pas lieu en l’espèce de se prononcer sur la divulgation particulière requise à ce sujet, parce que les faits sous‑jacents (les données résultant des tests) et le raisonnement (l’effet bloquant sur l’élongation de la chaîne) étaient effectivement divulgués et que cette divulgation n’est pas devenue un sujet de controverse entre les parties. En conséquence, je ne m’y attarderai pas davantage.

[149]       La question de la divulgation suffisante repose donc sur la portée de l’exception énoncée par le juge Binnie dans l’arrêt AZT. Autrement dit, lorsque le juge Binnie affirme que la prédiction valable est la contrepartie « [d]ans ce type d’affaire » (au paragraphe 70), à quel type d’affaire fait‑il allusion? Pour la Cour d’appel fédérale, il s’agissait des affaires concernant la prédiction valable :

L’arrêt AZT de la Cour suprême est particulièrement important à l’égard de l’issue du présent appel [...] Comme il a été dit dans l’arrêt [par. 70] : « la prédiction valable est, jusqu’à un certain point, la contrepartie que le demandeur offre pour le monopole conféré par le brevet ». Dans les décisions en matière de prédiction valable, l’obligation de divulguer les faits sous‑jacents et le raisonnement est plus élevée pour les inventions contenant la prédiction. (Elli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2009 CAF 97, au paragraphe 14; non souligné dans l’original.)

[150]       La Cour d’appel fédérale a plus récemment confirmé cette interprétation de l’arrêt AZT dans l’arrêt Novopharm Ltd c Eli Lilly and Co, 2011 CAF 220, aux paragraphes 47 à 51 – quoiqu’elle ait invoqué en l’occurrence la courtoisie judiciaire au lieu d’examiner pleinement la question (au paragraphe 50).

[151]       Les observations du juge Binnie dans l’arrêt AZT n’étayent pas l’idée d’une obligation accrue de divulgation dans les affaires de prédiction valable et ce, pour deux raisons. En premier lieu, il ressort clairement du raisonnement du juge Binnie que « ce type d’affaire » désigne une sous‑catégorie et non l’ensemble des décisions en matière de prédiction valable. Comme il l’écrit, « [d]ans ce type d’affaire, toutefois, la prédiction valable est, jusqu’à un certain point, la contrepartie que le demandeur offre pour le monopole conféré par le brevet » (au paragraphe 70). On peut en déduire qu’il existe d’autres « type[s] d’affaire[s] » dans lesquelles la prédiction valable ne constitue pas une telle contrepartie.

[152]       Deuxièmement, et ce qui est encore plus grave, limiter « ce type d’affaire » aux affaires d’utilisation nouvelle plutôt qu’aux affaires de prédiction valable en général est conforme au raisonnement avancé par le juge Binnie. Dans les cas d’utilisation nouvelle (comme dans l’arrêt AZT), l’obligation de divulgation peut être plus élevée parce que l’utilité est le seul avantage offert en contrepartie du monopole accordé par le brevet puisque le composé lui‑même a déjà été divulgué. En théorie, si tel n’était pas le cas, le brevet relatif à une utilisation nouvelle pourrait consister en une seule phrase alléguant un emploi inédit, accompagnée d’une référence à un précédent brevet divulguant le composé auquel l’utilisation se rattache. Aucun des travaux de recherche ou des études étayant cette nouvelle utilisation n’auraient à être divulgués. Bien que les utilisations nouvelles puissent être d’une très grande importance (voir l’arrêt AZT), ce type de brevet apparemment rare pourra à juste titre soulever des préoccupations pour la cour chargée d’évaluer le marché passé entre les innovateurs et le public. Le fait que le juge Binnie parlait des affaires d’utilisation nouvelle, et non des affaires de prédiction valable en général, est également confirmé par les observations qu’il a faites au paragraphe 56 de l’arrêt AZT, où il décrit expressément la « nouvelle utilisation » comme « l’élément essentiel » (c.‑à‑d. l’essence ou la contrepartie) de l’invention dans cette affaire.

[153]       Comme je l’ai mentionné, cette interprétation de l’arrêt AZT est appuyée par des décisions ultérieures de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême. Dans l’arrêt Sanofi‑Aventis Plavix, la juge Gauthier faisait observer :

Contrairement à l’arrêt AZT, où l’invention revendiquée concernait un nouvel usage/une nouvelle utilité, et où le monopole était accordé en échange d’une divulgation complète de cette utilité, le public a bénéficié en l’espèce de tous les renseignements nécessaires à la fabrication et à l’emploi du clopidogrel (au paragraphe 135)

[154]       Par ailleurs, au paragraphe 37 de l’arrêt Teva sildénafil, le juge Lebel renvoie expressément à l’obligation accrue de divulgation dans les affaires de prédiction valable. Son interprétation de l’arrêt AZT l’amène à rejeter l’existence d’une telle obligation, et il écrit :

[P]our satisfaire à la condition d’utilité prévue à l’art. 2, il suffit que l’invention exposée fasse ce qu’elle est censée faire selon le brevet, c’est‑à‑dire qu’elle tienne promesse [...]

L’exigence que l’invention soit utile au moment de la revendication ou du dépôt va dans le sens des remarques de notre Cour dans l’arrêt AZT, par. 56 :

Lorsque la nouvelle utilisation est l’élément essentiel de l’invention, l’utilité requise pour qu’il y ait brevetabilité (art.°2) doit, dès la date de priorité, être démontrée ou encore constituer une prédiction valable fondée sur l’information et l’expertise alors disponibles. Si un brevet qu’on a tenté d’étayer par une prédiction valable est par la suite contesté, la contestation réussira si [...] la prédiction n’était pas valable à la date de la demande ou si, indépendamment du caractère valable de la prédiction, « [i]l y a preuve de l’inutilité d’une partie du domaine visé ». [Italiques dans l’original; je souligne.]

La Cour ne laisse aucunement entendre qu’il faut divulguer l’« utilité »; elle affirme seulement que « l’utilité requise pour qu’il y ait brevetabilité (art. 2) doit, dès la date de priorité, être démontrée ou encore constituer une prédiction valable ». La démonstration de l’utilité peut notamment se faire au moyen d’essais, mais il ne s’ensuit pas qu’il existe une exigence distincte de divulguer l’utilité. En fait, le par. 27(3) n’énonce aucune obligation de divulguer l’utilité de l’invention : voir, p. ex., les motifs du juge Dickson dans Consolboard : « [d]e plus, je suis convaincu que le par. 36(1) [l’actuel par. 27(3)] n’impose pas au breveté l’obligation de prouver l’utilité de son invention ». (aux paragraphes 38 à 40)

[155]       Il convient de souligner que les juges Lebel et Rothstein ont tous deux pris part aux décisions unanimes rendues par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Teva sildénafil et AZT. Cela confirme que l’arrêt AZT ne créait pas une obligation accrue de divulgation dans toutes les affaires de prédiction valable.

[156]       Il est vrai que les remarques du juge Lebel dans l’arrêt Teva sildénafil étaient incidentes, puisque la prédiction valable n’était pas la « principale question » visée par l’appel (au paragraphe 36) et que « [d]e toute manière, Pfizer a divulgué l’utilité du sildénafil » (au paragraphe 41). Cependant, le fait que la Cour suprême ait estimé que cette question secondaire méritait un tel traitement explicite inscrit ces remarques « dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité » ou, à tout le moins, en fait un type « de commentaires, d’exemples ou d’exposés qui se veulent utiles et peuvent être jugés convaincants, mais qui ne sont certainement pas “contraignants” » (R c Henry, 2005 CSC 76, au paragraphe 57, [2005] 3 RCS 609).

[157]       Depuis l’arrêt Teva sildénafil, la Cour d’appel fédérale n’a fait aucune remarque contraignante sur la question de la divulgation dans les affaires de prédiction valable. La seule décision à traiter de cette question est l’arrêt Eurocopter. Cependant, l’analyse concernant la divulgation de l’utilité se résume à un commentaire incident (voir l’arrêt Eurocopter, au paragraphe 159, et le rejet d’une requête en réexamen de l’arrêt Eurocopter, 2013 CAF 261, au paragraphe 18). Par ailleurs, cette analyse est loin de confirmer explicitement l’existence d’une obligation de divulguer l’utilité dans les affaires de prédiction valable. La Cour d’appel fait observer que « lorsque le fondement factuel repose sur des données qui ne font pas partie des connaissances générales courantes, il se peut fort bien que la divulgation dans le mémoire descriptif soit exigée pour étayer une prédiction valable » (au paragraphe 153, non souligné dans l’original).

[158]       Je dois donc me plier aux remarques de la Cour suprême dans l’arrêt Teva sildénafil ainsi qu’à l’interprétation de l’arrêt AZT endossée par la juge Gauthier dans l’arrêt Sanofi‑Aventis Plavix. Pour conclure, j’ajouterai que les remarques du professeur Siebrasse sur cette même question étayent davantage cette interprétation. Dans son article intitulé « Must the Factual Basis for Sound Prediction be Disclosed in the Patent? » [Le fondement factuel de la prédiction valable doit‑il être divulgué dans le brevet?] (2012) 28 :1 CIPR 39, le professeur Siebrasse conclut :

[traduction] [L’]obligation de divulguer le fondement factuel d’une prédiction valable de l’utilité dans le brevet lui‑même est infondée du point de vue du droit comme de la politique. Ni le corps de la Loi sur les brevets, ni les principes juridiques ni la pratique ne justifient de distinguer l’utilité valablement prédite de l’utilité démontrée.

[159]       J’ai examiné l’article du professeur Siebrasse, je souscris généralement à ses observations, et fait mienne l’opinion de la juge Gauthier, au paragraphe 132 de l’arrêt Sanofi‑Aventis Plavix, selon laquelle cet article décrit les conséquences politiques indésirables d’une obligation accrue de divulgation en matière de prédiction valable.

[160]       En conclusion, j’estime qu’il n’existe aucune obligation accrue de divulgation dans les affaires de prédiction valable. L’utilité et la divulgation sont traitées de façon distincte par la Loi sur les brevets et, par conséquent, il devrait en être de même dans la jurisprudence.

[161]       J’examinerai maintenant les critères juridiques applicables à la démonstration et à la prédiction valable de l’utilité de chacune des promesses formulées par le brevet 653, sans tenir compte de la divulgation de l’utilité. J’indiquerai toutefois, aux fins d’exhaustivité du dossier de la preuve, quelles prédictions valables reposent sur des études non divulguées.

c)                  Application du droit relatif à la démonstration et la prédiction valable de l’utilité aux promesses du brevet 653

(i)                 Démonstration et prédiction valable de l’utilisation en tant qu’inhibiteur de la pompe à protons

[162]       Les deux experts s’entendent sur le fait que les composés revendiqués seraient utiles en tant qu’inhibiteurs de la pompe à protons.

[163]       Pour sa part, M. Tracy est d’avis que l’utilisation des composés revendiqués en tant qu’inhibiteurs de la pompe à protons avait été démontrée ou faisait l’objet d’une prédiction valable (cet aspect de la preuve qu’il a déposée n’était pas clair) à la lumière de l’article d’Erlandsson, qui enseignait que l’activité des énantiomères de l’oméprazole était identique. L’oméprazole en soi avait déjà été beaucoup étudié et s’était avéré utile comme IPP. Il s’ensuit que la conclusion d’Erlandsson au sujet du fait que les énantiomères de l’oméprazole avaient une activité identique démontrait ou permettait de prédire de manière valable que les énantiomères seraient également utiles en tant qu’IPP.

[164]       Le Dr Meyer, quoique moins certain que M. Tracy à cet égard, a tout de même concédé que l’utilisation des composés revendiqués en tant qu’inhibiteurs de la pompe à protons était l’objet d’une prédiction valable étant donné le mécanisme d’action connu de l’oméprazole. Ce mécanisme fait en sorte que les énantiomères de l’oméprazole sont convertis en un sulfénamide achiral : l’agent actif inhibiteur dans la cellule pariétale. Comme je l’ai expliqué précédemment, la chiralité est la principale caractéristique qui permet de distinguer les énantiomères de l’oméprazole. Par conséquent, la formation d’un sulfénamide achiral élimine cette différence, de sorte que l’on peut prédire que les énantiomères auront un effet égal.

[165]       À mon avis, la connaissance du fait que l’oméprazole est en soi utile en tant qu’IPP et que ses énantiomères ont une activité identique appuie une prédiction valable d’utilité. L’utilisation des énantiomères en tant qu’IPP n’avait cependant pas été directement démontrée. Si l’on ne présente pas d’études ayant été menées directement avec les énantiomères eux‑mêmes, on ne peut affirmer qu’il y a démonstration. Une telle utilisation est plutôt extrêmement probable étant donné la relation qui existe entre les énantiomères et le racémate.

[166]       En ce qui concerne cette première promesse, le caractère suffisant de la divulgation n’est pas mis en cause. Lorsqu’il affirme que l’utilisation des composés revendiqués en tant qu’IPP faisait l’objet d’une prédiction valable, M. Tracy s’appuie sur l’article d’Erlandsson, auquel renvoie expressément le brevet 653. Par ailleurs, l’opinion du Dr Meyer est fondée sur le mécanisme d’action de l’oméprazole, ce qui, de l’avis des deux parties, faisait partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de le divulguer dans le brevet 653 (voir l’affaire Eurocopter, au paragraphe 153).

(ii)               Démonstration et prédiction valable de la stabilité contre la racémisation

[167]       Comme je l’ai mentionné précédemment, cette deuxième promesse concerne deux types de racémisation : une racémisation chimique et une racémisation enzymatique. Les experts s’entendent sur le fait que la promesse d’une stabilité contre une racémisation chimique est limitée aux situations où le pH est neutre ou alcalin.

[168]       En ce qui concerne la racémisation chimique, les experts s’entendent sur le fait que cette promesse avait été démontrée par la description figurant à la page 21 du brevet 653 relativement au pH alcalin. Les experts s’entendent également pour dire que la démonstration en milieu alcalin appuie à son tour une prédiction valable de stabilité contre une racémisation chimique à un pH neutre, le pH alcalin étant le scénario de la « pire éventualité » en ce qui concerne la racémisation.

[169]       Je suis d’accord. La stabilité chimique dans un scénario de la pire éventualité (pH alcalin) constitue une prédiction valable de stabilité dans un pH neutre, malgré le fait qu’il ne s’agisse pas d’une démonstration directe de stabilité chimique dans un scénario « moins défavorable que celui de la pire éventualité » (pH neutre). Par conséquent, la promesse d’utilité quant à la racémisation chimique est réalisée par le brevet 653.

[170]       En ce qui concerne la racémisation enzymatique, aucun des deux experts n’a affirmé que la promesse ait été démontrée. Une telle démonstration serait peu probable, voire impossible, en raison de l’absence d’études ayant été menées chez l’humain.

[171]       La question de savoir si cette promesse pouvait faire l’objet d’une prédiction valable est plus controversée, et ce, pour deux raisons : 1) parce que l’opinion des experts dépend des études menées chez le rat par AstraZeneca, qui n’avaient pas été divulguées dans le brevet 653 (ce qui met donc en cause la question d’une « divulgation suffisante »), et 2) parce que les experts s’entendaient moins sur ce point.

[172]       Une critique préliminaire de l’opinion de M. Tracy au sujet de la prédiction valable à l’égard de la stabilité enzymatique est que son opinion écrite figure dans la section de son rapport d’expert qui porte sur la démonstration de l’utilité plutôt que dans celle qui porte sur la prédiction valable de l’utilité, de sorte que la question n’a pas fait l’objet d’une analyse distincte. C’est lors du contre‑interrogatoire de M. Tracy que ce fait a été le mieux mis en lumière :

[traduction]

Q. [...] Paragraphes 111 à 113. Il s’agit de votre analyse de la promesse relative à la racémisation in vivo du Dr Meyer, est‑ce exact?

R. Oui.

Q. Alors, au paragraphe 111, vous indiquez partager l’avis du Dr Meyer [...] au sujet du fait que l’étude de racémisation in vivo chez le rat avait permis de déterminer que les énantiomères de l’oméprazole subissent une racémisation minime in vivo chez le rat, et vous vous dites d’accord avec cette conclusion.

Q. Au sujet des passages suivants, s’agit‑il d’une analyse de la prédiction valable ou de la démonstration?

R. De la prédiction valable.

Q. Alors il s’agit d’une analyse de la prédiction valable malgré le fait que cette analyse figure dans la section portant sur la démonstration?

R. Oui.

Q. Où, dans les paragraphes 111 à 114 ou les paragraphes précédents, indiquez‑vous comment vous concevez la notion de prédiction valable?

R. Nulle part.

Q. Et où, dans les paragraphes 111 à 114, expliquez‑vous que l’analyse concernant la racémisation in vivo était fondée sur... cherchait à répondre à la question de la prédiction et non de la démonstration?

R. Nulle part.

(Contre‑interrogatoire de M. Tracy, transcription de l’audience, vol. 15, de la p. 2461, ligne 28, à la p. 2462, ligne 28.)

[173]       Dans une section ultérieure du rapport de M. Tracy, qui porte sur la prédiction valable (à partir du paragraphe 178 de son rapport), M. Tracy n’aborde que la promesse d’un profil thérapeutique amélioré parce que, à son avis, la stabilité contre une racémisation chimique (la promesse tronquée de M. Tracy) était démontrée. Par conséquent, un certain doute plane sur la mesure dans laquelle M. Tracy s’est penché sur la notion d’une « prédiction valable » dans le contexte d’une stabilité contre une racémisation enzymatique. Pour être clair, il ne s’agit pas en soi d’une lacune fatale en ce qui concerne l’argumentaire d’AstraZeneca. Si l’avis de M. Tracy, peu importe la section dans laquelle il est exprimé, équivaut à une prédiction valable, alors il s’agit toujours d’une preuve qui tend à démontrer une prédiction valable.

[174]       La question précitée mise à part, la preuve de M. Tracy et du Dr Meyer appuie une prédiction valable de stabilité contre une racémisation enzymatique.

[175]       Pour qu’il y ait prédiction valable, il faut 1)  « un fondement factuel », et 2) « un raisonnement clair et valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité (Wellcome, au paragraphe 70).

[176]       Le « fondement factuel de la prédiction » n’est pas contesté – les deux experts ont fourni suffisamment d’éléments de preuve en ce qui a trait aux études d’AstraZeneca sur la prédiction valable de la stabilité contre la racémisation.

[177]       La question principale est donc de savoir si ces études étayent ou non un raisonnement « clair et valable ». J’examinerai d’abord comment la jurisprudence définit la prédiction valable, et appliquerai ensuite cette norme à la preuve présentée en l’espèce.

[178]       Au paragraphe 71 de l’arrêt AZT, la Cour suprême du Canada indique clairement que la prédiction valable est une question de fait propre à chaque cas :

Il vaut la peine de répéter que la question de savoir si la prédiction est valable est une question de fait. Il faut présenter, comme on l’a fait en l’espèce, une preuve de ce qui était connu ou inconnu à la date de priorité. Tout dépendra, dans chaque cas, des particularités de la discipline en cause.

[179]       Deuxièmement, la Cour suprême explique bien qu’il existe un seuil en deçà duquel la « prédiction valable » n’est pas établie :

Il n’y a pas de doute qu’il faut se garder d’appliquer la règle de la prédiction valable de manière abusive et de la diluer au point d’inclure les vœux pieux ou les simples spéculations. La population a droit à un solide enseignement en contrepartie des droits conférés par un brevet. (AZT, au paragraphe 69; non souligné dans l’original).

[180]       Troisièmement, tout en relatant l’historique de la jurisprudence en matière de prédiction valable, la Cour suprême a tacitement approuvé les observations formulées par le juge Pigeon dans l’arrêt Monsanto Co c Commissaire des brevets, [1979] 2 RCS 1108, qui a défini la limite au‑delà de laquelle il n’y a pas de « prédiction valable » :

Si j’ai cité de nouveau le passage cité par la Commission [d’appel des brevets], c’est que je suis d’avis que la dernière phrase est importante parce qu’elle indique clairement ce que l’on entend par « prédiction valable ». Il ne peut s’agir d’une certitude puisqu’elle n’exclut pas tout risque qu’une partie du domaine visé puisse se révéler inutile. (AZT, au paragraphe 62, citant Monsanto, à la page 1117; souligné dans l’original).

[181]       Ainsi, un raisonnement clair et valable se situe quelque part au‑delà du « vœu pieux » ou de la « simple spéculation » et en deçà d’« une certitude ». La Cour d’appel fédérale a récemment appliqué cette définition des limites supérieure et inférieure de la prédiction valable (voir p. ex. Apotex Xalatan, au paragraphe 33). Précisons toutefois que les énoncés précisés n’établissent pas les limites précises de la prédiction valable. Dans la présente affaire, après avoir franchi le premier obstacle de la simple spéculation, quel seuil AstraZeneca doit‑elle atteindre pour qu’il y ait prédiction valable?

[182]       L’arrêt Novopharm Zyprexa est la plus récente décision de la Cour d’appel fédérale à préciser le sens du raisonnement clair et valable. Au paragraphe 85, celle‑ci donne de l’arrêt AZT l’interprétation suivante : une prédiction valable « exige une inférence prima facie raisonnable de l’utilité ». Cette inférence prima facie raisonnable se situe entre la simple spéculation et la certitude, voilà l’indication la plus claire quant à l’approche indiquée en l’espèce.

[183]       La preuve présentée par M. Tracy et le Dr Meyer permet de tirer une inférence prima facie raisonnable à partir des études d’AstraZeneca, selon laquelle les énantiomères de l’oméprazole seraient stables par rapport à une racémisation enzymatique chez l’humain.

[184]       Dans son rapport d’expert, M. Tracy a indiqué que les études sur la racémisation in vivo menées chez le rat démontraient selon lui que les énantiomères de l’oméprazole subissaient une « racémisation minime » chez cet animal. Il a par ailleurs précisé que [traduction« le pH physiologique est essentiellement le même chez le rat et chez l’humain » et qu’« il y avait généralement davantage de racémisation/d’interconversion enzymatique chez le rat que chez l’humain ». Ainsi, M. Tracy a conclu en précisant que [traduction« l’on s’attendrait donc à ce qu’il y ait encore moins d’interconversion/de racémisation enzymatique chez l’humain ». À mon avis, cela constitue une inférence prima facie raisonnable. Les analyses ont montré que la racémisation était minime chez le rat, une espèce qui est semblable à l’humain à cet égard et chez qui l’on sait qu’il y a davantage de racémisation enzymatique que chez l’humain. Un tel raisonnement est sensé. De plus, un tel raisonnement, qui est fondé sur des preuves, des connaissances et la logique, est bien plus qu’une « simple conjecture ».

[185]       Apotex s’est montrée critique à l’égard de cette opinion et a affirmé que M. Tracy assimilait la notion de prédiction valable à une « attente ». S’il est vrai que M. Tracy a utilisé le verbe « s’attendre » dans son explication précitée, l’on se trouverait à faire une analyse incomplète si l’on isolait ce mot du reste de son opinion. En indiquant que l’on « s’attendrait » à ce que les énantiomères de l’oméprazole soient stables par rapport à la racémisation, il a tiré une inférence raisonnable en se fondant sur les fondements factuels des études menées chez le rat et sur ses connaissances scientifiques de la physiologie. Par conséquent, peu importe qu’il ait parlé d’une « attente », d’une « prédiction » ou d’une « prédiction valable », il s’agissait d’une prédiction valable.

[186]       Pour évaluer des éléments de preuve présentés par des experts, et en particulier dans le cas des litiges en matière de brevet, il est essentiel de ne pas s’asservir aux mots employés par les experts. Il est beaucoup trop facile pour un expert d’alléguer qu’il effectue une « prédiction valable » au sujet d’une utilisation précise ou que l’invention était « évidente » dans le but d’accorder du poids à la preuve qu’il présente devant un juge qui doit lui‑même appliquer des critères juridiques en utilisant la même terminologie. Dans le même ordre d’idées, il ne faudrait pas que le fait qu’un expert n’utilise pas un terme précis de la jurisprudence en énonçant son opinion pèse beaucoup dans la décision du tribunal. Plutôt que de s’attarder à la forme, le tribunal examiner l’essence de la preuve présentée par les experts et former sa propre opinion.

[187]       La preuve du Dr Meyer corrobore cette prédiction valable. Lors de son interrogatoire principal, le Dr Meyer a convenu que la racémisation enzymatique chez l’humain était « relativement improbable ». De plus, malgré le fait que le Dr Meyer ait insisté pour dire que le pharmacologue versé dans l’art demanderait que soient réalisées des études chez l’humain avant de formuler une prédiction, l’explication qu’il donne montre clairement qu’il a appliqué un critère trop strict pour ce qui est de la prédiction valable :

[traduction]

Q. Pourquoi le pharmacologue versé dans l’art voudrait‑il voir des études menées chez l’humain avant de faire une prédiction?

R. Pour être certain. Je crois que l’étude doit être menée chez l’humain pour que l’on puisse être absolument certain.

(Interrogatoire principal du Dr Meyer, transcription de l’audience, vol. 8, p. 1399, aux lignes 6 à 11; non souligné dans l’original.)

[188]                La jurisprudence est claire à ce sujet : la « certitude », ou la « certitude absolue », dépasse le seuil requis pour une prédiction valable. Par conséquent, l’affirmation du Dr Meyer selon laquelle la « prédiction » d’une utilisation chez l’humain nécessite la réalisation d’études chez l’humain ne concorde pas avec la norme juridique d’une prédiction valable. Pour éviter toute ambiguïté, je précise que je ne rejette pas la preuve du Dr Meyer uniquement en raison des mots qu’il a employés (comme dans la mise en garde que j’ai formulée précédemment), mais plutôt parce que ces mots reflètent de manière précise la substance de son approche beaucoup trop stricte quant à une prédiction valable. En substance, selon la preuve du Dr Meyer, la personne versée dans l’art préférerait des études cliniques menées chez l’humain à des études menées chez le rat pour appuyer des prédictions quant à l’utilité. Cela est entièrement raisonnable et même tout à fait juste. Cependant, la règle de la prédiction valable n’exige pas de la personne versée dans l’art qu’elle soit en mesure de faire la meilleure prédiction possible, mais seulement une prédiction valable. Par conséquent, le Dr Meyer a utilisé un critère trop strict à cet égard.

[189]       La deuxième critique de l’opinion de M. Tracy formulée par le Dr Meyer est que l’opinion de M. Tracy était [traduction« évidemment l’opinion d’un expert du domaine, qui a mené de telles études lui‑même, et non celle de la personne moyennement versée dans l’art ». La seule élaboration possible relativement à cette affirmation du Dr Meyer était de souligner le fait que l’analyse de M. Tracy n’était pas contenue dans les documents de recherche d’AstraZeneca. Cela est vraisemblablement dû au fait que les chercheurs d’AstraZeneca n’avaient pas la même expertise que M. Tracy, mais ce point n’a pas été démontré. Sans description plus précise de la façon dont M. Tracy se serait fondé sur des connaissances ou des aptitudes dépassant les capacités de la personne versée dans l’art, une critique aussi vague ne peut qu’être infondée.

[190]       En conclusion, la promesse d’une stabilité contre la racémisation enzymatique, tout comme la promesse d’une stabilité contre la racémisation chimique, est établie dans le brevet 653 par le truchement d’une prédiction valable. Je soulignerais que cette prédiction valable s’appuie sur des études qui n’ont pas été divulguées dans le brevet 653.

(iii)             Démonstration de la promesse en bonne et due forme d’un profil thérapeutique amélioré

[191]       Les deux experts conviennent que la promesse d’un profil thérapeutique amélioré n’avait pas été démontrée à la date du dépôt.

[192]       Je suis d’accord. Le caractère insuffisant des études sur lesquelles on s’est fondé pour faire ne serait‑ce qu’une prédiction valable d’une telle utilité, comme je l’explique ci‑après, montre de façon encore plus éloquente le caractère insuffisant de ces mêmes études en ce qui a trait à la démonstration. Par conséquent, cette promesse n’est pas démontrée dans le brevet 653.

(iv)             Prédiction valable de la promesse en bonne et due forme d’un profil thérapeutique amélioré

[193]       La preuve du Dr Meyer (pour le compte d’Apotex), en opposition à une prédiction valable d’un profil thérapeutique amélioré, était des plus convaincantes. Plus particulièrement, la preuve du Dr Meyer, plus complète et instructive que celle de M. Tracy, m’a ultimement convaincu du fait que les études internes menées par AstraZeneca étaient insuffisantes pour permettre une prédiction valable d’un profil thérapeutique amélioré pour l’ensemble d’une population de patients.

[194]       Le Dr Meyer a déclaré que les données limitées présentées dans les deux études – trois essais sur des microsomes hépatiques humains et six ré‑analyses sur du plasma humain – ne pouvaient servir de fondement à une prédiction valable d’utilité qui s’appliquerait à l’ensemble d’une population de patients. En réponse, M. Tracy a avancé qu’un échantillon aussi limité était suffisant, mais il n’a pu mentionner aucun document de l’art antérieur dans lequel on indiquait que l’on s’était fondé sur un échantillon aussi limité pour extrapoler les résultats à l’ensemble d’une population, que ce soit pour les trois essais sur des microsomes hépatiques humains ou les six ré‑analyses sur du plasma humain. Sans de tels exemples ou d’autres éléments de preuve convaincants au sujet de la validité d’une telle extrapolation, je partage davantage l’avis du Dr Meyer au sujet du fait que les études en question sont insuffisantes pour permettre une prédiction valable de l’utilité dans l’ensemble d’une population de patients. Autrement dit, cette critique est à elle seule suffisante pour réfuter l’existence d’une prédiction valable d’utilité.

[195]       En conclusion, le témoignage d’expert concernant l’utilité appuie l’allégation d’Apotex selon laquelle les études internes menées par AstraZeneca ne démontrent ni ne permettent de prédire de façon valable une promesse en bonne et due forme en ce qui concerne un profil thérapeutique amélioré. Le brevet 653 est par conséquent invalide pour absence d’utilité.

(v)               Démonstration de la promesse tronquée de propriétés améliorées

[196]       Même si j’acceptais la promesse tronquée avancée par AstraZeneca, il n’y aurait toujours aucune démonstration de l’utilité. Au final, les deux experts ont convenu que les études internes menées par AstraZeneca ne permettaient pas de démontrer que les « propriétés pharmacocinétiques et métaboliques » seraient « améliorées ». Le Dr Meyer a toujours été de cet avis. En revanche, M. Tracy, qui n’était pas du même avis dans son rapport d’expert, a finalement concédé lors de son contre‑interrogatoire que les études ne démontraient pas que les propriétés pharmacocinétiques et métaboliques étaient améliorées.

[197]       Dans son plaidoyer final, AstraZeneca a tenté de sauver la mise après ces admissions de M. Tracy en avançant que, bien que les études ne réussissent pas à démontrer l’utilité de manière indépendante, elles réussissent à le faire lorsqu’on les lit ensemble. Je ne puis accepter cet argument pour deux raisons. Premièrement, M. Tracy a admis que les ré‑analyses effectuées sur du plasma humain ne constituaient pas une démonstration, mais plutôt une prédiction. Deuxièmement, aucune explication n’a été fournie quant à la façon dont on utiliserait les ré‑analyses menées sur du plasma pour combler les lacunes des essais réalisés sur des microsomes hépatiques humains, et vice versa. Comme l’a soutenu Apotex en terminant :

[traduction]

Astra dit ceci. [...] elle reconnaît l’admission de M. Tracy selon laquelle les études effectuées sur des microsomes hépatiques humains ne démontraient pas la promesse tronquée. Elle affirme toutefois que cette admission n’a aucune importance parce que M. Tracy s’est fondé sur l’ensemble des résultats des essais menés sur des microsomes hépatiques humains et des ré‑analyses effectuées sur du plasma humain pour déterminer qu’il y avait démonstration, pour émettre l’opinion selon laquelle il y avait démonstration.

En toute déférence, cela est incorrect. M. Tracy a admis que les ré‑analyses effectuées sur du plasma n’étaient pas du tout une démonstration, mais plutôt une prédiction. Il en résulte qu’aucune des études, à mon avis, et même si l’on se fondait sur les deux études prises ensemble, ne permet de démontrer la promesse tronquée. En aucun moment M. Tracy a‑t‑il indiqué que les deux études en faisaient la démonstration uniquement lorsqu’elles étaient prises ensemble. (Transcription de l’audience, vol. 31, p. 4945, aux lignes 10 à 27; non souligné dans l’original.)

[198]       Je souscris à ces observations. Le fait de simplement affirmer que deux études, prises ensemble, démontrent une utilité, sans fournir aucune autre explication de la façon dont ces études se complètent à cet égard, est peu convaincant. Par conséquent, les deux experts étaient d’avis, tout comme je le suis, que les études d’AstraZeneca ne démontrent pas la promesse tronquée de propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées.

(vi)             Prédiction valable de la promesse tronquée de propriétés améliorées

[199]       Deux questions sous‑tendent la prédiction valable de la promesse tronquée de propriétés améliorées : 1) que considère‑t‑on comme des « propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées », et 2) de telles propriétés faisaient‑elles l’objet d’une prédiction valable?

[200]       Interprétons tout d’abord les propriétés améliorées. Je n’ai pas discuté de cette interprétation précédemment, lorsqu’il était question de la démonstration, car les deux experts étaient d’avis, indépendamment de cette interprétation, qu’aucune telle propriété ne pouvait être démontrée. Cependant, il convient à ce stade‑ci de fournir de plus amples détails sur la signification de l’expression « propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées », car les experts sont en désaccord à la fois sur le sens de cet énoncé et sur la question d’une prédiction valable.

[201]       Bien que j’aie généralement utilisé le terme « ésoméprazole » pour désigner l’énantiomère (‑) de l’oméprazole dans le présent jugement, j’utiliserai les termes (‑)‑oméprazole et (+)‑oméprazole dans l’analyse qui suit pour des raisons de clarté, car ces deux énantiomères sont en cause.

[202]       Pour M. Tracy, l’expression « propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées » signifiait que le (‑)‑oméprazole était métabolisé plus lentement et était associé à une aire sous la courbe (ASC) plus élevée que le (+)‑oméprazole et le racémate (oméprazole). Autrement dit, aux yeux de M. Tracy, le composé amélioré était le (‑)‑oméprazole plutôt que les deux énantiomères.

[203]       Il convient toutefois d’accorder moins d’importance à la preuve de M. Tracy en ce qui concerne la prédiction valable, en raison de son interprétation de la promesse de propriétés améliorées.

[204]       La première lacune en ce qui concerne l’interprétation de la promesse de propriétés améliorées par M. Tracy est qu’elle ne reflète pas le mémoire descriptif du brevet 653. Plus particulièrement, son interprétation limite de façon erronée la promesse à une amélioration du (‑)‑oméprazole par rapport au (+)‑oméprazole et au racémate, plutôt qu’à une amélioration des deux énantiomères par rapport au racémate.

[205]       La raison pour laquelle M. Tracy limite la promesse au (‑)‑oméprazole tient du fait qu’il s’agit du seul énantiomère mentionné dans les revendications :

[traduction]

[« La présente invention offre de tels composés, qui sont de nouveaux sels des énantiomères de l’oméprazole »] ne précise pas de quel énantiomère de l’oméprazole il est question. Il est simplement écrit « des énantiomères de l’oméprazole », mais si on allait lire les revendications plus loin dans le brevet, on verrait que les revendications décrivent le « moins » oméprazole, en l’espèce, l’[énantiomère(‑)].

Je crois que la personne versée dans l’art comprendrait que l’invention offre des composés, à savoir le [(‑)‑oméprazole], l’énantiomère [(‑)‑oméprazole], présentant des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées. (Interrogatoire principal de M. Tracy, transcription de l’audience, vol. 15, p. 2344, aux lignes 17 à 27.)

[206]       S’il y avait une ambiguïté dans le mémoire descriptif au sujet de ce que promet le brevet, il serait tout à fait raisonnable de limiter ledit mémoire en fonction d’une déduction qui serait faite à partir des revendications, selon laquelle le brevet promet des propriétés améliorées pour le (‑)‑oméprazole uniquement. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Pris dans son ensemble, le brevet 653 vise clairement les deux énantiomères, qui représentent une amélioration par rapport au racémate. Par conséquent, il n’est point nécessaire de « lire entre les lignes » et d’accorder une importance excessive à la signification des revendications pour discerner la promesse prétendument cachée (et plus étroite) du brevet 653. Outre cette affirmation, M. Tracy n’a fourni aucune preuve pour appuyer son opinion selon laquelle une déduction découlant des revendications devrait l’emporter sur le libellé cohérent de l’ensemble du mémoire descriptif.

[207]       Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles on peut considérer que le brevet 653 promet des propriétés améliorées pour les deux énantiomères de l’oméprazole :

a.       selon le libellé du brevet 653, l’invention, sans aucune précision, offre « de nouveaux sels des énantiomères de l’oméprazole » (brevet 653, p. 1, aux lignes 21 et 22; non souligné dans l’original);

b.      il est fait mention, dans l’ensemble du brevet 653, à la fois de l’énantiomère (+) et de l’énantiomère (‑) (voir p. ex. le brevet 653, p. 2, aux lignes 17 à 22; p. 3, aux lignes 4 à 30);

c.       les exemples présentés dans le brevet fournissent des méthodes permettant de synthétiser les deux énantiomères (brevet 653, p. 10 à 15);

d.      les études de stabilité citées dans le brevet sont effectuées avec les deux énantiomères (brevet 653, p. 21);

e.       on ne trouve aucune mention dans le brevet du fait que le (‑)‑oméprazole a des propriétés améliorées par rapport au (+)‑oméprazole.

[208]       Par conséquent, le mémoire descriptif, lorsqu’on le lit en entier comme il convient de le faire lorsqu’on interprète la promesse d’un brevet, n’appuie pas l’interprétation de M. Tracy selon laquelle la promesse ne concerne que l’énantiomère (‑) de l’oméprazole et ses améliorations.

[209]       Une deuxième lacune en ce qui concerne l’interprétation de la promesse par M. Tracy est qu’il se pourrait très bien que les propriétés qu’il allègue ne constituent nullement une amélioration. M. Tracy fait valoir que les propriétés améliorées sont un métabolisme plus lent et une ASC accrue. En gardant à l’esprit son opinion selon laquelle la variation interindividuelle moins importante est uniquement un objectif (et non une promesse), les propriétés améliorées qu’il allègue doivent toujours à tout le moins concorder avec un tel objectif. Or, de son propre aveu, les propriétés améliorées qu’il avance (une ASC accrue) entraîneraient une variabilité interindividuelle accrue chez les métaboliseurs lents :

[traduction]

Q. En fait, si vous augmentiez la biodisponibilité chez les métaboliseurs lents, toutes choses étant égales par ailleurs, cela entraînerait une augmentation de la variation interindividuelle entre les métaboliseurs rapides et les métaboliseurs lents, oui?

R. Si l’aire sous la courbe était plus grande chez les métaboliseurs lents, alors oui, il y aurait une différence accrue par rapport aux métaboliseurs rapides.

Q. Donc, il y aurait une augmentation de la variation dans la population de patients?

R. Si l’on compare ces deux groupes.

(Contre‑interrogatoire de M. Tracy, transcription de l’audience, vol. 16, p. 2504, aux lignes 17 à 28).

[210]       Par ailleurs, M. Tracy a convenu que d’autres interprétations étaient possibles en ce qui concerne les propriétés améliorées (voir : contre‑interrogatoire de M. Tracy, transcription de l’audience, vol. 16, de la p. 2505, ligne 1, à la p. 2507, ligne 18). De telles interprétations, qui concordent avec la prévision d’une variation interindividuelle moins importante, devraient être préférées.

[211]       Dans la mesure où l’interprétation de la promesse faite par M. Tracy était différente de ce qui était réellement promis, son témoignage en ce qui concerne la démonstration et la prédiction valable de ces propriétés n’a que peu de poids. De plus, étant donné la preuve du Dr Meyer au sujet de la prédiction maximale pouvant être appuyée par les limites des études menées par AstraZeneca, il est exclu qu’il s’agisse d’une prédiction valable de propriétés améliorées.

[212]       Pour sa part, le Dr Meyer n’a pas offert une autre interprétation des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées (il faut se rappeler que, à son avis, de telles propriétés avaient été qualifiées de manière expresse dans le brevet par la notion de variation interindividuelle moins importante). Il était plutôt d’avis que les études d’AstraZeneca pouvaient tout au plus servir à prédire que le (‑)‑oméprazole serait métabolisé plus lentement que le (+)‑oméprazole :

[traduction]

Q. Quelle est votre opinion quant à savoir s’il existe un fondement valable permettant de prédire la promesse telle qu’elle est interprétée par M. Tracy, si je peux l’utiliser, c’est‑à‑dire que ce n’est pas le profil thérapeutique qui est amélioré, mais plutôt les propriétés métaboliques ou pharmacocinétiques par rapport à l’oméprazole? [...]

R. C’est une question que j’ai trouvé vraiment très difficile parce que je me suis demandé moi‑même ce qui se passerait si l’on tenait compte de tous les articles mentionnés dans les documents déposés par AstraZeneca; quelle serait la prédiction minimale que l’on pourrait faire à partir de ces résultats? Est‑il seulement possible de faire une prédiction minimale? Et je crois que la prédiction minimale serait qu’il y aurait probablement certaines différences en ce qui concerne la vitesse du métabolisme, s’il s’agit d’un avantage.

S’il s’agit d’une amélioration, et nous ne le savons pas, mais la prédiction serait que la métabolisation du [(‑)‑oméprazole] serait dans une certaine mesure plus lente que celle du [(+)‑oméprazole] in vivo. Une fois de plus, je dois préciser qu’il n’est pas clair que cela constituerait une amélioration du profil thérapeutique, mais je crois qu’on pourrait le prédire. (Transcription de l’audience, vol. 8, de la p. 1441, ligne 25, à la p. 1442, ligne 20; non souligné dans l’original.)

[213]       Cette prédiction minimale, qui est similaire à l’interprétation erronée de la promesse par M. Tracy (nommément, une amélioration du (‑)‑oméprazole par rapport au (+)‑oméprazole), ne concorde pas avec la promesse faite dans le brevet 653 (nommément une amélioration des deux énantiomères par rapport au racémate) et, par conséquent, révèle à quel point il est impossible de considérer les études d’AstraZeneca, peu importe l’interprétation qui est faite des propriétés améliorées, comme étant un fondement factuel sur lequel s’appuyer pour faire une prédiction valable des propriétés améliorées promises dans le brevet 653.

E.                 Résumé de l’analyse concernant l’utilité

[214]       À mon avis, les promesses du brevet 653 étaient les suivantes : 1) une utilisation en tant qu’IPP; 2) un profil thérapeutique amélioré, par exemple une variation interindividuelle moins importante.

[215]       La démonstration et la prédiction valable de ces promesses peuvent se résumer comme suit : la promesse 1 a été valablement prédite, et la promesse 2 n’a été ni démontrée ni valablement prédite. Par conséquent, le brevet 653 est invalide pour cause d’inutilité, à savoir l’absence de démonstration ou de prédiction valable relativement à la promesse 2.

[216]       Encore une fois, bien que je ne sois pas tenu de le faire, j’ai examiné, par souci d’exhaustivité, les promesses suivantes :

  1. la stabilité contre la racémisation chimique;
  2. la stabilité contre la racémisation enzymatique;
  3. les propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées.

[217]       En ce qui concerne la démonstration et la prédiction valable de ces promesses, j’ai conclu ce qui suit : la promesse 3 a été valablement prédite, la promesse 4 a été valablement prédite quoique sur la base d’une étude non divulguée dans le brevet 653, et la promesse 5 n’a été ni démontrée ni valablement prédite.

[218]       L’inutilité est en soi fatale quant à la validité du brevet 653. Encore là, par souci d’exhaustivité, j’examinerai les autres motifs d’invalidité.

V.                Les différences entre la nouveauté et l’évidence

[219]       Il y a deux différences essentielles entre la nouveauté et l’évidence : 1) l’ensemble des antériorités concernées, et 2) le seuil d’inventivité (dans le cas de l’évidence) ou d’effort (dans celui de la nouveauté) à atteindre pour passer de ces antériorités au brevet en question (voir : Rothmans, Benson & Hedges Inc. c Imperial Tobacco Ltd (1993), 47 CPR (3d) 188, aux pages 197 à 199).

[220]       Pour ce qui est des antériorités concernées, il faut se demander, dans le cas de la nouveauté, si une seule pièce d’art antérieur fait en sorte que le brevet est « ancien » et, dans le cas de l’évidence, si l’état de la technique (c.‑à‑d. de multiples antériorités) le rend évident. En d’autres mots, la nouveauté impose de se demander si l’invention a déjà été découverte par une seule pièce d’art antérieur, alors que l’évidence impose de se demander si l’invention allait de soi compte tenu de l’état de la technique : Merck finastéride, aux paragraphes 181 et 182.

[221]       Quant au seuil à atteindre pour passer de cette antériorité au brevet en question, la nouveauté fait appel à un critère moins exigeant et se rapporte à l’effort : il s’agit de savoir si une seule pièce d’art antérieur enseigne ou non la teneur du brevet en question sans « trop de difficultés » (Apotex Inc. c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, au paragraphe 33, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi‑Synthelabo Plavix]). En revanche, l’évidence fait appel à un critère plus strict lié à l’inventivité : la question est de savoir si l’état de la technique enseigne la teneur du brevet en question sans nécessiter d’« étape inventive » ni le moindre « degré d’invention » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, aux paragraphes 33 et 67). Le critère de l’étape inventive ou de l’activité inventive séparant l’antériorité du brevet contesté sera décisif pour ce qui est de son caractère nouveau par rapport à l’antériorité. Autrement dit, le critère de l’activité inventive l’emporte sur celui des difficultés excessives (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 33).

[222]       Ces différences essentielles ayant été établies, j’analyserai à présent la question de la nouveauté et de l’évidence. Cependant, j’aimerais signaler à titre préliminaire que les principes scientifiques en cause étaient complexes, c’est le moins qu’on puisse dire. Les deux parties ont fait appel à des experts capables de relever le défi. En particulier, M. Stephen G. Davies (doyen du Département de chimie à Oxford), M. Eric N. Jacobsen (président du Département de chimie et de biologie chimique à Harvard) et M. Rick L. Danheiser (professeur de chimie et titulaire de la chaire AC Cope, ancien professeur agrégé, et directeur intérimaire du Département de chimie au MIT), sont d’éminents experts qui occupent des postes supérieurs dans des établissements d’enseignement prestigieux. Ils sont reconnus à l’échelle mondiale pour leurs travaux de recherche, leur enseignement, leurs publications, ainsi que pour leur rôle au sein de comités de rédaction de revues scientifiques de premier plan. Ils ont chacun reçu des prix en reconnaissance de leur contribution à l’évolution de la chimie moderne. Ils ont offert à la Cour une mine de connaissances essentielles pour le procès, et qu’il suffise de dire que l’information qu’ils ont fournie à la Cour équivalait vraisemblablement à un cours de premier cycle, si ce n’est à un diplôme en chimie.

VI.             Nouveauté

[223]       Apotex affirme que le brevet 653 est invalide parce que l’objet revendiqué n’était pas nouveau ou, en termes positifs, parce qu’il était « antériorisé ». Selon les articles 2 et 28.2 de la Loi sur les brevets, tout brevet doit présenter le caractère de la nouveauté pour être valide. En substance, un brevet est antériorisé si la personne versée dans l’art aurait pu, avant la date de la revendication (le 28 mai 1993), et en consultant une seule pièce d’antériorité, réaliser l’objet du brevet sans « trop de difficultés ».

[224]       Dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, aux paragraphes 30 à 33, la Cour suprême du Canada a élaboré un critère en deux volets relatif à l’antériorité. L’antériorité d’un brevet s’établit, du point de vue de la personne versée dans l’art, par : 1) la divulgation antérieure, et 2) le caractère réalisable de l’objet de cette divulgation antérieure.

A.                Divulgation antérieure

(1)               Le droit relatif à la divulgation antérieure

[225]       Pour remplir la première partie du critère relatif à la nouveauté – la divulgation antérieure –, Apotex doit démontrer qu’il existe au moins une pièce d’antériorité qui divulgue à elle seule l’objet de l’invention dont la réalisation entraînerait la contrefaçon du brevet 653 : Sanofi‑Synthelabo Plavix, aux paragraphes 25 et 28. Autrement dit : ce qui contrefait ultérieurement a d’abord antériorisé.

[226]       La portée de la divulgation antérieure est régie par l’article 28.2 de la Loi sur les brevets, qui énonce les dates pertinentes selon la source de la divulgation. En l’espèce, Apotex n’a produit aucune preuve d’une divulgation faite directement ou indirectement par la demanderesse (alinéa 28.2(1)a)), ou d’une divulgation découlant d’une demande de brevet déposée par un tiers (alinéas 28.2(1)c) et d)). Par conséquent, Apotex ne peut prouver qu’il y a eu divulgation antérieure que si elle réussit à démontrer que l’objet du brevet 653 a été « rendu accessible au public » par une autre personne qu’AstraZeneca (alinéa 28.2(1)b)).

[227]       La seule divulgation antérieure alléguée par Apotex en ce qui concerne la nouveauté est le brevet allemand DE 455, qui a été déposé le 8 novembre 1990 et publié le 14 mai 1992. Le brevet DE 455 concerne une méthode permettant de séparer les énantiomères d’une grande classe de composés connue sous le nom de pyridylméthylsulphinyl‑1H‑benzimidazoles. La méthode fait appel à une technique qui consiste à préparer des diastéréoisomères en introduisant une autre molécule chirale, à savoir un auxiliaire chiral. Contrairement aux énantiomères, les diastéréoisomères ont des propriétés physiques distinctes, de sorte qu’il est possible de les séparer en fonction de ces propriétés. La méthode comporte plusieurs étapes : préparation des diastéréoisomères en faisant réagir un auxiliaire chiral avec le sel d’un benzimidazole substitué racémique; chromatographie pour séparer le mélange de diastéréoisomères, cristallisation pour purifier le diastéréoisomère; hydrolyse dans un acide fort pour éliminer le groupement auxiliaire chiral; neutralisation de l’hydrolysat à l’aide d’une base forte. Le brevet 653 fait l’admission contraignante selon laquelle le brevet DE 455 peut être utilisé pour séparer des énantiomères de l’oméprazole à l’échelle préparative (Shire Biochem Inc. c Canada (ministre de la Santé), 2008 CF 538, au paragraphe 24).

[228]       Je conclus que le brevet DE 455 ne divulgue pas l’objet du brevet 653 parce qu’il manque un élément essentiel du brevet 653, à savoir : une pureté optique de 99,8 % de l’excès énantiomérique.

[229]       Il ne peut y avoir divulgation suffisante que si tous les éléments essentiels du brevet 653 se trouvent dans le brevet DE 455. La réalisation d’une invention déjà divulguée emporte contrefaçon (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 25). Par ailleurs, la contrefaçon doit porter sur chaque élément essentiel (Free World Trust, aux paragraphes 31 et 68). Il s’ensuit donc que l’absence d’un seul élément essentiel du brevet 653 dans le brevet DE 455 permet de régler la question de la divulgation antérieure et, de ce fait, celle de l’anticipation (voir Elli Lilly and Co c Apotex, 2009 CF 991, au paragraphe 397).

(2)               Aucune divulgation antérieure d’un excès énantiomérique de 99,8 %

[230]       Le brevet 653 fixe un seuil élevé pour ce qui est de la pureté optique. Comme je l’ai mentionné précédemment dans mon analyse, sous « Interprétation des revendications », la revendication 8, lorsqu’elle est lue par la personne versée dans l’art à la lumière de la divulgation, décrit un composé présentant une pureté optique d’au moins 99,8 % d’ee. Par conséquent, l’un des éléments essentiels du brevet 653 est qu’il concerne un composé qui possède ce degré élevé de pureté optique.

[231]       Le brevet DE 455 ne précise pas le degré de pureté optique de façon suffisamment détaillée pour divulguer le degré de pureté précisé dans le brevet 653. Il est vrai que le brevet DE 455 décrit un degré élevé de pureté optique à l’aide d’expressions telles que : « optiquement pur », « homogène sur le plan de la configuration », « énantiomériquement pur », etc. Ces descriptions ne sont pas précisées et, par conséquent, Apotex a fait valoir que le brevet DE 455 avait divulgué antérieurement le haut degré de pureté précisé dans le brevet 653 parce qu’il offrait un composé « optiquement pur ». Toutefois, il convient d’étudier la question de la divulgation antérieure du point de vue de la personne versée dans l’art. De ce point de vue, le brevet DE 455 n’a pas divulgué le même degré de pureté que le brevet 653.

[232]       Sur ce point, le Dr Armstrong (pour AstraZeneca) a décrit de façon convaincante comment l’expression « optiquement pur », selon l’ancienne nomenclature (en vigueur au moment où le brevet DE 455 a été déposé), signifiait « aussi pur que possible [...] selon les techniques dont on dispose ». De ce point de vue, on ne peut affirmer que la pureté optique dont il est question dans le brevet DE 455 constitue une divulgation antérieure d’un excès énantiomérique d’au moins 99,8 %. En fait, cette référence sans autre précision à la pureté optique divulgue uniquement que, à l’époque, le brevet DE 455 divulguait le degré de pureté optique le plus élevé qu’il était possible d’atteindre avec les techniques de l’époque, et non un seuil objectif.

[233]       Selon M. Jacobsen (pour le compte d’Apotex), l’expression « optiquement pur » serait vague pour la personne versée dans l’art. M. Jacobsen affirme toutefois qu’un degré suffisant de pureté est divulgué en raison du contexte du brevet DE 455. M. Jacobsen a notamment affirmé que la personne versée dans l’art comprendrait que l’expression « optiquement pur » renvoie au même degré de pureté qui est mentionné dans le brevet 653 parce que cela serait souhaitable d’un point de vue commercial. Cette interprétation est peu convaincante. Le simple fait qu’une pureté optique élevée soit souhaitable n’équivaut pas à un seuil précis de 99,8 % d’ee.

[234]       De plus, la preuve de M. Danheiser (pour le compte d’Apotex) est particulièrement peu convaincante en ce qui concerne la divulgation antérieure d’une pureté suffisante. M. Danheiser avait reçu pour instruction de la part d’Apotex de tenir pour acquis que l’expression « énantiomériquement pur » était équivalente à un excès énantiomérique de 99,8 %. Par conséquent, il semble qu’il ne se soit pas penché sur la question de savoir comment la personne versée dans l’art aurait interprété l’expression « optiquement pur » dans le brevet DE 455.

[235]       Enfin, M. Davies (pour le compte d’AstraZeneca) a affirmé que, par convention, l’expression « optiquement pur » laisse entendre que le degré de pureté serait d’au moins 90 % d’ee. M. Davies a toutefois précisé que cette suggestion est dénuée de fondement si l’on ne divulgue pas de méthode précise ou de preuve de la pureté. Étant donné le nombre important de critiques formulées par les experts au cours de la présente affaire à l’égard des méthodes utilisées pour déterminer la pureté, je comprends l’hésitation de M. Davies à indiquer un degré de pureté précis qui semble dénué de fondement.

[236]       La question de savoir si d’autres éléments essentiels du brevet 653 avaient été divulgués dans le brevet DE 455 était également en litige (p. ex. les sels, l’énantiomère (‑) de l’oméprazole, les propriétés des énantiomères de l’oméprazole). Je n’aborderai toutefois pas la question de ces éléments soi‑disant essentiels de façon détaillée, car l’élément qui avait été le plus rigoureusement analysé et pour lequel on disposait du plus grand nombre d’éléments de preuve (la pureté optique de 99,8 % d’ee) n’avait pas été divulgué.

[237]       Un brevet qui revendique une substance « optiquement pure », ce qui signifie, selon le contexte, un excès énantiomérique d’au moins 90 %, ne contrefait pas nécessairement un brevet qui précise une pureté de 99,8 % d’ee. Par conséquent, le critère de divulgation antérieure en ce qui concerne la nouveauté n’est pas rempli en l’espèce.

B.                 Le caractère réalisable

(1)               Le droit relatif au caractère réalisable

[238]       Bien que j’aie conclu à l’absence de divulgation antérieure, j’aborderai brièvement le second volet du critère relatif à la nouveauté : le caractère réalisable.

[239]       Le caractère réalisable renvoie à la question de savoir si la personne versée dans l’art peut, à l’aide de la seule pièce d’antériorité, « exécuter ou [...] réaliser l’invention du deuxième brevet sans trop de difficultés » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 33). Dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, la Cour suprême ne définit pas l’expression « trop de difficultés » et établit plutôt une liste non exhaustive de facteurs dont « l’applicabilité dépend de la preuve » (au paragraphe 37). Plus précisément, la Cour suprême les a résumés ainsi (je paraphrase) :

a.       le brevet antérieur dans son ensemble, mémoire descriptif et revendications compris;

b.      les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art;

c.       la nature de l’invention, c’est‑à‑dire que ce qui passe pour comporter « trop de difficultés » dans un domaine particulier dépend de la mesure dans laquelle des activités potentiellement difficiles comme des essais ou des expériences sont courantes dans ce domaine.

[240]       La Cour suprême a également énoncé un quatrième facteur : la mesure dans laquelle des erreurs ou omissions manifestes ne font pas obstacle au caractère réalisable lorsque « des habiletés et des connaissances raisonnables permettaient d’y remédier » (au paragraphe 37). À mon avis, il s’agit davantage d’une application du second facteur ci‑dessus à l’évaluation des difficultés excessives que d’un facteur indépendant, quoiqu’il soit utile de le mentionner spécifiquement.

(2)               La preuve concernant le caractère réalisable de l’invention

[241]       Plusieurs éléments de preuve contradictoires ont été présentés à la Cour en ce qui concerne le caractère réalisable de l’invention. Plus particulièrement, les deux parties se sont fondées sur leurs tentatives, qui ont réussi ou échoué, de suivre le brevet DE 455 pour atteindre le degré de pureté décrit dans le brevet 653. Étant donné que ces tentatives faisaient appel à un brevet antérieur (DE 455) et qu’il était allégué que ces tentatives suivaient une approche reflétant celle qu’aurait employée la personne versée dans l’art, mon analyse de la preuve relative aux essais effectués par les deux parties, en plus des commentaires d’experts sur cette preuve, tient compte des facteurs relatifs au caractère réalisable de l’invention que j’ai décrits précédemment.

[242]       AstraZeneca a présenté une preuve factuelle par l’entremise de M. Larsson, un ancien employé d’AstraZeneca. M. Larsson a décrit les tentatives infructueuses d’AstraZeneca quant à la production de quantités suffisantes des énantiomères de l’oméprazole à des fins d’analyse, en 1993, en se fondant sur le brevet DE 455. Apotex a répliqué avec une critique sévère du rôle limité de M. Larsson dans les expériences en question et des erreurs apparentes d’AstraZeneca lorsqu’elle a tenté d’appliquer le brevet DE 455 en se fondant sur les notes de laboratoire de M. Niman. M. Niman, qui avait réalisé les expériences, n’a pas été appelé à témoigner.

[243]       La preuve d’Apotex était également peu concluante. Apotex s’était fondée sur la preuve factuelle présentée par M. Taylor, un chimiste très estimé qui possède des aptitudes et des connaissances        allant bien au‑delà de celles de la personne versée dans l’art. Par ailleurs, AstraZeneca a formulé une critique satisfaisante de la façon dont M. Taylor est allé au‑delà de la portée du brevet DE 455 dans ses expériences.

[244]       Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu du fait que le brevet DE 455 rend réalisable l’invention revendiquée par le brevet 653.

(3)               Absence du caractère réalisable de l’excès énantiomérique de 99,8 %

[245]       Aucune des deux parties n’a présenté de preuve convaincante au sujet du caractère réalisable de l’invention. Prise dans son ensemble, la preuve quant aux essais est [traduction« controversée et non concluante ». En conséquence, je n’accorde pas un grand poids à cette preuve (Bristol‑Myers Squibb Canada Co c Apotex Inc., 2009 CF 137, aux paragraphes 132 à 142). De plus, étant donné que l’argumentaire des deux parties en ce qui concerne le caractère réalisable de l’invention était essentiellement fondé sur des essais, j’estime qu’Apotex n’a pas réussi à s’acquitter du fardeau qui lui incombait en ce qui concerne la démonstration du caractère réalisable de l’invention.

[246]       M. Larsson (pour le compte d’AstraZeneca) a décrit de nombreuses difficultés associées à la réalisation du brevet DE 455. Il s’est ultimement avéré impossible d’obtenir des énantiomères optiquement purs de l’oméprazole dans le cadre de ces essais, et les substances subissaient une « dégradation majeure ». Cela dit, Apotex a sévèrement critiqué la preuve de M. Larsson et les essais qu’il a décrits. Premièrement, Apotex a fait ressortir de nombreuses lacunes dans la preuve de M. Larsson, notamment :

a.       que les expériences avaient été menées par M. Niman, lequel n’avait pas été appelé à témoigner;

b.      que les travaux de M. Niman ont commencé en 1992, soit avant que M. Larsson se joigne à AstraZeneca en mars 1993;

c.       que les travaux de M. Niman avaient été initialement supervisés et dirigés par M. Hjalmarsson, lequel n’a pas non plus été appelé à témoigner;

d.      que M. Larsson n’a pas lui‑même mené les expériences;

e.       que M. Larsson a dit avoir observé certaines des expériences sans toutefois pouvoir préciser lesquelles;

f.       que M. Larsson n’a pas discuté des travaux de M. Niman avec ce dernier depuis 1993;

g.      que M. Larsson ne pouvait expliquer pourquoi ou comment certaines étapes étaient effectuées;

h.      que M. Larsson était incapable de confirmer si des analyses avaient été effectuées à divers stades.

[247]       Deuxièmement, Apotex a fait valoir de façon convaincante, en se fondant sur les notes de laboratoire de M. Niman, que ce dernier n’a pas suivi fidèlement les étapes décrites dans le brevet DE 455 comme un chimiste versé dans l’art. Plus particulièrement, Apotex a fait les observations suivantes :

a.       que M. Niman a parfois omis de contrôler le pH des réactions et omis de neutraliser adéquatement la solution après l’hydrolyse, provoquant ainsi une exposition à des pH acides destructifs;

b.      que M. Niman n’a pas effectué les analyses de chromatographie comme un chimiste versé dans l’art, en commençant à plusieurs reprises la purification sur des colonnes chromatographiques pour ensuite laisser l’opération se poursuivre pendant la nuit;

c.       que M. Niman, après avoir été incapable de purifier l’oméprazole par chromatographie en utilisant un système de solvant, a omis d’essayer avec d’autres solvants.

[248]       À la lumière de ces critiques, il est difficile d’accorder beaucoup de poids à la preuve de M. Larsson ou de considérer qu’il s’agit d’une preuve convaincante en ce qui concerne l’antériorité.

[249]       Contrairement à AstraZeneca, Apotex a éprouvé peu de difficulté lorsqu’elle a cherché à réaliser le brevet DE 455. Cependant, la critique de la preuve d’Apotex formulée par AstraZeneca est tout aussi convaincante.

[250]       Tout d’abord, en faveur d’Apotex, j’accepte que M. Taylor, qui a organisé les essais réalisés par Apotex relativement au brevet DE 455, était protégé d’un éventuel biais ou d’une éventuelle préconception en ce qui concerne l’objectif ultime en raison de l’approche adoptée par Apotex quant au mandat qui lui a été confié. Je souligne en particulier que M. Taylor :

a.       ne s’est pas vu remettre le brevet 653;

b.      n’avait pas été informé du fait qu’un degré de pureté donné était souhaitable;

c.       n’avait aucun moyen de savoir si le fait que les expériences réussissent (p. ex. ce qui appuierait l’argument concernant l’antériorité) ou échouent (p. ex. ce qui appuierait l’argument relatif à l’inutilité) favoriserait Apotex ou non.

[251]       M. Taylor est un chimiste exceptionnel possédant des compétences de loin supérieures à celles de la personne versée dans l’art. Bien qu’il soit vrai que le fait d’attaquer uniquement ses références constituerait une attaque personnelle (comme l’a fait valoir Apotex), le contexte global des essais réalisés par Apotex (y compris les références impressionnantes de M. Taylor) en amoindrit la crédibilité. Apotex allègue que le brevet DE 455, qui est extrêmement détaillé, permettrait facilement au chimiste versé dans l’art d’obtenir des composés avec le degré de pureté énoncé dans le brevet 653. Cependant, ils ont retenu les services d’un chimiste très estimé, qui a effectué plusieurs essais ex parte du brevet DE 455 avant d’effectuer les mêmes essais en présence de représentants d’AstraZeneca, et qui n’avait pas reçu pour instruction d’effectuer les essais comme l’aurait fait un chimiste en 1993.

[252]       De simples conjectures sur la façon dont la personne de M. Taylor ne correspond pas exactement à la définition d’une personne versée dans l’art ne suffisent pas pour discréditer sa preuve. Cependant, lorsqu’on tient compte des multiples variations qu’il a utilisées lorsqu’il a réalisé le brevet DE 455, la preuve qu’il présente perd de la valeur. Plus particulièrement, étant donné que M. Taylor a utilisé des ratios de solvant inhabituels et des techniques de refroidissement peu communes sans présenter de preuve convaincante du fait que la personne versée dans l’art aurait eu une approche similaire en ce qui concerne le brevet DE 455, et étant donné l’expertise exceptionnelle de M. Taylor, je doute que le fait qu’il ait réussi en 2013 soit représentatif du résultat auquel serait parvenu la personne versée dans l’art avec le brevet DE 455 en 1993. En conséquence, je ne suis pas convaincu que la personne versée dans l’art pourrait atteindre le degré de pureté décrit dans le brevet 653 à l’aide du brevet DE 455 sans « difficulté excessive ».

[253]       En mettant de côté les lacunes précitées (qui réfutent l’allégation d’Apotex en ce qui concerne le caractère réalisable de l’invention parce que l’approche de M. Taylor ne reflétait pas celle de la personne versée dans l’art), j’accepte l’argument d’Apotex selon lequel M. Taylor est parvenu, en fin de compte, au degré de pureté précisé dans le brevet 653.

[254]       M. Taylor a calculé le degré de pureté dans ses essais en employant deux méthodes : la chromatographie liquide à haute performance (CLHP) et la résonnance magnétique nucléaire (RMN). Malgré les efforts déployés par AstraZeneca pour discréditer les résultats obtenus à l’aide de ces méthodes, AstraZeneca n’a pas réussi à me convaincre.

[255]       Au sujet de la CLHP, AstraZeneca a fait valoir que les calculs pourraient avoir été compromis par des impuretés. Après chaque hydrolyse, le matériel obtenu était violacé. Les deux parties ont convenu que cette couleur était due à une impureté parce que les énantiomères de l’oméprazole sont incolores. En conséquence, les résultats de la CLHP étaient potentiellement peu fiables. Cependant, la réponse d’Apotex à cette « théorie de l’impureté violacée » est convaincante. Apotex a fait valoir de façon convaincante que cette théorie est excessivement spéculative et qu’elle force la Cour à [traduction« postuler qu’il existe un certain nombre de faits hautement improbables », nommément :

a.       que l’impureté est indécelable par RMN, l’analyse par RMN effectuée par M. Taylor n’ayant révélé aucune impureté;

b.      que l’impureté se trouve simplement à être coéluée avec l’énantiomère principal en quantité suffisante pour altérer le calcul de la pureté énantiomérique;

c.       que l’impureté se trouve simplement à être coéluée exactement au même point que l’énantiomère principal, de sorte qu’il n’y a pas de distorsion de la symétrie du pic représentant l’énantiomère principal;

d.      que l’impureté présente les mêmes propriétés spectrales que l’énantiomère principal à deux longueurs d’onde distinctes, alors qu’il est plus probable que des molécules de couleur différente (p. ex. l’oméprazole incolore et l’impureté violacée) auront des spectres différents à la fois dans le spectre des couleurs visibles et la région des UV;

e.       que l’impureté devrait produire un pic 20 fois plus grand que le pic associé à l’énantiomère principal pour qu’il y ait un effet visible sur le pic associé à l’énantiomère en question.

[256]       Les essais par RMN ont donné lieu à un vif débat entre MM. Jacobsen et Davies au sujet de l’assignation des pics dans le calcul du rapport diastéréoisomérique. Au final, toutefois, l’utilisation de la RMN comme outil pour contrôler l’évolution d’une réaction, plutôt que le fait de calculer la pureté du produit final (comme dans le cas de la CLHP), fait en sorte que ce débat est essentiellement sans importance. À la lumière des résultats de la CLHP, j’estime que M. Taylor a pu atteindre le degré de pureté précisé dans le brevet 653.

[257]       Enfin, la dernière tentative d’AstraZeneca de discréditer l’approche adoptée par M. Taylor était de lui reprocher le fait d’être allé au‑delà de la portée du brevet DE 455 en faisant des sels. Cette critique donne une fausse impression de deux facteurs énoncés dans l’affaire Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 37 : le libellé clair du brevet DE 455, et la façon dont des erreurs ou des omissions manifestes ne font pas obstacle au caractère réalisable lorsque « des habiletés et des connaissances raisonnables permettaient d’y remédier ». Tout d’abord, la demande de brevet DE 455 énonce qu’il est possible de fabriquer des sels de benzimidazoles substitués racémiques avec des bases [traduction« de façon coutumière en faisant réagir les composés avec les hydroxydes appropriés ». En fait, M. Taylor a fabriqué un sel de sodium, et la demande de brevet DE 455 mentionne explicitement, comme sels d’addition basique des benzimidazoles racémiques, les sels de sodium, de potassium, de calcium, de magnésium et de titane, entre autres sels. De plus, même si cette voie n’était pas suffisamment claire pour que la personne versée dans l’art la suive, selon l’avis de M. Jacobsen, le procédé décrit pour fabriquer des sels de l’oméprazole dans la demande de brevet européen 0 124 495 datée du 7 novembre 1984 [le brevet 495] pourrait être utilisé, sans modification, pour produire des sels des énantiomères de l’oméprazole. Étant donné que M. Taylor a indiqué indépendamment qu’il avait utilisé le brevet 495 dans le cadre de ses expériences, le fait de se fonder sur les méthodes décrites dans ce brevet est à la portée du chimiste versé dans l’art minutieux.

[258]       En somme, le brevet 653 était nouveau. Le brevet DE 455 n’a pas divulgué la caractéristique essentielle d’un degré précis de pureté optique élevée. Par ailleurs, les expériences effectuées par M. Taylor avec le brevet DE 455 ne me convainquent pas que la personne versée dans l’art serait parvenue à atteindre le degré de pureté précisé dans le brevet 653 en se fondant sur le brevet DE 455. En conséquence, j’estime que la preuve de M. Taylor au sujet des essais qu’il a réalisés était peu concluante et, partant, qu’elle n’a pas permis à Apotex de s’acquitter du fardeau qui lui incombait en ce qui concerne le caractère réalisable de l’invention.

VII.          Évidence

[259]       Apotex avance, comme ultime argument, que le brevet 653 est invalide parce qu’il est « évident ». Les articles 2 et 28.3 de la Loi sur les brevets exigent, pour qu’un brevet soit valide, qu’il ne soit pas évident. En substance, un brevet est évident si, du point de vue de la personne versée dans l’art et à la date de la revendication, aucune activité inventive n’était requise pour passer de l’état de la technique à l’idée originale du brevet.

[260]       La Cour suprême a énoncé un critère à quatre volets en matière d’évidence dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 67 :

a.       identifier la personne versée dans l’art et déterminer ses connaissances générales courantes pertinentes;

b.      définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

c.       recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

d.      abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[261]       Le premier volet de ce critère n’est pas en litige. Les parties se sont entendues, pour l’essentiel, sur les caractéristiques de la personne versée dans l’art, comme il a été décrit précédemment. Pour le brevet 653, la personne versée dans l’art est une personne collective et est un amalgame :

                d’un chimiste organique ou médicinal;

                d’un pharmacologue;

                d’un spécialiste de la formulation de produits pharmaceutiques;

                d’un médecin au fait du traitement pharmacologique de la sécrétion excessive d’acide gastrique et des états pathologiques apparentés.

[262]       Les parties s’entendent également, pour l’essentiel, sur ce qui constitue les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art (lesquelles ont également été décrites précédemment). Il s’agit notamment de connaissances concernant :

                la stéréochimie;

                le rôle de la stéréochimie dans l’activité des médicaments;

                l’oméprazole, et en particulier :

  ses sels;

  ses mécanismes d’action;

                l’ésoméprazole et ses sels;

                l’utilisation de sels pour améliorer des médicaments;

                les techniques générales de séparation d’énantiomères;

                la motivation de purifier des énantiomères.

[263]       Les trois volets restants du critère de l’évidence établi dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix méritent un examen plus approfondi.

A.                Étape 2 : L’idée originale des revendications en cause

[264]       En l’espèce, le premier élément contesté du critère de l’évidence établi dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix est la définition de l’idée originale des revendications en cause.

(1)               Ce qu’il faut entendre par idée originale

[265]       Dans l’affaire qui nous occupe, ce qu’il fallait entendre par l’« idée originale » des revendications du brevet a suscité la controverse. Les parties ont proposé des interprétations contradictoires. AstraZeneca a fait valoir une promesse tronquée (ce qui allégeait son fardeau quant à l’utilité), et partant, une conception étendue de l’idée originale (ce qui alourdissait le fardeau d’Apotex quant à l’évidence). Pour sa part, Apotex a soutenu le contraire : une promesse générale (ce qui alourdissait le fardeau d’AstraZeneca quant à l’utilité) et une conception plus restreinte de l’idée originale (ce qui allégeait son fardeau quant à l’évidence).

[266]       Les parties avaient également des opinions contradictoires quant aux principes juridiques sous‑tendant l’idée originale. Dans sa plaidoirie finale, AstraZeneca a soutenu que l’idée originale, la promesse du brevet et l’interprétation des revendications ne sont [traduction« à toutes fins utiles qu’une seule et même chose ». À l’inverse, Apotex a fait valoir qu’il s’agissait de trois exercices distincts. Un tel désaccord sur le cadre juridique fondamental de doctrines essentielles en droit des brevets, entre deux plaideurs particulièrement avertis, est à tout le moins alarmant.

[267]       Les tribunaux ont toujours estimé que la détermination de l’idée originale commençait avec les revendications du brevet, et qu’ils ne devaient se reporter à la divulgation que si cela était nécessaire. Dans son arrêt de principe sur l’évidence, la Cour suprême affirme que les tribunaux doivent, à la deuxième étape de l’analyse de l’évidence, « [d]éfinir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 67).

[268]       La Cour suprême poursuit :

La seule présence d’une formule chimique ne permet pas de déterminer l’inventivité de la revendication. J’estime donc que l’on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous‑tend les revendications. On ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive (au paragraphe 77).

[269]       Ainsi, comme pour l’interprétation des revendications, il faut, pour déterminer l’idée originale, commencer avec les revendications et ne se reporter au brevet (la divulgation) que si cela est nécessaire. Les tribunaux ont systématiquement confirmé cette approche (voir, p. ex., Abbvie Corp. C Janssen Inc., 2014 CF 55, au paragraphe 123).

(2)               L’idée originale du brevet 653

[270]       Dans le cas du brevet 653, il n’est pas nécessaire d’examiner l’ensemble du mémoire descriptif pour déterminer quelle est l’idée originale. Le brevet ne revendique pas simplement une formule chimique, comme on le précise dans l’affaire Sanofi‑Synthelabo Plavix. Il revendique plutôt un certain nombre d’éléments (composés, puretés, utilisations), dont aucun n’exige que l’on examine la divulgation pour en comprendre le caractère inventif. Pour cette raison, l’interprétation que fait Apotex de l’idée originale, qui découle de façon non équivoque des revendications du brevet 653, devrait être préférée à celle d’AstraZeneca, qui importe inutilement des aspects de la divulgation.

[271]       Les parties ont proposé deux idées originales en l’espèce. Apotex a fait valoir une idée originale plus étroite : [traduction« des sels de l’ésoméprazole, y compris le sel de magnésium, avec une pureté ≥ 99,8 % d’ee. ». En revanche, AstraZeneca a fait valoir une idée originale plus large : [traduction« un sel optiquement pur du (‑)‑oméprazole, tel que revendiqué, de même que des propriétés pharmacocinétiques et métaboliques améliorées par rapport à l’oméprazole, ainsi qu’une grande stabilité contre la racémisation dans un pH neutre et un pH alcalin ». Par conséquent, l’idée originale proposée par AstraZeneca peut être interprétée comme étant un prolongement de l’idée originale proposée par Apotex. Plus particulièrement, le litige entre les parties se résume à la question de savoir si l’idée originale des revendications du brevet 653 comprend les propriétés améliorées de l’ésoméprazole décrites dans la divulgation du brevet.

[272]       Il n’est cependant pas nécessaire de se reporter à la divulgation pour ce qui concerne les propriétés améliorées associées à l’idée originale du brevet 653, car une idée originale viable est présente dans les revendications. Dans le cadre de leur analyse de l’idée originale, les deux parties se concentrent sur les revendications 7 et 8 du brevet 653, lesquelles se lisent comme suit :          [traduction]

7. Un composé des revendications 1 à 6 ayant une pureté optique d’au moins 98 %.

8. Un composé des revendications 1 à 6 ayant une pureté optique d’au moins 99,8 %.

(Non souligné dans l’original.)

[273]       AstraZeneca soutient qu’il s’agit de revendications visant uniquement des composés et qu’il faut consulter la divulgation pour déterminer quelle est l’idée originale. Je ne suis pas d’accord. Les revendications 7 et 8 ne concernent pas uniquement un composé, mais indiquent également le degré précis de pureté optique des composés. De fait, ce degré de pureté optique et la question de savoir si une activité inventive a été nécessaire pour y parvenir sont les sujets sur lesquels a porté la majeure partie de la preuve déposée par les experts dans la présente affaire. Bien qu’il soit vrai qu’il est possible d’élargir l’idée originale en traitant des propriétés des composés dont il est question dans la divulgation, cela constituerait une approche inadéquate. Dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, la Cour suprême permet que l’on tienne compte de la divulgation lorsque les revendications ne concernent que des composés, car ces revendications ne permettent pas de déterminer l’inventivité de la revendication, et non parce qu’il serait possible de développer une idée originale viable qui aurait déjà été identifiée (paragraphe 77). En effet, la Cour suprême précise qu’« [o]n ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive » (paragraphe 77). Une telle erreur d’interprétation est précisément ce qu’allègue AstraZeneca en l’espèce. Le brevet 653 ne revendique jamais les propriétés améliorées qu’AstraZeneca cherche à ajouter à l’idée originale. Par ailleurs, il est possible de dégager l’idée originale à partir des seules revendications, qui visent des composés nouveaux à un degré de pureté qui était jusqu’alors inatteignable. Ainsi, l’idée originale, qui est enracinée dans les revendications du brevet, se trouve dans les revendications 7 et 8.

[274]       Les deux revendications visent un composé (l’ésoméprazole), qui présente une caractéristique précise (un degré élevé de pureté). L’idée originale est par conséquent le composé et le degré de pureté élevé qui est précisé. L’idée originale est plus exactement le composé au plus haut degré de pureté revendiqué (revendication 8), ou, comme l’a fait valoir Apotex : [traduction] « des sels de l’ésoméprazole, y compris le sel de magnésium, ayant une pureté optique ≥ 99,8 % d’ee. ».

[275]       Il n’est pas nécessaire que j’examine d’autres revendications du brevet 653, car les « revendications en question » (c.‑à‑d. les revendications qui étaient ciblées dans les plaidoiries et par les experts relativement à l’évidence) ne sont que les revendications 7 et 8.

B.                 Étape 3 : Différences entre l’état de la technique et l’idée originale

[276]       Cela nous amène au troisième volet du critère de l’évidence établi dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix. Toutefois, avant d’exposer les différences entre l’art antérieur et l’idée originale, il convient d’établir le cadre temporel associé à l’art antérieur. L’article 28.3 précise les dates pertinentes en qui concerne l’art antérieur en fonction de la source. En l’espèce, Apotex n’a fourni aucune preuve concernant des pièces d’art antérieur qui proviendraient directement ou indirectement de la demanderesse (AstraZeneca). En conséquence, la seule pièce d’art antérieur qui soit pertinente doit être « devenue accessible au public » avant la date de la revendication, par l’action d’une personne autre qu’AstraZeneca (Loi sur les brevets, art. 28.3b)).

[277]       Étant donné son opinion en ce qui concerne l’antériorité, Apotex fait valoir qu’il n’existe aucune différence entre l’état de la technique et l’idée originale parce que, à son avis, le brevet 653 était antériorisé par la demande de brevet allemand DE 455. J’ai déjà expliqué pour quelle raison le brevet DE 455 n’antériorise pas le brevet 653 : il y manque un élément essentiel du brevet 653, à savoir une pureté optique de 99,8 % d’ee.

[278]        Subsidiairement, Apotex fait valoir, en ce qui concerne l’évidence, que les seules différences entre l’état de la technique et l’idée originale sont les suivantes :

a.       une description de la pureté qui est quantitative (p. ex. 99,8 % d’ee, dans le brevet 653) plutôt que qualitative (p. ex. « optiquement pur », dans le brevet DE 455);

b.      l’énumération de sels d’addition basique précis (p. ex. magnésium dans le brevet 653) plutôt qu’une description en général de sels d’addition basique (p. ex. « des sels avec des bases » dans le brevet DE 455).

[279]       AstraZeneca ne conteste pas ces différences entre l’état de la technique et l’idée originale. Il s’agit manifestement de différences entre le brevet DE 455 et le brevet 653. AstraZeneca ajoute plutôt trois autres différences :

a.       l’énantiomère (‑) isolé de l’oméprazole;

b.      sous la forme d’un sel alcalin;

c.       ses propriétés.

[280]       J’examinerai chacune des différences proposées successivement et je présenterai ultimement la conclusion à laquelle je suis parvenu, à savoir que toutes les différences proposées entre l’état de la technique et l’idée originale sont valables, à l’exception des énantiomères sous la forme d’un sel alcalin ou de leurs « propriétés » avantageuses. Je souligne cependant que le fait d’établir une liste de différences entre l’état de la technique et un brevet contesté ne confère aucune protection contre l’invalidité, car le moyen d’aplanir ces différences pourrait avoir été évident.

[281]       L’atteinte du degré de pureté optique précisé, à savoir 99,8 % d’ee, constitue une différence entre l’état de la technique et l’idée originale. Bien que le brevet DE 455 décrive les composés qu’il vise comme étant « optiquement purs », j’ai déjà décrit comment, lorsqu’on tient compte du contexte, cela signifie une pureté d’environ 90 %. Le seul autre document de l’art antérieur auquel on fait référence relativement à cette question est l’article d’Erlandsson, qui décrit une méthode permettant d’obtenir une pureté optique de 91,2 % d’ee. Par conséquent, le degré de pureté optique atteint et précisé dans le brevet 653 constitue une différence entre l’état de la technique et l’idée originale du brevet 653.

[282]       L’énumération de sels d’addition basique (comme le magnésium) constitue également une différence entre l’état de la technique et l’idée originale. Le seul document de l’art antérieur auquel on fait référence sur cette question est le brevet DE 455, dans lequel on utilise l’expression « des sels avec des bases » plutôt que d’énumérer des sels précis, comme on le fait dans les revendications du brevet 653.

[283]       De façon analogue, l’énantiomère (‑) isolé de l’oméprazole est différent de l’état de la technique. Le brevet DE 455 ne donne en exemple que l’énantiomère (+) de l’oméprazole. De surcroît, l’article Erlandsson ne fait état que d’une séparation et d’un isolement partiel des énantiomères de l’oméprazole.

[284]       Enfin, les deux autres différences entre l’état de la technique et l’idée originale proposées par AstraZeneca doivent être rejetées. Ni l’énantiomère sous la forme d’un sel alcalin, ni ses propriétés améliorées, comme des propriétés pharmacocinétiques améliorées, ne font partie de l’idée originale revendiquée dans le brevet 653. Ces sujets sont abordés dans la divulgation et non dans les revendications pertinentes (7 et 8), et ne font donc pas partie de l’idée originale. Par conséquent, on ne peut dire qu’il s’agit de « différences » entre l’état de la technique et l’idée originale du brevet 653.

[285]       En conclusion, les différences entre l’état de la technique et l’idée originale sont notamment les suivantes :

a.       une pureté optique de 99,8 % d’ee;

b.      l’énumération de sels d’addition basiques précis;

c.       l’énantiomère (‑) isolé de l’oméprazole.

C.                Étape 4 : L’activité inventive associée au passage de l’état de la technique à l’idée originale

[286]       Enfin, le quatrième volet du critère relatif à l’évidence de l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix consiste à savoir si le moyen d’aplanir les différences ci‑dessus (et donc passer de l’état de la technique à l’idée originale) suppose « quelque inventivité » ou, en d’autres termes, une « activité inventive ». Je décrirai d’abord la démarche à adopter pour l’analyse de l’évidence, et en particulier, l’essai « allant de soi »; j’appliquerai ensuite cette démarche avant de conclure que le brevet 653 n’était pas évident, car l’obtention d’une pureté optique élevée exigeait une activité inventive.

(1)               Le droit relatif à l’évidence

a)                  L’analyse juxtaposée de l’évidence et des essais allant de soi

[287]       Comme je l’ai déjà indiqué, l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix présente une analyse générale de l’évidence. Cependant, à la quatrième étape de cette analyse, une autre analyse pourrait être nécessaire – l’analyse de l’essai « allant de soi » (voir l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 67). L’analyse de l’évidence et celle de l’essai allant de soi ne doivent pas être vues comme des analyses distinctes. En fait, c’est toujours le critère à quatre volets qui régit l’analyse, la question de savoir si une expérience particulière « allait de soi » n’étant « qu’un des éléments à considérer pour statuer sur l’évidence » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 64). Ces analyses se juxtaposent dans le sens où le critère général de l’évidence s’applique toujours, et que l’examen relatif à l’essai allant de soi vient parfois compléter le quatrième volet, selon que le domaine scientifique concerné par le brevet en question est ou non suffisamment expérimental.

[288]       Plus précisément, la notion de l’essai allant de soi peut s’appliquer à la quatrième étape de l’examen général portant sur l’évidence dans « les domaines d’activités où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 68). En particulier, la Cour suprême indique dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix que « certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables » (au paragraphe 68). Le brevet 653, qui concerne des énantiomères optiquement purs et promet des progrès thérapeutiques (ésoméprazole) par rapport à son prédécesseur, dont l’objet était un racémate déjà découvert à la structure comparable (oméprazole), répond à ces conditions et devrait être assujetti au critère de l’essai allant de soi. Cela étant dit, il ne s’agit là que d’un facteur à considérer. Par conséquent, les facteurs jurisprudentiels concernant l’analyse générale de l’évidence et l’analyse relative à l’essai allant de soi sont pertinents en l’espèce.

b)                 Facteurs relatifs à l’essai allant de soi et à l’évidence

[289]       Je commencerai par les facteurs relatifs à l’essai allant de soi. Dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, la Cour suprême énonce une liste non exhaustive de facteurs principaux et secondaires pouvant servir à déterminer si une invention allait ou non de soi (aux paragraphes 69 à 71). Les facteurs principaux peuvent se résumer ainsi :

a.       Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux et existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

b.      Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue ou ardue?

c.       L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[290]       La Cour fait en outre mention d’« [u]n autre facteur important » (sans doute secondaire), celui des « mesures concrètes ayant mené à l’invention », dans la mesure où l’évidence tient à la manière dont la personne versée dans l’art aurait agi à la lumière de l’art antérieur – ce sur quoi l’analyse concernant l’évidence est justement axée (au paragraphe 70).

[291]       Viennent ensuite les facteurs concernant l’évidence en général. Dans l’arrêt Janssen‑Ortho Inc. c Novopharm Ltd, 2007 CAF 217 [Novopharm Levofloxacin], la Cour d’appel fédérale dresse une liste non exhaustive de facteurs principaux et secondaires permettant d’évaluer plus généralement l’évidence (au paragraphe 25). La cour souligne précisément que « cette liste est un instrument utile, mais rien de plus » et qu’elle ne devrait pas être « suiv[ie] à la lettre » (au paragraphe 27). Par conséquent, mon analyse portera sur les facteurs (énoncés ou non dans l’arrêt Novopharm Levofloxacin) intéressant la question de l’évidence en l’espèce, eu égard au brevet en cause et à la preuve présentée. Comme on pouvait s’y attendre, il y a un chevauchement important entre les facteurs considérés par la Cour suprême dans son analyse de l’essai allant de soi et ceux considérés par la Cour d’appel fédérale dans son analyse du critère général de l’évidence, puisque ces deux analyses se juxtaposent.

[292]       Les principaux facteurs à considérer dans l’examen général de l’évidence selon l’arrêt Novopharm Levofloxacin peuvent être résumés comme suit. Mentionnons d’abord les trois facteurs principaux dont il a déjà été question plus haut aux premières étapes du critère de l’évidence de l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix :

a.       l’invention;

b.      la personne versée dans l’art;

c.       les connaissances générales courantes de cette personne.

[293]       Deuxièmement, trois autres facteurs principaux doivent être analysés à la lumière des trois premiers, à savoir :

a.       le climat régnant dans le domaine en question à l’époque où l’invention a été faite;

b.      la motivation qui, à l’époque où l’invention a été faite, incitait à résoudre un problème reconnu;

c.       le temps et les efforts qu’a exigés l’invention.

[294]       Il est notable, mais pas étonnant, que ces facteurs coïncident largement avec ceux de l’essai allant de soi. Enfin, il y a également des facteurs secondaires à considérer, à savoir :

a.       le succès commercial de l’invention;

b.      les prix et autres récompenses qu’elle a reçus.

c)                  Le seuil à atteindre pour satisfaire à l’analyse de l’essai allant de soi et à celle de l’évidence

[295]       Les facteurs susmentionnés doivent être examinés en gardant à l’esprit la question juridique ultime de l’évidence du brevet contesté.

[296]       Pour qu’une invention résulte d’un essai allant de soi, « le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 66).

[297]       Plus généralement, pour qu’une invention soit évidente, il faut une « activité inventive » qui permette de passer de l’état de la technique à l’idée originale, ce qui signifie par ailleurs qu’il aurait dû être « évident » ou « très simple » de découvrir l’invention compte tenu de l’état de la technique (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 65).

(2)               Application du droit relatif à l’évidence au brevet 653

[298]       Comme nous l’avons mentionné plus haut, trois différences proposées entre l’état de la technique et l’idée originale doivent être examinées, à savoir :

a.       une pureté optique de 99,8 % ee;

b.      l’énumération de sels d’addition basiques précis;

c.       l’énantiomère (‑) isolé de l’oméprazole.

[299]       Les deuxième et troisième différences peuvent être aisément présentées comme des prolongements évidents de l’état de la technique. Par conséquent, j’examinerai brièvement l’activité non‑inventive qui aurait amené la personne versée dans l’art à s’inspirer des antériorités pour parvenir à ces différences, avant d’analyser plus en détail l’activité inventive requise pour arriver à une pureté optique de 99,8 % ee.

a)                  L’activité non inventive associée au passage de l’état de la technique à des sels précis de l’oméprazole et à l’énantiomère (‑) de l’oméprazole

[300]       Le fait d’énumérer des sels précis de l’oméprazole et de mentionner l’isolement de l’énantiomère (‑) de l’oméprazole était un prolongement évident de l’état de la technique et, en particulier, du brevet DE 455.

[301]       Tout d’abord, le fait d’énumérer des sels d’addition basique précis était un prolongement évident de l’état de la technique. Le brevet DE 455 décrit de façon générale et revendique des « sels avec des bases », ce qu’AstraZeneca met en opposition avec l’énumération de sels d’addition basique précis figurant dans le brevet 653. Cette différence est toutefois superficielle. La personne versée dans l’art aurait compris que la mention « des sels avec des bases » formulée dans le brevet DE 455 signifiait des sels pharmaceutiquement acceptables pouvant être formés après l’addition d’une base. Aucune activité inventive n’aurait été nécessaire pour comprendre que cela engloberait les sels formés par l’addition de cations métalliques, comme des cations de sodium, de potassium, de calcium et de magnésium, dans un hydroxyde approprié. Dans le brevet DE 455, il est indiqué qu’il est possible de former des sels basiques des substrats racémiques à l’aide de ces cations métalliques de « façon coutumière » et que la personne versée dans l’art saurait qu’il serait également possible d’utiliser ces mêmes cations pour former des sels des énantiomères résultants. Tandis que les experts d’AstraZeneca (M. Davies et le Dr Armstrong) ont fait valoir que les sels qui avaient été énumérés dans le brevet 653 ne figuraient pas parmi les exemples donnés dans le brevet DE 455, ils ont indiqué dans leur témoignage qu’il ne s’agissait que d’une différence technique mineure qui serait facile à aplanir par la personne versée dans l’art. De plus, comme l’a expliqué M. Jacobsen :

[traduction] « La préparation de sels est avantageuse pour la purification, l’entreposage et la manipulation des composés, et il s’agit de la norme pour les produits pharmaceutiques. En fait, l’oméprazole, qui était un médicament commercialisé à cette époque, était vendu sous la forme d’un sel décrit comme étant basique. Cela signifie simplement que l’on forme le sel en ajoutant une base et en générant une forme déprotonée de l’oméprazole en tant que sel. Ce sel doit avoir un cation et une charge. Ces sels sont décrits comme étant des sels de sodium, de potassium, de calcium et de magnésium pharmaceutiquement acceptables. Il s’agit d’une formulation très très courante dans un brevet visant un produit pharmaceutique ou dans la description d’un tel produit, et un chimiste versé dans l’art comprendrait que c’est ce que l’on signifie par de tels sels. Il s’agit d’une façon simple de désigner les sels facilement accessibles du composé en question. (Interrogatoire principal de M. Jacobsen, transcription de l’audience, vol. 2, de la p. 322, ligne 26, à la p. 323, ligne 15.)

[302]       À la lumière de ces explications, que M. Jacobsen a données de façon crédible, il n’y a aucune raison de douter du fait que l’énumération de sels aurait été un prolongement évident de l’expression « des sels avec des bases ». En effet, les experts d’AstraZeneca ont tout au plus souligné l’absence d’une liste dans le brevet DE 455 (une différence entre l’état de la technique et l’idée originale) plutôt que décrit l’ingéniosité nécessaire pour énumérer des sels précis (c.‑à‑d. qu’une activité inventive est nécessaire pour combler cette différence). À la lumière de la preuve convaincante fournie par Apotex sur ce point, la preuve d’AstraZeneca est insuffisante pour lui permettre d’étayer son allégation selon laquelle le fait d’énumérer des sels précis constitue une activité inventive.

[303]       De plus, la chimie étant un domaine expérimental, cette conclusion est corroborée par le fait que, à la lumière de l’état de la technique, l’identification de sels précis est, au minimum, un essai allant de soi. Il serait possible d’utiliser la méthode de fabrication des sels de l’oméprazole décrite dans le brevet 495, sans modification, pour produire des sels des énantiomères de l’oméprazole; la personne versée dans l’art saurait qu’il serait possible de recourir à la même méthode pour former des sels des énantiomères de l’oméprazole avec des bases et pourrait facilement déterminer quels sels formeraient le meilleur solide cristallin. En conséquence, aucune activité inventive ne serait nécessaire pour passer de l’état de la technique (des sels avec des bases) à l’idée originale du brevet 653 (une énumération de sels).

[304]       L’énantiomère (‑) de l’oméprazole était également un prolongement évident de l’état de la technique. Le brevet DE 455 décrit la préparation de l’énantiomère (+) dans les exemples 5 et 6. De plus, la personne versée dans l’art comprendrait que ces exemples enseignent également la façon d’obtenir l’énantiomère (‑) en utilisant l’énantiomère du réactif précisé. Les experts des deux parties pour la question de l’évidence (MM. Jacobsen et Davies) étaient essentiellement d’accord sur ce point.

[305]       Par conséquent, le passage de l’état de la technique à l’énumération de sels précis ou à l’isolement de l’énantiomère (‑) n’aurait pas nécessité d’activité inventive. Bien qu’il s’agisse de différences entre l’état de la technique et l’idée originale du brevet 653, ces différences auraient été aplanies par des essais courants ne faisant pas intervenir d’activité inventive.

b)                 L’activité inventive associée au passage de l’état de la technique à une pureté optique de 99,8 % d’ee

[306]       Contrairement aux différences décrites précédemment, une activité inventive aurait été nécessaire pour que la personne versée dans l’art puisse passer de l’état de la technique à la pureté optique décrite dans le brevet 653. Étant donné que cette différence non évidente constitue la différence la plus controversée du dossier, il convient d’effectuer une analyse plus approfondie des facteurs associés à l’évidence et des essais allant de soi. Je traiterai donc de chacun des facteurs qui sont pertinents en l’espèce.

(i)                 Motivation à séparer les énantiomères de l’oméprazole

[307]       La motivation à séparer les énantiomères de l’oméprazole est essentielle à la question de l’évidence dans la présente affaire. Sans une telle motivation, il est difficile de croire que l’innovation présentée dans le brevet 653, qui est fondée sur une telle séparation, était évidente.

[308]       La preuve la plus convaincante au sujet de la motivation est celle du Dr Armstrong. Avant son témoignage, les échanges entre les experts étaient minimes : ils étaient simplement en désaccord sur la question de savoir si la personne versée dans l’art aurait été motivée à séparer les énantiomères de l’oméprazole avant la date de dépôt du brevet. Cependant, après le témoignage du Dr Armstrong, il est devenu évident que les différences d’opinions entre les experts au sujet de l’oméprazole pouvaient s’expliquer par le degré de spécificité variable de leur analyse. Autrement dit, le Dr Armstrong a expliqué pourquoi il n’y avait aucune motivation à séparer l’oméprazole en particulier en raison de ses caractéristiques uniques, nommément un profil thérapeutique large et l’absence de toxicité, bien qu’il y ait eu une motivation générale à séparer des médicaments racémiques.

[309]       Premièrement, il n’est pas contesté qu’il n’y avait peu voire pas de motivation à se pencher sur les différences d’activité entre les énantiomères de l’oméprazole en tant qu’IPP. Cela est dû au mécanisme d’action de l’oméprazole, par lequel ses énantiomères sont convertis en un sulfénamide achiral, l’agent actif inhibiteur dans la cellule pariétale. Comme je l’ai expliqué précédemment, la chiralité est la principale caractéristique qui distingue les énantiomères. Par conséquent, le fait de former un sulfénamide achiral élimine cette différence, de sorte que les énantiomères posséderaient un effet vraisemblablement égal.

[310]       Deuxièmement, il n’y avait aucune motivation à étudier les différences de toxicité entre les énantiomères. La grande innocuité de l’oméprazole avait été démontrée, et la substance était associée à un indice thérapeutique « inhabituellement élevé » (c.‑à‑d. que l’écart entre les doses sûre et dangereuse était excessivement grand). Étant donné qu’il s’agit d’un médicament racémique sûr, qui n’entraînait que peu ou pas d’effets négatifs, la motivation à en examiner les énantiomères afin de voir si un degré négligeable de toxicité était associé à l’un ou à l’autre d’entre eux serait minime.

[311]       Troisièmement, il n’y avait que peu ou pas de motivation à examiner les énantiomères dans le but d’améliorer les propriétés de l’oméprazole. M. Wainer (pour le compte d’Apotex) a discuté longuement de la « possibilité » qu’un énantiomère « ait pu » en améliorer les propriétés par rapport au racémate, une allégation qu’AstraZeneca ne conteste pas. Cependant, le temps et les ressources dont disposent les chercheurs étant limités, il n’est pas réaliste de supposer que la personne versée dans l’art explorerait toutes les pistes possibles jusqu’à ce qu’elles s’avèrent infructueuses (même si la recherche d’informations est le « moteur » d’un chimiste, selon les propos de M. Jacobsen). Au contraire, la personne versée dans l’art aux prises avec un problème scientifique analyserait les coûts et les avantages qui seraient associés à diverses options afin d’élaborer un cadre raisonnable dans lequel mener ses travaux de recherche. À cet égard, les points de vue de M. Davies étaient des plus pertinents :

[traduction] « La chimie est sans contredit une science expérimentale, mais il y a des millions d’expériences à réaliser. Il faut choisir celles que l’on croit les plus prometteuses – dont le plan d’action est le plus raisonnable. Si l’on ne s’attend aucunement à ce qu’une expérience fonctionne, pourquoi suivrait‑on cette piste? (Interrogatoire principal de M. Davies, transcription de l’audience, vol. 10, p. 1746, aux lignes 17 à 23.)

[312]       En conclure autrement rendrait le critère de la motivation non seulement définitivement résolu dans tous les cas, mais, de surcroît, définitivement résolu par rapport aux intérêts de l’innovateur. Pratiquement toute activité scientifique « peut » produire des résultats utiles. La question qu’il faut se poser lorsqu’on se penche sur la motivation dans un contexte d’évidence n’est pas celle de savoir s’il existe une motivation théorique à propos de laquelle on peut conjecturer, mais plutôt celle de savoir si une motivation précise aurait réellement existé en ce qui concerne le brevet en question. Comme l’a indiqué le juge Rothstein dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 90 :

Le secteur pharmaceutique est sans conteste extrêmement concurrentiel. Les entreprises sont toujours à l’affût de médicaments nouveaux et améliorés qu’elles veulent commercialiser dès que possible. La demande d’un antiplaquettaire efficace et non toxique peut donc être présumée. Toutefois, ni le brevet 875 ni ses connaissances générales courantes ne donnaient à la personne versée dans l’art un motif de rechercher l’objet du brevet 777. Le brevet antérieur était un brevet de genre, de sorte qu’une sélection était prévisible. Il n’établissait cependant pas de distinction entre les composés quant à leur efficacité et à leur toxicité, ce qui donne à penser que ce qu’il y avait lieu de retenir ou d’omettre n’était alors pas évident pour la personne versée dans l’art. (Non souligné dans l’original.)

[313]       En l’espèce, il n’y avait aucune motivation à séparer les énantiomères de l’oméprazole en particulier. L’état de la technique en ce qui concerne l’oméprazole aurait permis à la personne versée dans l’art de savoir qu’il serait « très difficile d’apporter des améliorations à l’oméprazole » en raison de ses caractéristiques : un indice thérapeutique large, une innocuité et une efficacité connues, et des différences interindividuelles cliniquement négligeables quant au métabolisme. Apotex a décrit la motivation comme étant un désir de savoir tout de l’oméprazole et de ses énantiomères (toxicité potentielle, propriétés potentielles), mais cette description n’est pas convaincante s’il n’y a aucun problème scientifique précis à résoudre. Il est trop facile pour un fabricant de génériques de faire valoir que sa motivation tient du désir de connaître toute l’information qu’il est possible d’obtenir à propos d’un composé lorsqu’il n’y a rien qui motive le désir de connaître cette information.

[314]       De plus, l’absence d’études sur des médicaments racémiques semblables appuie la conclusion selon laquelle la motivation à séparer les énantiomères de l’oméprazole était minime. Il n’y a aucune preuve de l’existence d’un médicament racémique qui, en mai 1993, était considéré comme sans danger et efficace, qui était associé à un indice thérapeutique large, et dont l’un des énantiomères avait été utilisé pour produire un médicament en raison de différences quant à l’affinité des énantiomères pour les enzymes responsables de la métabolisation du médicament.

[315]       En somme, il n’y avait que peu ou pas de motivation à étudier les énantiomères de l’oméprazole. Apotex a fait valoir de façon convaincante que la personne versée dans l’art aurait un intérêt général pour les énantiomères. En effet, bon nombre de découvertes pharmaceutiques dont il a été question dans la présente affaire avaient trait à des médicaments racémiques et à leurs énantiomères. Cependant, AstraZeneca a établi une distinction entre l’intérêt pour l’oméprazole en particulier et l’intérêt général pour les médicaments racémiques, étant donné les caractéristiques uniques de l’oméprazole. Il s’agissait d’un médicament commercialisé avec beaucoup de succès et pour lequel la perspective que ses énantiomères représentent une amélioration par rapport au racémate était faible, étant donné le large indice thérapeutique du racémate et son absence de toxicité. Cette absence de motivation milite fortement en faveur de l’esprit inventif nécessaire pour obtenir un énantiomère avec une pureté optique de 99,8 % d’ee.

(ii)               Le climat régnant dans le domaine

[316]       Dans l’affaire Novopharm lévofloxacine, ce facteur a été décrit comme « les attitudes, les tendances, les préjugés et les attentes » dans le domaine (au paragraphe 25). D’une certaine façon, cela vient compléter l’analyse précédente de la motivation, car lorsque le climat régnant dans un domaine dissuade les chercheurs d’étudier une question donnée, cela limite la motivation à étudier ladite question. En l’espèce, le climat en ce qui concerne la séparation des énantiomères aurait en général dissuadé les chercheurs de séparer les énantiomères de l’oméprazole.

[317]       L’attitude selon laquelle l’oméprazole était l’« étalon‑or » des IPP a contribué à créer une tendance à la recherche d’analogues de l’oméprazole plutôt qu’à la recherche de moyens d’améliorer directement l’oméprazole. Cela affaiblit davantage le caractère évident de la séparation des énantiomères du racémate et de l’investissement d’efforts pour les isoler avec une pureté optique atteignant 99,8 % d’ee.

[318]       La preuve montre que bon nombre de grandes sociétés pharmaceutiques étudiaient des analogues (c.‑à‑d. de nouvelles molécules présentant des similarités de structure avec l’oméprazole) plutôt que de s’intéresser aux énantiomères de l’oméprazole. Plus particulièrement, en ce qui concerne Sepracor, une société pharmaceutique dont le modèle d’entreprise même est de breveter les énantiomères de médicaments racémiques, rien ne laisse croire que la société ait déposé une demande de brevet visant l’ésoméprazole, ni même que cette possibilité ne l’ait intéressée. Le fait que même Sepracor n’ait eu aucun intérêt pour l’oméprazole soulève d’importants doutes au sujet de l’affirmation d’Apotex selon laquelle il y avait une motivation à analyser les énantiomères de l’oméprazole en particulier ou que le climat dans le domaine aurait encouragé les chercheurs à le faire.

[319]       Le facteur « climat régnant dans le domaine » est également visé par la soi‑disant attente de racémisation de l’ésoméprazole et du préjudice que cela causait prétendument par rapport à la possibilité d’envisager plus avant la séparation des énantiomères de l’oméprazole. Bien que je considère, ultimement, que la « peur d’une racémisation » avancée par AstraZeneca n’était pas convaincante, le climat régnant dans le domaine milite toujours en faveur du caractère non évident du brevet 653, en raison des tendances précitées en ce qui concerne l’analyse des analogues. Autrement dit, la motivation à ne pas analyser les énantiomères de l’oméprazole demeure, et ce, malgré l’absence d’une peur de la racémisation. Une peur de la racémisation n’est qu’un élément dissuasif pour ceux qui envisagent d’étudier l’ésoméprazole. L’élimination de cet élément dissuasif, que l’on pourrait assimiler au fait d’enlever le bâton, n’équivaut pas à la création d’un incitatif à effectuer de tels travaux de recherche, que l’on pourrait assimiler au fait d’ajouter une carotte au bout du bâton.

[320]       Cette soi‑disant peur de la racémisation avancée par AstraZeneca n’est pas convaincante et n’aurait donc pas découragé la personne versée dans l’art d’étudier les énantiomères de l’oméprazole. En ce qui concerne cette peur de la racémisation, AstraZeneca s’est fondée sur l’article de Brändström (Brändström A, “Chemical reactions of omeprazole and omeprazole analogues. III Protolytic behaviour of compounds in the omeprazole system” Acta Chem Scand. (1989) 43 :569), qui ne traitait pas de la racémisation de l’oméprazole, mais qui offrait plutôt un appui indirect à la possibilité hypothétique d’une racémisation. En se fondant sur cet article, les experts d’AstraZeneca ont fabriqué une soi‑disant peur de la racémisation, qui paralyserait la personne versée dans l’art songeant à étudier l’ésoméprazole. Malheureusement pour AstraZeneca, les fondements scientifique et rationnel de cet argumentaire étaient faibles.

[321]       Premièrement, l’incrédulité des experts d’Apotex en ce qui concerne la peur d’une racémisation à laquelle serait confronté le chimiste versé dans l’art est plus crédible, parce que ces experts ont mieux reproduit la perspective de la personne versée dans l’art. Le mandat confié à MM. Jacobsen et Danheiser (pour le compte d’Apotex) leur permettait de formuler une opinion sur l’état de la technique en « [faisant abstraction] de toute connaissance de l’invention revendiquée » (Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 67), ce qui n’était pas le cas de M. Davies et du Dr Armstrong (pour le compte d’AstraZeneca). Plus particulièrement, les experts d’Apotex ont rédigé leur rapport initial, dans lequel ils ont indiqué s’il serait possible d’obtenir les énantiomères de l’oméprazole et comment cela pourrait se faire, sans que le brevet 653 ait été porté à leur connaissance. Au contraire, M. Davies a présenté de nombreux éléments de preuve concernant des litiges antérieurs portant sur l’ésoméprazole, et le Dr Armstrong a, dans une moindre mesure, eu à traiter du brevet 653 dans une affaire antérieure.

[322]       Certes, j’ai accepté les conclusions avancées par les experts d’AstraZeneca au sujet d’autres éléments précités, comme la motivation, malgré le fait qu’on ne les ait pas tenus dans l’ignorance de l’existence du brevet 653. En termes simples, c’est parce que les explications fournies par les experts d’AstraZeneca sur ces points étaient plus convaincantes. Cependant, le fait que les experts d’Apotex n’aient pas été au courant de l’existence du brevet est particulièrement pertinent en ce qui concerne la peur de la racémisation, car cette peur est fondée sur un seul article, que le chimiste versé dans l’art n’aurait vraisemblablement pas considéré comme étant particulièrement pertinent ou qu’il n’aurait vraisemblablement pas interprété de la même façon que les experts d’AstraZeneca. Les experts d’Apotex, qui ont reproduit la recension de la littérature qu’aurait menée le chimiste versé dans l’art étudiant la séparation des énantiomères de l’oméprazole (une recension de la littérature particulièrement convaincante étant donné qu’ils ignoraient l’existence du brevet 653), n’ont trouvé aucun élément pouvant servir de fondement à la peur d’une racémisation. La recension de la littérature qu’ils ont effectuée était rigoureuse et crédible. En effet, M. Danheiser a cherché à reproduire la recherche qu’aurait effectuée la personne versée dans l’art avec tant de sérieux qu’il a consulté physiquement des résumés d’articles scientifiques de chimie archivés afin de suivre à la lettre les mêmes étapes qu’aurait suivies la personne versée dans l’art à l’époque pertinente.

[323]       En revanche, AstraZeneca n’a pas cherché à placer ses témoins dans un contexte semblable. Qui plus est, les experts d’AstraZeneca ont commenté des publications que leur avaient fournies les avocats de la société pharmaceutique, même lorsque ces articles avaient été publiés dans des revues dont les experts n’avaient jamais entendu parler ou qu’ils n’avaient jamais lues. Cette approche soulève d’importants doutes au sujet de la peur de la racémisation proposée par AstraZeneca. Bien que le brevet 653 décrive la stabilité contre la racémisation des sels revendiqués comme étant « surprenante », l’approche adoptée par AstraZeneca laisse entendre que ses experts, qui avaient consulté le brevet 653 avant de présenter leur rapport, avaient simplement cherché à justifier cette proposition plutôt qu’à en vérifier la véracité.

[324]       Deuxièmement, l’incrédulité des experts d’Apotex quant à la peur d’une racémisation qu’éprouverait le chimiste versé dans l’art est plus crédible parce que leur interprétation de l’article de Brändström, sur lequel repose le principe de la peur d’une racémisation, est plus raisonnable. Dans leur rapport initial, les experts d’Apotex ne disent à peu près rien au sujet de l’article de Brändström parce que, à leur avis, la personne versée dans l’art qui chercherait à séparer les énantiomères de l’oméprazole se concentrerait principalement sur le brevet DE 455 et sur l’article d’Erlandsson, deux documents de l’art antérieur clairement et directement pertinents par rapport au problème qui lui serait présenté. En revanche, les experts d’AstraZeneca ont cité un passage de l’article de Brändström en le dissociant de la thèse qui était présentée dans l’article et l’ont exagéré autant que possible pour justifier la peur d’une racémisation qu’ils alléguaient. Pour que les choses soient bien claires, je tiens à préciser que ce qui pose un problème dans le cas de la peur d’une racémisation n’est pas le fait que cette racémisation ait été scientifiquement impossible, mais plutôt l’importance excessive accordée à cette peur; pour faire une analogie, cette peur était davantage un tigre de papier sur le chemin de la personne versée dans l’art qu’un lion (AstraZeneca Canada Inc. c Teva Canada Ltée, 2013 CF 245, au paragraphe 56).

[325]       Pour comprendre pourquoi l’accent mis par AstraZeneca sur la peur de la racémisation en se fondant sur l’article de Brändström était excessif, il convient de présenter un aperçu des fondements logiques et scientifiques qui sous‑tendent cet argument. L’article de Brändström n’affirme pas que l’oméprazole subira inévitablement une racémisation dans toutes les circonstances et que le fait de chercher à en séparer les énantiomères constitue par conséquent un exercice stérile. Au contraire, il n’y a qu’un seul passage où il est écrit que la déprotonation d’un groupement méthylène est possible à une pKa « trop élevée pour qu’il vaille la peine de s’y intéresser ». À partir de ce passage, les experts d’AstraZeneca ont extrapolé au sujet de la façon dont la déprotonation pourrait entraîner une racémisation. Mais il n’y a aucun détail expérimental dans l’article de Brändström au sujet des conditions dans lesquelles cette racémisation s’était produite, et il n’y a aucune indication selon laquelle ces conditions sont celles dont il faudrait se préoccuper lors de la formation d’un sel. De plus, l’article de Brändström n’indique pas que la déprotonation a causé une réaction chimique qui mènerait à une racémisation ou à une dégradation.

[326]       La peur paralysante d’une racémisation avancée par AstraZeneca, qui est fondée sur un article que les experts d’Apotex n’ont pas trouvé au terme de leur recension crédible de la littérature, n’est pas convaincante. Tout au plus, une telle extrapolation aurait indiqué à la personne versée dans l’art qu’elle pourrait trouver sur son chemin un dos d’âne et non un obstacle insurmontable. Le fait de permettre à de telles préoccupations extérieures d’empêcher la personne versée dans l’art d’effectuer des analyses courantes dans le but d’explorer des questions scientifiques empêcherait la personne versée dans l’art de reproduire adéquatement le comportement prévu des chercheurs dans le contexte du droit des brevets. Chaque question scientifique fait l’objet d’une note de bas de page dans une publication obscure, évoquant de possibles difficultés lors de l’étude d’une question. En permettant aux innovateurs d’exagérer ces notes de bas de page et d’en faire une garantie d’ingéniosité en ce qui concerne leurs brevets, on se trouverait à fixer une norme trop élevée pour ce qui est de l’évidence. L’analyse et l’interprétation d’articles scientifiques complexes comportent certainement une part d’extrapolation, mais le fait de transformer des préjudices hypothétiques mineurs en des interdictions générales visant des domaines de recherche n’est tout simplement pas représentatif de la conduite qu’adopteraient raisonnablement des scientifiques ou la personne versée dans l’art.

[327]       De plus, Apotex a fait valoir de façon convaincante que la peur d’une racémisation découlant de l’article de Brändström était non seulement excessive, mais également mal fondée. La déprotonation du groupement méthylène est extrêmement improbable ou, si elle se produisait, serait infinitésimale, étant donné la pKa élevée des protons du groupement méthylène, qui seraient très difficiles à extraire. Par ailleurs, selon de nombreux articles scientifiques portant sur les sulfoxydes chiraux (la famille à laquelle appartient l’oméprazole), la déprotonation n’entraîne pas de racémisation. AstraZeneca a fait valoir que l’oméprazole était unique et qu’il ne se comporterait pas comme les autres sulfoxydes chiraux; toutefois, les mécanismes de racémisation mis de l’avant par ses experts ont été complètement discrédités lors des contre‑interrogatoires et ont été décrits, au mieux, comme des préoccupations hypothétiques dont on ne s’attendrait pas à ce qu’elles dissuadent la personne versée dans l’art de s’intéresser aux énantiomères de l’oméprazole.

[328]       En somme, le climat régnant dans le domaine milite également en faveur du caractère non évident du brevet 653. Bien que la peur d’une racémisation ait été injustifiée, le climat régnant dans le domaine, qui favorisait la piste des analogues de l’oméprazole plutôt que celle de la séparation de ses énantiomères, corrobore l’ingéniosité associée à l’obtention d’une pureté optique singulièrement élevée de l’oméprazole.

(iii)             Effort requis

[329]       La question des essais allant de soi est décrite de la façon suivante dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 69 : « Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants? » Ce facteur milite également en faveur du caractère non évident du brevet 653.

[330]       Apotex a cherché par de nombreux moyens à démontrer l’effort minimal qui était requis pour réaliser l’invention visée par le brevet 653. Par souci de précision, mentionnons que l’examen de l’évidence cherche à déterminer si « l’état de la technique », et non une seule pièce de l’art antérieur, permet de réaliser l’invention sans activité inventive. Cela dit, les trois principales approches avancées par Apotex étaient les suivantes : 1) le brevet DE 455, 2) l’article d’Erlandsson et 3) des colonnes disponibles dans le commerce. Aucune de ces approches, prise à elle seule ou en association, aurait permis de manière évidente d’atteindre le degré de pureté précisé dans le brevet 653.

[331]       En ce qui concerne le brevet DE 455, je ne puis accepter l’affirmation d’Apotex selon laquelle l’atteinte du degré de pureté précisé dans le brevet 653 était évidente pour la personne versée dans l’art lorsque, pour reconstituer les étapes qu’aurait suivies la personne versée dans l’art pour obtenir l’ésoméprazole en 1993, Apotex a fait appel à deux chimistes tenus en haute estime en 2013, à qui Apotex n’avait jamais indiqué de reproduire la démarche qu’aurait adoptée un chimiste versé dans l’art, et qui n’ont effectué un essai en la présence des avocats de la partie adverse qu’après avoir d’abord effectué plusieurs essais ex parte. Si l’atteinte d’un degré de pureté de 99,8 % d’ee était réellement évidente pour la personne versée dans l’art, une personne dont les aptitudes et l’expérience auraient été bien plus près de celles de ladite personne versée dans l’art aurait dû pouvoir obtenir le même degré de pureté en menant des essais courants; il n’aurait pas été nécessaire de demander à deux éminents chercheurs de peaufiner la méthode décrite dans le brevet DE 455 et de les laisser parachever leur technique en réalisant de multiples essais avant de laisser la partie adverse examiner leur démarche.

[332]       En ce qui concerne l’article d’Erlandsson, étant donné l’opinion d’Apotex selon laquelle la personne versée dans l’art chercherait naturellement à obtenir le degré de pureté le plus élevé possible, si Erlandsson est parvenu à atteindre un degré de pureté de 91,2 % d’ee dans ses travaux, c’est qu’il a vraisemblablement eu recours à un procédé optimisé conçu pour produire une pureté maximale. Cette opinion est étayée par l’explication fournie par le DArmstrong selon laquelle le procédé employé par Erlandsson pour séparer les énantiomères, qui avait vraisemblablement été optimisé vu son efficacité, faisait intervenir les mêmes facteurs que ceux qui sont associés à l’obtention d’un degré de pureté maximal. En conséquence, l’affirmation d’Apotex selon laquelle il serait simplement possible d’améliorer le procédé élaboré par Erlandsson est peu convaincante. De plus, l’opinion d’Apotex selon laquelle les techniques employées par Erlandsson, comme « l’affinement des pics » (peak‑shaving) et le recyclage, pourraient être simplement répétées jusqu’à l’obtention du degré de pureté escompté est peu convaincante. Comme l’a observé le DArmstrong :

[traduction] « Si vous avez des pics larges [...] et que vous répétez l’expérience, les pics s’élargissent davantage, ce qui va à l’encontre d’une séparation, et ce qui signifie qu’il y a un risque de chevauchement entre la portion recyclée et l’autre côté de l’autre pic. Voilà le danger qui guette quiconque procède ainsi. (Interrogatoire principal du Dr Armstrong, transcription de l’audience, vol. 19, p 2988, aux lignes 9 à 14.)

[333]       Il serait donc incorrect de laisser entendre qu’il est possible de purifier n’importe quelle substance jusqu’à un degré de pureté de 100 % (ou de 99,8 % d’ee, ce qui n’est pas beaucoup moins) en répétant tout simplement le procédé.

[334]       Enfin, les essais menés avec les colonnes disponibles dans le commerce étaient particulièrement peu convaincants. Apotex s’est fondée sur les résultats de M. Conor Scully pour démontrer qu’il était possible d’atteindre le degré de pureté indiqué dans le brevet 653 en utilisant des colonnes disponibles dans le commerce. Cependant, le fait que M. Scully ait utilisé une colonne fabriquée en 1999 pour simuler le rendement d’une colonne fabriquée en 1993, sans fournir de preuve que ces colonnes auraient un rendement équivalent (mais plutôt certains éléments voulant que des avancées auraient vraisemblablement été réalisées au cours de ces six années), est peu convaincant.

[335]       En particulier, M. Okamoto, le principal expert d’Apotex appelé à témoigner au sujet des similitudes qui existaient entre la colonne de 1993 et celle de 1999, a admis qu’il ne savait pas vraiment si des changements avaient été apportés aux colonnes au cours de ces six années. Il a également concédé que les colonnes de ce fabricant, la société Daicel, présentaient certains problèmes au début des années 1990 et que le fabricant aurait pu avoir cherché à corriger ces problèmes, ce qu’a également confirmé le Dr Armstrong. Qui plus est, Apotex a fait bien peu d’efforts pour s’assurer que les analyses effectuées par M. Scully reflétaient les analyses qui auraient été effectuées par la personne versée dans l’art. M. Scully n’avait pas reçu pour instruction d’effectuer les analyses comme l’aurait fait la personne versée dans l’art. En fait, on avait même dit à M. Scully quels solvants acheter, qu’il ne devait utiliser que ces solvants, et on lui a même indiqué quels rapports il devait respecter relativement aux mélanges de solvants. Au final, Apotex a été incapable de démontrer que les analyses effectuées par M. Scully et les colonnes qu’il avait utilisées étaient matériellement analogues à ce qu’aurait fait la personne versée dans l’art et aux colonnes que cette personne aurait utilisées en mai 1993. En conséquence, les analyses effectuées par Apotex avec des colonnes de 1999 ne corroborent que de façon minime son allégation selon laquelle les colonnes disponibles dans le commerce en 1993 auraient évidemment permis à la personne versée dans l’art d’atteindre le degré de pureté décrit dans le brevet 653.

[336]       En somme, ayant passé en revue l’ensemble des principales pièces de l’art antérieur formant l’état de la technique, de même que les divers résultats découlant de l’application de cet état de la technique pour séparer les énantiomères de l’oméprazole, je ne puis considérer que la nature et l’ampleur des efforts requis pour réaliser l’invention du brevet 653 correspondaient à de simples essais courants. Au contraire, la personne versée dans l’art aurait eu à choisir parmi plusieurs possibilités, dont aucune n’aurait été en soi évidente pour ce qui est de l’atteinte du degré de pureté décrit dans le brevet 653. Par conséquent, ce facteur milite également en faveur du caractère non évident du brevet 653.

(iv)             Mesures concrètes ayant mené à l’invention

[337]       En ce qui concerne l’essai allant de soi, ce facteur a été décrit de la façon suivante dans l’affaire Sanofi‑Synthelabo Plavix, au paragraphe 70 :

Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’antériorité. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

[338]       Dans cette optique, j’estime que le « projet secondaire officieux » de deux ans de M. Sverker von Unge (l’un des inventeurs nommés dans le brevet 653), qui consistait à séparer les énantiomères de l’oméprazole, est instructif. Le contexte sous‑jacent à la découverte qu’il a faite milite aussi en faveur du caractère non évident du brevet 653.

[339]       Premièrement, je trouve rafraîchissant de voir que M. von Unge ressemble davantage à la personne versée dans l’art que les imminents experts auxquels on a fait appel dans la présente affaire, et, en ce sens, cela nous offre une perspective différente sur les difficultés associées à la séparation des énantiomères de l’oméprazole.

[340]       Deuxièmement, la démarche adoptée par M. von Unge pour réaliser l’invention du brevet 653 témoigne non seulement du caractère non évident de l’invention, mais illustre également le fait que les sociétés pharmaceutiques n’avaient aucune motivation à se pencher sur la séparation des énantiomères de l’oméprazole (comme nous l’avons vu précédemment). Le projet d’AstraZeneca qui visait à trouver un produit pour succéder à l’oméprazole (« Omeprazole Successor Project ») était axé sur les analogues de l’oméprazole (plutôt que sur les énantiomères de l’oméprazole); il s’agissait du principal projet auquel travaillaient les responsables de la recherche et du développement chez AstraZeneca pour trouver un produit qui pourrait succéder à l’oméprazole. Bien que M. von Unge ait participé à ce projet, la politique d’AstraZeneca permettant aux chercheurs de la société de consacrer de 10 % à 20 % de leur temps à des projets personnels a permis à M. von Unge de poursuivre son projet secondaire consistant à séparer les énantiomères de l’oméprazole, de façon sporadique, sur une période de deux ans. Même après l’obtention de sels alcalins hautement purs des énantiomères de l’oméprazole par M. von Unge, AstraZeneca n’a pas immédiatement cherché à étudier les propriétés de ces énantiomères, malgré les connaissances approfondies qu’elle avait au sujet de l’oméprazole.

[341]       Je souligne que les travaux de M. von Unge, qui se sont déroulés de 1989 à 1991, précèdent le brevet DE 455 et certaines options en matière de chromatographie chirale, des pièces de l’art antérieur qui informent la personne versée dans l’art qui, en l’espèce, existait en mai 1993. Cependant, le fait que M. von Unge ait cherché à séparer les énantiomères de l’oméprazole sur une période de deux ans, bien que sporadiquement, jette à tout le moins un doute sur l’affirmation d’Apotex selon laquelle les techniques nécessaires pour atteindre le même degré de pureté que celui qui était précisé dans le brevet 653 auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art, en dépit des techniques ayant vu le jour après les travaux de recherche de M. von Unge. De plus, les travaux de M. von Unge, qui comportaient la manipulation de divers analogues et auxiliaires chiraux apparentés à divers degrés, laissent entendre qu’il ne s’agissait pas d’expériences courantes qui allaient de soi et qui permettaient d’obtenir un degré élevé de pureté optique, mais plutôt d’une série d’expériences pour lesquelles il a dû exercer un jugement, ce qui est révélateur d’un esprit inventif.

(v)               Succès sur les plans commercial et clinique

[342]       Dans l’arrêt Novopharm lévofloxacine, la Cour d’appel fédérale indique que les facteurs secondaires, comme le succès commercial, « peuvent se révéler pertinents, mais [qu’]on leur accorde en général moins de poids parce qu’ils se rapportent à des faits postérieurs à la date de l’invention supposée » (au paragraphe 25). La Cour d’appel fédérale fait plus particulièrement l’observation suivante en ce qui concerne le succès commercial :

L’objet de l’invention a‑t‑il été accueilli rapidement et avec impatience par les consommateurs visés? Dans l’affirmative, on peut penser que beaucoup de gens étaient motivés pour répondre aux besoins du marché, ce qui peut laisser supposer la présence d’inventivité. Cependant, cet accueil peut aussi s’expliquer par d’autres facteurs tels qu’une bonne stratégie de marketing, la puissance commerciale et des caractéristiques étrangères à l’invention (au paragraphe 25).

[343]       Il ne fait aucun doute que le Nexium est un médicament qui a connu un succès commercial. En effet, ce succès commercial est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Apotex a décidé d’entrer sur le marché. Cependant, le succès clinique, tout comme le succès commercial, peut être attribuable à des facteurs extrinsèques au médicament. Qu’il soit de nature clinique ou commerciale, le succès de Nexium et la mesure dans laquelle les médecins le prescrivent ne donnent qu’un aperçu limité de la question centrale qu’est le degré d’ingéniosité nécessaire à son invention : Apotex Inc. c Bayer AG, 2007 CAF 243, au paragraphe 47. La Cour a entendu la preuve de deux témoins experts au sujet du succès clinique de l’ésoméprazole, soit les Drs Vakil et Howden. Comme nous le constaterons, la preuve ne penche pas nettement d’un côté plutôt que de l’autre, de sorte que la preuve d’un succès clinique éclaire l’examen relatif à l’évidence.

[344]       Le DNimish Vakil est professeur de médecine clinique à l’Université du Wisconsin, à Madison, dans l’État du Wisconsin. Il est Fellow de l’American College of Gastroenterologists, a publié de nombreux articles, a donné des conférences un peu partout dans le monde et siège au comité de rédaction de plusieurs revues scientifiques. Il est l’auteur du chapitre sur les ulcères gastroduodénaux dans l’un des manuels de gastroentérologie les plus réputés. Il a une importante expérience clinique de cas complexes de reflux gastro‑œsophagien pathologique (RGOP). Il est considéré comme un expert dans le domaine de la gastroentérologie, possédant une expertise particulière dans le traitement du RGOP, y compris la physiopathologie, le diagnostic et la prise en charge du RGOP, et l’utilisation d’IPP dans un contexte clinique.

[345]       Dans son témoignage, le Dr Vakil a indiqué que les IPP originaux sont efficaces et demeurent efficaces chez les patients présentant des symptômes légers à modérés de RGOP. Selon le Dr Vakil, chez la majorité des patients, l’utilisation de Nexium n’est guère plus avantageuse que celle d’autres IPP (p. ex. le pantoprazole). Le Dr Vakil a toutefois indiqué que, à son avis, la littérature publiée sur le sujet appuyait largement le fait que le Nexium est plus efficace que les autres IPP chez les patients qui présentent une œsophagite érosive (ŒE). L’ŒE n’est pas présente chez tous les patients atteints de RGOP, mais constitue plutôt une complication du RGOP. Il existe une classification internationale des lésions érosives de l’œsophage, que l’on appelle la classification de Los Angeles. Cette classification comporte quatre stades, de A à D, que l’on utilise pour caractériser le degré de gravité des lésions.

[346]       Je reconnais, à la lumière de la preuve du Dr Vakil, que l’oméprazole a connu un succès, selon sa propre expérience clinique, pour le traitement des cas d’ŒE correspondant aux stades C et D. En acceptant le fait que, selon son expérience, l’ésoméprazole présente un avantage par rapport à l’oméprazole, la différence est marginale en ce qui concerne l’ampleur et l’effet, et, pour les raisons qui suivent, ne peut guider l’analyse de la question de l’évidence.

[347]       Le Dr Howden est professeur de médecine à la division de gastroentérologie du département de Médecine à la Northwestern University de Chicago, en Illinois, et médecin traitant au Northwestern Memorial Hospital. Il est reconnu comme un spécialiste de la médecine interne et de la gastroentérologie par l’American Board of Internal Medicine, et il est également accrédité au Royaume‑Uni. Il est entre autres Fellow de l’American Gastroenterological Association et de la British Society of Gastroenterology. Le Dr Howden est également rédacteur en chef adjoint de la revue American Journal of Gastroenterology, siège au comité de rédaction de six autres revues pertinentes et a évalué des articles pour les revues New England Journal of Medicine, Annals of Internal Medicine, JAMA et Lancet.

[348]       Depuis sa thèse de doctorat, rédigée en 1985, qui portait sur des études de pharmacologie clinique menées avec l’oméprazole (Clinical Pharmacological Studies with Omeprazole : A Novel Inhibitor of Gastric Acid Secretion), le Dr Howden s’est intéressé au traitement et à la prise en charge du RGOP, y compris à la conception et à la réalisation d’essais cliniques. Il possède une importante expertise de l’utilisation de tous les IPP, notamment de Nexium, et il est bien au fait des essais cliniques de l’ésoméprazole qui ont mené à l’homologation du médicament par la Food and Drug Administration (FDA) des États‑Unis.

[349]       Le Dr Howden s’est empressé de reconnaître, dans son rapport d’expert et lors de son témoignage oral, qu’il souscrivait à bon nombre des éléments soulevés par le Dr Vakil dans son témoignage. Il ne partageait toutefois pas l’avis du Dr Vakil selon lequel la littérature publiée sur le sujet appuie de façon considérable l’efficacité supérieure de Nexium par rapport aux autres IPP chez les patients dont l’état est plus grave. De l’avis du Dr Howden, à la lumière d’une interprétation juste de la littérature sur le sujet, rien n’indique que le traitement par l’ésoméprazole soit plus efficace; il y a tout au plus de modestes différences statistiquement significatives et peu d’indications que ces différences se traduisent par des avantages sur le plan clinique.

[350]       Je préfère la preuve du Dr Howden, qui, en ce qui a trait aux questions soumises à la Cour, offre une interprétation plus ciblée et plus pertinente de la littérature. Je préfère également l’opinion du Dr Howden, car elle concorde avec les directives prévalentes émises par les associations médicales spécialisées qui se sont penchées sur la question de l’efficacité clinique des IPP.

[351]       En somme, je ne suis pas convaincu que la preuve d’un succès clinique associée à l’utilisation de l’ésoméprazole dans le traitement du RGOP aide AstraZeneca à répondre à la question de savoir si le brevet 653 était évident. Cela s’explique par plusieurs raisons. Comme nous le verrons, les études cliniques qui comparaient l’ésoméprazole à d’autres IPP présentaient certaines limites, de sorte que, dans la mesure où il est possible d’en tirer des conclusions, les résultats de ces études sont limités et équivoques.

[352]       Les cliniciens ne peuvent utiliser que des préparations pharmaceutiques approuvées dans le cadre des études qu’ils mènent. Ils ne peuvent administrer que les posologies approuvées par la FDA aux États‑Unis ou par Santé Canada au Canada et, par conséquent, ne peuvent évaluer l’efficacité que pour ces posologies. Ainsi, on se trouve à comparer des posologies différentes, ce qui amoindrit nécessairement la valeur des leçons pouvant être tirées de ces essais cliniques. Autrement dit, on ne compare pas des pommes avec des pommes. Voir par exemple les articles suivants :

a.       Esomeprazole Versus Other Proton Pump Inhibitors in Erosive Esophagitis : A Meta‑Analysis of Randomized Clinical Trials, Clinical Gastroenterology and Hepatology 2006;4 :1452‑1458 (onglet 19, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013);

b.      The new proton pump inhibitor esomeprazole is effective as a maintenance therapy in GERD patients with healed erosive oesophagitis : a 6‑month, randomized, double‑blinded, placebo‑controlled study of efficacy and safety, Aliment Pharmacol Ther 2001 : 15 : 927‑935 (onglet 24, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013), qui compare les résultats associés à différentes doses d’ésoméprazole;

c.       Esomeprazole 20 mg and lansoprazole 15 mg in maintaining healed reflux oesophagitis : Metropole study results, Aliment Pharmacol Ther 2003 : 17 : 333‑341 (onglet 25, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013), qui compare deux médicaments administrés à des doses différentes;

d.      Effect of Esomeprazole 40 mg vs Omeprazole 40 mg on 24‑Hour Intragastric pH in Patients with Symptoms of Gastroesophageal Reflux Disease, Digestive Diseases and Science, Vol. 47, No. 5 (May 2002), pp 954‑958 (© 2002) (onglet 12, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013), où les auteurs indiquent que la dose de 40 mg d’ésoméprazole entraîne une meilleure inhibition de la sécrétion d’acide que la dose de 20 mg d’oméprazole.

[353]       Je passe maintenant à ma deuxième réserve.

[354]       Bien que, selon certaines études, il y ait une différence statistiquement significative entre les taux de réussite des traitements, il n’est pas certain que cette différence sur le plan statistique entraîne une différence cliniquement significative. Je souligne, par exemple, que dans l’article Esomeprazole Compared with Omeprazole in Reflux Oesophagitis : Aliment Pharmacol Ther 2000 : 14 : 1249‑1258 (onglet 14, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013), les auteurs présentent la conclusion suivante à la page 1253 :

[traduction] Cette efficacité accrue de la dose de 40 mg d’ésoméprazole par rapport à la dose de 20 mg d’oméprazole a été observée de façon systématique lorsqu’on tenait compte du stade de l’œsophagite avant le traitement et, à la lumière des taux bruts, est demeurée statistiquement significative après un traitement de huit semaines [...] À la quatrième semaine, la différence observée entre le groupe ayant reçu 20 mg d’ésoméprazole et le groupe ayant reçu 20 mg d’oméprazole n’était pas statistiquement significative (= 0,09). Il n’y avait pas de différence quant à la guérison à la huitième semaine entre les trois groupes, en fonction de l’âge ou du sexe.

[355]       Fait important, tant le Dr Vakil que le Dr Howden ont convenu qu’il y avait une différence entre des résultats statistiquement significatifs et des résultats cliniquement significatifs.

[356]       L’un des articles sur lesquels on s’était fondé était une analyse des métadonnées de 10 essais cliniques menés pendant huit semaines, choisis de façon aléatoire par Gralnek et al. : Clinical Gastroenterology and Hepatology 2006;4 :1452‑1458 (onglet 19, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013). La conclusion des auteurs concorde avec l’observation du Dr Howden selon laquelle le lien entre des résultats statistiquement significatifs et des résultats cliniquement significatifs est ténu :

[traduction] « En somme, nous avons observé que, par rapport aux autres IPP, l’ésoméprazole présente une efficacité accrue statistiquement significative, mais modeste, en ce qui concerne le traitement de l’ŒE, et cette observation semble essentiellement limitée aux personnes qui présentent des lésions érosives sévères (stades C et D selon la classification de Los Angeles). Par ailleurs, nous n’avons trouvé aucun signe de ce que nous pourrions considérer comme une amélioration cliniquement significative du soulagement des symptômes après un traitement à l’ésoméprazole plutôt qu’à un autre IPP, quoique la notion de signification clinique soit subjective et puisse donc varier grandement d’un médecin à l’autre.

[357]       Seules deux études comparent l’oméprazole et l’ésoméprazole à doses égales. Dans l’article Multicenter, Randomized, Double‑Blind, 8‑Week Comparative Trial of Low‑Dose Esomeprazole (20mg) and Standard‑Dose Omeprazole (20mg) in Patients with Erosive Esophagitis, Lightdale et al., Dig Dis Sci (2006) 51 :852‑857 (onglet 16, déclaration d’expert de Nimish Vakil, M.D., le 21 juillet 2013), les auteurs ont observé 1 176 patients ayant reçu des doses quotidiennes de 20 mg d’ésoméprazole ou de 20 mg d’oméprazole pendant huit semaines. Les auteurs ont conclu que le taux de guérison cumulatif après un traitement de huit semaines à l’ésoméprazole ou à l’oméprazole était élevé et semblable, et que les deux traitements étaient comparables en ce qui avait trait à des paramètres secondaires et avaient des profils de tolérabilité semblables.

[358]       Les auteurs poursuivent aux pages 855 et 856 et formulent la conclusion suivante :

[traduction]

« Dans cette étude, le taux de guérison associé à la dose de 20 mg d’ésoméprazole était plus élevé que le taux de guérison associé à la dose de 20 mg d’oméprazole après huit semaines, mais la différence n’était pas notable. Des taux de guérison semblables ont été obtenus après quatre semaines et huit semaines avec de l’ésoméprazole à faible dose (20 mg) et de l’oméprazole à dose standard (20 mg), et ce, pour l’ensemble des participants de l’étude, lorsqu’ils étaient classés en fonction de la gravité de l’ŒE qu’ils présentaient avant le traitement. Le soulagement des brûlures d’estomac était également semblable chez les patients des deux groupes à la quatrième semaine.

[...]

L’absence d’une différence statistiquement significative observée dans cette étude entre la dose de 20 mg d’ésoméprazole et celle de 20 mg d’oméprazole pour ce qui est de la guérison de l’ŒE se distingue des résultats observés dans d’autres études [16, 17].

[...]

Dans cette étude, toutefois, la dose de 20 mg d’oméprazole ne s’est pas révélée significativement avantageuse par rapport à la dose de 20 mg d’oméprazole pour ce qui est du taux de guérison de l’ŒE à court terme. En conclusion, les résultats de cette étude montrent qu’une dose uniquotidienne de 20 mg d’ésoméprazole et une dose uniquotidienne de 20 mg d’oméprazole sont efficaces pour le traitement de l’ŒE et pour le soulagement des brûlures d’estomac chez les patients atteints de RGOP. Les deux IPP sont bien tolérés.

[359]       Je conclus que la preuve du succès clinique de l’ésoméprazole est insuffisante pour modifier mon analyse en ce qui concerne l’évidence.

[360]       En terminant, je tiens à souligner que des associations médicales indépendantes et une organisation non gouvernementale se sont également penchées sur la question de l’oméprazole et de l’ésoméprazole. Leurs conclusions reflètent l’ambivalence des expériences cliniques.

[361]       En mars 2007, l’Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé (ACMTS) a publié un rapport sur la thérapie optimale visant les IPP. Le mandat de l’ACMTS est de faciliter la prise de décisions éclairées par les décideurs, les patients, les professionnels de la santé, les dirigeants des systèmes de santé et les responsables des politiques en matière de santé. Après avoir exprimé certaines réserves au sujet du nombre relativement peu élevé d’essais contrôlés randomisés et au sujet de la « faible » qualité des essais existants, les auteurs ont poursuivi en précisant ce qui suit :

Il n’y pas de différences cliniques importantes entre les IPP à dose normale (oméprazole, 20 mg; lansoprazole, 30 mg; pantoprazole, 40 mg; rabéprazole, 20 mg; ésoméprazole, 20 mg) dans le traitement du RGO symptomatique, du reflux infirmé à l’endoscopie et de l’œsophagite. (Pièce 205, p. 6.)

[362]       De plus, dans un article de La conférence consensuelle canadienne sur la prise en charge du reflux gastrœsophagien pathologique : Mise à jour 2004 [la Conférence consensuelle], paru dans le Journal canadien de gastroentérologie (2005), volume 19, no 1, les auteurs ont précisé ce qui suit :

[traduction]

« Selon les études dans le cadre desquelles on a mesuré le pH intragastrique sur une période de 24 heures, la dose de 40 mg d’ésoméprazole entraîne une suppression supérieure de l’acide gastrique par rapport à la dose de 30 mg de lansoprazole, quoique cette différence n’entraîne pas nécessairement une exposition différente de l’œsophage à l’acide. Il semble également y avoir une relation dose‑effet dans le cas de certains IPP (108, 109). En ce qui concerne les pH mesurés, les résultats des méta‑analyses laissent entendre que les doses standard d’oméprazole, de lansoprazole, de pantoprazole et de rabéprazole sont toutes équivalentes pour ce qui concerne le traitement de l’œsophagite.

[...]

Ces différences n’entraînent pas nécessairement une exposition différente de l’œsophage à l’acide.

[...]

Bien que ces méta‑analyses et les résultats des plus grands essais contrôlés randomisés disponibles laissent entendre que la dose de 40 mg d’ésoméprazole est associée à un taux de guérison relativement supérieur après quatre et huit semaines par rapport à la dose standard d’oméprazole, de lansoprazole ou de pantoprazole, et en particulier dans les cas d’œsophagite érosive sévère (stades C et D de la classification de Los Angeles), les différences globales en ce qui concerne les taux de guérison après huit semaines sont faibles, de l’ordre d’un peu plus de 3 % à un peu plus de 6 %. De plus, bien que les différences soient statistiquement significatives, leur importance clinique est discutable et il s’est avéré impossible de reproduire ces résultats de façon systématique dans les autres études qui ont été menées.

[363]       La Conférence consensuelle n’a formulé aucune recommandation en ce qui concerne le choix de l’IPP pour un traitement d’attaque ou un traitement de longue durée, en soulignant au passage que des facteurs tels que les coûts ont une incidence sur le choix de l’IPP.

[364]       En conclusion, la preuve est contradictoire en ce qui concerne le caractère cliniquement significatif de la supériorité de l’ésoméprazole. L’efficacité de l’ésoméprazole s’est montrée supérieure sur le plan statistique dans les cas les plus graves d’ŒE, mais ce n’était pas suffisant pour que les groupes de spécialistes responsables du traitement du RGOP formulent des conclusions à cet effet. Il est donc impossible de tirer quelque conclusion que ce soit au sujet du succès clinique du produit pour éclairer l’examen relatif à l’évidence.

D.                Conclusion sur l’évidence

[365]       Le brevet 653 n’était pas évident, et les méthodes qui ont été ultimement employées pour atteindre le degré de pureté élevé qui y était mentionné n’allaient pas de soi.

[366]       Il était impossible d’atteindre le degré élevé de pureté précisé dans le brevet 653 au moyen d’essais courants réalisés à la lumière de l’état de la technique tel qu’il était en mai 1993. Bien sûr, certaines méthodes connues de la personne versée dans l’art auraient pu permettre à cette dernière de faire des découvertes potentiellement fructueuses en ce qui concerne la séparation des énantiomères de l’oméprazole, mais les méthodes employées pour séparer les énantiomères et, plus important encore, pour atteindre une pureté optique de 99,8 % d’ee, n’auraient pas été évidentes en soi. Autrement dit, une activité inventive était nécessaire pour parvenir au brevet 653 à partir de l’état de la technique. En conséquence, cette invention n’était pas évidente.

VIII.       Conclusion

[367]       Bien qu’il présente le caractère de la nouveauté et qu’il ne soit pas évident, le brevet 653 est invalide pour absence d’utilité. Il promettait plus qu’il ne pouvait offrir. Son inventivité et sa nouveauté étaient insuffisantes pour suppléer à l’absence de démonstration ou de prédiction valable d’un profil thérapeutique amélioré, comme une réduction du degré de variation interindividuelle, promise par le brevet 653. Par conséquent, malgré ses nombreux avantages, le brevet 653 relatif au Nexium est invalide en raison de ce vice fatal.

 


JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE :

1.             L’action des demanderesses visant à obtenir une déclaration portant qu’Apotex a contrefait les revendications 7, 8, et 25 à 27 du brevet 2 139 653, est rejetée.

2.             L’action des demanderesses reconventionnelles visant à obtenir une déclaration portant que le brevet 2 139 653 est invalide est accueillie, avec dépens.

3.             Si elles ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, les parties doivent en aviser le greffe et une date sera fixée en vue d’en déterminer le montant.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T‑1668‑10

INTITULÉ :

ASTRAZENECA CANADA INC., ASTRAZENECA AKTIEBOLAG et ASTRAZENECA UK LIMITED c APOTEX INC. et APOTEX PHARMACHEM INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATES DE L’AUDIENCE :

les 4 septembre 2012, 9 septembre 2013,
10‑12 septembre 2013, 16‑19 septembre 2013,
23‑27 eptembre 013, 30 eptembre 013,
1ER‑2 OCTOBRE 2013, 4 OCTOBRE 2013,
7‑10 OCTOBRE 2013, 16 OCTOBRE 2013,
23‑24 OCTOBRE 2013, 4‑5 NOVEMBRE 2013,
8 NOVEMBRE 2013, 15 NOVEMBRE 2013,
18‑23 NOVEMBRE 2013

jugement et motifs :

le juge RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUILLET 2014

COMPARUTIONS :

Gunars Gaikis

Yoon Kang

Urszula Wojtyra

Tracey Stott

Kyle Ferguson

 

POUR LES demanderesseS

(défenderesseS RECONVENTIONNELLES)

Harry Radomski

Richard Naiberg

Sandon Shogilev

David Lederman

Ben Hackett

POUR LES défenderesseS

(demanderesseS RECONVENTIONNELLES)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Toronto (Ontario)

POUR LES demanderesseS

(défenderesseS RECONVENTIONNELLES)

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES défenderesseS

(demanderesseS RECONVENTIONNELLES)

 

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