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Date : 20140627


Dossier : IMM-2401-13

Référence : 2014 CF 629

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2014

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

DANIEL GAMEZ BLAS

ROSA MARIA MAR ALVARADO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision datée du 11 mars 2013 [la décision] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande des demandeurs, qui cherchaient à être dispensés de l’obligation de présenter leur demande de visa de résident permanent depuis l’extérieur du Canada pour des considérations d’ordre humanitaire sur le fondement du paragraphe 25(1) de la Loi [la demande CH].

FAITS ET PROCÉDURES

[2]               Les demandeurs sont conjoints de fait et citoyens du Mexique. Le demandeur [M. Blas] est d’abord venu au Canada en juin 2009 parce qu’il était menacé par un individu impliqué dans des opérations monétaires inappropriées dans l’entreprise de sa famille. La demanderesse [Mme Alvarado] lui a rendu visite en juillet 2009 et en août 2010, puis elle est venue vivre en permanence au Canada en décembre 2010 après avoir commencé à recevoir elle aussi des menaces. Ils ont une fille née au Canada, Isabella, qui avait presque deux ans au moment où la décision a été rendue. Les demandeurs ont demandé l’asile en janvier 2012, demande qui n’a pas encore été tranchée, et ont présenté leur demande CH le 14 juin 2012. Ils affirment qu’ils feraient face à des difficultés au Mexique en raison des menaces personnelles et des conditions au pays, y compris la violence et la pauvreté omniprésentes, et qu’il est dans l’intérêt supérieur de leur fille de demeurer au Canada, à l’abri de cette violence et de cette pauvreté.

[3]               Les demandeurs viennent de familles mexicaines prospères et sont titulaires de diplômes universitaires. Ils affirment avoir eu une bonne vie au Mexique jusqu’à ce que leurs problèmes apparaissent. M. Blas avait commencé à travailler à l’aciérie de moulage familiale en 2007 et découvert des irrégularités financières. Il a alors affronté l’individu concerné, qui lui a proféré des menaces. La situation s’est envenimée au point où M. Blas a déménagé d’abord chez ses parents, puis chez les parents de son amie, mais, estimant qu’il mettait leur vie en danger, il s’est finalement enfui au Canada. Il affirme avoir essayé d’obtenir de l’aide des autorités mexicaines sans succès, en raison du haut niveau de corruption policière.

[4]               Bien que ces événements fassent partie intégrante de la demande CH, cette demande était fondée principalement sur les difficultés que subiraient les demandeurs en raison des conditions générales au Mexique, où, selon leurs dires, la violence et la pauvreté omniprésentes ainsi que la corruption de la police et des forces de sécurité font courir d’importants dangers à quiconque y vit. Les demandeurs ont produit des extraits de 283 articles et rapports portant sur ces conditions au Mexique. S’ils doivent retourner au Mexique, soulignent‑ils, leur fille née au Canada devra les accompagner et sera exposée à un contexte de peur et de violence qu’elle ne connaîtrait jamais au Canada, son pays de nationalité. Ils disent qu’il est dans l’intérêt supérieur de leur fille de rester au Canada, avec ses parents.

[5]               M. Blas a travaillé comme ouvrier occasionnel durant ses deux premières années au Canada, et travaillait comme peintre résidentiel depuis environ un an au moment où la demande CH a été présentée. Il a obtenu un permis de travail en mai 2012. Mme Alvarado prend soin de leur fille à la maison. La famille participe à sa collectivité et a produit des lettres dans lesquelles des amis et des collègues fournissent une appréciation morale favorable et expriment leur soutien à son égard.

[6]               L’agent a examiné tous ces facteurs et a déterminé qu’il n’était pas justifié d’accorder aux demandeurs une dispense de visa leur permettant de présenter leur demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire.

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               L’agent a commencé par examiner l’établissement des demandeurs au Canada, notant que M. Blas occupait un emploi, que les demandeurs avaient des amis qui avaient fourni une appréciation morale favorable à leur égard et qu’ils fréquentaient l’église. L’agent a mentionné que les demandeurs semblaient avoir fait des efforts pour s’intégrer au Canada et subvenir à leurs besoins. Exception faite d’une lettre dans laquelle un collègue de travail confirme l’emploi de M. Blas, les demandeurs ont présenté peu d’information sur leur situation financière, et l’agent a indiqué qu’il ne pouvait considérer de manière favorable le fait que Daniel avait travaillé sans permission pendant deux ans avant d’obtenir un permis de travail. L’agent a déterminé que les demandeurs formaient une jeune famille qui avait fait certains efforts pour s’installer dans sa collectivité et s’y établir, mais, en définitive, il n’a pas conclu qu’ils avaient atteint un degré d’établissement exceptionnel, ni qu’ils étaient intégrés à un point tel que leur départ du Canada leur causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[8]               L’agent a ensuite examiné l’intérêt supérieur de l’enfant des demandeurs. L’agent a fait remarquer que l’enfant, compte tenu de son jeune âge, s’habituerait probablement à vivre avec ses parents et leur famille étendue au Mexique sans grande difficulté, et qu’elle apprendrait facilement l’espagnol parce que c’était la langue maternelle de ses parents. L’agent a noté que les demandeurs avaient un solide réseau de parents et d’amis sur lequel ils pouvaient compter pour se réhabituer à vivre au Mexique, et que ce réseau constituerait un avantage appréciable pour le bien-être de l’enfant. Reconnaissant que la situation de l’emploi dans l’État d’origine des demandeurs au Mexique était lamentable, l’agent a cependant fait remarquer qu’ils avaient des diplômes universitaires et une forte expérience professionnelle, et qu’ils avaient été en mesure de subvenir financièrement à leurs besoins dans le passé au Mexique. L’agent a conclu que, compte tenu de leurs ressources et de leurs circonstances personnelles, les demandeurs pourraient obtenir un emploi et subvenir à leurs besoins et à ceux de leur enfant à leur retour au Mexique, malgré les difficultés. L’agent a ensuite formulé les conclusions et les observations suivantes à propos de l’intérêt supérieur de la fille des demandeurs :

[traduction] J’ai examiné le facteur avancé par les demandeurs selon lequel [leur fille] pourrait avoir une meilleure qualité de vie au Canada qu’au Mexique. Que ce soit exact ou non, ce n’est pas le seul facteur déterminant dans une demande CH. Les éléments de preuve qui m’ont été présentés ne me permettent pas de conclure que les besoins fondamentaux de l’enfant ne pourraient être satisfaits au Mexique. Je n’oublie pas qu’elle est citoyenne canadienne. Toutefois, à ce très jeune âge, il est dans son intérêt supérieur de demeurer avec ses parents, où qu’ils se trouvent. Un jour, elle aura la possibilité de revenir au pays à titre d’étudiante ou en tant qu’adulte grâce à sa citoyenneté canadienne.

En ce qui concerne le préjudice allégué que pourraient subir [l’enfant] et cette famille au Mexique en raison des risques que poserait l’individu corrompu dans l’entreprise familiale de Daniel ou des conditions générales au Mexique, je renvoie à la section qui suit immédiatement, où j’analyse les préoccupations soulevées dans la présente demande. Je conclus que le gouvernement du Mexique offre une protection de l’État adéquate. Je constate également qu’aucune preuve probante n’a été produite pour démontrer que l’agresseur dans cette affaire poursuit encore les demandeurs au Mexique.

Ayant soigneusement examiné toute l’information fournie, je conclus donc que l’intérêt supérieur [de l’enfant] ne serait pas compromis si elle accompagnait ses parents au Mexique.

[9]               Puis, l’agent a examiné le risque de préjudice que subiraient les demandeurs en raison des conditions au Mexique et les menaces qu’ils avaient reçues, et évalué s’il en résulterait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives pour les demandeurs s’ils retournaient au Mexique. L’agent a fait observer que, s’il ne pouvait tenir compte des facteurs énoncés aux articles 96 et 97 dans l’étude de la demande aux termes du paragraphe 25(1.3) de la Loi, les éléments des difficultés découlant des conditions défavorables au Mexique qui touchaient directement les demandeurs devaient être pris en considération. L’agent a pris note des observations du conseil des demandeurs selon lesquelles ils craignaient de retourner au Mexique en grande partie en raison de la violence généralisée qui sévissait là‑bas, violence qui, à leur avis, suffisait à conclure à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives, parce que personne ne devrait avoir à vivre dans un pays où sa vie est menacée quotidiennement à cause d’événements totalement indépendants de sa volonté. Selon l’agent, il était peu probable que les demandeurs risquent de subir un préjudice de la part de l’individu impliqué dans l’entreprise familiale de Daniel, étant donné que leur crainte était largement fondée sur la violence généralisée et qu’ils n’avaient pas fourni de preuve probante des menaces persistantes posées par cet individu. Il convenait de souligner, d’après l’agent, que les lettres rédigées par les parents des demandeurs ne mentionnaient pas les problèmes passés que Daniel avait eus avec l’homme d’affaires corrompu. L’agent a formulé les observations et les conclusions suivantes à propos des conditions au Mexique et de leurs effets probables sur les demandeurs :

[traduction] L’information que les demandeurs ont fournie, conjuguée à d’autres sources d’information publiques que j’ai consultées et mentionnées ci‑dessus, indique que le gouvernement mexicain déploie des efforts concertés pour lutter contre le crime organisé et le trafic de drogue, ce qui a fait nettement grimper les taux de crimes violents partout au pays. Ces conditions, ainsi que le contexte économique difficile, touchent tous les citoyens mexicains. J’ai aussi examiné les circonstances personnelles des demandeurs et constaté qu’ils avaient démontré qu’ils disposaient de ressources personnelles appréciables sur lesquelles compter. Leurs parents et leur famille étendue sont bien établis dans leur État d’origine et forment un réseau de soutien. La famille de Daniel possède d’importants intérêts commerciaux. Les deux demandeurs ont fait des études universitaires et possèdent une solide expérience professionnelle. Sans aucun doute, après leur absence, les demandeurs éprouveront certaines difficultés à se réhabituer à la vie au Mexique et à composer avec les conditions qui règnent là‑bas. Toutefois, d’après l’information que j’ai sous les yeux, je conclus que les difficultés qu’ils pourraient éprouver ne sont ni inhabituelles, ni injustifiées, ni excessives.

[10]           L’agent a fait remarquer qu’il incombait aux demandeurs de démontrer qu’ils subiraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’ils devaient quitter le Canada pour présenter leur demande de résidence permanente, et a conclu qu’ils ne s’étaient pas acquittés de ce fardeau. L’agent a déclaré que la possibilité de présenter une demande CH ne visait pas à éliminer les difficultés pour les demandeurs, mais plutôt à offrir une réparation en cas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. De l’avis de l’agent, les éléments présentés en l’espèce ne suffisaient pas, séparément et collectivement, à établir que les demandeurs subiraient de telles difficultés si la dispense n’était pas accordée.

QUESTIONS EN LITIGE

[11]           En l’espèce, les demandeurs soumettent les questions suivantes à la Cour :

a.         L’agent a‑t‑il outrepassé sa compétence en procédant à une analyse des facteurs visés par les définitions énoncées aux articles 96 et 97 de la Loi?

b.         L’agent a‑t‑il appliqué le mauvais critère en évaluant si les demandeurs feraient face à des difficultés s’ils devaient retourner au Mexique, et plus particulièrement en omettant d’apprécier les difficultés qu’ils subiraient en raison des conditions défavorables au Mexique?

c.         L’agent a‑t‑il mal appliqué le paragraphe 25(1) de la Loi relativement à l’intérêt supérieur de l’enfant?

NORME DE CONTRÔLE

[12]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la bonne norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question en litige est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision entreprendra l’analyse des quatre éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48 [Agraira].

[13]           Les parties ne s’entendent pas sur la ou les normes de contrôle appropriées à appliquer en l’espèce. Le défendeur affirme que les questions en litige sont des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, soulignant que les décisions relatives aux demandes CH sont hautement discrétionnaires : Lemus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1274, au paragraphe 14; Bichari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 127, aux paragraphes 25 et 26; Inneh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 108, au paragraphe 13. En revanche, les demandeurs soutiennent que les deux premières questions en litige susmentionnées ont trait à des erreurs de droit, et que [traduction] « la norme de contrôle de la décision correcte s’applique en ce qui concerne les erreurs dans l’analyse juridique ».

[14]           Je ne suis pas d’accord pour dire que les questions de droit, ou les supposées [traduction] « erreurs dans l’analyse juridique » sont toujours susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Plutôt, la Cour suprême du Canada a récemment réitéré ce qui suit dans l’arrêt McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 21 et 22 [McLean] :

[21]      Depuis l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, notre Cour a maintes fois rappelé que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (par. 54). Récemment, dans un souci de simplicité accrue, notre Cour a statué qu’« il convient de résumer que l’interprétation par un tribunal administratif de “sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée” […] est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, par. 34).

[22]      Or, la présomption adoptée dans Alberta Teachers n’est pas immuable. D’abord, notre Cour reconnaît depuis longtemps que certaines catégories de questions, même lorsqu’elles emportent l’interprétation d’une loi constitutive, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir, par. 58‑61). Ensuite, elle affirme également qu’une analyse contextuelle peut « écarter la présomption d’assujettissement à la norme de la raisonnabilité de la décision qui résulte d’une interprétation de la loi constitutive » (Rogers Communications Inc. c La Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 RCS 283, par. 16).

[Notes de bas de page omises]

[15]           Jusqu’à maintenant, la jurisprudence dominante de la Cour enseigne que la norme de contrôle applicable à la question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère juridique en rendant une décision relative à une demande CH aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi est celle de la décision correcte : voir Guxholli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1267, au paragraphe 18; Alcin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1242, au paragraphe 35. Certains ont relevé une contradiction entre cette position et la présomption d’assujettissement à la norme de la décision raisonnable mentionnée ci‑dessus (voir la décision Diabate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 129 [Diabate]), et d’autres ont conclu sur ce fondement que la norme de la décision raisonnable devrait dorénavant s’appliquer (voir la décision Tarafder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 817).

[16]           Dans deux arrêts récents traitant de l’article 25 de la Loi – et plus particulièrement de la bonne interprétation à donner au paragraphe 25(1.3) récemment ajouté –, la Cour d’appel fédérale a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de l’interprétation et de l’application par l’agent de l’article 25 de la Loi : voir les arrêts Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy], et Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114. Le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour d’appel dans l’arrêt Kanthasamy, a fait observer que la Cour suprême avait appliqué la norme de la décision raisonnable pour contrôler la décision rendue par l’agent en vertu de la Loi dans l’arrêt Agraira, précité, et que rien ne permettait d’établir une distinction entre l’arrêt Agraira et l’affaire dont la Cour d’appel était saisie (au paragraphe 30). Ainsi, il est désormais clair que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation de l’article 25 de la Loi faite par l’agent et à la détermination du critère à appliquer pour lui donner effet.

[17]           Toutefois, il convient de faire valoir deux autres points concernant la manière d’appliquer la norme de la décision raisonnable dans ces circonstances.

[18]           Premièrement, comme la Cour d’appel l’a reconnu dans l’arrêt Kanthasamy, précité, aux paragraphes 82 et 83, l’éventail des issues raisonnables et acceptables auxquelles le décideur peut parvenir varie d’une affaire à l’autre. Ce principe s’applique aussi à l’éventail des interprétations raisonnables d’une disposition législative, qui peut être large ou resserré : voir McLean, précité, aux paragraphes 37 à 41; Mills c Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, au paragraphe 22; Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 37 à 50; Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne (sub nomine Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada c Canada (Procureur général)), 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 et 14 [Commission canadienne des droits de la personne]; Pictou Landing Band Council c Canada (Procureur général), 2014 CAF 21, au paragraphe 26. Quand la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour doit « déférer à toute interprétation raisonnable du décideur administratif, même lorsque d’autres interprétations raisonnables sont possibles » : arrêt McLean, précité, au paragraphe 40. Toutefois, il est clair que la jurisprudence sur une question particulière doit être prise en considération, et qu’elle peut restreindre les issues raisonnables possibles : Commission canadienne des droits de la personne, précité, aux paragraphes 14 à 19; Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Farwaha, 2014 CAF 56, au paragraphe 95.

[19]           La Cour, éclairée par la démarche exposée dans un guide opérationnel (Traitement des demandes au Canada, chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire [le guide IP 5]) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), a maintes fois conclu que la norme appropriée pour évaluer les difficultés au sens du paragraphe 25(1) de la Loi consiste à se demander si le demandeur subira des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives : voir, par exemple, Diabate, précitée, au paragraphe 36; Shah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1269, au paragraphe 73 [Shah]; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 11; Aboudaia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1169, aux paragraphes 12 et 17; Rebaï c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 24, aux paragraphes 7 à 10. L’agent dispose d’un pouvoir discrétionnaire considérable quand il applique ce critère, et il n’est pas tenu de se limiter à une liste particulière de facteurs (arrêt Kanthasamy, précité, aux paragraphes 42 et 50 à 55), mais la jurisprudence semble indiquer qu’il n’est pas loisible à l’agent de choisir un critère différent. La Cour d’appel, qui n’avait jamais souscrit explicitement à ce critère auparavant, a confirmé dans l’arrêt Kanthasamy « qu’il s’agit là du bon critère à appliquer aux fins du paragraphe 25(1) » (au paragraphe 47). Il s’ensuit qu’une décision qui dévie de ce critère risque d’être jugée déraisonnable.

[20]           De même, la jurisprudence établit fermement certains principes juridiques devant être appliqués au moment d’évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par une décision relative à une demande CH, y compris le principe selon lequel le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives n’est pas approprié dans l’évaluation de ce facteur : voir Sinniah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1285, aux paragraphes 59 à 64 [Sinniah]; Arulraj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 529, au paragraphe 14 [Arulraj]; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 9 [Hawthorne]. S’écarter de ce principe risque également d’être jugé déraisonnable.

[21]           Le deuxième point à souligner découle de l’observation faite par la Cour d’appel dans l’arrêt Kanthasamy, précité, selon laquelle le cadre prévu par la Loi pour la certification des questions de droit de portée générale influe sur le statut des réponses apportées aux questions énoncées. Tout en notant que l’arrêt Agraira, précité, pouvait laisser supposer une approche différente, le juge Stratas, exprimant l’avis unanime de la Cour d’appel, a écrit ce qui suit :

[32]      La Cour a toujours considéré que lorsqu’une question certifiée soulevait un point d’interprétation législative, il lui fallait donner l’interprétation définitive, sans renvoyer l’affaire au décideur administratif. La Cour doit ainsi chercher à savoir s’il existe des motifs, de fait ou de droit, pour mettre de côté le résultat auquel le décideur administratif est arrivé [...]

[…]

[36]      Lorsque la Cour répond de manière définitive à une question certifiée sur un point d’interprétation législative, cela équivaut pour elle à procéder, sur le plan fonctionnel, à un contrôle selon la norme de la décision correcte. Cela traduit toutefois simplement le fait qu’une question certifiée nous a été soumise, et ne se veut pas un commentaire d’ordre général sur la norme de contrôle applicable aux interprétations de dispositions législatives faites par les ministres.

[Non souligné dans l’original.]

[22]           Il semble clair que « l’interprétation définitive » ainsi donnée se veut contraignante pour les décideurs administratifs devant trancher la même question par la suite, et qu’elle lie la Cour.

[23]           Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour d’appel a fourni une interprétation définitive de certains points concernant le nouveau paragraphe 25(1.3), également en jeu en l’espèce. Dans la mesure où l’arrêt Kanthasamy traite directement de la même question, il réduit à une les interprétations raisonnables du paragraphe 25(1.3). Si des questions nouvelles devaient être soulevées, il conviendrait de faire preuve d’une plus grande déférence envers l’interprétation offerte par l’agent (ou son interprétation implicite), conformément aux principes exposés dans l’arrêt McLean, précité. Dans cet arrêt, la Cour suprême a fait observer que « mieux vaut généralement laisser au décideur administratif le soin de clarifier le texte ambigu de sa loi constitutive » (au paragraphe 33). La Cour suprême a précisé ce point de vue, au paragraphe 40 :

Le législateur ayant confié au décideur administratif, et non à une cour de justice, le mandat d’« appliquer » sa loi constitutive ([Pezim c Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 RCS 557], p. 596), c’est avant tout à ce décideur qu’appartient le pouvoir discrétionnaire de lever toute incertitude législative en retenant une interprétation que permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause. La déférence judiciaire constitue alors en ellemême un principe d’interprétation législative moderne.

[24]           Le décideur doit néanmoins adopter une interprétation et une démarche raisonnables, intelligibles et conciliables avec le libellé de la loi, et si ces critères sont respectés, la Cour doit faire preuve de retenue.

[25]           Les demandeurs affirment que l’interprétation du paragraphe 25(1.3) soulève une question de délimitation des compétences respectives d’au moins deux tribunaux spécialisés concurrents – à savoir la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SPR] d’une part, et CIC d’autre part – et que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte : voir l’arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 59 et 61. Je ne suis pas de cet avis. Il ne s’agit pas de savoir qui, de la SPR ou de CIC, doit trancher la demande CH, mais bien de savoir quels principes juridiques CIC doit appliquer pour ce faire. Cette question ne concerne pas la compétence, mais elle s’inscrit parfaitement dans la catégorie des questions d’interprétation législative auxquelles la présomption de retenue s’applique, comme l’enseigne l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 34.

[26]           Par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique à chacune des questions en litige exposées ci‑dessus.

[27]           Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[28]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Visa et documents

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

[…]

Application before entering Canada

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

[…]

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[…]

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

Non-application de certains facteurs

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

Non-application of certain factors

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

ARGUMENTATION

Demandeurs

[29]           Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu dûment compte des difficultés auxquelles ils feraient face s’ils retournaient au Mexique en raison des conditions défavorables qui règnent là‑bas, et des effets néfastes que ces conditions auront sur l’intérêt supérieur de leur fille.

[30]           Les demandeurs disent que l’agent a outrepassé sa compétence en procédant à une analyse des facteurs visés aux articles 96 et 97 de la Loi, allant ainsi à l’encontre des directives données au paragraphe 25(1.3) de la Loi. Plus précisément, ils soutiennent que le concept de la protection de l’État fait partie intégrante de l’analyse fondée sur les articles 96 et 97 que doit réaliser la SPR. Pour appliquer l’alinéa 96a) et le sous‑alinéa 97(1)b)(ii), la SPR doit déterminer si une personne exposée à des risques personnalisés dans son pays d’origine peut se réclamer de la protection de l’État, et si son pays peut lui offrir une telle protection. Ainsi, soutiennent les demandeurs, la protection de l’État étant un facteur pris en considération dans une analyse fondée sur l’article 96 ou l’article 97, il ne faut pas en tenir compte pour trancher une demande CH aux termes du paragraphe 25(1.3) de la Loi, ainsi rédigé :

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

[Non souligné dans l’original.]

[31]           Les demandeurs affirment que l’agent a tenu compte de la protection de l’État pour décider de rejeter leur demande CH, comme le révèlent les observations suivantes qu’il a formulées :

[traduction] En ce qui concerne le préjudice allégué que pourraient subir [l’enfant] et cette famille au Mexique en raison des risques que poserait l’individu corrompu dans l’entreprise familiale de Daniel ou des conditions générales au Mexique, je renvoie à la section qui suit immédiatement, où j’analyse les préoccupations soulevées dans la présente demande. Je conclus que le gouvernement du Mexique offre une protection de l’État adéquate.

[…]

Les demandeurs n’ont pas produit de preuve probante des menaces continues que représentait l’individu impliqué dans l’entreprise familiale de Daniel. Peu d’éléments de preuve ont été fournis pour démontrer que Daniel avait signalé cette affaire aux autorités au Mexique, et aucune preuve probante ne montre que les autorités ne voulaient ou ne pouvaient pas accorder leur protection.

[Non souligné dans l’original.]

[32]           Selon les demandeurs, la protection de l’État n’était pas un facteur dont l’agent pouvait tenir compte dans le contexte d’une analyse des considérations d’ordre humanitaire, et le fait qu’il en a tenu compte signifie que la décision ne saurait être confirmée.

[33]           Les demandeurs affirment également que l’agent a commis une erreur dans son analyse des difficultés auxquelles ils feraient face au Mexique. La vraie question soulevée en ce qui concerne les difficultés, affirment‑ils, est celle de savoir si le fait de voir sa vie exposée à des dangers constants jour après jour satisfait au critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, et la vaste preuve indépendante sur les conditions au Mexique révèle que cette adversité constituerait le lot quotidien des demandeurs. Les demandeurs disent que l’agent a commis une erreur parce qu’il a minimisé ou rejeté cette preuve en se demandant si le Mexique était en mesure de protéger ses citoyens et en concluant qu’une protection de l’État adéquate était offerte. De l’avis des demandeurs, le concept de « protection de l’État » dans un contexte d’adversité générale est complètement illusoire, car personne ne peut obtenir la protection de l’État quand la violence est omniprésente et le danger, aveugle.

[34]           Les demandeurs soulignent que la Cour a statué, dans la décision Walcott c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 415, que le demandeur n’est pas tenu de réfuter la présomption de la protection de l’État quand il présente une demande CH :

[63]      L’agente a limité son analyse à l’examen de la question de savoir si le demandeur avait réfuté la présomption de la protection de l’État et s’il avait épuisé tous les recours dont il disposait avant de présenter sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Dans le cas d’une telle demande, il n’est cependant pas nécessaire que le demandeur réfute la présomption de la protection de l’État. Ce que le demandeur doit démontrer, c’est que sa situation justifie l’octroi d’une mesure spéciale en raison de l’existence de circonstances d’ordre humanitaire, et ce, indépendamment de la protection de l’État dont il peut par ailleurs se prévaloir.

[Passage souligné par les demandeurs.]

En l’espèce, les demandeurs soutiennent que l’agent devait déterminer si les conditions défavorables générales au Mexique étaient telles que les demandeurs subiraient des difficultés, indépendamment de la protection de l’État dont ils pourraient se prévaloir.

[35]           Les demandeurs affirment que les conditions défavorables généralisées dans le pays, y compris ce qu’on appelle parfois les « risques généralisés », doivent être prises en considération dans le cadre d’une demande CH. Selon eux, l’analyse réalisée par le juge Hughes dans la décision Caliskan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1190 [Caliskan], indique la démarche à adopter lorsqu’il s’agit d’apprécier les difficultés à la lumière des modifications apportées par le paragraphe 25(1.3). Dans la décision Caliskan, la question en litige portait sur la nature du risque, le cas échéant, devant être apprécié dans le cadre d’une demande CH à la lumière du paragraphe 25(1.3), et sur la pertinence de la distinction entre risque généralisé et risque personnalisé. Le juge Hughes a statué que l’article 96 exigeait seulement l’examen du risque de persécution pour un des motifs prévus par la Convention, et que la prise en compte du risque généralisé était explicitement exclue de la portée de l’article 97 de la Loi : voir la décision Caliskan, précitée, aux paragraphes 11 et 13. Il a examiné les directives données dans le guide IP5, qui énonce notamment ce qui suit :

5.16. Considérations d’ordre humanitaire et difficultés : facteurs pertinents à l’égard du pays d’origine

Bien qu’il ne puisse tenir compte des facteurs visés aux [articles 96 et 97], le décideur doit tenir compte des éléments liés aux difficultés auxquelles l’étranger fait face. Voici quelques exemples de « difficultés » :

  l’incapacité d’obtenir des traitements médicaux essentiels;

  une forme de discrimination qui n’équivaut pas à de la persécution;

  des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur.

[36]           En ce qui concerne les risques, le cas échéant, devant être pris en considération dans le cadre d’une demande CH, le juge Hughes a fait observer ce qui suit :

[15]      [...] Les lignes directrices précitées sont plutôt vagues; elles indiquent que l’agent doit prendre en compte, par exemple, les « conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».

[…]

[18]      La présente affaire illustre bien la différence entre le risque « personnalisé » et le risque « généralisé ». Le demandeur a demandé l’asile et sa demande a été rejetée. La Section de la protection des réfugiés a statué que le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un risque « personnalisé ». Lorsqu’un agent est ensuite appelé à statuer sur le cas dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, cet agent doit-il admettre la conclusion selon laquelle il n’y avait aucun risque « personnalisé »? Doit-il présumer, par défaut, qu’un risque généralisé a été établi? Le demandeur doit-il démontrer l’existence d’un risque généralisé? L’agent devrait-il ne tenir compte d’aucun risque, qu’il soit personnalisé ou généralisé?

[19]     Ainsi, il semblerait que nous en soyons réduits, en pratique, à devoir nous prêter au genre d’exercice de sémantique dont les avocats raffolent, et dans lesquels les tribunaux sont trop souvent entraînés. Je crois cependant que, pour trancher la question de l’interprétation des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR, il faut se dégager des contraintes liées au jargon des risques « personnalisés » et « généralisés » et se concentrer sur l’objet de la disposition en question.

[…]

[22]     Je conclus que les auteurs des lignes directrices ont vu juste quant à l’interprétation qu’il convient de faire des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR. Nous devons abandonner le vieux jargon et l’ancienne jurisprudence relatifs aux risques personnalisés et généralisés et nous concentrer sur les difficultés qu’éprouverait l’intéressé. Cet exercice plus général d’examen des difficultés en question comprend la prise en compte « des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».

[Passage souligné par les demandeurs.]

[37]           Les demandeurs en déduisent qu’il faut tenir compte de toutes les « conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ». Selon eux, il s’agit de la jurisprudence qui existait avant l’ajout du paragraphe 25(1.3) à la Loi, qui enseignait que les conditions défavorables généralisées dans le pays devaient être prises en considération dans le contexte d’une demande CH, mais évaluées en fonction des difficultés, par opposition au risque apprécié dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi : voir la décision Paul c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 135, au paragraphe 32.

[38]           Selon les demandeurs, l’agent a commis une erreur en l’espèce en omettant totalement d’examiner s’ils subiraient des difficultés en raison des conditions défavorables générales au Mexique, qui demeurent tout aussi défavorables, peu importe les efforts déployés par l’État. Ils disent que l’agent s’est indûment appuyé sur l’observation selon laquelle ils n’avaient pas produit de preuve probante pour étayer le risque de préjudice posé par d’anciens agresseurs, alors que leur demande reposait essentiellement sur les difficultés qu’ils subiraient en raison des conditions défavorables au Mexique. Exiger d’eux qu’ils présentent des éléments de preuve pour démontrer qu’ils seraient personnellement ciblés relève des facteurs visés aux articles 96 et 97, affirment les demandeurs, et il est clair que l’agent n’a pas envisagé d’examiner si les conditions défavorables dans le pays constituaient des difficultés. Ils renvoient à l’analyse effectuée par le juge Mandamin dans la décision Shah, précitée, qui s’applique à leur avis à la présente affaire :

[72]      L’agente a écarté tous les éléments de preuve relatifs à la situation à Trinité ainsi que les faits pertinents indicatifs des difficultés en appliquant incorrectement une norme qui obligeait la demanderesse à démontrer qu’elle serait personnellement ciblée ou menacée. Notre Cour a jugé qu’une telle approche était incorrecte et susceptible de contrôle (Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 651, [2007] ACF 882 [Sahota], Sha’er, précité).

[73]      Je conclus que l’agente a appliqué une norme plus exigeante que celle qu’il convient d’appliquer dans le cas des décisions CH, en obligeant de façon incorrecte la demanderesse à établir qu’elle serait exposée à un risque personnel plus grave que celui auquel sont exposées les autres personnes à Trinité. Le critère du risque causant des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ne se limite pas aux risques personnels auxquels la vie ou la sécurité de l’intéressé seraient exposées et l’agente a, en l’espèce, omis d’examiner comme elle le devait si le problème général de la criminalité constituait effectivement, dans les circonstances de l’espèce, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Ce faisant, elle a commis une erreur susceptible de contrôle (Aboudaia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1169, au paragraphe 17, Rebaï, précité; Sahota, précité; Sha’er, précité).

[Passages soulignés par les demandeurs.]

[39]           Quand la preuve révèle que de graves problèmes d’insécurité et de pauvreté frappent un pays tout entier, soutiennent les demandeurs, il ne suffit pas de rejeter entièrement cette preuve, indépendamment de la disponibilité de la protection de l’État.

[40]           Enfin, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de leur fille en n’évaluant pas si elle ferait face à des difficultés par suite de son exposition à de telles conditions défavorables au Mexique. Ils affirment que l’agent a examiné seulement les dangers liés à leur demande d’asile – c’est‑à‑dire les dangers particuliers qui les avaient poussés à s’enfuir – et fait abstraction de la preuve sur les conditions défavorables générales au Mexique et l’effet qu’elles auraient sur leur fille. Pour illustrer cette erreur, ils renvoient à la partie suivante de l’analyse de l’agent :

[traduction] En ce qui concerne le préjudice allégué que pourraient subir [l’enfant] et cette famille au Mexique en raison des risques que poserait l’individu corrompu dans l’entreprise familiale de Daniel ou des conditions générales au Mexique, je renvoie à la section qui suit immédiatement, où j’analyse les préoccupations soulevées dans la présente demande. Je conclus que le gouvernement du Mexique offre une protection de l’État adéquate. Je constate également qu’aucune preuve probante n’a été produite pour démontrer que l’agresseur dans cette affaire poursuit encore les demandeurs au Mexique.

[41]           Les demandeurs s’appuient sur la décision Sylvester c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 17, aux paragraphes 53 et 59, pour énoncer les principes à appliquer dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant sous le régime du paragraphe 25(1) : l’appréciation « doit être faite soigneusement et avec sympathie d’une manière qui démontre que l’agent a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant touché », « [l]es intérêts de l’enfant doivent être bien identifiés, et [...] définis et examinés avec beaucoup d’attention », et les demandeurs ne sont pas tenus d’établir « des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives en rapport avec l’intérêt supérieur d’un enfant touché ». Les demandeurs soutiennent que l’agent a omis de déterminer ce en quoi résidait l’intérêt supérieur de l’enfant, d’évaluer dans quelle mesure cet intérêt serait compromis par une décision défavorable relative à la demande CH, ou de déterminer le poids à accorder à cette preuve, comme il est énoncé au paragraphe 36 de la décision Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166. Après avoir reconnu que les efforts déployés par le gouvernement pour lutter contre le crime organisé avaient fait [traduction] « nettement grimper les taux de crimes violents partout au pays », l’agent a totalement omis d’examiner si un enfant envoyé dans un pays où régnaient de telles conditions ferait face à des difficultés.

[42]           En procédant ainsi, soutiennent les demandeurs, l’agent ne s’est pas montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant. Les demandeurs soulignent que le juge Zinn, dans la décision Gaona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1083 [Gaona], a expressément traité de la démarche à adopter relativement aux conditions défavorables qui règnent dans le pays concerné lors de l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant touché par la demande CH, et ils soutiennent que l’analyse réalisée dans cette affaire‑là s’applique également à la présente affaire :

[10]      L’agent a reconnu que les éléments de preuve [traduction] « démontrent qu’il existe des problèmes de corruption, de violence et de violation des droits de la personne au Mexique ». L’agent a déclaré que [traduction] « [c]e sont des risques que courent malheureusement toutes les personnes qui habitent au Mexique ». Il s’agit donc de risques auxquels Pierre‑Alexandre serait exposé s’il retournait làbas. L’agent aurait tenu compte de ces éléments s’il s’était montré vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas tenu compte de l’intérêt de l’enfant, en tant que citoyen canadien, à ne pas être renvoyé dans un tel environnement. Je conclus donc que l’intérêt de l’enfant n’a pas été analysé correctement. Autrement dit, l’analyse de l’impact sur l’enfant d’un renvoi au Mexique est déficiente et, pour cette raison, la demande sera accueillie.

Défendeur

[43]           Le défendeur soutient que l’agent a correctement évalué si les difficultés auxquelles les demandeurs pourraient faire face au Mexique, y compris les difficultés attribuables aux conditions générales au pays et aux taux élevés de crimes violents, seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives. Le défendeur dit que l’agent a réalisé son évaluation en tenant compte de la situation personnelle des demandeurs adultes et de l’intérêt supérieur de leur enfant, et qu’il s’agissait de la bonne façon de procéder.

[44]           Le défendeur fait valoir que la dispense prévue au paragraphe 25(1) ne doit pas servir de méthode de rechange pour immigrer au Canada, mais qu’il s’agit plutôt d’une mesure d’exception discrétionnaire : Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, aux paragraphes 15 à 20 [Legault]; Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au paragraphe 20 [Serda]; Ramirez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1404, aux paragraphes 51 et 52. La décision de ne pas recommander de dispense ne prive le demandeur d’aucun droit : Vidal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1991) 41 FTR 118; Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84, au paragraphe 57; Legault, précité, aux paragraphes 15 à 17; Adams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1193, aux paragraphes 29 à 31 [Adams]. Le demandeur n’a pas droit à une issue particulière, et il doit satisfaire à un critère exigeant lorsqu’il demande une dispense. Il ne suffit pas de démontrer que des circonstances personnelles révèlent l’existence de certains motifs d’ordre humanitaire; il faut démontrer que des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » seraient causées si la dispense n’était pas accordée. Il incombe à celui qui demande une dispense de convaincre l’agent que, compte tenu de ses circonstances personnelles, les exigences normales lui causeraient des difficultés injustifiées, et l’agent a compétence pour évaluer les facteurs pertinents et déterminer le poids à leur accorder : Adams, précitée, aux paragraphes 29 à 31; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 94, aux paragraphes 11 et 12. Les demandeurs ont l’obligation de démontrer l’existence d’un lien entre la preuve des difficultés alléguées et leurs circonstances personnelles. Ils ne peuvent simplement présenter la situation générale régnant dans leur pays d’origine, mais ils doivent également démontrer en quoi elle leur causerait, à eux personnellement, des difficultés injustifiées : Piard c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 170, aux paragraphes 18 et 19 [Piard].

[45]           Le défendeur dit qu’une lecture objective de la décision révèle que l’agent n’a pas omis d’apprécier les difficultés auxquelles les demandeurs feraient face à cause des conditions défavorables générales au Mexique. L’agent a correctement conclu que la demande CH était visée par le paragraphe 25(1.3) de la Loi, qui interdit l’évaluation des risques. L’agent a plutôt évalué dûment si les difficultés auxquelles les demandeurs pourraient faire face au Mexique, y compris les difficultés attribuables aux conditions générales au pays, constitueraient des difficultés injustifiées, et a procédé à un examen approfondi et complet des observations sur ces conditions présentées par les demandeurs. L’agent a reconnu que le taux de criminalité était élevé au Mexique, et que les efforts déployés par le gouvernement pour lutter contre le trafic de drogue et le crime organisé avaient fait augmenter le taux de crimes violents. L’agent a également reconnu que la demande CH était largement fondée sur la violence généralisée au Mexique. Toutefois, les demandeurs avaient aussi mentionné dans leurs observations à l’appui de leur demande CH que M. Blas avait reçu des menaces. L’agent n’a pas commis d’erreur en tenant compte du risque de difficultés découlant de ces menaces, ni en concluant à l’absence de preuve établissant que les demandeurs feraient probablement face à des difficultés en raison de ces menaces.

[46]           Le défendeur affirme que l’agent a soigneusement examiné les éléments de preuve sur la criminalité et la pauvreté au Mexique, et qu’il a conclu raisonnablement que ces conditions ne suffisaient pas à accueillir la demande CH étant donné les recours dont les demandeurs disposaient. En bref, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils avaient droit à une dispense fondée sur l’article 25 parce que leurs circonstances personnelles seraient tellement touchées par les conditions générales au Mexique qu’ils en subiraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives : Piard, précitée. Les arguments des demandeurs se résument à demander à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve, ce à quoi le contrôle judiciaire ne peut servir.

[47]           Quant à l’établissement, le défendeur estime que l’agent n’a pas fait abstraction des efforts que les demandeurs ont déployés pour s’établir dans leur collectivité; l’agent a plutôt conclu de manière raisonnable que les éléments de preuve ne suffisaient pas à démontrer que les demandeurs avaient un tel degré d’établissement que le fait d’avoir à présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger leur causerait des difficultés inhabituelles ou excessives. Le critère ne tient pas à la valeur ni au degré d’établissement du demandeur, mais consiste plutôt à savoir si les exigences normales causeraient des difficultés injustifiées : Davoudifar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 316, aux paragraphes 24 et 25. Bien que ce soit permis, choisir de demeurer au Canada tout en suivant la voie juridique ne signifie pas nécessairement que le passage du temps joue en faveur du demandeur : Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261, au paragraphe 15; Serda, précitée, aux paragraphes 19 à 24; Legault, précité, au paragraphe 19.

[48]           Le défendeur affirme que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard du droit et des faits liés aux circonstances des demandeurs : Jeffrey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 605, aux paragraphes 24 à 28. Quand elle apprécie le caractère raisonnable de l’analyse de l’agent, la Cour doit examiner non seulement le raisonnement de l’agent, mais aussi la décision rendue. Même si les motifs de l’agent n’expliquent pas bien pourquoi le degré d’établissement des demandeurs était insuffisant pour justifier la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ce que le défendeur nie, la Cour doit néanmoins se garder de substituer ses propres opinions quant au résultat approprié en qualifiant de fatale l’insuffisance alléguée des motifs : Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490, aux paragraphes 5 et 13; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses]. Le défendeur dit que les demandeurs avancent un argument qui appelle la Cour à chercher de minuscules erreurs alléguées dans les motifs plutôt qu’à comprendre le raisonnement suivi dans son ensemble, ce qui ne constitue pas la démarche appropriée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151, au paragraphe 15; Rachewiski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 244.

[49]           Le défendeur ajoute que l’agent a adéquatement apprécié l’intérêt supérieur de l’enfant né au Canada des demandeurs; toutefois, l’intérêt supérieur d’un enfant touché par une demande CH ne constitue qu’un des facteurs dont il faut tenir compte pour rendre la décision. Le défendeur affirme que les observations sur l’intérêt supérieur de l’enfant présentées par les demandeurs reviennent effectivement à dire qu’un enfant né au Canada a une vie plus stable et plus sûre au Canada, et qu’il risque d’être exposé à la criminalité et à la corruption généralisées au Mexique. L’agent a examiné ces observations et déterminé que les demandeurs avaient un réseau solide de parents et d’amis au Mexique et que ce réseau constituerait aussi un avantage pour leur enfant. L’agent a accordé du poids à l’intérêt supérieur de l’enfant né au Canada et a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de demeurer avec les demandeurs, même s’ils devaient retourner au Mexique et demander la résidence permanente par la voie habituelle. L’agent a réalisé une évaluation raisonnable et n’a pas commis d’erreur en concluant que l’intérêt supérieur de l’enfant ne l’emportait pas sur les autres facteurs examinés.

[50]           Selon le défendeur, l’agent a procédé à l’évaluation des difficultés en examinant l’effet, le cas échéant, que les conditions défavorables au Mexique auraient sur les demandeurs et sur leur enfant né au Canada, et a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit d’éléments de preuve établissant que la criminalité généralisée au Mexique aurait une incidence néfaste directe sur eux.

[51]           De surcroît, souligne le défendeur, bien qu’il s’agisse d’un facteur important, l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas le facteur déterminant qui permet de trancher une demande CH : Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 37. L’agent n’était pas tenu d’accorder plus de poids à l’intérêt supérieur de l’enfant qu’aux autres facteurs, étant donné que le poids à accorder aux facteurs dépend des faits de chaque affaire. En l’espèce, les éléments de preuve montraient que l’enfant se portait bien au Canada, mais ne révélaient pas que les conditions défavorables au Mexique auraient une incidence néfaste directe sur l’enfant. L’agent a pondéré les éléments de preuve et conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant ne l’emportait pas sur les autres facteurs. Cette pondération des éléments de preuve n’était pas déraisonnable.

ANALYSE

[52]           Les demandeurs soulèvent un certain nombre de questions dans le cadre du présent contrôle, mais j’estime que le problème fondamental de la décision est que l’analyse de l’intérêt supérieur d’Isabella manque tellement de justification, de transparence et d’intelligibilité que la décision en devient déraisonnable.

[53]           Rien dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant ne me semblait déraisonnable jusqu’à ce que l’agent commence à examiner le préjudice auquel Isabella pourrait faire face au Mexique en raison de la violence générale régnant dans ce pays, situation que l’agent a reconnue. Il ne faut pas oublier que, en procédant à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent ne doit pas évaluer si l’enfant fera face à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives par suite du renvoi au Mexique. L’agent doit être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant et déterminer en quoi consiste cet intérêt supérieur. L’agent pondérera ensuite ce facteur ainsi que le degré d’établissement, les difficultés causées aux parents et les considérations d’intérêt public ou de politique générale pour décider en définitive si une dispense devrait être accordée pour des motifs d’ordre humanitaire. Voir, par exemple, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 73 à 75 [Baker]; Legault, précité, aux paragraphes 11, 12 et 28; Hawthorne, précité, aux paragraphes 4 à 9; Sinniah, précitée, aux paragraphes 57 à 63; Arulraj, précitée, au paragraphe 14; Mangru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 779, aux paragraphes 24 à 28.

[54]           En l’espèce, l’agent savait très bien que, en analysant l’intérêt supérieur d’Isabella, il devait tenir compte de la violence générale reconnue et des risques connexes auxquels Isabella serait exposée au Mexique. Il conclut qu’Isabella serait mieux avec ses parents où qu’ils puissent se trouver, mais traite ensuite le facteur de la violence de la manière suivante :

[traduction] En ce qui concerne le préjudice allégué que pourraient subir Isabella et cette famille au Mexique en raison des risques que poserait l’individu corrompu dans l’entreprise familiale de Daniel ou des conditions générales au Mexique, je renvoie à la section qui suit immédiatement, où j’analyse les préoccupations soulevées dans la présente demande. Je conclus que le gouvernement du Mexique offre une protection de l’État adéquate. Je constate également qu’aucune preuve probante n’a été produite pour démontrer que l’agresseur dans cette affaire poursuit encore les demandeurs au Mexique.

[55]           Pour ce qui est du risque auquel Isabella ferait face en raison de la violence générale, l’agresseur que craignent ses parents n’est pas concerné.

[56]           Quand nous consultons [traduction] « la section qui suit immédiatement » pour voir ce qui est mentionné à propos de l’intérêt supérieur d’Isabella relativement au facteur de la violence générale, nous constatons en fait que cette question n’est pas abordée.

[57]           L’agent évalue la situation de la manière suivante :

[traduction] L’information que les demandeurs ont fournie, conjuguée à d’autres sources d’information publiques que j’ai consultées et mentionnées ci‑dessus, indique que le gouvernement mexicain déploie des efforts concertés pour lutter contre le crime organisé et le trafic de drogue, ce qui a fait nettement grimper les taux de crimes violents partout au pays. Ces conditions, ainsi que le contexte économique difficile, touchent tous les citoyens mexicains. J’ai aussi examiné les circonstances personnelles des demandeurs et constaté qu’ils avaient démontré qu’ils disposaient de ressources personnelles appréciables sur lesquelles compter. Leurs parents et leur famille étendue sont bien établis dans leur État d’origine et forment un réseau de soutien. La famille de Daniel possède d’importants intérêts commerciaux. Les deux demandeurs ont fait des études universitaires et possèdent une solide expérience professionnelle. Sans aucun doute, après leur absence, les demandeurs éprouveront certaines difficultés à se réhabituer à la vie au Mexique et à composer avec la situation là‑bas. Toutefois, d’après l’information que j’ai sous les yeux, je conclus que les difficultés qu’ils pourraient éprouver ne sont ni inhabituelles, ni injustifiées, ni excessives.

[58]           L’intérêt d’Isabella n’est pas distingué de celui de ses parents et se perd dans l’examen des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[59]           Le défendeur affirme que les conditions défavorables générales au Mexique sont prises en considération, mais que l’agent avait expressément pour tâche d’examiner les difficultés qu’Isabella subirait au Mexique même si elle se trouvait avec ses parents. L’agent ne pouvait pas déterminer quel poids accorder à l’intérêt supérieur d’Isabelle par rapport aux autres facteurs sans aborder cette question : voir la décision Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 993, au paragraphe 24 [Joseph]. La décision ne révèle pas clairement si l’agent a tout bonnement omis de poursuivre son examen en analysant comment Isabella serait touchée par la fréquence des crimes violents au Mexique, ou s’il a intégré à tort ce facteur dans l’analyse des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Dans l’un ou l’autre cas, l’agent ne s’est pas montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur d’Isabella et a commis une erreur susceptible de contrôle : voir les arrêts Baker, précité, au paragraphe 75, et Legault, précité, au paragraphe 12.

[60]           L’agent déclare qu’il est dans l’intérêt supérieur d’Isabella de rester avec ses parents, mais il ne fait qu’affirmer une évidence et passe à côté de la question. La question consiste à examiner, à la lumière du fait qu’Isabella restera manifestement avec ses parents, l’incidence que le renvoi au Mexique aura sur elle compte tenu des conditions violentes auxquelles elle sera exposée là‑bas : voir Joseph, précitée, aux paragraphes 20 à 24; Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258, au paragraphe 69; Gaona, précitée, au paragraphe 9.

[61]           La conclusion sommaire et largement inexpliquée voulant que [traduction] « le gouvernement du Mexique offre une protection de l’État adéquate » ne révèle pas non plus comment l’intérêt d’Isabella a été pris en considération. Si l’expression « protection de l’État adéquate » a acquis à un certain point un sens définitif en ce qui concerne les risques visés aux articles 96 et 97 dans le contexte d’une demande d’asile ou de l’évaluation des risques avant renvoi, elle ne nous dit rien en revanche sur le « degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant » (arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 6) dans le contexte d’une analyse fondée sur le paragraphe 25(1). Ce n’est pas une expression raccourcie qui permet à l’agent de renoncer à analyser attentivement les effets qu’une décision défavorable aurait sur l’intérêt supérieur de l’enfant.

[62]           Du reste, j’estime que les faits de l’espèce sont remarquablement semblables à ceux de l’affaire Gaona, précitée, en ce sens que l’agent a reconnu ici que les taux de crimes violents grimpaient partout au Mexique et que ces conditions touchaient tous les citoyens mexicains. Il a toutefois omis de procéder à une analyse de fond de l’incidence que ces réalités auraient sur Isabella, contrairement à la directive donnée par la Cour d’appel selon laquelle « l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent » (arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 6).

[63]           Dans la décision Gaona, précitée, le juge Zinn a fait observer ceci, au paragraphe 10 :

L’agent a reconnu que les éléments de preuve [traduction] « démontrent qu’il existe des problèmes de corruption, de violence et de violation des droits de la personne au Mexique ». L’agent a déclaré que [traduction] « [c]e sont des risques que courent malheureusement toutes les personnes qui habitent au Mexique ». Il s’agit donc de risques auxquels Pierre-Alexandre serait exposé s’il retournait là‑bas. L’agent aurait tenu compte de ces éléments s’il s’était montré vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas tenu compte de l’intérêt de l’enfant, en tant que citoyen canadien, à ne pas être renvoyé dans un tel environnement. Je conclus donc que l’intérêt de l’enfant n’a pas été analysé correctement. Autrement dit, l’analyse de l’impact sur l’enfant d’un renvoi au Mexique est déficiente et, pour cette raison, la demande sera accueillie.

[64]           Le même raisonnement s’applique à Isabella en l’espèce.

[65]           Examinant la décision dans son ensemble à cet égard, comme l’enseigne l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, je ne puis toujours pas conclure que l’intérêt supérieur d’Isabella a été pris en considération d’une quelconque façon par rapport au facteur de la violence générale et des conditions défavorables générales qui existent au Mexique.

[66]           De manière générale, j’estime que la décision est pour le reste relativement bien fondée, bien qu’il serait possible de débattre de la question de savoir si l’agent a interprété et appliqué de manière raisonnable le paragraphe 25(1.3), dont le sens a récemment été clarifié par la Cour d’appel comme il est indiqué ci‑dessus. Toutefois, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’aborder cette question compte tenu des faits de l’espèce. L’erreur commise dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant revêt une importante telle que l’affaire tout entière doit être renvoyée pour réexamen.

[67]           Les avocats s’entendent pour dire qu’il n’y a pas de question à certifier, et la Cour en convient.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2401-13

 

INTITULÉ :

DANIEL GAMEZ BLAS, ROSA MARIA MAR ALVARADO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 FÉVRIER 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

D. Jean Munn

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Camille N. Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners, LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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