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Date : 20140624


Dossier : IMM-6445-13

Référence : 2014 CF 610

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

JASVIR SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Une demande de contrôle judiciaire est faite de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 11 septembre 2013.

[2]               La SPR avait refusé de donner suite à une demande faite en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire faite en vertu de l’article 72 de la Loi.

[3]               Après avoir entendu les plaidoiries des parties et examiné le dossier, la Cour a conclu que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée pour les raisons qui suivent.

I.                   Faits

[4]               Le demandeur est un ressortissant indien qui résidait au Jammu-et-Cachemire [J&K]. Il est un musicien religieux sikh. Il est aussi un sikh dit « baptisé » en ce qu’il porte des signes religieux ostentatoires permettant de l’identifier comme tel. En janvier 2006, il a participé à la création d’une organisation du nom de Nishkam Kirtan Sewa Council, un groupe dont les buts sont religieux et sociaux. Un collègue de travail, Gurmeet Singh, avait un ami du nom de Surinder Singh. Surinder Singh aurait eu des liens avec des terroristes pour lesquels il aurait été condamné. Il aurait par la suite subi du harcèlement de la part de la police. À l’audience, le demandeur a expliqué que les allégations proférées par la police auraient été fausses et auraient eu comme origine un cousin de Surinder Singh qui aurait eu maille à partir avec les autorités policières. Quoiqu’il en soit, dans son récit le demandeur a affirmé que, suite à la condamnation, lui et Gurmeet Singh avaient refusé de s’associer avec Surinder Singh.

[5]               Le 5 juin 2008, le demandeur a été arrêté en compagnie de Gurmeet Singh et d’un autre collègue du temple, Gurcharan Singh. On ne sait pourquoi et dans quelles circonstances il fut arrêté outre ce que le demandeur indique dans la formule de renseignements personnels (FRP) comme étant lors d’un programme « which pays tribute to the Sikh martyrs of June 1984 ». Torturé et interrogé sur ses liens avec des terroristes, le demandeur a tout nié. Le 8 juin 2008, il a été libéré grâce à l’intervention de notables de son village et du paiement d’un pot-de-vin, dont on ne connaît pas le montant, avec l’ordre de rapporter à la police toute information concernant Surinder Singh ou les terroristes.

[6]               Le 18 mars 2009, le demandeur aurait été de nouveau arrêté avec Gurmeet Singh et Gurcharan Singh alors qu’ils étaient dans l’état du Penjab. La police du Penjab a interrogé le demandeur, qui a ensuite été transféré à la police du J&K. Les policiers du J&K l’auraient torturé de nouveau et l’auraient questionné sur Surinder Singh. Il a été obligé de « signer des papiers en blanc ». Il a été libéré le 22 mars 2009.

[7]               Le demandeur serait allé consulter un avocat pour mettre un terme à ce harcèlement par la police, mais celui-ci « a demandé des documents et des témoins avant de pouvoir agir ». Ayant appris cela, la police se serait présentée à son domicile pour l’arrêter une troisième fois. Il s’est échappé et a décidé de quitter la région. Avec Gurmeet Singh et Gurcharan Singh, il est allé se réfugier à Delhi chez la famille de Gurmeet Singh. Il a ensuite quitté l’Inde avec un visa de travailleur, arrivant au Canada le 25 juillet 2009 sur un vol Delhi-Londres-Edmonton. Par la suite, il s’est dirigé vers l’est, s’arrêtant à Toronto où il a passé deux mois, et s’est installé à Montréal en septembre 2009. Le 22 septembre 2009 il a déposé une demande d’asile. De toute évidence, aucune demande n’a été faite à Edmonton, sa destination initiale pour quelque raison inconnue, ou Toronto où il a portant séjourné deux mois.

[8]               À l’audience le 20 août 2013, la commissaire a demandé pourquoi les autorités indiennes n’avaient pas confisqué son passeport émis en 2007; le demandeur n’a pas pu expliquer. Quand elle a cherché à savoir si les autorités le recherchaient encore, il a raconté qu’en 2011 son père avait été arrêté, torturé, et interrogé à son sujet. Son père a été libéré mais après son retour à la maison, il est décédé, le 8 mai 2011. La commissaire l’a questionné à propos de cela et il a finalement affirmé que la police avait rendu visite à sa famille à tous les deux ou trois mois depuis 2009, et qu’on leur disait toujours que le demandeur était au Canada. Il ne l’avait pas mentionné dans son FRP original mais l’avait ajouté dans un amendement du 14 mai 2013, quatre ans après la version originale.

[9]               Le demandeur a expliqué le délai avant qu’il ne demande l’asile en affirmant qu’il pensait que s’il attendait quelques mois, la situation s’améliorerait et il pourrait retourner, mais après un certain temps il a reçu des conseils lui disant de soumettre une demande de statut de réfugié.

II.                Décision

[10]           La SPR n’a pas cru le récit du demandeur. Il n’avait pas pu donner une explication cohérente pour l’intérêt de la police indienne à son égard, vu qu’il avait affirmé qu’il ne s’associait pas avec Surinder Singh et que son organisation était tout à fait légale. Les raisons de l’intérêt soutenu à son égard par les autorités indiennes restent un mystère. Il déclarait ne pas savoir pourquoi il était soupçonné. Il n’avait pas pu expliquer ses deux libérations sans accusation, sauf en suggérant que peut-être les autorités planifiaient de le suivre et de retracer ses liens terroristes hypothétiques. Il n’avait pas pu expliquer pourquoi la police continuerait de s’intéresser à lui, quatre ans plus tard. La commissaire de la SPR a souligné qu’à l’audience, il avait parlé d’une arrestation et de mauvais traitements subis par son père et avait déclaré que la police se rendait chez sa famille à tous les deux ou trois mois, des faits qui ne figuraient pas dans son FRP malgré leur importance pour sa demande.

[11]           La preuve documentaire présentée démontrait à la SPR que le degré de répression par les autorités avait diminué de beaucoup depuis les années 2000, mais que le gouvernement intervenait ponctuellement pour contrer le terrorisme, se servant entre autres de plusieurs mesures spéciales. De fait, les références faites à de la documentation datant de 2007 ne sont plus suffisamment contemporaines pour avoir un poids certain. Si le demandeur avait vraiment été soupçonné, il n’aurait pas été relâché deux fois ni permis de quitter le pays sans obstacle. La preuve documentaire suggère plutôt une surveillance plus serrée où les mouvements sont limités lorsque des soupçons sérieux pèsent. D’ailleurs, il aurait pu produire des documents officiels pour appuyer son récit selon la commissaire. Le retard avant de soumettre une demande d’asile minait son témoignage selon lequel il avait subi deux détentions traumatisantes et se voyait menacé d’une troisième détention.

[12]           La commissaire a examiné un affidavit du Sarpanch du village du demandeur, une lettre du président d’un temple où il avait travaillé, un certificat médical attestant des soins en juin 2008 et mars 2009, et une lettre par l’avocat que le demandeur avait consulté, et n’a accordé aucun poids à ces documents puisque le récit du demandeur n’avait aucune crédibilité.

III.             Analyse

[13]           Je conviens avec la partie défenderesse qu’un tribunal n’a aucune obligation d’accepter une preuve documentaire qui vise à appuyer des faits déjà jugés non crédibles (Tofan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2001 CFPI 1011; Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2003 CFPI 471).

[14]           L’avocat du demandeur a insisté à l’audience devant cette Cour pour arguer que la SPR avait scindé son analyse pour rejeter la preuve documentaire soumise au profit du demandeur. Si tel était le cas, il y aurait probablement place à intervention sur contrôle judiciaire. Un décideur ne peut ignorer de la preuve.

[15]           Mais tel n’est pas le cas en l’espèce. L’avocat s’est attardé aux paragraphes 101 à 106 de la décision sous étude. À mon sens, ces paragraphes ne démontrent pas l’ignorance de cette preuve présentée par le demandeur. La SPR ne rejette pas la preuve sans l’avoir considérée. Plutôt, ayant conclu que le récit du demandeur est en soi invraisemblable, la SPR ne peut donner aucun poids à une preuve qui se voudrait au mieux corroborative mais qui, en fait, n’est que la répétition de l’histoire racontée. Une preuve corroborative est une preuve indépendante qui tend à supporter la preuve principale, non pas la répétition par ouï-dire de la version donnée. Le paragraphe 101 me semble résumer la pensée de la SPR :

[101]    Un dernier point : le tribunal n’ayant accordé aucune foi au récit du demandeur, il n’accorde aucun poids à l’affidavit rédigé par Raj Kumar, le présumé Sarpanch du village de Kalyana dans le District de Jammu. Cet écrit fait en effet référence aux problèmes qu’auraient supposément vécus le demandeur avec la police et auxquels le tribunal n’a pas crus [sic].

[16]           Dit autrement, la preuve documentaire, qui n’est rien d’autre que la version non crue racontée par des gens qui n’ont pas une connaissance des faits, ne pouvait sauver la preuve directe qui n’a pas été crue. Une preuve de ouï-dire n’est recevable et utile que si elle est digne de confiance (« reliable »). Ce n’est pas tant que la preuve a été scindée qu’elle a été jugée être d’un poids minime eu égard au défaut de la preuve directe et principale. Il en résulte que l’attention doit porter sur le récit fait.

[17]           La question en litige est donc de savoir si la conclusion de la SPR était raisonnable.

[18]           Je suis d’avis que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient tout à fait raisonnables. Les contradictions et invraisemblances ont miné le témoignage et le demandeur, qui avait le fardeau de la preuve, n’avait aucune explication acceptable. Le rôle du juge en contrôle judiciaire n’est pas de réévaluer les faits, mais plutôt de voir à ce que la décision rendue soit raisonnable à la lumière des preuves dans le dossier. Ainsi, cette décision doit avoir les apanages de la raisonnabilité au sens de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 :

[47]      […] Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[19]           À mon avis, les constatations faites par la SPR sur la crédibilité du demandeur et de son récit justifient amplement la conclusion à laquelle elle en est arrivée. Son témoignage selon lequel il avait été relâché à deux reprises était invraisemblable. Les omissions dans la FRP concernant des points d’importance centrale soulevées à l’audience n’ont pas été expliquées de façon satisfaisante. Les circonstances du départ du demandeur de l’Inde n’indiquaient aucunement qu’il était recherché par les autorités. Son attente de deux mois avant de faire une demande d’asile après un périple d’est en ouest de Londres à Edmonton, pour ensuite revenir à l’est, à Montréal en passant par Toronto, minait son affirmation de crainte subjective et n’avait pas été expliquée de façon satisfaisante.

[20]           Mais, encore davantage, le demandeur n’a jamais expliqué pourquoi les autorités auraient bien pu avoir l’intérêt qu’il prétend que celles-ci avaient pour lui. Il devient invraisemblable que les autorités d’un pays comptant 1.2 milliard d’habitants aient un tel intérêt cinq ans plus tard si le récit du demandeur est considéré dans son ensemble. Différents éléments comportent des contradictions et des omissions, et l’ensemble est invraisemblable sans une raison crédible pour l’intérêt porté.

[21]           La prétention du demandeur qu’il est uniquement impliqué dans une entreprise philanthropique ne peut expliquer un intérêt policier aussi soutenu que de visiter la famille quatre fois par année depuis cinq ans. Ou bien le demandeur n’est pas qui il dit être, ou bien les prétentions de visites fréquentes à la famille en Inde servent à justifier une crainte prospective mais sans fournir de fondement. Si le demandeur ne fournit pas le récit complet et véridique, il doit en subir l’odieux. Si les visites répétées ne sont que pour démontrer le risque qu’il encourt, encore faudrait-il que le décideur sache pourquoi une telle attention est portée à quelqu’un qui se présente comme étant un quidam.

[22]           L’avocat du demandeur a bien tenté de prétendre que du simple fait que le demandeur est un sikh « baptisé » suffirait à conclure qu’il doit bénéficier des articles 96 et 97 de la Loi. Avec égards, la Cour ne saurait partager cet avis. Il faudrait des circonstances extrêmement particulières, qui devraient être démontrées, pour qu’une telle assertion suffise. En effet, la prétention revient à dire que tout sikh baptisé ne peut retourner en Inde. Si certains pouvaient croire à une forme de harcèlement presque systématique, encore que ce n’est pas prouvé en l’espèce, nous serions de toute manière loin de la persécution.

[23]           Le tribunal n’était pas obligé de mentionner chaque document pour permettre à la Cour d’apprécier l’ensemble du dossier. Le demandeur a prétendu que les motifs de la SPR faisaient défaut. Une insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708) [Newfoundland Nurses]. Les juges de révision sont invités à examiner le dossier dans son entièreté pour apprécier le caractère raisonnable du résultat. Le test est articulé à la fin du paragraphe 16 de Newfoundland Nurses :

En d'autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[24]           La décision de la SPR était très étoffée et elle ne laissait aucun doute sur les conclusions tirées et les raisons pour tirer ces conclusions. Elle ne saurait être attaquée avec succès sur cette base.

[25]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas suggéré de question grave de portée générale et il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a pas de question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6445-13

 

INTITULÉ :

JASVIR SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 mai 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 juin 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Michel Le Brun

 

Pour le demandeur

 

Me Guillaume Bigaouette

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Ile Perrot (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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