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Date : 20140624


Dossier : IMM-11476-12

Référence : 2014 CF 608

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2014

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

B381

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 10 octobre 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre, respectivement, des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demande est présentée en vertu de l’article 72 de la LIPR.

Le contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka, âgé de 34 ans, qui était passager à bord du MS Sun Sea, l’un des deux navires transportant des demandeurs d’asile tamouls arrivés au Canada en 2009 et 2010. Il a demandé l’asile en tant que réfugié au sens de la Convention parce qu’il craignait d’être persécuté par l’armée, la police, les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (TLET) et de groupes d’activistes progouvernementaux du fait de sa race, de son appartenance à un groupe social et de ses opinions politiques. Il a aussi allégué être une personne à protéger, parce qu’il était exposé à une menace à sa vie, au risque de peine ou traitements cruels et inusités, et à la torture.

[3]               Le demandeur a déclaré qu’en 1996, lorsqu’il revenait d’un camp de réfugiés pour personnes déplacées, il a été détenu pendant 40 jours par l’armée. Pendant cette détention, il a été interrogé relativement à ses liens avec les TLET et accusé d’être un partisan des TLET. On lui a donné des coups de pieds, ses mains ont été attachées dans son dos et il a été battu avec un tuyau en plastique rempli de sable. Lorsque sa famille a payé de l’argent, il a comparu au tribunal et a été remis en liberté, car il n’y avait pas de preuve pour le faire accuser.

[4]               En 1996, l’armée a pris le contrôle de Jaffna et tenté de mettre en place des mesures visant à prévenir l’infiltration par les TLET. En 2002, on a permis aux TLET d’entrer dans certaines zones contrôlées par l’armée. Ils ont recruté, enlevé, agressé des personnes et leur ont extorqué de l’argent notamment, aux parents du demandeur. En 2003, le demandeur est allé en Arabie saoudite pour travailler. En 2007, après son retour au Sri Lanka, il s’est marié.

[5]               De 2007 à 2009, le demandeur a travaillé en Malaisie. Au milieu de l’année 2009, il est revenu au Sri Lanka, car la guerre était terminée et les TLET auraient été vaincus. Il a allégué qu’en avril 2010, les membres du parti démocratique populaire de l’Eelam (PDPE) et du service de renseignement de l’armée sont venus chez lui et l’ont interrogé sur ses liens avec les TLET. Ils ont déclaré qu’ils avaient reçu des renseignements selon lesquels des cadres des TLET en fuite étaient allés chez lui et qu’il s’était chargé de leur hébergement. On lui a dit qu’il devait identifier les personnes qu’il avait aidées et celles qui lui avaient demandé de l’aide, à défaut de quoi il serait détenu. Ils l’ont aussi interrogé sur ses visites en Malaisie. Ils ont dit qu’ils reviendraient bientôt et que le demandeur devrait leur donner des réponses raisonnables.

[6]               Le demandeur a allégué qu’en mai 2010, les membres du PDPE sont venus une fois de plus chez lui, et ils ont déclaré qu’ils avaient reçu des renseignements selon lesquels il avait aidé les TLET. Ils ont dit au demandeur que c’était sérieux et qu’il serait bientôt arrêté, à moins qu’il ne leur paie 3 000 000 de roupies sri lankaises. Le demandeur a répondu qu’il n’avait pas d’argent. On lui a accordé un délai de deux mois pour qu’il verse la somme demandée, à défaut de quoi il serait arrêté.

[7]               Le demandeur a allégué qu’il ne voulait pas payer l’argent et qu’il s’est chargé de trouver un passeur qui l’a emmené en Thaïlande le 1er juin 2010, d’où il est monté à bord du MS Sun Sea, le 5 juillet 2010 et est arrivé au Canada le 13 juillet 2010. Le demandeur soutient que son épouse l’a informé qu’après son départ, les membres du PDPE sont retournés chez lui pour réclamer de l’argent et que les représentants de l’armée sont venus et ont menacé de l’arrêter.

Décision faisant l’objet du contrôle

[8]               La Commission a décidé que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, au titre de l’article 96 de la LIPR, ni la qualité de personne à protéger, au titre de l’article 97. Les questions déterminantes portaient sur la crédibilité de la crainte subjective de persécution du demandeur et la question de savoir si sa crainte prospective était fondée.

[9]               La Commission a déclaré qu’elle a pris en compte les changements des conditions dans le pays, le profil de risque du demandeur et la question de savoir s’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. De plus, la Commission a aussi examiné la question de savoir si le demandeur avait établi que, en tant que demandeur d’asile débouté ou passager à bord du MS Sun Sea, il avait la qualité de réfugié « sur place » au sens du Guide des procédures du haut‑commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR).

[10]           La Commission a conclu qu’un changement favorable s’opère au Sri Lanka depuis la fin de la guerre. Selon le Guide des procédures du HCR de 2010, les Tamouls originaires du Nord du Sri Lanka ne sont plus présumés admissibles à l’asile, mais que toutes les demandes d’asile doivent être examinées individuellement sur le fond. Toutefois, les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET étaient décrites comme ayant un profil de risque possible.

[11]           La Commission a fait remarquer que le demandeur avait été détenu une fois au Sri Lanka en 1996, et accusé d’être un partisan des TLET. Il a été remis en liberté par un tribunal, parce qu’il n’y avait aucune preuve pour l’accuser. Il était aussi sorti du Sri Lanka et y était revenu muni de ses documents, sans aucune difficulté. Il est allé en Arabie Saoudite de 2003 à 2006, en Malaisie de juin 2007 jusqu’au milieu de l’année 2009, et bien qu’il ait été interrogé par les agents du service de renseignement à son retour, il n’a jamais été détenu ni arrêté.

[12]           De plus, la Commission a relevé que les documents sur la situation dans le pays confirmaient qu’après la fin de la guerre de nombreux Tamouls avaient été interrogés et on avait fait une enquête sur leurs liens potentiels avec les TLET. À cet égard, la Commission a admis que la maison familiale avait fait l’objet d’une vérification en 2010. Toutefois, si, comme il le prétend, il avait été soupçonné d’avoir des renseignements et des noms de cadres de TLET en fuite, le demandeur aurait été immédiatement arrêté en avril 2010, lorsque les agents du service de renseignement de l’armée ou les membres du PDPE l’ont interrogé pour la première fois, plutôt que de lui dire qu’il devait donner [traduction] « des réponses raisonnables » la prochaine fois. Il s’était enfui en juin 2010 après que les membres du PDPE eurent essayé de lui extorquer de l’argent. La Commission n’a pas accepté que le demandeur se soit fait dire en 2010 qu’il était soupçonné d’aider les TLET et a conclu que le demandeur n’est pas considéré par l’armée et les activistes paramilitaires comme une personne digne d’intérêt en raison de ses liens avec les TLET.

[13]           La Commission a relevé qu’il y avait des préoccupations importantes quant à la crédibilité des allégations du demandeur, et qu’aucune explication adéquate n’a été fournie à cet égard ni décrite avec précision dans ses motifs. Étant donné que le demandeur n’a pas contesté les conclusions de la Commission quant à la crédibilité, ces motifs ne sont pas reproduits en détail dans le présent résumé de la décision.

[14]           Sur la foi de ses conclusions quant à la crédibilité, la Commission a décidé que, hormis la détention de 1996, les autres événements allégués n’ont pas eu lieu. La Commission a reconnu que bien que la situation se soit améliorée pour ceux qui avaient précédemment été identifiés comme ayant des liens avec les TLET, des difficultés demeurent et certaines sources avancent que la perception de liens avec les TLET a entraîné la détention et la torture. Toutefois, parce que le demandeur n’avait pas de lien réel ou perçu avec les TLET, il serait exposé à des problèmes minimes en cas de retour (Sivalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 47).

[15]           La Commission a conclu que la capacité du demandeur de passer à travers les points de contrôle et la sécurité, sans difficulté, ou sans être détenu, lorsqu’il voyageait du Nord de la province à Colombo et qu’il sortait du pays ou y revenait était pertinente quant à son profil de risque possible. La Commission a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur avait tenté d’étayer sa demande d’asile en faisant de fausses déclarations concernant son passé, de manière à correspondre au profil des personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET, personnes jugées à risque par le HCR. Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables et dignes de foi selon lesquels après 1996, le demandeur avait attiré les soupçons de l’armée. Sur la foi du changement de la situation dans le pays, et comme résultat cumulatif de sa crédibilité minée, la Commission a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit exposé à la persécution en tant qu’homme tamoul originaire du Nord, s’il devait retourner au Sri Lanka.

[16]           En ce qui a trait au risque, la Commission a conclu que celui auquel le demandeur était exposé était seulement un risque généralisé. Selon son témoignage, il a quitté le Sri Lanka en juin 2010 parce qu’il ne voulait pas payer 3 millions de roupies au PDPE. Il est d’avis que les membres du PDPE étaient à sa recherche parce qu’il avait travaillé à l’étranger et qu’ils sont connus pour prendre pour cible de telles personnes et les agresser physiquement, les torturer et tuer celles qui ne payent pas. Il a déclaré que tout le monde au Sri Lanka avait une telle crainte. La Commission a conclu que le demandeur craignait l’extorsion de la part des membres du PDPE et les conséquences de ne pas céder à leurs demandes d’argent. La preuve relative à la situation dans le pays révélait que depuis la fin de la guerre, le PDPE s’était tourné vers des activités criminelles et prenait pour cible toute personne qui avait de l’argent, quelle que soit son origine ethnique. La Commission a conclu que le demandeur était pris pour cible aux fins d’extorsion parce qu’il avait travaillé à l’étranger et non en raison de son origine ethnique tamoule. Elle a invoqué les décisions des cours qui ont statué que des personnes étaient plus souvent prises pour victimes en raison de leur présumée richesse ou parce qu’elles vivaient dans une région très dangereuse ou, qu’elles risquaient de subir des représailles parce qu’elles ne s’étaient pas conformées aux exigences des criminels, n’étaient pas exposées à un risque personnalisé, ce qui n’élimine pas le risque découlant de l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii). L’extorsion à laquelle le demandeur était exposé était liée à la présomption qu’il était riche, et sa crainte qui en a résulté n’avait pas de lien à l’un des motifs prévus dans la Convention. Le risque d’extorsion de la part de groupes paramilitaires envers des personnes perçues comme étant riches parce qu’elles reviennent de l’étranger était très répandu et constituait donc un risque généralisé.

[17]           En ce qui a trait au statut du demandeur en tant que demandeur d’asile débouté qui retourne dans son pays, la Commission a relevé que la preuve documentaire selon laquelle les Tamouls de retour sont exposés au même processus de vérification que toutes les personnes qui retournent au Sri Lanka, peu importe si elles retournaient de façon volontaire ou à la suite du rejet de leur demande d’asile.

[18]           La Commission a relevé que, dans le passé, le demandeur était retourné au Sri Lanka en sécurité après de longs séjours à l’étranger. Bien qu’il existe des rapports contradictoires sur le traitement des réfugiés à l’aéroport international Katunayake de Colombo, il est évident que beaucoup de Tamouls retournent dans leur pays de façon volontaire et en tant que demandeurs d’asile déboutés. En 2011 et 2012, le Royaume‑Uni a affrété des vols nolisés de demandeurs d’asile déboutés, et, parmi ceux qui ont été suivis en juillet 2011, aucun n’a été arrêté ou accusé. En octobre 2011, le HCR a aidé beaucoup de Sri Lankais qui retournaient de façon volontaire de l’étranger et sa participation a donné à penser qu’il y avait une assurance que les personnes qui retournaient seraient en sécurité. Les personnes de retour de façon non volontaire qui étaient d’anciens combattants des TLET et qui participaient au programme des services d’information, de consultation et de réintégration n’ont eu aucune difficulté majeure. En outre, il ressortait d’un rapport du mois d’août 2011 de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) que la situation continuait de s’améliorer relativement à la sécurité au Sri Lanka, et que l’ASFC s’était engagée à continuer de surveiller le traitement réservé aux personnes de retour volontairement et aux personnes sous escorte renvoyées au Sri Lanka.

[19]           Bien que les personnes de retour qui étaient soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET fassent l’objet d’une surveillance accrue, la Commission était convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur, en temps que demandeur d’asile débouté d’origine ethnique tamoule, pouvait retourner en sécurité au Sri Lanka et ne serait pas recherché par le gouvernement ou les groupes paramilitaires. Il n’y avait pas plus qu’une simple possibilité qu’il soit exposé à la persécution en tant que demandeur d’asile de retour.

[20]           La Commission a ensuite examiné la demande d’asile « sur place » du demandeur. Après avoir tenu compte de la preuve et les observations concernant la façon dont il serait perçu – et donc traité ‑ par les autorités sri lankaises en raison des circonstances de son arrivée au Canada, la Commission a estimé que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne serait pas considéré comme un membre ou un partisan des TLET, du fait qu’il était un passager à bord du MS Sun Sea.

[21]           La Commission a relevé que le ministre a versé en preuve une trousse documentaire en réponse aux documents d’Amnestie Internationale (AI) daté du 12 et du 16 juin 2012. Le ministre a formulé des préoccupations quant à certaines des conclusions et déclarations formulées dans le document d’AI daté du 12 juin 2012. Le défendeur a attiré l’attention de la Commission sur le fait qu’un examen attentif des sources permet de constater le manque de preuve à l’appui des conclusions tirées. Ainsi, pour les motifs énoncés précédemment, la Commission a estimé que, au moment où le demandeur a quitté le Sri Lanka, il n’était pas soupçonné d’avoir des liens avec les TLET. En raison non seulement du fait que le demandeur n’a pas le profil nécessaire, mais aussi du fait que le haut‑commissariat du Sri Lanka a fait une déclaration selon laquelle le Sri Lanka ne présumait pas systématiquement que les passagers à bord du MS Sun Sea avaient des liens avec les TLET, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédible pour conclure que le demandeur serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution.

[22]           La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas établi son appartenance à un groupe social au sens de l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 659, [1993] 2 RCS 689, du fait qu’il est entré au Canada clandestinement à bord d’un navire appartenant aux TLET et exploité par eux. Le demandeur pourrait être détenu temporairement et interrogé concernant les soupçons relatifs à son voyage, ses liens possibles avec les TLET ou les renseignements qu’il pourrait détenir au sujet des passagers. Toutefois, selon la prépondérance des probabilités, le simple fait que le demandeur a voyagé à bord du MS Sun Sea ne fait pas de lui un réfugié « sur place ». La Commission s’est penchée sur la question de savoir si l’expérience commune des passagers amènerait les autorités à attribuer une opinion politique à chacun des passagers, de telle sorte qu’il serait présumé être des partisans des TLET, elle a reconnu que les personnes soupçonnées d’être des membres ou des partisans des TLET pourraient toujours être exposées au risque de persécution, comme cela ressort des documents sur la situation dans le pays. La Commission a accepté les observations du défendeur selon lesquelles les autorités sri lankaises sont conscientes du fait qu’il y avait aussi des migrants économiques à bord du MS Sun Sea, le navire des TLET, en raison d’opérations de trafic humain. En outre, selon les médias, les experts internationaux en matière de terrorisme, les gouvernements du Canada et du Sri Lanka sont d’avis que le MS Sun Sea faisait partie d’une opération de passage de clandestins des TLET. Toutefois, la Commission a conclu que le demandeur a seulement eu connaissance de cet état de fait après son arrivée au Canada et qu’il n’avait pas été en mesure de décrire en détail ses craintes liées à la façon dont il est arrivé au Canada. Aucun élément de preuve convaincant ne laisse croire que le demandeur était au courant de la présence de membres des TLET à bord du navire.

[23]           Certes, on saurait qu’il a voyagé à bord du MS Sun Sea, mais il n’y avait aucun élément de preuve établissant que tous ces passagers seraient arrêtés et persécutés parce qu’ils sont considérés comme des partisans des TLET. Étant donné ses déplacements et ses activités antérieurs, il n’y avait pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté parce qu’il serait soupçonné d’avoir des liens avec les TLET en raison de sa présence à bord du MS Sun Sea. La Commission a relevé que des passagers clandestins des TLET qui avaient été abandonnés au Togo étaient retournés en sécurité au Sri Lanka.

[24]           Enfin, la Commission a examiné les raisons impérieuses. Elle a fait observer que bien que les raisons impérieuses n’avaient pas été soulevées comme question en litige, elle en avait relevé à l’audience et le défendeur les avait soulevées dans ses observations. La Commission a conclu que la détention du demandeur en 1996 ne s’élèverait pas au niveau de raisons impérieuses ou au titre de l’exception prévue à l’alinéa 108(1)e)(4) de la LIPR. Quoi qu’il en soit, comme l’alinéa 108(1)e) n’était pas applicable dans les circonstances, la condition préalable à l’application éventuelle du paragraphe 104(4) n’était pas remplie.

Les questions en litige

[25]           Selon moi, les questions en litige peuvent être formulées ainsi :

1.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la demande « sur place », lorsqu’elle a tiré une conclusion contradictoire et analysé la preuve de façon sélective?

2.         La Commission a-t‑elle omis de tenir compte de la persécution cumulative, au sens de l’article 96?

3.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse des raisons impérieuses?

La norme de contrôle

[26]           Il n’est pas toujours nécessaire de procéder à l’analyse de la norme de contrôle. Dès lors que la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57 [Dunsmuir]; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18).

[27]           Les décisions antérieures ont établi que l’analyse factuelle menée dans le cadre d’une demande « sur place » (M (P) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 77, au paragraphe 5 (M(P)); Ganeshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 841, au paragraphe 9; Dunsmuir, précité, au paragraphe 53). La norme de contrôle applicable à l’analyse effectuée par la Commission quant aux raisons impérieuses est aussi celle de la décision raisonnable (Lici c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1451, au paragraphe 12).

[28]           Dans le cadre de l’examen d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse concerne principalement « [...] la justification de la décision [...] la transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59 [Khosa]).

PREMIÈRE QUESTION : la Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la demande « sur place », lorsqu’elle a tiré une conclusion contradictoire et analysé la preuve de façon sélective?

Les observations du demandeur

[29]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur dans le volet « sur place » de sa demande, lorsqu’elle a analysé la preuve de façon sélective. Bien que la Commission puisse à bon droit accorder plus de poids à certains éléments de preuve, elle doit énoncer les motifs pour lesquels elle préfère ces éléments de preuve à des éléments de preuve cruciaux et contradictoires (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL)(CA) [Cepeda-Gutierrez]; Francis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1095; Alci c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 675; Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159). Cela constitue une erreur de droit (Sinnathurai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 515; Cepeda-Gutierrez, précité; Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 807; Toriz Gilvaja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 598; Neto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 664; Villicana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1205; Bohorquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 808).

[30]           Des décisions récentes n’étayent pas la façon dont la Commission a apprécié la preuve et ont en particulier débattu du poids à accorder à la preuve indépendante (Kulasekaram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 388; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B399, 2013 CF 260; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B377, 2013 CF 320).

[31]           Le demandeur soutient que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve qui lui a été soumise, notamment les rapports de l’organisation Freedom from Torture et d’AI, lesquels contredisent de toute évidence la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs d’asile de retour dans leur pays ne seraient pas exposés à la persécution. Le rapport d’AI du 12 juin 2012 intitulé [traduction] « Amnistie Internationale concernant les renvois forcés au Sri Lanka des passagers du Ocean Lady et du MS Sun Sea » (le rapport d’AI) décrit précisément un risque pour tous les passagers du MS Sun Sea fondé sur l’hypothèse du gouvernement du Sri Lanka qu’ils sont des partisans des TLET. AI est une source crédible et fiable (Mahjoub c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1503, aux paragraphes 72 et 73; Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 65, au paragraphe 64 [Sittampalam]). Étant donné que la Commission n’a pas pris en compte les rapports d’AI et de Freedom from Torture, elle a commis une erreur grave et susceptible de contrôle (Sittampalam, précitée). De plus, le rapport auquel la Commission a fait référence, soit la réponse à la demande d’information, LKA103815.EF « Sri Lanka : Information sur le traitement réservé aux Tamouls qui retournent au Sri Lanka, y compris les demandeurs d’asile déboutés; les conséquences, au retour, de ne pas avoir obtenu l’autorisation nécessaire du gouvernement, comme un passeport » contenait des déclarations contradictoires dont la Commission n’a pas tenu compte. La Commission disposait aussi d’éléments de preuve confirmant que les personnes soupçonnées de soutenir les TLET étaient exposées au risque.

[32]           La Commission a aussi commis une erreur dans son analyse « sur place », lorsqu’elle a tiré des conclusions contradictoires n’étayant pas sa conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas exposé au risque et cela rend donc la décision déraisonnable (Amiragova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 64; Sobhesedgh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 570). La conclusion de la Commission selon laquelle les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET demeurent exposées au risque et que le demandeur pourrait être détenu temporairement et interrogé concernant les « soupçons » relatifs à son voyage, ses liens possibles avec les TLET ne peut raisonnablement pas être conciliée avec la conclusion qu’il n’est pas exposé au risque. Il y a une différence marquée entre le fait d’être « contrôlé » à l’aéroport et le fait d’être interrogé sur la foi de « soupçons ». Le demandeur était soupçonné d’avoir des liens avec les TLET à son arrivée au Canada et des soupçons similaires de la part des autorités sri lankaises pouvaient se produire à son retour au Sri Lanka, ce qui aurait des conséquences très différentes (B027 et autres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 485).

[33]           La Commission a comparé les retours antérieurs, en sécurité, du demandeur au Sri Lanka à son retour après le voyage à bord du MS Sun Sea (Canada (Citoyenneté et Immigration) c B272, 2013 CF 870). Le défaut de la Commission de faire la distinction entre la présente situation factuelle et les retours antérieurs est déraisonnable et contradictoire.

[34]           Le demandeur soutient que la Commission ne peut pas raisonnablement conclure que les soupçons du gouvernement sri lankais à son égard seront apaisés parce qu’on lui posera quelques questions, vu que la preuve documentaire révèle que le gouvernement sri lankais obtient des renseignements au moyen de la torture. De plus, selon son expérience antérieure en 1996, laquelle a été admise par la Commission, il n’est pas nécessaire d’avoir des preuves pour détenir et torturer une personne soupçonnée de soutenir les TLET.

[35]           Le demandeur soutient que les motifs invoqués par la Commission doivent être « suffisamment clairs, précis et intelligibles pour permettre au demandeur de comprendre pourquoi sa revendication a échoué » (Sinnathamby c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 188; Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 130 NR 236, [1991] ACF no 228 (CA) (QL); Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses]).

Les observations du défendeur

[36]           Le défendeur avance que les conclusions de la Commission étaient claires et compréhensibles. Les motifs ne suffisent pas à eux seuls à justifier l’annulation d’une décision, ils doivent être examinés en corrélation avec le résultat (Newfoundland and Labrador Nurses, précité, aux paragraphes 12, 14 et 18).

[37]           Le défendeur avance que la Commission n’a pas commis d’erreur dans son appréciation de la preuve, mais que le demandeur cherche plutôt à ce que la Cour soupèse à nouveau la preuve. Il n’est pas nécessaire que la Commission fasse référence à chacun des éléments de preuve contradictoires et qu’elle explique comment elle l’a traité (Florea c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CA) (QL); Hasan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 946 (CA) (QL); Kis et autres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 606, au paragraphe 11; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF  no 190 (QL)(1re inst.), au paragraphe 22 [Kaur]). De plus, les tribunaux administratifs doivent se voir accorder de la déférence lorsqu’ils soupèsent la preuve, et il peut exister un certain nombre de conclusions possibles raisonnables (Khosa, précité, aux paragraphes 61, 62 et 67; Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

[38]           La Commission a reconnu l’existence d’éléments de preuve contradictoires relatifs au risque auquel sont exposées les personnes de retour, mais elle n’était pas convaincue que les conditions établies aux articles 96 et 97 avaient été remplies, il était loisible à la Commission de tirer une telle conclusion. Le demandeur ne correspondait pas au profil des personnes exposées au risque au Sri Lanka.

[39]           Le défendeur déclare que la Commission a admis le rapport d’AI, mais qu’elle n’a pas estimé qu’il était déterminant, car il manquait des preuves à l’appui des conclusions tirées. De plus, le haut‑commissaire du Sri Lanka a publiquement déclaré que ce ne sont pas toutes les personnes voyageant à bord du navire qui avaient des liens avec les TLET. Des personnes se trouvant dans des situations similaires sont retournées au Sri Lanka sans être automatiquement accusées d’être des partisans des TLET. Aussi, élément important, le demandeur n’a pas été en mesure de décrire les risques tenant au fait d’avoir voyagé à bord du navire, sans être orienté par son conseil. Le fait que certains éléments de preuve documentaire pourraient mener à une conclusion différente n’est pas suffisant pour conclure qu’une erreur importante a été commise (Kaur, précitée, au paragraphe 22).

[40]           L’observation du demandeur selon laquelle la Commission a tiré des conclusions contradictoires ne tient pas compte de la conclusion ferme quant à la crédibilité qui était déterminante. Le fait d’accepter que le demandeur a été détenu en 1996 ne signifie pas que sa crainte de persécution était fondée, étant donné son témoignage incohérent, qu’il y avait des omissions non expliquées dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) et qu’il était sorti du Sri Lanka et y était revenu sans difficulté. De plus, le fait de relever que les partisans des TLET sont exposés à certains risques n’est pas contradictoire, parce que la Commission a conclu que le demandeur ne correspondait pas au profil d’une personne exposée au risque. En outre, le fait qu’il serait exposé à un processus de contrôle ne crée pas un risque de crainte fondée de persécution.

Analyse

[41]           Selon moi, l’appréciation faite par la Commission de la demande « sur place » du demandeur est déraisonnable en raison de la façon dont elle a traité le rapport d’AI, et parce qu’elle a tiré une conclusion contradictoire quant au risque du demandeur en cas de retour au Sri Lanka. Ces erreurs sont telles que la décision n’appartient pas aux issues raisonnables et acceptables.

[42]           Le réfugié « sur place » est défini dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCR (le Guide du HCR) comme : une personne « qui n’était pas réfugié lorsqu’elle a quitté son pays, mais qui devient réfugié par la suite ». Le Guide du HCR décrit deux cas dans lesquels une demande « sur place » peut survenir : 1) une personne devient réfugié « sur place » par suite d’événements qui surviennent dans son pays d’origine pendant son absence, ou 2) une personne peut devenir un réfugié « sur place » de son propre fait, en raison des rapports qu’elle entretient avec des réfugiés déjà reconnus comme tels ou des opinions politiques qu’elle a exprimées dans le pays où elle réside.

[43]           La notion de réfugié « sur place » a été appliquée aux passagers du MS Sun Sea et du MS Ocean Lady, en raison de déclarations publiques de fonctionnaires selon lesquelles les gouvernements du Canada et du Sri Lanka percevaient les passagers de ces navires comme étant liés aux TLET. Pour diverses raisons, la Cour a rendu des décisions divergentes quant à la question de savoir si ces passagers doivent être considérés comme des réfugiés « sur place ». Toutefois, vu la teneur de mes conclusions ci‑dessous, il n’est pas nécessaire, en l’espèce, que je me lance dans une analyse de ces décisions.

[44]           En l’espèce, le demandeur soutient pour l’essentiel que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a lu de façon sélective la preuve documentaire, lorsqu’elle n’a pas tenu compte de la preuve qui révélait qu’un demandeur d’asile de retour serait exposé à la persécution, et que les passagers à bord du MS Sun Sea étaient exposés au risque d’être perçus comme des partisans des TLET. Le demandeur soutient en outre que l’analyse effectuée par la Commission était contradictoire.

[45]           En ce qui a trait à la question de la preuve, la juge Snider a énoncé certains principes directeurs au paragraphe 4 de la décision Sarissky c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 186 :

[...]

         La Commission est présumée avoir examiné la totalité de la preuve et n’est pas tenue d’en citer chaque élément dans sa décision (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, paragraphes 14 à 17, [1998] ACF no 1425 [Cepeda‑Gutierrez]).

         La Commission commet une erreur donnant lieu à révision si elle effectue une analyse sélective de la preuve documentaire, en acceptant les éléments qui étayent ses conclusions et en écartant sans explications ceux qui les contredisent (voir, par exemple, Manoharan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 356 (1re inst.), paragraphe 6 (QL)). La pertinence de la preuve contradictoire quant aux faits contestés doit être prise en considération; plus cette preuve est pertinente, plus il est probable que la cour de révision conclura du fait qu’on l’ait passée sous silence que la décision est déraisonnable (Cepeda-Guttierrez, précitée, paragraphes 14 à 17). La Commission peut montrer qu’elle a pris en considération une pièce contradictoire déterminée en traitant la question de fond à l’égard de laquelle elle a été produite au lieu de citer explicitement le document même.

[46]           Bien que j’accepte les principes énoncés ci‑dessus, dans les circonstances particulières de l’espèce, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur dans la façon dont elle a traité le rapport d’AI. Il ressort des extraits pertinents du rapport d’AI que :

[traduction]
Les fonctionnaires du gouvernement du Sri Lanka ont péremptoirement déclaré croire que les passagers à bord du MS Sun Sea et du Ocean Lady étaient des membres ou des partisans des tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) – un point de vue partagé par certains décideurs au Canada. Bien qu’Amnistie Internationale ne soit pas en position de vérifier les expériences antérieures de chacune des personnes arrivées à bord de ces navires, la situation au Sri Lanka demeure dangereuse pour les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET. Comme cela ressort des documents d’Amnistie Internationale, les personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET ou d’avoir des liens avec ceux‑ci sont exposées au risque de torture ou d’autres mauvais traitements, si elles sont arrêtées par les autorités sri lankaises. De plus, et en particulier en ce qui concerne les passagers des navires susmentionnés, Amnistie Internationale est d’avis qu’ils seraient exposés à des risques graves de détention, de torture et de mauvais traitements à leur retour, si les autorités sri lankaises les soupçonnaient d’avoir été à bord de ces navires [...]

[Non souligné dans l’original.]

Conclusion

Le ministre de la Défense du Sri Lanka a estimé que les passagers à bord du MS Sun Sea et du Ocean Lady avaient des liens avec les TLET donnant à penser que parmi les passagers il y avait des chefs, des membres des TLET et leurs familles.

Amnistie Internationale est d’avis que les personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET ou d’avoir des liens avec eux courent un risque réel de torture et d’autres mauvais traitements, si elles sont renvoyées de façon formelle au Sri Lanka.

Amnestie Internationale s’inquiète du fait que les passagers du MS Sun Sea et de l’Ocean Lady sont réputés être des partisans ou des membres des TLET et, qu’ainsi, ils sont exposés à une crainte for ondée de persécution, à la détention illégale, à la torture et aux mauvais traitements, si les autorités sri lankaises les soupçonnent d’avoir été passagers à bord de ces navires et qu’ils sont renvoyés de façon formelle au Sri Lanka. Les personnes soupçonnées d’être des TLET ont été détenues, sans contact avec l’extérieur, dans des centres de détention contrôlés par l’armée et par les agences de police du renseignement telles que la Section d’enquête du terrorisme et la Section des enquêtes criminelles.

[47]           Bien que la Commission fasse référence au rapport d’AI, elle le fait uniquement en lien à l’observation du défendeur qui a dit avoir des doutes quant à certaines des conclusions et déclarations. La Commission a déclaré que « [l]’attention du tribunal a été attirée sur le fait qu’un examen attentif des sources permet de constater le manque de preuve à l’appui des conclusions tirées ». Les observations du ministre présentées après l’audience traitent de ces doutes concernant le rapport d’AI. Il y est fait référence au moyen de notes de bas de page, mais la Commission n’a pas fait de remarque à ce sujet.

[48]           Vu que la Commission n’a pas tiré de conclusions quant au rapport d’AI, elle a réaffirmé sa conclusion selon laquelle lorsque le demandeur a quitté le Sri Lanka, il n’était pas soupçonné d’avoir des liens avec les TLET. La Commission a continué par la déclaration selon laquelle le haut‑commissaire du Sri Lanka avait publiquement déclaré que ce ne sont pas toutes les personnes voyageant à bord de l’un de ces navires au Canada qui avaient des liens avec les TLET. La Commission n’a pas donné de références pour cette déclaration. Sur la foi du dossier, ce renseignement semble avoir été extrait d’un article du média en ligne star.com, daté du 12 août 2010, dans lequel il est rapporté que le haut‑commissaire du Sri Lanka a déclaré qu’un [traduction] « nombre important » de passagers à bord des navires avaient des liens avec les TLET. La Commission aurait ensuite tiré de cette déclaration l’inférence selon laquelle ce ne sont pas tous les passagers qui auraient un tel lien. La question qui se pose d’emblée est donc de savoir quels passagers avaient de tels liens, et comment les autorités du Sri Lanka en décideraient au retour des passagers?

[49]           La Commission a conclu qu’en raison non seulement du fait que le demandeur n’a pas le profil nécessaire pour avoir été soupçonné auparavant, mais aussi du fait que des rapports indiquent que le gouvernement sri‑lankais ne présume pas systématiquement que les passagers des navires sont liés aux TLET, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédible pour conclure qu’il y a plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté s’il devait retourner au Sri Lanka.

[50]           La Commission est en droit de soupeser la preuve documentaire (Barua c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 607, au paragraphe 22). Toutefois, comme susmentionné, la Commission commet une erreur lorsqu’elle procède à une analyse sélective de la preuve documentaire, lorsqu’elle admet des éléments de preuve qui appuient ses conclusions, mais qu’elle ne prend pas en compte la preuve contradictoire pertinente, sans explication (Manoharan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 356 (1re inst.)(QL), au paragraphe 6). Plus l’élément de preuve est pertinent, plus il est vraisemblable que l’omission d’y faire référence rendra la décision déraisonnable (Cepeda‑Gutierrez, précité, aux paragraphes 14 à 17).

[51]           Ce qui me préoccupe en l’espèce c’est que la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle a accordé un poids plus élevé à la déclaration attribuée au haut‑commissaire du Sri Lanka, qui n’est pas non plus une source indépendante, qu’au rapport d’AI. Selon le rapport d’AI, les personnes à bord du MS Sun Sea peuvent être exposées à un risque grave de détention, de torture et de mauvais traitements si elles sont renvoyées et que les autorités sri lankaises les soupçonnent à leur tour d’avoir été passagers à bord de ces navires. Bien que la Commission ait conclu de façon raisonnable que le demandeur n’avait pas de liens antérieurs avec les TLET, ce n’est pas le passé du demandeur qui mènerait à de tels soupçons, mais son voyage à bord du MS Sun Sea. C’est la nature même d’une demande « sur place », soit qu’une personne qui n’est pas réfugié lorsqu’elle a quitté son pays, mais qui devient réfugié par la suite de son propre fait, par exemple en raison des rapports qu’elle entretient avec d’autres après qu’elle eut quitté son pays d’origine et c’est de cela dont il s’agit dans le rapport d’AI. En outre, même si la Commission déclare aussi que des rapports indiquent que le gouvernement sri‑lankais ne présume pas systématiquement que les passagers des navires sont liés aux TLET, ces rapports ne sont pas mentionnés dans la décision, il n’y a pas non plus de référence au rapport d’information de Freedom from Torture, daté du 13 septembre 2012, intitulé [traduction] « des Tamouls sri lankais torturés à leur retour du Royaume‑Uni ».

[52]           Si la Commission a rejeté le rapport d’AI en raison des doutes du défendeur, alors, à mon avis, cela requiert d’autres explications étant donné le contexte du rapport, sa source et son importance quant au volet « sur place » de la question. Comme le juge Mandamin l’a déclaré dans la décision Sittampalam, précitée :

[64]      Les rapports produits par Amnistie internationale, Human Rights Watch et le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés sont utilisés de façon régulière par les tribunaux et les cours de révision et sont considérés comme étant des sources crédibles en ce qui concerne la situation des droits de la personne dans de nombreux pays.  Dans la décision Mahjoub c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1503 (CanLII), 2006 FC 1503, la juge Tremblay-Lamer a affirmé que :

[72]      Le rejet en bloc par la représentante de renseignements provenant d’organismes de renom dans le monde entier quant à leur fiabilité comme AI et HRW est surprenant, surtout compte tenu du fait que les cours de justice et les tribunaux canadiens s’appuient systématiquement sur ces mêmes sources. D’ailleurs, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration consulte fréquemment les renseignements publiés par ces organismes en vue d’établir des rapports sur la situation dans certains pays, qui sont à leur tour utilisés par les tribunaux dans les causes d’immigration et de protection des réfugiés, en reconnaissance de leur réputation générale sur le plan de la crédibilité (France Houle, « Le fonctionnement du régime de preuve libre dans un système non-expert : le traitement symptomatique des preuves par la Section de la protection des réfugiés » (2004) 38 R.J.T. 263, au paragraphe 71 et à la note 136).

[73]      Cette réputation sur le plan de la crédibilité a été confirmée par les tribunaux canadiens à tous les niveaux. La Cour suprême du Canada s’est appuyée sur des renseignements compilés par AI, de même que sur l’un de ses rapports, dans l’arrêt Kindler c Canada (Ministre de la Justice), 1991 CanLII 78 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 779, aux pages 829, 830 et 839. Elle a également cité AI dans l’arrêt Suresh, précité, au paragraphe 11, pour signaler l’utilisation de la torture dans cette affaire.

[...]

[81]      J’abonde dans le sens du juge Marshall Rothstein qui a dit dans la décision Rosales c. Canada (M.E.I.), [1993] ACF no 1454 (CF 1re inst.) (QL), au paragraphe 7, qu’une erreur susceptible de contrôle est commise quand le décideur « arrive à une conclusion qui ne tient manifestement pas compte d’une preuve pertinente et écrasante opposée à cette conclusion ».

[Non souligné dans l’original.]

[53]           Le juge Mandamin a aussi fait référence à l’avertissement de la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 quant au fait de se fonder sur l’assurance donnée par un état qu’il n’aura pas recours à la torture à l’avenir, alors que par le passé il s’y est livré ou a permis que d’autres s’y livrent sur son territoire. Bien que le juge Mandamin ait déclaré qu’il ne proposait pas d’appliquer la même norme aux déclarations d’un gouvernement, une note d’avertissement était adéquate pour l’admission de telles déclarations d’un gouvernement lorsqu’il existe des éléments de preuve crédibles et indépendants qui vont en sens contraire. Compte tenu de cela et de ce qui précède, dans de telles circonstances, la Commission aurait dû se pencher sur le rapport d’AI et formuler les motifs pour lesquels elle n’acceptait pas son contenu.

[54]           En ce qui concerne la conclusion d’incohérence, la Commission reconnaît que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET ont un profil de risque possible. De plus, les personnes soupçonnées d’être des membres ou des partisans des TLET peuvent toujours être exposées au risque de persécution, comme cela ressort des documents sur la situation dans le pays. La Commission reconnaît aussi que « la situation demeure difficile pour les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET, et plusieurs sources soutiennent que les membres des TLET et les personnes perçues comme étant associées à eux continuent de se faire interroger, et que certains détenus ont été torturés ». La Commission ne met pas en doute le fait que les autorités sri lankaises identifieront le demandeur comme étant un passager du MS Sun Sea, s’il était renvoyé et, en fait, elle déclare qu’il leur dira qu’il en était un. La Commission conclut aussi qu’à son arrivée, le demandeur pourrait être détenu temporairement et interrogé par les autorités sri‑lankaises « concernant les soupçons relatifs à son voyage, ses liens possibles avec les TLET ou les renseignements qu’il pourrait détenir au sujet des passagers ou des membres des TLET qui étaient à bord du navire ». Il est difficile de conclure que cela n’est pas contradictoire.

[55]           Si la Commission accepte que les autorités sri lankaises puissent détenir le demandeur en raison de soupçons nés du fait qu’il a voyagé à bord du MS Sun Sea, ou parce qu’il a des liens avec les TLET, ou parce qu’il détient des renseignements à propos des passagers à bord du MS Sun Sea, et si elle accepte que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET soient exposées au risque de persécution, alors il semblerait contradictoire de conclure qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit exposé à la persécution. À l’appui de cette conclusion, la Commission se fonde en partie sur le fait que le demandeur est sorti du Sri Lanka et y est revenu dans le passé, et que, jusqu’après le voyage, il n’était pas au courant de la participation des TLET aux opérations de passage de clandestins. Selon moi, les voyages antérieurs du demandeur à l’extérieur du pays et ses retours avaient une importance limitée quant à l’analyse « sur place » dans de telles circonstances. Ainsi, il se pourrait bien que le demandeur n’eut pas été au courant de l’opération des TLET pendant qu’il était à bord du navire, cela ne signifie pas que les autorités le croiraient sur parole à ce sujet à son retour.

[56]           Enfin, j’aimerais souligner la décision YS c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 324 [YS]). Dans cette décision, la Commission a conclu que le demandeur serait détenu et interrogé à son retour, mais qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur serait présumé avoir ou avoir eu des liens avec les TLET par le gouvernement du Sri Lanka simplement parce qu’il était un passager à bord du MS Sun Sea. Le juge Russell a conclu que le fait que le demandeur avait été blanchi de tout soupçon de lien avec les TLET dans le passé ne traite pas de la demande « sur place », bien qu’il y ait une certaine pertinence. Il a conclu que la Commission avait l’obligation de se livrer à un examen prospectif de la demande « sur place » en raison des liens présumés avec les TLET dus au fait que le demandeur est arrivé au Canada à bord du MS Sun Sea. Il a déclaré ce qui suit :

[69]           En l’espèce, des preuves non négligeables démontrent que les autorités sri lankaises sont parfaitement au courant des liens qu’il peut y avoir entre les passagers du navire Sun Sea et les TLET. Cela ne veut aucunement dire qu’elles prêtent à tous les passagers du Sun Sea des liens avec les TLET, mais le passager rentrant au Sri Lanka est considéré comme suspect et interrogé à son arrivée. Les personnes à qui l’on a refusé asile sont interrogées de plus près. Le demandeur sera forcément interrogé sur la manière dont il est parvenu au Canada, et on saura tout de suite qu’il est arrivé à bord du navire Sun Sea. Cela veut dire qu’il sera détenu un certain temps afin de déceler, par exemple :

a.         s’il fait partie des TLET;

b.         s’il s’est livré, à l’étranger, à des travaux d’organisation pour le compte des TLET; et

c.         s’il possède des renseignements sur les TLET.

Donc, à son retour, le demandeur sera détenu et interrogé au sujet des liens qu’il pourrait avoir avec les TLET. Selon Amnistie Internationale, en cas de renvoi au Sri Lanka, les personnes se trouvant dans la situation du demandeur risquent bel et bien la torture ou d’autres formes de sévices. La conclusion de la SPR selon laquelle il n’y a pas « suffisamment d’éléments de preuve pour déterminer si les autorités du Sri Lanka sauront que le demandeur d’asile était un des passagers du MS Sun Sea » et selon laquelle « [elle n’a] pas suffisamment d’éléments de preuve [lui] permettant de croire que le gouvernement du Sri Lanka traiterait le demandeur d’asile différemment de tout autre rapatrié [...] » ne tient, selon moi, aucun compte des éléments de preuve qui ont été produits et de la réalité face à laquelle se trouve le demandeur.

[70]           [...] Bien qu’elle ait conclu que les Tamouls, comme d’autres, « peuvent être victimes d’abus de pouvoir de la part de la police ou de la CID », la SPR n’a pas pris en compte ce qui arrivera au demandeur lorsqu’il sera interrogé puisque, comme la preuve le démontre, les autorités sri lankaises s’intéressent de près aux liens qu’il peut y avoir entre les passagers du navire Sun Sea et les TLET, en dépit des preuves fournies par Amnistie Internationale que les individus [traduction] « soupçonnés d’appartenir aux TLET ou d’entretenir des liens avec eux risquent bel et bien d’être torturés ou d’avoir à subir d’autres sévices si on les renvoie de force au Sri Lanka ». Ces risques sont encourus non seulement par ceux qui entretiennent vraiment des liens avec les TLET, mais également par ceux que l’on soupçonne d’entretenir de tels liens. La SPR semble supposer que les autorités n’apprendront peut-être jamais que le demandeur a été passager à bord du navire Sun Sea (pourtant, ça se saura) et que, même si ça se savait, il ne risquerait pas d’être traité « différemment de tout autre rapatrié [...] puisqu’il n’a jamais eu de liens avec les TLET ». Je considère que les éléments de preuve produits en l’espèce ne justifient pas de telles conclusions. Pour ce seul motif, la décision est déraisonnable et l’affaire doit être soumise à réexamen.

[57]           La décision YS, entre autres choses, souligne l’importance possible du rapport d’AI.

[58]           Comme mentionnée ci‑dessus, selon moi, l’omission de la Commission d’expliquer pourquoi elle a rejeté ce rapport et sa conclusion incohérente quant au risque possible rend la décision déraisonnable. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les deux dernières questions en litige.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour réexamen;

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-11476-12

INTITULÉ :

B381

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 NOVEMBRE 2013

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 24 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

Karina Thompson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nur Muhammed-Ally

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Karina Thompson

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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