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Date : 20140613


Dossier : T-1125-12

Référence : 2014 CF 566

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2014

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

ALLERGAN INC. ET ALLERGAN, INC.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demanderesses, Allergan, me demandent de rendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Cobalt Pharmaceuticals Company, se fondant sur le paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (voir l’annexe A pour l’ensemble des dispositions citées). L’avis de conformité permettrait à Cobalt de commercialiser une version générique d’un produit protégé par le brevet canadien no 2,585,691 (le brevet 691) d’Allergan. Le brevet 691 concerne des gouttes ophtalmiques utilisées dans le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Allergan nomme son produit « LUMIGAN RC ». Dans les présents motifs, pour faciliter la consultation, j’appellerai ce produit « nouveau Lumigan ». Le brevet 691 a été délivré en 2009 et il n’expirera pas avant 2026.

[2]               Cobalt allègue que le brevet d’Allergan est invalide pour cause d’évidence, d’antériorité et d’absence d’utilité, et que Cobalt devrait par conséquent avoir le droit d’obtenir un avis de conformité pour un produit générique équivalent. Allergan soutient que les allégations de Cobalt sont injustifiées et qu’il devrait être interdit au ministre de lui accorder son avis de conformité.

[3]               Je suis d’accord avec Allergan pour dire que les allégations de Cobalt concernant l’évidence, l’absence d’utilité et l’antériorité sont injustifiées. Par conséquent, je dois accepter la demande d’Allergan.

[4]               Il y a trois questions en litige :

1.                  L’objet du brevet 691 est-il évident?

2.                  L’utilité déclarée du brevet 691 pouvait-elle faire l’objet d’une prédiction valable?

3.                  Le brevet 691 était-il antériorisé?

II.                Le brevet 691

[5]               Allergan possédait déjà un brevet pour des formulations de produits oculaires utilisés aux mêmes fins que le nouveau Lumigan et composés d’ingrédients similaires à celui-ci (brevet canadien no 2,144,967 – le brevet 967). Le brevet 967, qui a expiré en 2013, englobait une vaste gamme de concentrations d’ingrédients actifs et d’agents de conservation, dont un produit contenant 0,03 % de bimatoprost (Bp) et 50 parties par million (ppm) de chlorure de benzalkonium (BAK) comme agent de conservation. Allergan a commercialisé ce produit sous le nom « LUMIGAN », que j’appellerai « ancien Lumigan ».

[6]               L’ancien Lumigan entraînait certains effets secondaires liés à la dose, en particulier une irritation des yeux appelé « hyperémie ». Allergan souhaitait mettre au point un produit présentant moins de réactions indésirables. Elle est parvenue à la formulation du nouveau Lumigan, qui ne renfermait que le tiers de Bp contenu dans l’ancien Lumigan, mais qui utilisait quatre fois plus de BAK. D’après les études menées sur cette formulation révisée, Allergan croyait qu’on observerait probablement chez les patients traités par le nouveau Lumigan une réduction comparable de la pression intraoculaire (PIO), mais avec moins d’effets secondaires que l’ancien Lumigan.

[7]               Le brevet 691 s’intitule « Solution ophtalmique de bimatoprost améliorée ». Il fait référence aux antériorités et comprend des données relatives aux analyses de diverses concentrations de Bp (et d’autres ingrédients actifs) et de BAK (et d’autres agents de conservation). En particulier, il y est mentionné que l’ancien Lumigan contient 0,03 % de Bp et 50 ppm de BAK, de même que d’autres produits utilisant du BAK comme agent de conservation à des concentrations allant de 150 à 200 ppm.

[8]               Le brevet 691 vise une formulation de gouttes ophtalmiques destinées principalement au traitement du glaucome. Cette formulation renferme un seul ingrédient actif, le Bp, dont la concentration se situe entre 0,005 et 0,02 %. L’autre ingrédient principal présent est le BAK à des concentrations variant de 100 à 200 ppm. Même si le BAK agit principalement comme agent de conservation, il possède d’autres propriétés, comme nous le verrons plus loin. La revendication 16 du brevet 691 est visée par cette formulation. Elle revendique un mélange de Bp à 0,01 % et de BAK à 200 ppm. La revendication 19 revendique l’utilisation de cette formulation dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension intraoculaire. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit des seules revendications en litige.

[9]               Le brevet présente une liste des diverses réalisations de l’invention dans lesquelles la concentration de Bp varie de 0,01 à 0,02 % et qui contiennent toutes du BAK à une concentration de 200 ppm. En ce qui a trait aux données, le brevet contient deux figures (exemples 2 et 4). La première montre les résultats d’un essai in vivo réalisé sur des lapins, dans lequel un groupe de lapins a reçu du Bp à 0,03 % et du BAK à 50 ppm (c.‑à-d. l’ancien Lumigan) et l’autre groupe a reçu du Bp à 0,03 % et du BAK à 200 ppm. D’autres données ont été fournies, mais elles ne sont pas pertinentes en l’espèce. Les résultats ont révélé que l’utilisation de BAK à une concentration de 200 ppm augmentait de 57 % la concentration de Bp dans l’humeur aqueuse des yeux des lapins.

[10]           La deuxième figure présente les résultats d’une étude in vitro réalisée sur des couches cellulaires de l’épithélium cornéen de lapin, étude portant sur deux concentrations de Bp (0,015 % et 0,03 %) en combinaison avec diverses concentrations de BAK (de 50 à 200 ppm). Aucune combinaison ne correspond au nouveau Lumigan (à savoir 0,01 % de Bp et 200 ppm de BAK). Toutefois, le Bp à 0,015 % a été mis à l’essai avec 50 ppm et 200 ppm de BAK. Les résultats ont montré que l’utilisation d’une plus grande quantité de BAK assurait une meilleure pénétration du Bp dans les cellules de la cornée.

[11]           Le brevet décrit également un scénario de traitement dans lequel un produit ayant une concentration relativement faible de Bp (0,015 %) et relativement élevée de BAK (125 ppm) – ce qui n’est manifestement pas le cas du nouveau Lumigan – entraînerait une diminution plus importante de la PIO et moins d’hyperémie que l’ancien Lumigan. Toutefois, aucun essai de ce genre n’a été réalisé.

III.             Interprétation du brevet 691

[12]           En règle générale, le brevet doit être interprété du point de vue de la personne versée dans l’art. En l’espèce, les parties conviennent que cette personne fictive aurait les compétences d’un formulateur ayant de l’expérience dans la création de préparations ophtalmiques et celles d’un ophtalmologiste versé dans le traitement du glaucome.

[13]           À mon avis, les revendications en litige sont claires. La revendication 16 concerne un produit ayant une concentration de Bp plus faible (0,01 %) et une concentration de BAK plus élevée (200 ppm) que l’ancien Lumigan (qui en renfermait 0,03 % et 50 ppm, respectivement). La revendication 19 concerne l’utilisation de ce produit pour traiter le glaucome chez l’humain. Puisque ces revendications ne présentent aucune ambiguïté, je n’ai pas besoin de recourir au mémoire descriptif du brevet pour les interpréter. Toutefois, ce dernier permet d’expliquer l’idée originale du brevet et il décrit l’utilité de l’invention, qui fait partie de l’analyse de l’évidence et de la prédiction valable ci-dessous.

IV.             Première question en litige : L’objet du brevet 691 est-il évident?

[14]           Les parties s’entendent pour dire que la Cour suprême du Canada a établi le critère de l’évidence dans l’arrêt Apotex c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, paragraphe 67 [Sanofi]. J’examinerai chacun des volets du critère.

A.                Identifier la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet

[15]           Comme je l’ai déjà mentionné, les parties sont d’avis que la personne en question aurait les compétences d’un formulateur de préparations ophtalmiques et d’un ophtalmologiste versé dans le traitement du glaucome.

[16]           Les deux parties ont présenté des opinions d’experts sur la portée du brevet 691. Allergan s’est fiée aux avis de monsieur Valentino Stella et du Dr Harry Quigley. Cobalt s’est fiée à l’avis de monsieur Paul Laskar. Les titres de compétence des experts sont résumés à l’annexe B.

B.                 Déterminer l’état de la technique

[17]           La date pertinente en l’espèce est celle du dépôt du brevet 691, soit le 16 mars 2005. À ce moment-là, les experts avaient tous convenu que le Bp était un composé réputé utile pour réduire la PIO et que le BAK était un agent de conservation bien connu. Le Bp était l’ingrédient actif (à 0,03 %) de l’ancien Lumigan, qui renfermait également 50 ppm de BAK.

[18]           La personne versée dans l’art aurait probablement constaté qu’une réduction de Bp du tiers, pour passer à 0,01 % dans le nouveau Lumigan aurait entraîné une diminution correspondante de l’efficacité à réduire la PIO. Pourtant, le Bp à une concentration de 0,01 % présenterait sans doute encore une certaine efficacité. Une étude réalisée en 2001 révèle que le Bp était plus efficace à 0,03 % qu’à 0,01 %.

[19]           Toutefois, cette personne aurait également constaté qu’une réduction du Bp entraînerait moins d’effets secondaires. Le Bp provoquait une hyperémie oculaire liée à la dose. Par conséquent, une réduction de la dose de Bp réduirait de façon proportionnelle l’hyperémie.

[20]           La personne versée dans l’art aurait probablement été préoccupée par l’augmentation de la concentration de BAK à 200 ppm en raison de sa cytotoxicité. Même si les préparations ophtalmiques renfermant cette quantité de BAK étaient connues, tolérées par les patients et offertes sur le marché, pour la personne versée dans l’art, une augmentation marquée de la concentration de BAK serait sans doute perçue comme un facteur défavorable. Étant donné que 50 ppm étaient suffisantes pour obtenir les effets de conservation voulus dans l’ancien Lumigan, il n’y avait aucune raison apparente d’augmenter la concentration du BAK.

C.                 Définir l’idée originale des revendications

[21]           Les parties ne s’entendent pas sur la signification de l’expression « idée originale ». Allergan soutient que l’idée originale est différente de l’invention revendiquée, laquelle est différente de l’utilité déclarée de l’invention revendiquée. Sur la question de l’évidence, donc, l’idée originale du brevet 691, selon Allergan, est la création d’une nouvelle formulation (nouveau Lumigan) qui produit un effet comparable à celui de l’ancien Lumigan, mais qui contient moins de Bp.

[22]           Toutefois, sur la question de l’interprétation des revendications, Allergan prétend que le brevet ne contient aucune indication précise (ou « promesse ») selon laquelle l’invention revendiquée aura pour effet particulier de réduire la PIO. L’invention revendiquée est tout simplement une formulation oculaire composée de 0,01 % de Bp et de 200 ppm de BAK.

[23]           Cobalt maintient que le brevet ne peut être soumis qu’à une seule interprétation à tous égard – contrefaçon, évidence et utilité. Par conséquent, comme le suggère Allergan, l’invention revendiquée est une formulation composée de 0,01 % de Bp et de 200 ppm de BAK et qu’il s’agit, aussi, de la définition de l’invention qui devrait être appliquée à tous les motifs de l’invalidité alléguée, y compris l’évidence. En conséquence, Cobalt soutient que le fait de modifier les quantités de Bp et de BAK constituait une modification évidente de l’ancien Lumigan.

[24]           À mon avis, l’interprétation du brevet doit être aussi uniforme que possible parmi les diverses questions en litige concernées. Le titulaire de brevet ne peut, par exemple, « donner à l’invention une interprétation large sur la question de l’évidence et lui donner une interprétation stricte en ce qui concerne l’utilité » (Hoffmann-La Roche c. Apotex, 2011 CF 875, au paragraphe 22). Cela conférerait un avantage inéquitable au titulaire de brevet qui souhaiterait peut-être faire valoir que son invention était une innovation imprévisible (et, par conséquent, non évidente) et, en même temps, prétendre que les propriétés utiles de l’invention pourraient être facilement déduites (et, par conséquent, faire l’objet d’une prédiction valable).

[25]           Par ailleurs, cela ne signifie pas que l’interprétation des revendications détermine forcément l’idée originale aux fins de l’analyse de l’évidence. L’interprétation des revendications constitue un exercice préliminaire important, surtout lorsque la contrefaçon est en cause. Il faut connaître les paramètres de l’invention revendiquée afin de déterminer si une autre partie a empiété sur ceux-ci. Définir l’idée originale est un exercice distinct qui fait partie de l’analyse permettant de déterminer si le brevet revendique quelque chose de réellement inventif et, par conséquent, non évident. Dans le cas où le brevet porte sur une simple formule chimique, la Cour doit se fonder sur la revendication et le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous‑tend la revendication (Sanofi, précité, aux paragraphes 67, 77). J’estime qu’il devrait en être de même, comme dans le cas présent, lorsque la revendication concerne une simple liste d’ingrédients.

[26]           Selon moi, à la lecture du brevet 691 dans son ensemble, l’idée originale des revendications 16 et 19 est une formulation qui renferme moins de Bp que l’ancien Lumigan, mais dont l’efficacité est comparable grâce à une augmentation de BAK.

[27]           Comme il a déjà été mentionné, les données du brevet montrent que le BAK présentait des propriétés améliorant la pénétration, en plus de ses qualités de conservation connues. Même si la formulation précise mentionnée dans la revendication 16 ne comportait aucune donnée, un lecteur versé dans l’art qui lirait le brevet verrait que le fait d’augmenter la concentration de BAK à 200 ppm a entraîné une augmentation considérable de la pénétration du Bp. Les données les plus proches ont révélé qu’une formulation de Bp à 0,015 % et de BAK à 200 ppm avait permis d’obtenir une perméabilité beaucoup plus importante dans les couches cellulaires de lapin qu’une formulation de Bp à 0,015 % et de BAK à 50 ppm. En fait, les résultats de la formulation de Bp à 0,015 % et de BAK à 200 ppm étaient plus élevés que pour la formulation de Bp à 0,03 % et de BAK à 50 ppm (c.-à-d. l’ancien Lumigan). De même, l’augmentation de BAK de 50 à 200 ppm dans une formulation de Bp à 0,03 % s’est traduite par une hausse marquée de la concentration de Bp dans les yeux des lapins.

[28]           Ces données me semblent indiquer qu’une conclusion au sujet de l’efficacité d’une solution de Bp à 0.01 % et de BAK à 200 ppm devrait se résumer à une simple extrapolation des données relatives à d’autres combinaisons. Puisque la solution de Bp à 0,015 % et de BAK à 200 ppm a produit un meilleur effet que l’ancien Lumigan, réduire la concentration de Bp à 0,01 % se traduirait probablement par des chiffres plus ou moins comparables à l’ancien Lumigan. Autrement dit, le nouveau Lumigan entraînerait vraisemblablement une réduction de la PIO quasiment équivalente par rapport à l’ancien Lumigan.

[29]           Comme nous le verrons plus loin au moment de l’analyse de la prédiction valable, cette interprétation des données du brevet 691 est corroborée par l’opinion des experts.

D.                Recenser les différences entre l’état de la technique et l’idée originale

[30]           Selon Cobalt, les combinaisons de Bp et de BAK destinées au traitement du glaucome étaient incluses dans le brevet américain no 5,688,819. De plus, l’ancien Lumigan représentait lui-même une telle combinaison. Qui plus est, on savait que le Bp serait efficace à de faibles concentrations (même aussi faible que 0,003 %). Une personne versée dans l’art pourrait alors s’attendre à ce que l’utilisation de Bp à 0,01 % réduise la PIO, du moins dans une certaine mesure. Par conséquent, il n’y a aucune différence entre l’idée originale des revendications en litige et l’état de la technique.

[31]           J’ai déjà conclu que l’idée originale était une formulation composée de Bp à une concentration assez faible (0,01 %) dont l’effet de réduction de la PIO est comparable à l’ancien Lumigan (à 0,03 %), grâce à l’effet du BAK à 200 ppm qui améliore la pénétration de la solution. Rien dans l’état de la technique ne suggérait une telle possibilité.

[32]           Comme je l’ai déjà mentionné, selon l’état de la technique, réduire la quantité de Bp conduirait à réduire l’efficacité. Augmenter la quantité de BAK serait contraire à l’idée reçue que le BAK a ses propres effets secondaires et que, par conséquent, il faut l’utiliser le moins possible, voir l’éliminer, et non augmenter sa concentration. En outre, rien dans la littérature n’indiquait que le BAK améliorait la pénétration d’un composé comme le Bp. D’après M. Stella, des études ont révélé que le BAK pouvait agir comme améliorant de pénétration pour certains composés, mais par pour une molécule plus ou moins lipophile comme le Bp.

E.                 Ces différences constituent-elles des étapes qui auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art?

[33]           Cobalt soutient que l’idée originale des revendications en litige correspond à l’état de la technique et que, par conséquent, la formulation revendiquée était évidente. Ainsi, dans les observations de Cobalt, une personne versée dans l’art aurait su que la combinaison de Bp à 0,01 % et de BAK à 200 ppm était possible et qu’elle entraînerait une réduction de la PIO.

[34]           À mon avis, comme il est indiqué plus haut, des différences importantes existent entre l’idée originale des revendications en litige et l’état de la technique au moment pertinent. Ces différences n’auraient pas été évidentes pour la personne versée dans l’art. La formulation d’un nouveau Lumigan ayant une efficacité comparable à celle de l’ancien Lumigan devait franchir des étapes expérimentale (comme il est mentionné dans le brevet même) et inventive, telles que la mise à l’essai de diverses combinaisons de Bp et de BAK (ainsi que d’autres ingrédients).

[35]           Les éléments de preuve montrent qu’Allergan a mené de nombreux essais avant d’arriver à l’invention revendiquée. La société a dépensé des millions de dollars et consacré des milliers d’heures-personnes au projet. Ces efforts ont donné lieu à une réussite commerciale. De toute évidence, il n’allait pas de soi que la formulation revendiquée fonctionnerait comme cela a été le cas. Selon moi, cette formulation n’était pas évidente.

[36]           Par conséquent, l’allégation de Cobalt selon laquelle l’objet du brevet 691 était évident n’est pas justifiée.

V.                Deuxième question en litige : L’utilité déclarée du brevet 691 pouvait-elle faire l’objet d’une prédiction valable?

[37]           Selon ma lecture du brevet, l’utilité déclarée des revendications en litige est que le nouveau Lumigan aurait un effet comparable à l’ancien Lumigan, avec moins de Bp (et, par conséquent, moins d’effets secondaires). Cette utilité n’a pas été réellement démontrée, puisque les données du brevet n’étaient pas directement liées à la formulation revendiquée, soit la solution de Bp à 0,01 % et de BAK à 200 ppm. Par conséquent, la question ici est de savoir s’il aurait été possible de prédire de façon valable que le nouveau Lumigan aurait vraisemblablement réduit de façon comparable la PIO par rapport à l’ancien Lumigan, compte tenu de la réduction importante de Bp et de l’augmentation considérable de BAK.

[38]           Cobalt soutient que les données figurant dans le brevet 691 ne suffisent pas à établir une prédiction valable de l’utilité déclarée, à savoir un effet comparable de réduction de la PIO à celui de l’ancien Lumigan. En outre, le brevet ne comporte pas de raisonnement qui permettrait de lier ces données à l’utilité déclarée. Par exemple, le brevet n’établit aucun lien entre les deux principaux ensembles de données (les études in vitro et in vivo) qui permettrait à une personne versée dans l’art de parvenir à une prédiction de l’utilité de l’invention.

[39]           La validité d’un brevet repose sur une prédiction valable de l’utilité; la prédiction doit avoir un fondement factuel et l’inventeur doit avoir un raisonnement valable qui lie les faits à l’utilité prédite (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, au paragraphe 70). À mon avis, le fondement factuel et le raisonnement valable sont énoncés dans le brevet 691.

[40]           Le fondement factuel repose sur les données susmentionnées. Le raisonnement valable est implicite aux données elles-mêmes et serait évident pour le lecteur versé dans l’art; il n’avait pas besoin d’être énoncé explicitement.

[41]           Les données ont clairement révélé que le BAK présentait un effet améliorant de pénétration, de sorte qu’une dose relativement faible de Bp (0,01 %) en combinaison avec une dose relativement élevée de BAK (200 ppm) réduirait la PIO de façon comparable à l’ancien Lumigan. La personne versée dans l’art serait capable d’interpréter les données facilement pour arriver à cette prédiction.

[42]           Sur cette question, je me suis laissé convaincre par le raisonnement de M. Stella, qui est le suivant :

[traduction]

Ensemble, les expériences divulguées dans le brevet 691 enseignent également au formulateur versé dans l’art que la concentration de bimatoprost pouvait être réduite par rapport à la concentration déjà commercialisée (0,03 %) et qu’on pouvait malgré tout obtenir une préparation offrant une concentration similaire de bimatoprost dans l’humeur aqueuse. Les données in vitro ont montré que la perméabilité apparente dans les couches cellulaires de l’épithélium cornéen de lapin augmentait avec l’augmentation des concentrations de BAK, de 0,005 % (50 ppm) à 0,02 % (200 ppm), pour une formulation renfermant 0,015 % de bimatoprost. Dans la figure 2 du brevet 691, lorsqu’on compare la deuxième et la quatrième barre (à partir de la gauche), la perméabilité apparente s’est accrue par un facteur de trois environ en présence de BAK à une concentration de 200 ppm plutôt qu’à une concentration de 50 ppm. Cette figure fournit des données relatives utiles dont le formulateur versé dans l’art se servirait pour prédire qu’une concentration moindre de bimatoprost suffirait pour obtenir une concentration similaire dans l’humeur aqueuse.

Plus précisément, la composition de la revendication 16 renferme 0,01 % de bimatoprost et 0,02 % (200 ppm) de BAK. Comme la concentration de bimatoprost est réduite, le formulateur versé dans l’art s’attendrait normalement à ce que la concentration de ce composé dans l’humeur aqueuse le soit tout autant. Toutefois, parce que l’effet de l’augmentation du BAK sur l’accroissement de la perméabilité a été démontré par les données in vivo tirées de l’exemple 2 et étayé par les données in vitro tirées de l’exemple 4, le formulateur versé dans l’art aurait prédit de façon valable que l’augmentation de la concentration de BAK par un facteur de quatre (par rapport à LUMIGAN® à 0,03 %) permettrait de réduire la concentration de bimatoprost des deux tiers (par rapport au LUMIGAN® à 0,03 %) et d’obtenir tout de même une concentration similaire dans l’humeur aqueuse.

Par conséquent, en se fondant sur la divulgation du brevet 691, le formulateur versé dans l’art aurait disposé d’un fondement factuel pour prédire valablement que la formulation revendiquée dans la revendication 16 assurerait une pénétration cornéenne supérieure et permettrait ainsi d’obtenir des concentrations dans l’humeur aqueuse comparables à la formulation de l’ancien LUMIGAN® à 0,03 % chez l’humain.

[43]           Pour le compte de Cobalt, M. Laskar a expliqué que les données figurant dans le brevet ne permettraient pas à une personne versée dans l’art de prédire l’utilité des revendications. Ses préoccupations tenaient au fait que les mesures n’avaient été prises qu’à un seul moment défini (60 minutes); les données ne tenaient pas compte d’une possible migration trans-sclérale du Bp dans les yeux des lapins; les données de l’exemple 2 ne permettaient pas de faire des déductions au sujet du Bp à 0,01 %, puisque seul le Bp à 0,03 % avait été évalué; dans l’exemple 4, le Bp à 0,01 % n’a pas non plus été évalué; l’essai in vitro peut produire des résultats disproportionnés; les données contiennent des marges d’erreur importantes, donc certaines des différences entre les concentrations de Bp et de BAK ne sont probablement pas statistiquement significatives; enfin, l’étude de la Food and Drug Administration (FDA) a montré que le nouveau Lumigan était en fait moins efficace que l’ancien.

[44]           J’estime que les experts d’Allergan ont répondu à toutes les préoccupations exprimées par M. Laskar, comme suit :

•           Les essais mentionnés dans le brevet 691 visaient à comparer les concentrations de Bp à diverses quantités de BAK. Puisque la majeure partie du Bp serait absorbée en une heure, la période de 60 minutes était appropriée (M. Stella).

•           Le lapin est un modèle animal fiable et fréquemment utilisé pour l’étude des médicaments ophtalmiques. Comme le Bp peut migrer dans la sclérotique de l’œil du lapin, ce modèle animal se prête particulièrement bien aux études du Bp (M. Stella et Dr Quigley).

•           Même si les études mentionnées dans le brevet 691 n’ont pas utilisé la formulation de Bp à 0,01 %, elles ont permis au lecteur versé dans l’art de tirer des conclusions quant aux effets du BAK améliorant la pénétration, desquels on pouvait procéder à une extrapolation raisonnable concernant les formulations de Bp à 0,01 % (Dr Quigley).

•           L’étude in vitro ne révèle aucun problème (comme des lésions cellulaires) qui pourrait fausser les résultats. En fait, les résultats concordent avec ceux obtenus lors de l’étude in vivo (M. Stella).

•           Même s’il est possible que certaines différences entre les concentrations de Bp et BAK ne soient pas statistiquement significatives, dans l’ensemble, les données montrent une relation linéaire entre les quantités de BAK et la perméabilité du Bp (M. Stella). En contre‑interrogatoire, M. Laskar a reconnu que la relation entre la concentration de BAK et la perméabilité était probablement significative.

•           L’étude de la FDA a révélé que le nouveau Lumigan n’était pas équivalent à l’ancien Lumigan. Ce dernier s’est avéré légèrement plus efficace pour réduire la PIO, mais le nouveau Lumigan a causé moins d’événements indésirables. En réalité, l’étude montre que le nouveau Lumigan était comparable à l’ancien pour traiter le glaucome, mais qu’il présentait moins d’effets secondaires. Cela concorde avec l’expérience clinique du Dr Quigley.

[45]           Par conséquent, j’estime que l’utilité déclarée des revendications en litige a fait l’objet d’une prédiction valable selon le fondement factuel et le raisonnement énoncés dans le brevet 691. L’allégation de Cobalt affirmant le contraire n’est pas justifiée.

VI.             Troisième question en litige : Le brevet 691 était-il antériorisé par le brevet 819?

[46]           Dans son avis d’allégation, Cobalt soutient que l’invention revendiquée dans le brevet 691 était antériorisée par le brevet américain antérieur (le brevet 819). Il soutient également qu’il s’agit d’un brevet de sélection invalide. Cobalt n’a pas donné suite au deuxième point dans son mémoire des faits et du droit devant la Cour. En ce qui concerne le premier point, Cobalt s’en est remise à ses observations écrites et n’a présenté aucune plaidoirie.

[47]           D’après Cobalt, le brevet 819 comprenait une formulation équivalente à celle visée par la revendication 16 du brevet 691 et divulguait que cette formulation pouvait servir à traiter le glaucome, comme dans la revendication 19 du brevet 691. Elle a également évoqué la « défense Gillette », à savoir que le brevet ne visait qu’à commercialiser un produit divulgué dans les antériorités (le brevet 819).

[48]           La position de Cobalt n’est pas étayée par la jurisprudence sur l’antériorité. L’antériorité exige une preuve suffisante de divulgation de l’invention revendiquée pour permettre à d’autres personnes de la réaliser (Sanofi, précité, aux paragraphes 30 à 37). En l’espèce, même s’il est vrai que la formulation revendiquée dans le brevet 691 entre dans les limites du brevet 819, rien dans ce dernier ne permettrait à une personne versée dans l’art de réaliser l’invention énoncée dans les revendications 16 et 19 du brevet 691. Comme je l’ai déjà mentionné, rien dans l’état antérieur de la technique, y compris le brevet 819, n’aurait pu renseigner une personne versée dans l’art sur la possibilité d’élaborer une formulation renfermant 0,01 % de Bp et une concentration plus grande de BAK pour obtenir une réduction de la PIO comparable à celle d’une formulation renfermant 0,03 % de Bp.

[49]           Par conséquent, je ne peux conclure que l’allégation de Cobalt selon laquelle le brevet 819 antériorise l’invention revendiquée dans le brevet 691 est justifiée, ou que Cobalt s’appuie tout simplement sur l’art antérieur.

VII.          Conclusion et décision

[50]           Allergan s’est acquittée de son fardeau d’établir que les allégations d’invalidité faites par Cobalt sont injustifiées. Par conséquent, je rendrai une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer à Cobalt, avant l’expiration du brevet 691, un avis de conformité au titre de sa version générique de LUMIGAN RC®.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande est accueillie avec dépens.

2.      Il est interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Cobalt pour sa version générique de LUMIGAN RC® avant l’expiration du brevet 691.

« James W. O’Reilly »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


Annexe A

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133

Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations, SOR/93-133

6. (1) La première personne peut, au plus tard quarante-cinq jours après avoir reçu signification d’un avis d’allégation aux termes de l’alinéa 5(3)a), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer l’avis de conformité avant l’expiration du brevet en cause.

6. (1) A first person may, within 45 days after being served with a notice of allegation under paragraph 5(3)(a), apply to a court for an order prohibiting the Minister from issuing a notice of compliance until after the expiration of a patent that is the subject of the notice of allegation.


Annexe B

EXPERTS

Témoins experts d’Allergan

Monsieur Valentino Stella est professeur distingué de chimie pharmaceutique à l’Université du Kansas. Il traite des allégations de Cobalt et interprète le brevet 691 du point de vue du formulateur.

Le Dr Harry Quigley est un ophtalmologiste clinicien et chercheur, de même que professeur d’ophtalmologie à l’Université John Hopkins au Maryland. Il traite des allégations de Cobalt et interprète le brevet 691 du point de vue de l’ophtalmologiste.

Monsieur Chin-Ming Chang est le formulateur et inventeur du brevet 691.

Témoins experts de Cobalt

Monsieur Paul Laskar est un formulateur spécialisé dans les préparations ophtalmiques commerciales.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1125-12

 

INTITULÉ :

ALLERGAN INC. ET ALLERGAN, INC. c.

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 17 AU 20 MARS 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUIN 2014

COMPARUTIONS :

Andrew J. Reddon

Steven G. Mason

Steven Tanner

Sanjaya Mendis

POUR LES DEMANDERESSES

 

Non représenté

POUR LE DÉFENDEUR –

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

Douglas N. Deeth

Cheryl Cheung

pour la défenderesse –

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSEs

 

William F. Pentney

Sous-ministre et sous-procureur général

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR –

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Deeth Williams Wall, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE –

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

 

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