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Date : 20140623


Dossier : IMM-5706-13

Référence : 2014 CF 606

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

RACHEL RUNNATH

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Une demande de contrôle judiciaire est faite de la décision rendue par un agent d’immigration de l’Ambassade du Canada à Bangkok le 5 août 2013.

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire faite en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[3]               Après avoir entendu les plaidoiries des parties et examiné le dossier, la Cour a conclu que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour les raisons qui suivent.

[4]               La demanderesse est une citoyenne du Cambodge. Elle a fait une demande de visa pour venir étudier au Canada. Elle était admise au Collège CDI de Montréal dans un programme en gestion financière exigeant entre 12 et 14 mois d’études. Sa famille et son futur conjoint au Cambodge appuyaient son projet. Son oncle à Montréal avait signé une déclaration de soutien financier et, avec sa tante, s’engageait à lui fournir le logis, la nourriture, et à couvrir les frais durant le séjour au Canada. Elle avait obtenu un certificat d’acceptation du Québec et des assurances pour frais médicaux.

[5]               L’agent a rejeté la demande de visa d’études. La lettre de décision indique que « You have not satisfied me that you would leave Canada at the end of your stay. » Les facteurs cités à l’appui sont indiqués par des cases cochées à une formule qui accompagne la lettre et qui fait partie des motifs à l’appui de la décision : « length of proposed stay in Canada », « purpose of visit », et « your personal assets and financial status ».

[6]               La question en litige est de savoir si la conclusion de l’agent de visas selon laquelle la demanderesse ne retournerait pas au Cambodge était raisonnable au vu de la preuve au dossier. En effet, une pareille décision fait l’objet d’un contrôle judiciaire sur la base de la norme de la décision raisonnable (Hussain c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 900).

[7]               La demanderesse a obtenu les notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration [STIDI]. Dans celles-ci, l’agent commente que : « […] Ap has registered for 12 weeks Financial Management Program at College CDI in Montreal. [...] Ap has no proof of her personal fund. Ap was recently refused trv to visit her Cdn husb. Based on the submitted info, I am not satisfied that ap is fully well established and that he [sic] has sufficient ties and motivaiton [sic] to leave Cda once her vist [sic] is ended. refused. »

[8]               Le rôle du juge en contrôle judiciaire n’est pas de substituer sa vision des faits, mais plutôt de voir à ce que la décision rendue soit légale. Puisque la norme de contrôle est la raisonnabilité, le juge de révision doit pouvoir se satisfaire que la décision est raisonnable. Ainsi, cette décision doit avoir les apanages de la raisonnabilité au sens de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] :

[47]      [...] Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[9]               Ici, les motifs donnés ne me semblent pas rencontrer cette justification minimale. Il est bien connu que l’insuffisance des motifs ne permet pas de casser une décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]). Les juges de révision sont invités à examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat, mais ils ne doivent pas substituer leurs motifs à ceux du décideur. Le test est articulé à la fin du paragraphe 16 de Newfoundland Nurses :

En d'autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[10]           Il n’est certes pas nécessaire de produire des motifs élaborés. Mais ne produire en guise de motifs que des conclusions ne satisfait pas les conditions minimales pour comprendre le fondement de la décision. L’insuffisance de la motivation de la décision en l’espèce empêche de comprendre quelles sont les insatisfactions de l’agent. On ne doit pas confondre la clarté de la décision et la compréhension du fondement de la décision. Ici, la décision prise ne fait pas de doute. C’est la compréhension du fondement de la décision qui fait défaut.

[11]           L’agent devait s’assurer que la demanderesse avait des ressources financières suffisantes pour payer ses frais et subvenir à ses besoins, et qu’elle avait des liens suffisants à son pays d’origine. Ici, on aurait espéré que la décision considère que l’une des personnes qui se sont portées garantes de la demanderesse est l’oncle de celle-ci, un fonctionnaire depuis 24 ans au Ministère de la Citoyenneté et de l’immigration. La procureure du défendeur prétend que « l’agent n’a pas conclu que la demanderesse n’avait pas de fonds suffisants pour faire ses études au Canada » et avait plutôt conclu que « l’absence de fonds personnels de la demanderesse avait pour conséquence l’absence de preuve d’attachement au Cambodge. » En fait, à la seule lecture de la « décision », bien maline serait celle qui pourrait affirmer à quelle fin la mention « Ap has no proof of her personal fund » était faite et en quoi pouvait bien consister le raisonnement de l’agent. On a plutôt une phrase lapidaire et cryptique « Based on the submitted info, I am not satisfied that ap is fully well established and that he [sic] has sufficient ties and motivaiton [sic] to leave Cda once her vist [sic] is ended. refused. » Une décision sans motivation participe de l’arbitraire. Quand ce n’est pas possible de savoir pourquoi une décision a été rendue, le contrôle de la légalité devient impossible. On ne peut y discerner les attributs de la rationalité.

[12]           À l’audience, l’avocate du défendeur a fort vaillamment défendu la position de son client que l’on ne saurait imposer un fardeau exigeant en ces matières. Le Ministre se réclame de la haute déférence qui serait due à ses décisions.

[13]           Le Ministre n’a pas tort. Mais la déférence n’est pas une abdication de la nécessité d’examiner les motifs. La Cour suprême le rappelle d’ailleurs spécifiquement dans Dunsmuir  au paragraphe 48:

Il ne s’ensuit pas que les cours de justice doivent s’incliner devant les conclusions des décideurs ni qu’elles doivent respecter aveuglément leurs interprétations. Elles ne peuvent pas non plus invoquer la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues. […]

[14]           Autant on ne peut se plier aux contraintes dites administratives pour ne pas respecter ce qui est requis au minimum, autant on ne peut transformer ces demandes de visas en des exercices de rhétorique. Il ne s’agit aucunement de requérir des agents de visas qu’ils produisent une thèse chaque fois qu’un visa est refusé. Bien vite des visas qui devraient être valablement refusés seraient octroyés plutôt que de devoir produire de longs motifs. Blaise Pascal a dit un jour, « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »

[15]           À mon avis, le test minimal énoncé au paragraphe 16 de l’arrêt Newfoundland Nurses n’a pas été satisfait en l’espèce, malgré les efforts faits par l’avocate du défendeur de brosser un tableau plus complet à partir des courts éléments offerts pas le décideur. Celle-ci a plaidé que la décision disait clairement en quoi elle consistait. J’en conviens. Cependant tel n’est pas le test; il est plutôt de comprendre le fondement de la décision et non seulement en quoi elle consiste.

[16]           La Loi prévoit que celle qui demande un visa doit prouver qu’elle quittera le Canada à la fin du séjour (article 20 de la Loi). Mais de simplement ne pas se satisfaire que la personne quittera ne fournit aucune indication sur le fondement de la décision. À mon sens, déclarer que la personne n’est pas bien établie dans son pays d’origine où elle y demeure et y travaille sur la base qu’elle « has no proof of her personal fund » ne rencontre pas les exigences de la raisonnabilité sous Dunsmuir.

[17]           On comprend que le décideur entretienne des soupçons au sujet de la demanderesse. Mais il ne tente pas d’expliquer ses soupçons et de faire le lien avec des raisons de refuser le visa. Une brève explication qui satisfera au test minimal de la raisonnabilité qui « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (para 47, Dunsmuir) est ce qui est requis. Avec égards, je ne crois pas que le décideur puisse se soustraire à cette obligation minimale pour des raisons dites administratives ou de volume.

[18]           Il est certes possible qu’il ne soit pas approprié qu’un visa soit émis. Mais face au dossier qui est soumis, la décision de refus méritait mieux. Une justification minimale est requise, sans quoi c’est l’opinion du juge de révision, qu’elle aille dans un sens ou l’autre, qui prévaudra. Ce serait s’immiscer dans un domaine qui n’est pas celui de la Cour.

[19]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est retournée à un autre décideur pour qu’elle soit évaluée de nouveau. Les parties n’ont pas suggéré de question grave de portée générale et il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Le dossier est retourné à un autre décideur pour examen et nouvelle décision. Les parties ont convenu qu’aucune question ne mérite certification. Je partage leur avis.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5706-13

 

INTITULÉ :

RACHEL RUNNATH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 mai 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 juin 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

 

Pour la partie demanderesse

 

Me Sherry Rafai Far

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin, Brisson

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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