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Date : 20140610


Dossier : IMM-5011-13

Référence : 2014 CF 557

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2014

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

BERTA INES NUNEZ CALDERON

YESID LOZADA ROBLES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 9 mai 2013, par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ni des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

II.                Le contexte

[2]               La demanderesse principale, Mme Berta Ines Nunez Calderon, et son époux, M. Yesid Lozada Nobles, sont tous deux citoyens de la Colombie.

[3]               La demanderesse principale affirme que, avant 2006, elle a aidé son oncle à exploiter une ferme à Libano Tolima, en Colombie; elle exerçait des tâches liées à la comptabilité et à l’achat de fourniture pour la ferme. Elle faisait aussi des courses pour son oncle. À cette époque, la demanderesse principale habitait à Bogota, qui se trouve à 7 heures de Libano Tolima.

[4]               La demanderesse principale allègue que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) contrôlent en grande partie la région où se trouve la ferme de son oncle. Elle affirme que son oncle devait donc fréquemment verser de l’argent au gang en échange de sa protection.

[5]               Au fil du temps, la ferme de l’oncle de la demanderesse principale a généré de plus en plus de profits, et les FARC ont demandé davantage d’argent. L’oncle n’était toutefois pas prêt à payer les nouveaux montants exigés, et les FARC ont alors commencé à voler des porcs et du bétail sur sa ferme.

[6]               La demanderesse principale affirme que, le 23 novembre 2006, des hommes armés ont enlevé son oncle à la ferme. Elle dit qu’elle a immédiatement communiqué avec la police et l’armée, qui ont trouvé les ravisseurs le jour même et ont tenté de sauver son oncle. Toutefois, l’oncle et trois membres des FARC ont été tués lors de la tentative de sauvetage.

[7]               La demanderesse principale soutient que, après la mort de son oncle, les FARC ont commencé à l’appeler à la maison et à lui faire des menaces de mort. La demanderesse a expliqué dans son affidavit que, à son avis, ces menaces étaient liées à l’emploi qu’elle occupait au sein du Congrès de la République de Colombie et à ses liens avec la ferme de son oncle. Elle croit en outre avoir été la cible de menaces parce qu’elle a téléphoné à la police et à l’armée pour signaler la disparition de son oncle.

[8]               La demanderesse affirme que, en 2007 et en 2008, les FARC lui proféraient des menaces toutes les semaines. Elle a porté plainte à plusieurs reprises auprès des autorités concernant ces menaces, mais ces dernières n’ont pas été capables d’en trouver les auteurs et elles ont décidé de clore son dossier.

[9]               La demanderesse principale allègue que, en mars 2009, des hommes masqués sont entrés dans son immeuble à condos, ont harcelé le gardien de sécurité, ont écrit des menaces de mort avec du sang sur les murs et ont aussi laissé des tracts concernant une organisation criminelle appelée Aguilas Negras.

[10]           La demanderesse principale soutient que ces nouvelles menaces proférées par les Aguilas Negras étaient probablement dues à ses liens avec son ex-époux, M. Hernando Lopez Arango.

[11]           La demanderesse principale affirme qu’elle a continué à recevoir des menaces des FARC et des Aguilas Negras en 2009 et en 2010, et ce, malgré qu’elle ait changé de numéros de téléphone à plusieurs reprises.

[12]           Selon la demanderesse principale, le 17 novembre 2010, on est entré par effraction chez elle et le gaz a été laissé ouvert pendant qu’elle et son époux étaient au travail. Après cet incident, elle a décidé de quitter sa maison et d’aller habiter chez des amis et des membres de sa famille.

[13]           Environ un an plus tard, en 2011, les demandeurs ont obtenu des visas de visiteur pour les États-Unis. Vers le 30 novembre 2011, ils ont quitté la Colombie et, via les États‑Unis, ils sont venus au Canada; ils sont arrivés ici le 2 décembre 2011. Ils ont demandé l’asile le jour même.

[14]           La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs le 9 mai 2013; il s’agit de la demande sous-jacente dont la Cour est saisie.

III.             La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[15]           Dans sa décision datée du 9 mai 2013, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs après avoir estimé que ceux‑ci n’étaient pas crédibles pour les motifs suivants :

a)      Il était improbable que la demanderesse principale ait aidé son oncle à gérer la ferme comme elle l’alléguait (à savoir qu’elle était essentiellement son « bras droit »), puisqu’elle vivait à 7 heures de route et qu’elle travaillait à temps plein pour le Congrès de la République de Colombie en qualité de secrétaire;

b)      La demanderesse principale a fourni des renseignements contradictoires concernant la manière dont elle a appris l’enlèvement de son oncle. Dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), elle a affirmé qu’un employé de la ferme avait communiqué avec elle pour le lui dire; or, à l’audience, elle a dit que c’est sa tante qui le lui avait appris;

c)      Il était improbable que la demanderesse principale ait signalé la disparition de son oncle, mais pas celle de l’épouse de ce dernier;

d)     Il était improbable que la police et l’armée aient réagi aussi vite pour essayer de trouver l’oncle de la demanderesse principale puisqu’il ne s’agissait que d’un agriculteur local. La SPR n’a pas été convaincue que la demanderesse principale jouait un rôle suffisamment important au sein du Congrès de la République de Colombie, puisqu’elle y travaillait en tant que secrétaire, pour mobiliser une telle opération;

e)      Il était improbable que la police et l’armée aient trouvé et capturé les ravisseurs le jour même de la disparition de l’oncle de la demanderesse principale. La SPR a souligné que cela prenait des semaines, voire des mois, avant que même des personnalités publiques disparues soient retrouvées en Colombie. En outre, la demanderesse principale a signalé la disparition au service de police de Bogota, ce qui rend d’autant plus improbable que la police et l’armée aient pu se mobiliser si rapidement à Libano Tolima;

f)       La demanderesse principale a fourni des renseignements contradictoires sur l’endroit où l’épouse de son oncle habite. Dans son FPR, la demanderesse principale a mentionné que l’épouse de son oncle et ses enfants avaient quitté la ferme après le décès de son oncle. Or, lorsque des questions lui ont été posées à l’audience concernant l’épouse de son oncle, la demanderesse principale a dit que cette dernière ne demeurait pas sur la ferme avec son oncle, mais qu’elle habitait plutôt à Libaye, en Colombie;

g)      La demanderesse principale a continué de vivre et de travailler au même endroit pendant 4 ans, et ce, malgré qu’elle ait été la cible de menaces de mort toutes les semaines. Elle n’a jamais été agressée ou enlevée pendant cette période;

h)      Il était improbable que les FARC aient découvert le lien entre la demanderesse principale et son oncle ainsi que ses coordonnées au moyen de factures laissées à la ferme de son oncle.

[16]           La SPR a en revanche estimé qu’il était plausible que l’oncle de la demanderesse principale ait pu être propriétaire d’une ferme et être ciblé par les FARC. Elle a toutefois conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’eux-mêmes avaient été victimes des FARC.

IV.             La question en litige

[17]           La SPR a-t-elle commis une erreur en rendant sa décision sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?

V.                Les dispositions légales pertinentes

[18]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.             La position des parties

[19]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en omettant de tenir compte d’éléments de preuve pertinents dont elle disposait, à savoir des lettres de plainte adressées aux autorités colombiennes qui figurent aux pièces P-10 à P-16 du dossier du demandeur. Les demandeurs allèguent que ces lettres confirment la crédibilité de leur récit.

[20]           Le défendeur soutient que la SPR n’a pas omis de tenir compte de quelque élément de preuve documentaire corroborant que ce soit. Il allègue que les demandeurs n’ont soumis aucun élément de preuve objectif indiquant qu’ils ont été ciblés par les FARC ou que l’oncle de la demanderesse principale a été enlevé et tué. Qui plus est, puisque le témoignage de la demanderesse n’a pas été jugé crédible, le défendeur soutient que la SPR a, à juste titre, accordé peu de valeur probante à la preuve documentaire.

VII.          La norme de contrôle

[21]           La norme de contrôle applicable aux conclusions relatives à la crédibilité et à l’appréciation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF), paragraphe 4).

VIII.       Analyse

[22]           Il est bien établi en droit que la SPR ne peut pas tirer de conclusions défavorables relativement à la crédibilité tout en laissant de côté le témoignage produit par le demandeur pour expliquer d’apparentes contradictions (Soto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 354). Dans de telles situations, la Cour sera encline à conclure que la SPR a tiré une conclusion de fait erronée (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264, paragraphe 15). Cependant, il convient de souligner qu’il incombe au demandeur d’établir que de tels éléments de preuve n’ont pas été pris en compte. En règle générale, on présume que la SPR a apprécié et examiné l’ensemble de la preuve dont elle était saisie (Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1992), 36 ACWS (3d) 635, 147 NR 317 (CAF); Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL/Lexis); Cepeda-Gutierrez, précitée). Par conséquent, en l’absence d’une preuve claire établissant que la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents et importants, la conclusion relative à la crédibilité doit être maintenue (Hosseini c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 402, 116 ACWS (3d) 95 (CF 1re inst.)).

[23]           En l’espèce, les demandeurs soutiennent que la SPR, dans ses conclusions défavorables relatives à la crédibilité, n’a pas tenu compte de leurs lettres de plainte adressées aux autorités colombiennes qui figurent aux pièces P-10 à P-16 du dossier du demandeur. Cependant, dans leurs observations écrites, les demandeurs affirment qu’ils [traduction« s’abstiendront de formuler des observations sur les conclusions relatives à la crédibilité tirées par le tribunal » (observations écrites des demandeurs, paragraphe 12). La Cour se demande alors ce que les demandeurs cherchent à obtenir si ce n’est pas précisément la révision des conclusions relatives à la crédibilité tirées par SPR.

[24]           Il ressort clairement du dossier que la SPR a fait mention de ces éléments de preuve dans sa décision en confirmant que la demanderesse principale avait déposé plusieurs plaintes auprès des autorités colombiennes après la mort de son oncle (la décision de la SPR, paragraphes 7 et 15). Bien que la SPR ne se soit pas penchée de façon approfondie sur ces éléments de preuve dans sa décision, il est clair qu’elle en a tenu compte. La Cour n’est pas convaincue que la SPR n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve.

[25]           Quoi qu’il en soit, les demandeurs n’ont pas démontré comment ces éléments de preuve les aident de quelque façon que ce soit à corroborer leur récit. Ils ont raison de dire que les lettres de plainte révèlent qu’ils ont essayé d’obtenir la protection de l’État, mais la question de la protection de l’État n’était pas en litige devant la SPR. Les éléments de preuve en question ne dissipent aucun des doutes en matière de crédibilité soulevés par la SPR; or, c’est cette question qui est au cœur même de la présente affaire.

[26]           Comme la Cour l’a récemment rappelé dans la décision Jia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 422, les conclusions relatives à la crédibilité sont au cœur de l’expertise du tribunal, qui doit apprécier la plausibilité des témoignages et tirer des conclusions de la preuve. Lorsque des conclusions défavorables relatives à la crédibilité sont tirées, elles permettent d’ordinaire de trancher la demande, à moins que le dossier renferme des éléments de preuve documentaire fiables et indépendants qui permettent de les réfuter (Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, 384 NR 163).

[27]           Vu ses nombreux doutes quant à la crédibilité, et puisque le dossier ne renferme aucun élément de preuve documentaire fiable et indépendant qui permette de les dissiper, il était loisible à la SPR de rendre la décision qu’elle a rendue. Les demandeurs n’ont pas démontré que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 47).

IX.             Conclusion

[28]           Pour l’ensemble des motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs sera rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée et qu’il n’y aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5011-13

 

INTITULÉ :

BERTA INES NUNEZ CALDERON, YESID LOZADA ROBLES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUIN 2014

 

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS 

ET DU JUGEMENT :

LE 10 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

Mitchell Goldberg

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myriam Larose (auxiliaire juridique)

Émilie Tremblay

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mitchell Goldberg

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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