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Date : 20140620


Dossier : IMM-5820-13

Référence : 2014 CF 591

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

KALALA PRINCE DEBASE BETOUKOUMESOU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire vise la décision par laquelle une agente de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a rejeté la demande de résidence permanente de M. Kalala Prince Debase Betoukoumesou fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) qu’il avait présentée au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

I.                   LE CONTEXTE

[2]               La demande a été instruite conjointement avec la demande de contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour IMM-5559-13, qui vise une décision défavorable rendue au stade de l’examen des risques avant renvoi. Des motifs distincts ont été donnés relativement à cette décision.

[3]               M. Betoukoumesou est âgé de 52 ans et il est citoyen de la République démocratique du Congo (la RDC). Lorsqu’il vivait en RDC, M. Betoukoumesou exploitait une petite entreprise de transport; il possédait deux minibus et un petit magasin. En 1990, il est devenu membre d’un des principaux partis d’opposition, l’Union pour la démocratie et le progrès social (l’UDPS). En septembre 1991, son magasin a été pillé et détruit par les soldats. À compter de ce moment‑là, M. Betoukoumesou a eu de la difficulté à subvenir aux besoins de sa famille. En septembre 1992, il a été présenté à quelqu’un qui travaillait pour le Service national d’intelligence et de protection (le SNIP). M. Betoukoumesou a ensuite été embauché en qualité de chauffeur civil pour le SNIP. Il conduisait des militaires de leur résidence au bureau du SNIP le matin et les ramenait à la maison après le travail.

[4]               Le 22 février 1993, le superviseur de M. Betoukoumesou lui avait demandé de participer à une opération qui s’est révélée être une mission visant l’enlèvement de trois personnes. Le superviseur a ordonné que les cibles qui résistaient à l’enlèvement soient tuées. L’une des cibles habitait le même quartier que M. Betoukoumesou et elle était membre du parti de l’opposition. M. Betoukoumesou a été reconnu et, le lendemain, il a été menacé par une foule d’environ 20 personnes munies d’armes improvisées qui ont mis le feu à sa maison. M. Betoukoumesou s’est enfui en automobile. Il a signalé l’incident à son superviseur et il a demandé qu’on l’aide et qu’on le protège, ce qui lui a été refusé.

II.                LA DÉCISION VISÉE PAR L’EXAMEN

[5]               L’agente était saisie d’une affaire dans laquelle il consiste à savoir s’il existait des motifs d’ordre humanitaire qui justifiaient d’accorder à M. Betoukoumesou une dispense à l’égard de son interdiction de territoire au Canada, au motif qu’il avait commis l’une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 (la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ou la Loi), en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[6]               L’agente a refusé de reporter sa décision en attendant la publication de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40 (Ezokola); elle a effectué une distinction entre cette affaire et l’espèce, parce qu’il était allégué que M. Betoukoumesou était un membre d’une organisation « ayant des fins limitées et brutales et ayant commis des crimes contre l’humanité » et qu’il avait connaissance de la nature de l’organisation et des actes commis par cette dernière lorsqu’il y avait adhéré.

[7]               La Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (la CISR) avait auparavant conclu que, compte tenu de son propre témoignage de la preuve documentaire, M. Betoukoumesou n’avait pas qualité de réfugié parce qu’il était exclu de la protection au titre de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut de réfugié, 28 juillet 1951, 189 UNTS 150 (entrée en vigueur le 22 avril 1954) (la Convention sur les réfugiés). Conformément à l’alinéa 15b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, M. Betoukoumesou a donc été déclaré interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[8]               L’agente, après avoir examiné la preuve, a conclu que les observations de M. Betoukoumesou ne contenaient pas de nouveaux faits crédibles se rapportant à sa déclaration d’interdiction de territoire pour appuyer l’annulation des conclusions de fait tirées par la CISR. L’agente a conclu que le demandeur ne pouvait se prévaloir du moyen de défense de l’ordre d’un supérieur, puisque celui‑ci pouvait uniquement être invoqué dans le contexte de crimes de guerre. De plus, le moyen de défense fondée sur la contrainte a été rejeté, au motif qu’aucun élément de preuve n’établissait que M. Betoukoumesou n’a pas eu d’autre choix que de participer aux enlèvements en raison d’un risque physique auquel il aurait été exposé. Par conséquent, l’agente a jugé que la conclusion de la CISR était déterminante et que M. Betoukoumesou était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[9]               En ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire, l’agente a noté que la décision défavorable n’aurait aucune incidence sur le statut de l’épouse de M. Betoukoumesou et de leurs quatre enfants qui étaient venus au Canada en 1997. Ils avaient obtenu la qualité de réfugié et ils sont devenus résidents permanents en septembre 2008. M. Betoukoumesou et son épouse ont eu deux enfants depuis leur arrivée au Canada. Ceux‑ci sont citoyens canadiens. L’agente a fait remarquer que M. Betoukoumesou a vécu au Canada pendant 15 ans et qu’il semble avoir travaillé pendant la plupart de ces 15 années. Par conséquent, la preuve démontrait que le demandeur avait un certain degré d’établissement au Canada.

[10]           L’agente a jugé que le retour du demandeur en RDC n’aurait pas une incidence défavorable sur les quatre enfants adultes. En ce qui concerne les deux enfants mineurs, l’agente a conclu qu’ils pourraient garder contact avec leur père et qu’ils pourraient continuer de recevoir son appui et ses conseils.

[11]           En ce qui a trait aux allégations de M. Betoukoumesou selon lesquelles il serait exposé à un risque de détention et de torture s’il devait être renvoyé en RDC du fait qu’il était membre de l’UDPS, l’agente a conclu que la preuve documentaire n’établissait pas l’existence de discrimination systémique fondée sur la qualité de membre de l’UDPS en RDC. De plus, bien qu’il ait été allégué dans une lettre de l’UDPS que M. Betoukoumesou serait exposé à des risques, et qu’il était notamment allégué qu’il était recherché, il n’y a pas de détails quant à la raison pour laquelle il est recherché, ni quant aux personnes qui le recherchent.

[12]           Il s’ensuit que l’agente a conclu que, malgré l’intérêt supérieur de ses enfants et son degré d’établissement au Canada, lesquels militaient en faveur de l’accueil de la demande CH, ces facteurs cédaient le pas devant la gravité des faits sous‑jacents à son interdiction de territoire. Les objectifs de la LIPR pesaient aussi du côté du rejet de la demande, surtout les alinéas 3(1)i), 3(3)a) et 3(3)f).

Objet en matière d’immigration

Objectives - Immigration

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

3. (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

[…]

[…]

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

(i) to promote international justice and security by fostering respect for human rights and by denying access to Canadian territory to persons who are criminals or security risks; and

[…]

[…]

Interprétation et mise en oeuvre

Application

(3) L’interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet.

(3) This Act is to be construed and applied in a manner that

a) de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international

(a) furthers the domestic and international interests of Canada;

 

[…]

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

(f) complies with international human rights instruments to which Canada is signatory.

III.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]           Le demandeur soulève les questions en litige suivantes :

  1. L’agente a‑t‑elle agi de manière déraisonnable ou manqué à son devoir d’agir équitablement en décidant de ne pas reporter le processus décisionnel, afin de tenir compte des principes énoncés dans l’arrêt Ezokola?
  2. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le moyen de défense de l’ordre d’un supérieur ne pouvait être invoqué?
  3. Les conclusions de l’agente en ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants et à l’adhésion du demandeur à l’UDPS étaient‑elles raisonnables?

[14]           Le demandeur soulève les questions de fait et de droit ainsi que des questions de droit, lesquelles sont respectivement susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité et de la décision correcte : YU c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 557.

IV.             LES ARGUMENTS ET ANALYSE

A.                L’agente a‑t‑elle commis une erreur en décidant de ne pas reporter le processus décisionnel jusqu’à la publication de l’arrêt Ezokola de la Cour suprême du Canada?

[15]           Le demandeur soutient que l’agente a commis une entorse à l’équité procédurale en ne reportant pas sa décision jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada rende son jugement dans l’arrêt Ezokola. Le défendeur est d’avis que l’agente n’avait pas l’obligation de reporter sa décision en raison d’un arrêt de la Cour suprême du Canada qui portait sur une affaire qui n’était pas reliée à celle dont elle était saisie et qui avait été soulevée par des tiers. De plus, le défendeur soutient que, dans l’éventualité où l’agente aurait attendu la publication de l’arrêt Ezokola, le raisonnement de la Cour suprême du Canada n’aurait aidé en rien le demandeur. L’arrêt Ezokola a apporté des précisions au droit sur la complicité en lien avec l’exclusion du statut de réfugié – il n’a eu aucune incidence sur les autres modes de responsabilité, tels que l’aide et l’encouragement.

[16]           Je conviens avec le défendeur que le demandeur a sciemment été complice de la perpétration de crimes plutôt qu’une personne qui était à son insu membre d’une organisation qui a commis certaines violations aux droits fondamentaux. Il était au courant des conséquences de conduire des miliciens qui avaient reçu des ordres d’enlever des membres de l’opposition et de tuer ceux qui résistaient à l’enlèvement. Compte tenu des faits de la présente affaire et des conclusions tirées par l’agente, le demandeur aurait tout de même été déclaré interdit de territoire après le prononcé de l’arrêt Ezokola, puisqu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes internationaux commis par le SNIP.

[17]           Je remarque que le juge O’Reilly a exprimé son avis, au moyen d’une remarque incidente dans la décision Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1101, aux paragraphes 14 et 15, portant que la préoccupation de la Cour suprême voulant qu’une personne ne devrait pas être considérée comme complice de méfait du simple fait qu’elle est associée à un groupe qui commet des crimes internationaux s’applique logiquement à l’interdiction de territoire. Je ne suis pas en désaccord avec ce point de vue, mais celui‑ci n’aide en rien le demandeur, puisque son association avec le SNIP ne consistait pas qu’en de simples « contacts indirects », et qu’elle était davantage insouciante, en ce sens qu’il occupait un rôle actif dans l’incident et qu’il savait que toute résistance de la part des membres de l’opposition exposerait ces derniers à des actes de violence.

[18]           Je suis d’avis que, bien qu’il eût été sage de la part de l’agente d’attendre l’issue de l’arrêt Ezokola avant de rendre sa décision, au cas où l’arrêt aurait pu avoir une certaine incidence sur l’affaire dont elle était saisie, elle n’avait pas l’obligation de le faire. Son choix de trancher la demande ne rend pas la décision qui en découle déraisonnable.

B.                 L’agente a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur ne pouvait invoquer le moyen de défense de l’ordre d’un supérieur?

[19]           Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en n’appliquant pas le moyen de défense de l’ordre d’un supérieur. Elle s’est fondée sur une note de service rédigée par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), qui avait été communiquée au demandeur et dans laquelle il était conclu que le moyen de défense pouvait uniquement être soulevé à l’égard des crimes de guerre, et non à l’égard des crimes contre l’humanité, compte tenu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 UNTS 90 (entrée en vigueur le 1er juillet 2002) (le Statut de Rome) et de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

[20]           L’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés est libellé ainsi :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

[…]

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

[21]           La Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre met en œuvre le Statut de Rome, auquel le Canada a adhéré en 1998. La Loi est entrée en vigueur le 23 octobre 2000. Elle contient les définitions de « crime contre l’humanité », « génocide » et « crime de guerre » d’après le droit international coutumier ou le droit international conventionnel et elle érige en infraction criminelle la commission de ces actes à l’intérieur des frontières du Canada ou à l’extérieur de ces frontières.

[22]           Dans la présente affaire, le demandeur a été exclu de la protection en raison de sa participation à des actes constituant des crimes contre l’humanité. Ces crimes sont définis ainsi à l’article 4 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre :

« crime contre l’humanité » Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

[23]           Le paragraphe 6(5) est libellé ainsi :

6(5) Il est entendu qu’un crime contre l’humanité transgressait le droit international coutumier ou avait un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations avant l’entrée en vigueur des documents suivants :

6(5) For greater certainty, the offence of crime against humanity was part of customary international law or was criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations before the coming into force of either of the following:

a) l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, signé à Londres le 8 août 1945;

(a) the Agreement for the prosecution and punishment of the major war criminals of the European Axis, signed at London on August 8, 1945; and

b) la Proclamation du Commandant suprême des Forces alliées datée du 19 janvier 1946.

(b) the Proclamation by the Supreme Commander for the Allied Powers, dated January 19, 1946.

 

[24]           L’article 14 de la Loi prévoit que le moyen de défense fondé sur l’ordre d’un supérieur est irrecevable, à moins que l’accusé n’ait eu l’obligation légale d’obéir aux ordres, qu’il n’ait pas su que l’ordre était illégal ou que l’ordre n’ait manifestement pas été illégal. Ces restrictions au moyen de défense de l’ordre d’un supérieur ont été reconnues parmi les principes généraux du droit bien avant l’adoption du Statut de Rome et de la Loi. Le paragraphe 14(2) de la Loi prévoit que l’ordre de commettre un crime contre l’humanité est manifestement illégal.

[25]           Le demandeur invoque la décision Ventocilla et al c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 575 (Ventocilla), qui portait sur une affaire concernant un ancien membre des forces militaires chiliennes qui avait commis, dans le contexte d’une guerre civile dans ce pays, des actes qui avaient été reconnus comme constituant des crimes de guerre au sens du Statut de Rome. Aux paragraphes 15 à 17, la Cour a statué que les définitions de « crime de guerre » prévues dans le Statut de Rome et dans la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ne pouvaient pas être appliquées rétroactivement aux actes en cause, parce qu’ils ont eu lieu avant que le Statut de Rome ne fasse partie du droit international. Cette conclusion était fondée sur la définition de « crime de guerre » de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre et sur le principe de non-rétroactivité en droit pénal international. Le juge Teitelbaum a conclu, au paragraphe 20, que la Commission avait commis une erreur en « suppos[ant] que des crimes de guerre pou[v]aient être commis au cours d’un conflit interne ».

[26]           La décision Ventocilla n’est que de peu d’utilité pour le demandeur, parce qu’elle traitait d’une définition de crime de guerre qui n’est pas applicable en l’espèce. De plus, la question dont je suis saisi dans la présente affaire n’avait pas trait à l’application rétroactive des infractions prévues dans la loi de 2000, mais à l’effet de ses aspects déclaratoires. L’article 14 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre est, à mon avis, déclaratoire, en ce sens qu’il décrit le droit applicable au moment où le demandeur travaillait pour le compte du SNIP dans l’État alors connu sous le nom de Zaïre. Subsidiairement, il s’agit d’une législation rétrospective valide qui attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi : Benner c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 RCS 358, aux paragraphes 39 et 40 (CSC).

[27]           Le demandeur soutient que la Cour a conclu que les moyens de défense fondés sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur et sur la contrainte pouvaient être invoqués par les membres des forces armées ou les forces policières lorsqu’ils faisaient l’objet de poursuites pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité avant que n’entre en vigueur le Statut de Rome : Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 483, [2001] 4 CF 42 (1e inst.) (Varela), au paragraphe 27, citant R c Finta, [1994] 1 RCS 701 [Finta]. Dans l’affaire Varela, le demandeur avait été membre des forces militaires du Nicaragua et il avait occupé le poste de garde dans une prison.

[28]           M. Finta était membre de la Gendarmerie royale de la Hongrie, un corps policier paramilitaire relevant de la SS lors de l’époque visée, qui avait participé à la déportation des Juifs hongrois vers les camps de la mort nazis. Il a été accusé au Canada de séquestration, de vol qualifié, d’enlèvement et d’homicide involontaire coupable au sens des définitions de ces actes criminels prévus dans le Code criminel de l’époque. L’acte d’accusation mentionnait aussi que ces infractions constituaient des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre au sens du paragraphe 7(3.71) du Code criminel, afin de pouvoir invoquer la compétence extraterritoriale qu’accordait cette disposition.

[29]           Bien que les termes « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » soient souvent employés de manière interchangeable, ils renvoient à des concepts distincts. Dans l’arrêt Finta, la Cour suprême du Canada s’est fondée sur les définitions qui étaient alors prévues au paragraphe 7(3.6) du Code criminel, lesquelles ont depuis été abrogées. Ces définitions étaient pratiquement identiques à celles que l’on retrouve à l’article 4 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

[30]           Les juges majoritaires ont statué, au paragraphe 180 de l’arrêt Finta, que les cours canadiennes avaient la compétence d’intenter des procès relativement à des crimes qui auraient été commis en sol étranger uniquement lorsque le crime constituait un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.6) du Code criminel. Comme l’a fait remarquer le juge Cory pour la majorité au paragraphe 183, l’élément supplémentaire qui devait être prouvé à l’égard des crimes de guerre était que les actes contreviennent aux lois en matière de conflit armé. En ce qui a trait aux crimes contre l’humanité, l’élément supplémentaire est que les actes inhumains ont été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique et qu’ils étaient dirigés contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 119.

[31]           Le juge Cory a traité du moyen de défense de l’ordre d’un supérieur aux paragraphes 222 à 270, dans le contexte des actes posés par le personnel militaire et policier en période de guerre. Il a résumé ainsi la disponibilité du moyen de défense au paragraphe 270 :

Les membres des forces militaires ou policières peuvent invoquer le moyen de défense fondé sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur et celui de l’agent de la paix dans des poursuites pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Ces moyens de défense sont examinés en regard du critère de l’illégalité manifeste.  Ils ne peuvent donc être invoqués lorsque les ordres en question étaient manifestement illégaux. Même dans le cas où les ordres étaient manifestement illégaux, le moyen de défense fondé sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur et celui de l’agent de la paix pourra être invoqué si l’accusé n’avait pas la liberté morale d’y obéir ou non. C’estàdire que l’accusé voyait dans l’ordre un élément de contrainte ou de menace telle qu’il n’avait d’autre choix que d’y obéir. On pourrait par exemple conclure que l’accusé a été forcé d’exécuter les ordres manifestement illégaux dans le cas où, n’eût été son obéissance, il aurait été tué.

[32]           Il s’agissait du droit applicable en ce qui a trait à la défense de l’ordre d’un supérieur, tel que reconnu par la communauté internationale à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’affaire Finta, le moyen de défense avait une vraisemblance, comme le mentionnait le juge Cory aux paragraphes 273 à 274, en raison de la position de l’accusé dans la hiérarchie policière paramilitaire de l’organisation, l’état de guerre, l’occupation par les forces allemandes et l’invasion imminente par les forces soviétiques.

[33]           On ne retrouve rien de comparable dans les faits en l’espèce. Les incidents en question n’ont pas eu lieu dans le contexte d’une guerre. M. Betoukoumesou ne faisait pas partie d’une organisation militaire ou policière assujettie à des règles et à des mesures disciplinaires. Il a accepté le travail de chauffeur au sein du SNIP pour des motifs financiers. La preuve qu’il a présentée ne contient aucun élément qui donne à penser que l’emploi comme chauffeur entraînait une telle contrainte qu’il n’avait pas d’autre choix que d’obéir aux ordres.

[34]           La SPR a conclu que le SNIP était une organisation ayant des fins limitées et brutales, que le demandeur en était au courant et que sa participation l’impliquait sciemment dans leurs actes de persécution. Les gestes commis par le SNIP au Zaïre au moment où le demandeur en faisait partie ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’un « conflit international armé », mais plutôt dans celui de crimes contre une population civile dans le contexte d’une attaque généralisée ou systématique qui prenait la forme [traduction] « d’arrestations massives, d’horrible torture, d’exécutions extrajudiciaires et d’autres atrocités », dans le but de soutenir un régime brutal. Il s’agissait de crimes contre l’humanité manifestement illégaux, à l’égard desquels le moyen de défense de l’ordre d’un supérieur ne pouvait pas être invoqué.

[35]           L’agente s’est penchée sur la question de savoir si M. Betoukoumesou a été contraint de participer à la mission du 22 février 1993, au sujet de laquelle il avait livré un témoignage devant la SPR. Elle a conclu, raisonnablement selon moi, qu’il avait sciemment joint le SNIP, et ce, malgré qu’il ait eu connaissance de leurs actes criminels manifestement illégaux. Il n’a pas relaté qu’il avait été contraint de participer à la commission des actes, ou qu’il était exposé à un danger grave et immédiat dans l’éventualité où il aurait refusé. Plutôt que de se dissocier sur le champ des actes du SNIP, il avait sollicité la protection du commandant lorsqu’il s’était mis à craindre la réaction des membres de sa collectivité.

[36]           L’agente, à mon avis, n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que M. Betoukoumesou ne pouvait invoquer le moyen de défense de l’ordre d’un supérieur.

C.                 Les conclusions de l’agente en ce qui a trait à l’intérêt supérieur de l’enfant et à l’adhésion du demandeur à l’UDPS du demandeur étaient‑elles raisonnables?

[37]           Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en n’effectuant pas une véritable mise en équilibre des intérêts des enfants et de l’interdiction de territoire. Ses enfants adultes avaient le droit de tirer profit de son soutien de son attention continue, et que ce facteur aurait dû se voir accorder davantage de poids dans l’analyse. Le simple fait qu’un enfant est âgé de plus de 18 ans ne devrait pas dégager un agent de la responsabilité de tenir compte de son intérêt supérieur : Herdoiza Mancheno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 66, au paragraphe 27. Il était déraisonnable de conclure que, étant donné que l’éducation et la vie courante de l’enfant ne seraient pas perturbées, son intérêt supérieur sera respecté. Leur vie courante comprend leur père, qui sera exposé à un risque s’il retourne en RDC : Malekzai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1571, au paragraphe 25.

[38]           Le demandeur prétend aussi que l’agente a tiré une conclusion déraisonnable lorsqu’elle a conclu que son adhésion à l’UDPS lui occasionnerait des difficultés, mais que celles‑ci ne constitueraient pas des difficultés indues. Il soutient qu’il serait exposé au risque d’être arrêté, torturé, mis en détention ainsi qu’à celui d’être enlevé sans qu’on le retrouve.

[39]           Le défendeur prétend que l’agente a fait un examen raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants. Le demandeur n’a pas un droit à ce que sa demande CH soit accueillie au motif de son statut familial. La pondération qu’a effectuée l’agente à l’égard de ce facteur, par opposition aux actes graves sous‑jacents à la déclaration d’interdiction de territoire, était tout à fait raisonnable. C’est ce que le soutient le défendeur.

[40]           En ce qui a trait au lien entre le demandeur et l’UDPS, le défendeur soutient que l’agente avait aussi le droit de considérer la preuve relative au risque auquel le demandeur serait exposé à son retour comme insuffisante pour justifier d’accueillir la demande. Le demandeur s’est fondé sur une lettre vague, dans laquelle il est affirmé que le demandeur est [traduction] « recherché », mais il n’y a aucun détail à propos de savoir qui le recherche ou pourquoi il est recherché. Le demandeur ne conteste pas cette conclusion, mais il renvoie à la preuve sur la situation en général dans le pays pour affirmer que la conclusion est déraisonnable. Le défendeur soutient que cet argument n’est pas étayé et qu’il ne démontre pas la déraisonnabilité de la conclusion. Aucun lien n’est établi avec la situation du demandeur.

[41]           Selon moi, l’examen effectué par l’agente en ce qui a trait aux considérations d’ordre humanitaire était intelligible, transparent et justifié. Elle n’a pas omis de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant; d’ailleurs, elle en a traité longuement. Il était raisonnable qu’elle tienne compte du fait que certains des enfants n’étaient pas mineurs. Il était tout aussi raisonnable qu’elle tire la conclusion selon laquelle l’expulsion de leur père ne perturberait pas indûment leur vie. L’agente a reconnu que le renvoi serait une étape difficile pour la famille, surtout pour les jeunes enfants, mais elle jugeait que cela n’avait pas prépondérance sur les facteurs en faveur de l’exclusion. Bien que je sois convaincu que le demandeur et sa famille estiment qu’il s’agit d’une conclusion sévère, c’est une conclusion qu’il était loisible à l’agente de tirer. Plusieurs arguments justifieraient de permettre au demandeur de rester au Canada, une issue qu’a fait valoir l’avocat du demandeur de manière approfondie. Cependant, la Cour ne peut pas substituer sa propre appréciation de la pondération des facteurs lorsque la décision appartient aux issues possibles acceptables et qu’elle est justifiée.

[42]           En ce qui a trait aux conclusions de l’agente relatives à l’adhésion du demandeur à l’UDPS, celles‑ci étaient tout aussi raisonnables. La preuve ne précisait pas que les membres de l’UDPS en général faisaient l’objet de discrimination systémique, mais plutôt que les dirigeants de ce groupe faisaient l’objet d’assignations à résidence ou d’une interdiction de quitter le pays. Puisque le demandeur n’est pas un dirigeant de l’UDPS, il était raisonnable pour l’agente de conclure qu’il ne serait pas exposé à un risque à sa vie s’il devait être renvoyé en RDC en raison de son adhésion à l’UDPS.

[43]           Pour conclure, je suis convaincu que les conclusions de l’agente étaient intelligibles, justifiées et transparentes, et qu’elles appartenaient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[44]           La demande est rejetée. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-5820-13

INTITULÉ :

KALALA PRINCE DEBASE BETOUKOUMESOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 MAI 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JUIN 2014

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LE DEMANDEUR

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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