Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140606


Dossier :

IMM-7254-13

Référence : 2014 CF 551

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2014

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

MARGARET MONICA TRAVERSE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               La demanderesse a parrainé M. Deloof afin qu’il obtienne un visa de résident permanent à titre de partenaire conjugal. Cependant, l’agent des visas a conclu que la demanderesse et M. Deloof n’entretenaient pas une « relation conjugale » au sens de l’article 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) (RIPR). La demanderesse a interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission a rejeté l’appel, dans le même ordre d’idée, au motif que la relation qu’entretenait la demanderesse avec M. Deloof n’était pas une relation conjugale. La demanderesse dépose la présente demande de contrôle judiciaire dans le but de faire annuler cette décision de la Commission.

[2]               La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Bien que j’en sois venu à la conclusion que la Commission avait raisonnablement conclu à l’absence d’une relation conjugale, j’accueille en fin de compte la demande de contrôle judiciaire pour cause de manquement à l’équité procédurale en ce qui a trait à la façon dont la Commission a traité un aspect de l’audience.

II.                Faits saillants

[3]               La demanderesse est une citoyenne canadienne. M. Deloof, pour qui elle a parrainé la demande de visa, est un citoyen de la Belgique. Dans sa demande, la demanderesse indique que M. Deloof est son partenaire.

[4]               La demanderesse et M. Deloof se sont connus sur Internet en juillet 2008 et se sont rencontrés en septembre 2008. À l’époque, M. Deloof travaillait au Canada en tant que chauffeur de poids lourd grâce à un permis de travail valide pour la période de mai 2008 à mai 2010. Cependant, M. Deloof a été condamné pour conduite avec facultés affaiblies en octobre 2008. Du fait de cette condamnation (et de l’interdiction de conduire pendant deux ans qui en a découlé), il ne pouvait plus occuper le poste de chauffeur de poids lourd. De plus, un rapport a été produit en application de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), selon lequel M. Deloof était interdit de territoire au Canada pour criminalité. Une mesure d’expulsion a été prononcée le 19 décembre 2008.

[5]               Compte tenu de la condamnation de M. Deloof, la demanderesse a proposé à ce dernier de venir vivre chez elle, à Truro, en Nouvelle-Écosse. C’est donc ce qu’il a fait, de la mi‑novembre 2008 au 2 janvier 2009, jour où il a quitté le Canada.

[6]               Depuis le départ de M. Deloof, la demanderesse est allée le visiter en Belgique à trois occasions : en avril 2009, durant environ quatre semaines; en 2010, durant environ trois mois; de décembre 2011 à la fin janvier 2012. Cette dernière visite a été écourtée par le décès de la mère de la demanderesse.

[7]               Au cours de leur relation de cinq ans, la demanderesse et M. Deloof ont cohabité durant environ sept mois. Ils ne sont pas mariés et n’ont pas d’enfant. La demanderesse a des limitations physiques importantes et une mobilité réduite, si bien qu’elle n’a pas été en mesure de travailler depuis 2000. Cette condition explique le fait qu’elle n’a pas beaucoup voyagé au cours des dernières années. Les amis et membres de la famille les considèrent comme un « couple », et la demanderesse a participé activement aux procédures judiciaires de M. Deloof.

[8]               En rejetant l’appel, la Commission a écrit ce qui suit :

[traduction]

Ce qui est encore plus notable et alarmant, ce sont les déclarations de l’appelante au sujet de la possibilité d’épouser le demandeur. Mise à part la question des procédures en Belgique, l’appelante a affirmé qu’il n’avait pas été question de mariage parce qu’elle préférerait habiter avec le demandeur pendant au moins un an avant de l’épouser.

[…]

Les facteurs les plus pertinents dans l’évaluation du niveau d’engagement d’une personne envers son partenaire demeurent l’engagement financier et les efforts déployés pour passer le plus de temps possible avec le partenaire en question, en dépit des difficultés et des obstacles rencontrés. Compte tenu de la preuve, le tribunal n’est pas du tout convaincu que les efforts déployés par l’appelante et le demandeur, dans le cadre d’une relation de cinq ans, soient à la hauteur du niveau d’engagement d’un couple marié.

[9]               Toutefois, pour tirer cette conclusion, la Commission a également décidé de façon sommaire de ne pas entendre l’un des témoins de la demanderesse (situation décrite plus en détail ci‑après).

III.             Questions à trancher

[10]           Il y a deux questions à trancher en l’espèce.

1.             La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle lors de son évaluation de la relation conjugale alléguée entre la demanderesse et M. Deloof?

2.             La Commission a‑t‑elle violé le droit procédural de la demanderesse en ne permettant pas à l’un de ses témoins de témoigner?

IV.             Norme de contrôle

[11]           L’examen de la décision de la Commission concernant la relation conjugale est assujetti à la norme de la raisonnabilité. Il peut y avoir des opinions divergentes, tout aussi raisonnables, à la lumière des faits constatés, voulant que la relation soit conjugale ou non. Une décision raisonnable doit pouvoir se justifier au regard des faits et du droit et cadrer avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité ainsi que d’application du droit à ces faits : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47.

[12]           Toutefois, un manquement à l’équité procédurale – la deuxième question – est assujetti à un contrôle selon la norme de la décision correcte : Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, au paragraphe 38.

V.                Analyse

A.                La Commission a évalué de façon raisonnable l’absence d’une relation conjugale.

[13]           Le terme « partenaire conjugal » est défini comme suit à l’article 2 du RIPR.

À l’égard du répondant, l’étranger résidant à l’extérieur du Canada qui entretient une relation conjugale avec lui depuis au moins un an. [

[I]n relation to a sponsor, a foreign national residing outside Canada who is in a conjugal relationship with the sponsor and has been in that relationship for a period of at least one year.

[14]           Pour déterminer si les parties entretenaient une relation conjugale, la Commission s’est fondée sur M c H, [1999] 2 RCS 3, où sont précisés sept critères non exhaustifs, à savoir :

a)             le partage d’un toit;

b)             les rapports personnels et sexuels;

c)             les services;

d)            les activités sociales;

e)             le soutien financier;

f)              les enfants;

g)             l’image sociétale du couple.

[15]           La demanderesse conteste ces critères parce qu’ils ont été établis en fonction de partenaires conjugaux qui vivent dans le même pays (M c H découle de l’application de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario). Plus particulièrement, la demanderesse soutient de manière convaincante que la Commission n’a pas adapté les critères aux circonstances uniques en l’espèce, à savoir que la demanderesse ne peut pas se rendre en Belgique à cause de son incapacité et que M. Deloof ne peut venir au Canada en raison de l’ordonnance toujours en vigueur à son endroit aux termes de l’article 44. Cela dit, l’application de ces principes établis, en tenant suffisamment compte du contexte propre aux partenaires qui ne vivent pas dans le même pays, est raisonnable.

[16]           Le tribunal s’est fondé sur les critères énoncés dans M c H et les a appliqués de façon raisonnable à sa décision.

[17]           En l’espèce, la Commission a examiné les éléments de preuve présentés par la demanderesse qui établissent les faits suivants :

a)             ils ne sont pas mariés;

b)             ils n’ont pas d’enfant;

c)             ils ont vécu sous le même toit de façon intermittente et minimale pendant tout au plus sept mois au cours des cinq dernières années;

d)            ils ont eu des rapports intimes, et leurs amis les considèrent comme un couple;

e)             ils ont participé à des activités sociales ensemble lors de leurs visites mutuelles;

f)              ils se sont soutenus financièrement dans le cadre des visites et des présentes procédures judiciaires, mais n’ont aucun actif en commun et ne comptent pas l’un sur l’autre pour du soutien financier;

g)             ils ne se sont pas vus depuis janvier 2012;

h)             Mme Traverse n’a entrepris aucune démarche importante en vue d’obtenir un statut en Belgique.

[18]           À la lumière de ces éléments de preuve, la Commission a conclu que les efforts du couple n’étaient pas à la hauteur du niveau d’engagement d’un couple marié. De l’avis de la Commission, la preuve démontrait, tout au plus, qu’ils prévoyaient entretenir une relation conjugale dans le futur : Gibbs v Canada (Minister of Citizenship & Immigration), 2004 CarswellNat 6212. En effet, en témoignant devant la Commission, la demanderesse a affirmé qu’elle souhaitait adopter des principes s’apparentant à ceux du mariage, par exemple consolider leurs actifs, seulement si M. Deloof déménageait au Canada, ce qui sous‑entend l’intention de bâtir une relation conjugale plutôt que l’existence actuelle d’une telle relation.

[19]           J’accepte l’argument de la demanderesse voulant que la décision sous‑jacente ne soit pas parfaite. L’état de santé et la mobilité réduite de la demanderesse, raisons sur lesquelles se fonde la demanderesse pour expliquer le fait qu’elle n’a pas rendu visite à M. Deloof au cours des dernières années, ne semblent pas avoir été bien appréciés. Par ailleurs, une importance démesurée a peut‑être été accordée dans la décision sous‑jacente à des facteurs tirés de M c H, par exemple la mise en commun des avoirs et le partage d’un toit, lesquels sont manifestement moins évidents à satisfaire dans le cas de partenaires qui vivent séparément, en particulier lorsque les partenaires en question doivent composer avec des obstacles physiques et juridiques qui les empêchent d’être ensemble. Toutefois, la norme de contrôle n’est pas celle de la perfection. Malgré ces lacunes dans l’appréciation des éléments de preuve, la conclusion selon laquelle les deux parties n’entretenaient pas une relation conjugale ne soulève aucune erreur susceptible de contrôle lorsque l’on évalue la décision dans l’optique de la preuve dans son ensemble. Dans son application d’un critère raisonnable, la Commission a raisonnablement pondéré les divers facteurs qui guident l’évaluation complexe d’une relation conjugale.

B.                 La Commission a violé le droit à l’équité procédurale de la demanderesse.

[20]           La décision sommaire de la Commission de ne pas entendre un témoin soulève un deuxième point de contestation de la décision. En fin de journée, vers 18 h, la demanderesse a demandé d’appeler un témoin. Le témoin avait été exclu de la salle d’audience au cours de la journée. Voici la transcription :

[traduction]

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-           Voulez-vous faire entrer votre amie?

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-           Oui.

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-           Je n’ai aucune question à lui poser.

L’APPELANTE (s’adressant à tous)

-           Personne n’a de questions à lui poser?

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-          Moi, non, mais je ne sais pas si le conseil du ministre aurait des questions à lui poser.

LE CONSEIL DU MINISTRE (s’adressant au président de l’audience)

-          Non.

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-          Je n’ai que quelques questions. Ce sera très rapide.

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-          C’est à quel propos? Parce que s’il s’agit de faits admis par le conseil du ministre, alors ce n’est pas nécessaire.

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-          Pardon?

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-          Que viendra‑t‑elle dire de façon générale?

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-          Ce que je veux qu’elle – eh bien, en gros, ce que je veux qu’elle dise (inaudible) ---

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-          Je veux juste éviter que soit répétée l’information qui se trouve déjà au dossier dont vous nous avez fait part et dont il nous a fait part.

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-          D’accord.

-          Voici les questions que j’allais lui poser. Vous pourrez donc m’éclairer.

            1. Depuis combien de temps connaissez‑vous Margaret? Depuis combien de temps me connaît‑elle?

            2. Quand – quand avez‑vous rencontré Marnix Deloof pour la première fois?

            3. À quel endroit avez-vous rencontré M. Deloof pour la première fois?

            4. Avez‑vous ---

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-          Nous savons tout cela, car vous l’avez mentionné.

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-          D’accord.

-          Donc, pour ces trois questions, c’est non?

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant à l’appelante)

-          Non.

[…]

LE PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE (s’adressant au conseil du ministre)

-          Craignez‑vous que ---

LE CONSEIL DU MINISTRE (s’adressant au président de l’audience)

-          Je ne crains pas qu’elle – Je crois qu’elle va venir ici et nous dire qu’à son avis, c’était une relation authentique.

L’APPELANTE (s’adressant au président de l’audience)

-          Dans ce cas, nous n’avons pas besoin d’elle.

[21]           L’équité procédurale englobe un vaste éventail de mesures de protection, mais ce principe s’appuie sur le contexte ainsi que sur les lois et la jurisprudence qui s’appliquent aux questions qu’elle permet de trancher. Ainsi, les membres de la Commission, dans le cadre de leur fonction juridictionnelle quasi judiciaire et leur rôle d’enquêteurs, ont le pouvoir discrétionnaire de diriger le déroulement de l’audience. Ils n’ont pas besoin de rester assis passivement à écouter des témoignages répétitifs ou non pertinents tout simplement parce qu’une partie souhaite invoquer ces éléments de preuve.

[22]           Toutefois, plusieurs facteurs propres au cas présent permettent de conclure à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale. Je constate que la demanderesse n’était pas représentée par un avocat. On ne sait pas pourquoi elle n’a pas pu appeler le témoin. Il ressort clairement du dialogue entre le conseil du ministre et la commissaire que la demanderesse n’était pas sur un pied d’égalité. Je constate également que la Commission a facilement accepté l’interprétation initiale de l’éventuel témoignage proposée par le conseil du ministre, à savoir que ce témoignage ne servait qu’à prouver que la relation était authentique. Comment le conseil du ministre a‑t‑il pu savoir cela? Était‑ce vraiment le cas? On ne le sait pas.

[23]           La commissaire a rejeté le témoignage du témoin avant de l’avoir entendu. Après que la demanderesse a fait part de son intention d’appeler le témoin, la commissaire a dit qu’elle n’avait pas de questions à lui poser, et ce, même si elle n’avait aucune idée de ce que le témoin allait dire.

[24]           Le conseil du ministre souligne à juste titre qu’aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité n’a été tirée à l’endroit de la demanderesse et que le témoignage du témoin n’était qu’indirectement pertinent dans le contexte de la question de droit centrale. La commissaire a accepté le fait qu’ils étaient perçus comme un couple et qu’ils entretenaient une relation amoureuse. Néanmoins, elle a conclu que leur relation ne correspondait pas au niveau d’engagement caractéristique d’une relation conjugale.

[25]           Ces observations, bien qu’elles soient justes, font abstraction du fait que le témoignage de ce témoin aurait pu influer sur l’évaluation des éléments de preuve réalisée par la Commission dans le contexte des facteurs énoncés dans M c H et accroître l’importance accordée à certains aspects du témoignage de la demanderesse. Aucune raison pressante ne motivait ni ne justifiait que la commissaire rejette ce témoignage qui semblait pertinent avant de l’avoir entendu. Par conséquent, je conclus à un manquement à l’équité procédurale et j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n’y a aucune question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7254-13

INTITULÉ :

MARGARET MONICA TRAVERSE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (NoUVELLE‑ÉCOSSE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 MAI 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUIN 2014

COMPARUTIONS :

Robert E. Moores

POUR LA DEMANDERESSE

Melissa Grant

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aide juridique de la Nouvelle‑Écosse

Truro (Nouvelle‑Écosse)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.