Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140207


Dossier :

T-2259-12

 

Référence : 2014 CF 136

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 février 2014

En présence de madame la juge Heneghan

 

ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

À L’ENCONTRE DES NAVIRES CAPE APRICOT,

ASIAN GYRO, BORON NAVIGATOR, CIELO DI AMALFI, LEO ADVANCE,

LEO AUTHORITY, LEO FELICITY, LEO MONO, LEO OSAKA,

LEO PERDANA, MEDI GENOVA, MOL PARAMOUNT, MOL SOLUTION,

OOCL OAKLAND, ROYAL ACCORD, ROYAL CHORALE,

ROYAL EPIC, SEASPAN OSPREY, SEASPAN RESOLUTION,

AINSI QUE D’UN REMORQUEUR DONT LE NOM EST INCONNU, ET ACTION PERSONNELLE

 

 

ENTRE :

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP PAR L’ENTREMISE DE SON COMMANDITÉ WESTSHORE TERMINALS LTD.,

WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION, et

WESTAR MANAGEMENT LTD.

 

demanderesses

et

LEO OCEAN, S.A.,

TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED,

KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’‑LINE), SEASPAN ULC,

JEFFREY MCDONALD ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES CAPE APRICOT, ASIAN GYRO,

BORON NAVIGATOR, CIELO DI AMALFI,

LEO ADVANCE, LEO AUTHORITY,

LEO FELICITY, LEO MONO, LEO OSAKA,

LEO PERDANA, MEDI GENOVA,

MOL PARAMOUNT, MOL SOLUTION,

OOCL OAKLAND, ROYAL ACCORD,

ROYAL CHORALE, ROYAL EPIC,

SEASPAN OSPREY,

SEASPAN RESOLUTION, AINSI QU’UN REMORQUEUR DONT LE NOM EST INCONNU

 

défendeurs

et

JEFFREY MCDONALD, SEASPAN ULC,

SEASPAN OSPREY, SEASPAN RESOLUTION et CHARLES H. CATES VII OU, SUBSIDIAIREMENT, LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE CAPE APRICOT, LE NAVIRE CAPE APRICOT, LEO OCEAN S.A., TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED et KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’‑LINE)

 

mis en cause

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]               Westshore Terminals Limited Partnership, représentée par son commandité Westshore Terminal Ltd., Westshore Terminals Investment Corporation, et Westar Management Ltd. (les demanderesses ou Westshore), demandent à la Cour, conformément à l’article 3, aux alinéas 220(1)a), 385(1)a), et à l’article 481 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), et au titre de sa compétence inhérente en ce qui a trait aux mandats de saisie, de trancher les questions suivantes :

1.      Y avait‑il une entente exécutoire au titre de laquelle Westshore consentait à renoncer à son droit de procéder à la saisie de navires jumeaux du navire défendeur « Cape Apricot »?;

 

2.      Un demandeur peut‑il, en vertu du paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, procéder à la saisie du navire contrevenant et d’un navire jumeau?

 

 

[2]               Bien qu’un avis de requête ait été envoyé à toutes les parties en l’espèce, seules les demanderesses, la défenderesse et mise en cause Leo Ocean S.A. (« Leo Ocean » ou « Leo »), ainsi que la défenderesse et mise en cause Kawasaki Kisen Kaisha Limited (« Kawasaki ») ont présenté des observations.

 

LE CONTEXTE

[3]               Le contexte factuel exposé ci‑dessous est tiré des affidavits, de pair avec les pièces qui y sont jointes, déposés pour le compte des demanderesses, soit les affidavits de l’avocat Peter Roberts, de M. Nick Desmarais, un avocat et secrétaire général de Westshore Terminals Limited Partnership, ainsi que l’affidavit de M. Gary Wharton, avocat de la défenderesse Leo.

 

[4]               Le 7 décembre 2012, le navire « Cape Apricot » (le « navire »), dont Leo est propriétaire, a heurté un pont sur chevalets d’un terminal maritime appartenant aux demanderesses et exploité par ces dernières à Roberts Bank (Colombie‑Britannique), qui menait du rivage au poste d’amarrage no 1 (l’« incident »). En raison de l’incident, le poste d’amarrage ne pouvait plus être utilisé, en attendant qu’on y effectue des réparations, ce qui aurait occasionné aux demanderesses une perte estimée à plus de 60 millions de dollars.

 

[5]               Le 7 décembre 2012, les demanderesses ont intenté une action devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique et elles ont obtenu un mandat pour procéder à la saisie du navire.

 

[6]               Le 7 décembre 2012, les avocats des parties ont entamé des négociations afin d’établir les arrangements en ce qui a trait à la mainlevée de la saisie du navire. À ce moment‑là, Westshore était représentée par M. Peter Roberts, un associé au sein du cabinet Lawson Lundell LLP de Vancouver. Leo Ocean était représentée par M. Gary Wharton, un avocat du cabinet Bernard and Partners de Vancouver.

 

[7]               Le 8 décembre 2012, l’avocat de Leo Ocean a offert de produire une lettre d’engagement (la LE) de 24 millions de dollars en devises américaines en contrepartie de la mainlevée de la saisie du navire.

 

[8]               Le 10 décembre 2012, M. Desmarais affirme que les assureurs de Westshore lui ont demandé de donner le mandat à M. David McEwen, c.r., de [traduction] « représenter Westshore et d’offrir son expertise en matière maritime pour prêter assistance à M. Roberts ». M. McEwen a reçu le mandat le jour même.

 

[9]               Dans le cadre des négociations relativement à la mainlevée de la saisie du navire, M. Roberts a soulevé la question [traduction] « de la disponibilité de navires jumeaux inscrits au nom de Leo Ocean SA »; cela a été consigné dans un courriel envoyé à 17 h 59 le 10 décembre 2012, et une copie de ce courriel est jointe en tant que pièce L à l’affidavit de M. Roberts.

 

[10]           M. Roberts a aussi affirmé sous serment qu’il avait parlé à M. Wharton entre 18 h et 19 h le 10 décembre 2012 et qu’il l’avait avisé que les demanderesses cherchaient à obtenir une garantie d’un montant de 100 millions de dollars en devises canadiennes pour procéder à la mainlevée de la saisie du navire. Selon M. Roberts, M. Wharton l’avait avisé que le fondement pour procéder à la saisie de navires jumeaux était très faible et que ces navires étaient probablement grevés d’une hypothèque pour un montant très proche de leur valeur.

 

[11]           Selon M. Roberts, M. Wharton lui avait dit au cours de cette conversation que ses clients s’opposeraient aux tentatives de déplacer le navire du poste d’amarrage de Westshore jusqu’à ce que la question de la garantie soit réglée. Le paragraphe 29 de l’affidavit de M. Roberts mentionne ce qui suit au sujet de cette conversation :

[traduction]

Au cours de cette conversation, M. Wharton a aussi mentionné qu’il y aurait une opposition à ce que le navire soit déplacé du quai de Westshore jusqu’à ce que la question de la garantie soit réglée. Cela comprenait la probabilité que les propriétaires du navire présentent une demande à la Cour en vue de déposer une caution correspondant à la valeur réelle du navire, moment auquel on mentionnerait à la Cour que la garantie de 100 millions de dollars en devises canadiennes de Westshore n’était pas raisonnable, d’où la nécessité de présenter une demande de cautionnement.

 

 

[12]           M. Roberts a accepté ce que M. Wharton avait dit. Il n’a pas effectué de recherche quant à la question du montant maximal qui pouvait être déposé en garantie pour obtenir la mainlevée de la saisie du navire, ou quant à celle se rapportant à la possibilité de procéder à la saisie d’un navire jumeau.

 

[13]           M. Desmarais déclare dans son affidavit que M. Roberts l’a avisé en début de soirée le 10 octobre 2012 que la meilleure garantie que Westshore pouvait obtenir de la part du propriétaire du navire s’élevait à 26 millions de dollars en devises américaines. M. Roberts l’a aussi avisé que le montant disponible à titre de garantie était limité à la valeur du navire contrevenant, que Leo s’opposerait à ce que le navire soit déplacé du poste d’amarrage no 2 et que la saisie de navires jumeaux était subordonnée à la présence de ces derniers dans les eaux canadiennes. Compte tenu de cette discussion, M. Desmarais a donné à M. Roberts la consigne d’accepter la LE de 26 millions de dollars en devises américaines.

 

[14]           D’autres échanges ont eu lieu entre M. Roberts et M. Wharton. Le 11 décembre 2012 à 6 h 23, M. Wharton a envoyé un courriel à M. Roberts pour l’aviser qu’il avait reçu la consigne de délivrer la LE pour un montant de 26 millions de dollars en devises américaines.

 

[15]           Après avoir examiné une version révisée de la LE que lui avait envoyée M. Wharton à 7 h 24, M. Roberts a parlé à ce dernier à 8 h par téléphone et il lui a mentionné que, sous réserve de quelques modifications mineures, la LE était acceptable. À 10 h 29, M. Wharton a envoyé à M. Roberts par courriel la LE signée, laquelle était accompagnée d’une ébauche de l’accord de mainlevée de la saisie. La LE signée le 11 décembre 2012 contenait une disposition prévoyant que Westshore s’abstiendrait de procéder à la saisie de tout autre navire ou bien appartenant au même propriétaire que le navire.

 

[16]           Le 11 décembre 2012, peu après 10 h 30, M. McEwen, M. Roberts et M. Wharton ont participé à une téléconférence au cours de laquelle ils ont eu une discussion au sujet du droit de procéder à la saisie de navires jumeaux. Le paragraphe 40 de l’affidavit de M. Roberts contient entre autres le passage suivant :

[traduction]

[…] M. McEwen a avisé M. Wharton que Westshore ne pouvait accepter qu’une clause empêchant la saisie de navires jumeaux soit incluse dans la LE. M. Wharton a mentionné que, compte tenu des discussions qui avaient eu lieu entre lui et moi, son client avait une entente avec Westshore et que cette entente prévoyait que le navire quitte le poste d’amarrage. Il a été convenu au cours de cet appel de demander à ce qu’une audience ait lieu devant la Cour à 14 h pour que celle‑ci entende les positions divergentes. M. Wharton n’a pas accepté la suggestion proposée par M. McEwen au cours de la conférence, laquelle consistait à déplacer le navire du poste d’amarrage du no 2 jusqu’au terminal. M. Wharton a mentionné que le navire chargé devait rester au poste d’amarrage no 2 jusqu’à ce que la Cour se prononce sur les modalités de la mainlevée.

 

[17]           La LE initiale de l’ordre de 26 millions de dollars en devises américaines a été délivrée à M. Roberts pendant la conférence téléphonique.

 

[18]           Les avocats des demanderesses, y compris M. McEwen, et ceux de Leo ont comparu devant un juge de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique à 14 h le 11 décembre 2012. M. Wharton y a prétendu que le navire devait rester au poste d’amarrage no 2 jusqu’à ce que la Cour tranche la question de savoir s’il y avait une entente exécutoire quant au dépôt d’une garantie, et la requête a été ajournée jusqu’au lendemain.

 

[19]           M. Desmarais déclare dans son affidavit que M. McEwen l’a informé qu’il avait suggéré à l’avocat de Leo que le navire soit déplacé seulement de quelques centaines de mètres jusqu’au poste d’amarrage no 1 en attendant la décision de la Cour. M. Desmarais a aussi été avisé par M. McEwen que M. Wharton avait rejeté cette suggestion et que ce dernier insistait pour que le navire reste au poste d’amarrage no 2 jusqu’à ce que la question de savoir si l’entente intervenue était valide soit tranchée.

 

[20]           Selon M. Demarais, il a été décidé le 12 décembre 2012 que M. McEwen se chargerait de l’action pour le compte de Westshore. M. Desmarais, qui était préoccupé par le fait que le navire était toujours présent au poste d’amarrage no 2, a donné à M. McEwen la consigne d’offrir de procéder à la mainlevée du navire, au motif qu’une deuxième LE sera présentée et que celle‑ci ne contiendrait pas de clause interdisant la saisie d’autres navires. Une ébauche de cette autre LE a été transférée à M. Wharton par courriel en provenance du bureau de M. McEwen en fin de matinée le 12 décembre 2012.

 

[21]           M. Wharton donne, au paragraphe 39 de son affidavit, une perspective différente au sujet de la question de la deuxième LE. La voici :

[traduction]

Après les comparutions devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique ayant eu lieu en après‑midi le 11 décembre 2012 (comme l’ont décrit M. Roberts et M. Desmarais), c’est moi qui ai communiqué avec M. McEwen pour suggérer la deuxième LE provisoire dans le but de déplacer le navire du poste d’amarrage no 2.

 

[22]           M. Roberts justifie sa décision d’accepter le type de LE offerte par M. Wharton sur la nécessité de déplacer le navire du poste d’amarrage no 2 et [traduction] « d’atténuer ce qui, selon ma compréhension, représentait des pertes financières importantes qui ne cessaient de s’accroître pour Westshore ».

 

[23]           Dans la même veine, M. Desmarais atteste qu’il a donné à M. Roberts la consigne d’accepter la LE signée le 11 décembre 2012, compte tenu des lourdes conséquences financières auxquelles Westshore serait exposé si le navire continuait d’être amarré au poste d’amarrage no 2. Selon M. Desmarais, lorsqu’il a donné à M. Roberts la consigne d’accepter la LE du 11 décembre 2012, il n’avait pas connaissance du fait que Westshore [traduction] « renoncerait [alors] à un droit réaliste d’obtenir une garantie supplémentaire de l’assureur de Leo en procédant à la saisie d’un bateau jumeau ».

 

[24]           La LE initiale prévoyait une garantie d’un montant de 26 millions de dollars en devises américaines à l’encontre de la réclamation de Westshore, après que cette réclamation eut été tranchée soit par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique ou par la Cour fédérale, selon le choix des demanderesses.

 

[25]           Le 19 décembre 2012, M. Douglas Schmitt, un avocat du cabinet Alexander Holburn de Vancouver, soit le cabinet auquel est rattaché M. McEwen, a écrit à M. Wharton pour lui demander si ce dernier pourrait accepter la signification de la déclaration délivrée le jour même par la Cour fédérale.

 

LES OBSERVATIONS

Les demanderesses

[26]           Les demanderesses prétendent qu’elles ne sont pas liées par leur « consentement » à la LE initiale, parce que ce consentement reposait sur l’erreur et sur la coercition.

 

[27]           Elles soutiennent qu’il s’agit d’une erreur courante, dont la défenderesse Leo Ocean est aussi responsable, que d’affirmer que le montant disponible à titre de garantie est plafonné à la valeur du navire. Les demanderesses prétendent que cela est faux.

 

[28]           Deuxièmement, elles soutiennent qu’il y a eu une autre erreur, qui était soit conjointe soit unilatérale, quant au fait que le droit de procéder à la saisie de navires jumeaux était [traduction] « faible et qu’il n’avait pas beaucoup de valeur » pour elles.

 

[29]           En dernier lieu, les demanderesses prétendent qu’elles ont agi sous une contrainte économique lorsqu’elles ont « consenti » à la LE produite par Leo Ocean. À cet égard, elles se fondent sur la décision rendue par le Conseil privé dans l’affaire Pao On c Lan Yiu Long, [1979] 3 All ER 65 (CP). Les demanderesses plaident qu’elles ont été contraintes d’accepter les modalités offertes par Leo Ocean pour minimiser les répercussions sur leur entreprise et pour atténuer les pertes financières.

 

Leo Ocean

[30]           Leo nie l’existence d’une erreur ayant induit les demanderesses à accepter la LE présentée. Elle prétend que l’équité ne devrait pas être appliquée pour annuler la LE, en faisant remarquer que les demanderesses étaient représentées, pendant la totalité de la période pertinente, par des avocats ayant de l’expérience en matière de droit maritime. Leo s’inscrit en faux relativement à la prétention selon laquelle Lawson Lundell, le cabinet d’avocats dont M. Roberts est associé, n’avait pas d’expérience en matière de droit maritime.

 

[31]           La défenderesse Leo soutient de plus qu’il n’y a pas eu une coercition suffisante exercée sur la volonté pour que le consentement donné par les demanderesses à l’égard de la LE soit annulé. Elle soutient que les parties ont négocié les modalités de la LE entre le 7 décembre et le 11 décembre 2012 et que les demanderesses avaient ensuite accepté ces modalités le 11 décembre 2012.

 

Kawasaki

[32]           Kawasaki affirme que la question soulevée dans la présente affaire est simplement celle de savoir si les demanderesses peuvent procéder à la saisie de multiples navires pour obtenir une garantie qui s’élève à un montant supérieur à celui de la valeur du navire contrevenant ou de celle d’un autre navire saisi.

 

[33]           Kawasaki soutient que, sur le plan de l’interprétation des lois, le paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (la Loi), ne confère pas le droit de saisir plus d’un navire. La disposition traite uniquement d’une action en matière réelle « à l’égard de tout navire ». Elle est silencieuse à propos du droit de procéder à la saisie ou du dépôt d’une garantie pour obtenir la mainlevée des biens saisis.

 

[34]           Kawasaki soutient de plus que la décision sur laquelle les demanderesses se fondent à l’appui de leur argument quant à la saisie de multiples navires, soit Norcan Electrical Systems Inc. c F.B. XIX (The) (2003), 235 FTR 237, n’appuie pas leur thèse. Dans cette affaire, il y a eu deux instances quant à l’approvisionnement fourni relativement à quatre différents navires, soient T‑195‑02 et T‑2091‑02. La question que la Cour devait trancher était celle de savoir si les deux navires saisis qui étaient visés dans le dossier T-1959-02 pouvaient être saisis dans l’affaire se rapportant au numéro de dossier T-2091-02 en vue d’obtenir une garantie quant aux réclamations pour approvisionnements relativement aux deux navires qui étaient visés dans le dossier T-2091-02. La question du droit de procéder à la saisie de plus d’un bateau jumeau n’était pas en cause.

 

[35]           En résumé, Kawasaki prétend que les demanderesses se fondent à tort sur une remarque incidente formulée par l’ancien protonotaire Hargrave au paragraphe 14, lorsqu’il a mentionné qu’« [i]l apparaît d’emblée ici que la législation canadienne en matière de navires jumeaux n’établit aucune limite au nombre de navires qui peuvent être saisis ».

 

[36]           Quoi qu’il en soit, Kawasaki prétend qu’il est bien établi que la caution obtenue ne peut être supérieure à la valeur du navire saisi.

 

[37]           Kawasaki soutient que si les demanderesses réussissent à établir qu’elles ont un droit de procéder à la saisie de plus d’un navire, l’accord intervenu entre les avocats en ce qui a trait au dépôt de la garantie, qui était prévu dans la LE du 11 décembre 2012, fait en sorte que les demanderesses ne peuvent procéder à la saisie de plus d’un navire. Ce document interdit que des navires jumeaux se rajoutent au navire déjà saisi.

 

DISCUSSION ET DÉCISION

[38]           La présente requête des demanderesses soulève deux questions en litige. La première se rapporte à la question de savoir si une entente exécutoire d’un point de vue juridique était intervenue entre les avocats des demanderesses et l’avocat de Leo Ocean au sujet du dépôt d’une garantie, par l’entremise d’une LE qui interdit la saisie d’autres biens dont Leo est propriétaire et, de plus, qui fixe à 26 millions de dollars en devises américaines le montant de la garantie. Les demanderesses veulent que la Cour statue que l’entente ayant conduit à la LE est nulle.

 

[39]           Il est aussi demandé dans la requête que la Cour rende une décision au sujet de la portée du paragraphe 43(8) de la Loi; en d’autres mots, il s’agit d’une question d’interprétation législative.

 

[40]           Je me pencherai tout d’abord sur les questions liées au contrat. Les demanderesses soutiennent que le consentement donné à la LE rédigée par Leo le 11 décembre 2012 devrait être annulé pour cause d’erreur, soit unilatérale soit conjointe, ou pour cause de contrainte économique.

 

[41]           En termes simples, un contrat est une entente légalement reconnue entre deux ou plusieurs parties qui donne naissance à une obligation pouvant faire l’objet d’une exécution judiciaire; voir la décision dans l’affaire 406868 Alberta Ltd. c Westfair Foods Ltd., [1997] AJ no 790. Il est possible d’invoquer plusieurs facteurs pour se soustraire à un contrat, dont l’erreur et la contrainte. Une erreur commise par l’une des parties peut signifier qu’il y avait eu absence d’accord de volonté; voir la décision Colonial Investment Co. c Bortland (1911), 1 WWR 171. Les éléments nécessaires pour établir l’existence de contrainte économique sont exposés dans la décision Stott c Merit Insurance Corporation (1988), 63 OR (2d) 545.

 

[42]           La première erreur alléguée par les demanderesses est que l’avocat de Leo a mentionné à tort à M. Roberts que le droit de procéder à la saisie de navires jumeaux, en plus du prétendu navire contrevenant, était faible et qu’il avait peu ou pas de valeur pour Westshore.

 

[43]           Compte tenu de la preuve produite relativement à la présente requête, il y a un conflit à ce sujet entre M. Roberts, qui représente les demanderesses, et M. Wharton, l’avocat de la défenderesse. M. Wharton affirme ce qui suit au paragraphe 20 de son affidavit :

 

[traduction]

En réponse aux paragraphes 24 et 26 de l’affidavit de M. Roberts, en ce qui concerne la conversation à propos de la saisie de navires jumeaux, j’ai bel et bien parlé à M. Roberts à cet égard. Je lui ai donné mon point de vue selon lequel une fois que la garantie est déposée, il y a un doute à savoir s’il est possible de saisir un ou plusieurs navires jumeaux, puisque la convention internationale n’ouvre uniquement la porte qu’à une saisie de navire (le navire contrevenant ou un navire jumeau, mais pas les deux), alors que notre propre législation n’est pas claire à cet égard. Je lui ai aussi fait part de mon point de vue personnel selon lequel le fondement pour procéder à une saisie de navires multiples après que la garantie eut été déposée était faible.

 

 

[44]           Les demanderesses semblent prétendre que l’opinion de M. Wharton quant à la possibilité de saisir plus d’un navire était « erronée » et que M. Roberts a « commis une erreur » en se fondant sur l’avis de M. Wharton.

 

[45]           M. Wharton agissait en sa qualité d’avocat de la défenderesse Leo. Son obligation principale, à titre d’avocat, est à l’égard de son client, et non à l’égard de M. Roberts; voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c McKercher LLP, (2013), 446 NR 1, et Canada (Ministre du Revenu national – MNR) c Vlug, 2006 CF 86.

 

[46]           Je ne vois pas le bien-fondé des protestations de M. Roberts exposées au paragraphe 4 de son affidavit, selon lesquelles il n’avait jamais participé à une instance relative à la saisie d’un navire, que ce soit devant la Cour fédérale ou devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Il avait de l’aide à sa disposition et, selon ses propres dires, il a effectivement parlé avec M. David McEwen, c.r., le 10 décembre 2012 et il lui a dit que les demanderesses [traduction] « souhaitaient avoir recours à ses services pour lui fournir des conseils quant aux aspects de la présente affaire qui relevaient de l’amirauté ». De plus, si l’on se fie au paragraphe 5 de son affidavit, M. Desmarais a affirmé que M. McEwen avait été mandaté pour représenter Westshore, plus particulièrement pour offrir [traduction] « son expertise maritime en vue d’épauler M. Roberts ».

 

[47]           M. McEwen était disponible pour conseiller la demanderesse à propos de l’acceptabilité de la LE qui avait été négociée avec M. Wharton. Je prends connaissance d’office du fait que M. McEwen est un avocat chevronné dont l’expertise est reconnue dans le domaine du droit maritime.

 

[48]           Je ne suis pas convaincue que l’avis de M. Wharton était erroné. Il semblerait que les demanderesses, en déposant la présente requête, reconnaissent elles‑mêmes implicitement que la question concernant les saisies multiples n’est pas évidente, puisqu’elles demandent à la Cour de trancher la question.

 

[49]           Quoi qu’il en soit, dans la mesure où la LE constitue une entente, celle‑ci a été négociée entre M. Roberts, qui agissait à titre d’avocat des demanderesses, et M. Wharton, qui agissait à titre d’avocat de Leo. M. McEwen a lui aussi eu son mot à dire, en tant qu’avocat supplémentaire, avant la délivrance de la LE signée par courriel envoyé à approximativement 10 h 29 le 11 décembre 2012.

 

[50]           La deuxième « erreur » alléguée par les demanderesses se rapporte une fois de plus à l’avis formulé par M. Wharton selon lequel la garantie pouvant être déposée est plafonnée à la valeur du navire. Selon les demanderesses, M. Wharton a [traduction] « par erreur » avisé M. Roberts que la garantie serait plafonnée à la valeur du navire.

 

[51]           Les demanderesses prétendent que cela était faux et que la croyance erronée à l’égard de cet avis constituait un élément fondamental de l’entente, à la lumière du montant d’argent réclamé dans la demande d’indemnisation.

 

[52]           Je suis d’avis qu’il n’y a pas eu d’erreur en l’espèce. Dans la décision Norcan, précitée, le protonotaire Hargrave a mentionné ce qui suit au paragraphe 10 :

Pour ce qui est de fixer un cautionnement, la règle générale est qu’un demandeur a droit à un cautionnement selon une somme suffisante pour représenter la meilleure indemnité raisonnablement possible qu’il puisse espérer, ainsi que les intérêts et les dépens, à concurrence de la valeur du navire fautif: voir par exemple l’affaire Brotchie c. Karey T (Le) (1994), 77 F.T.R. 71 (C.F. 1re inst.), à la page 72; et l’affaire Moschanthy, The, [1971] 1 Lloyd’s Rep. 37 (Adm.), à la page 44, un jugement de M. le juge Brandon. S’agissant du plafond du cautionnement, c’est-à-dire la valeur du navire, voir l’arrêt Staffordshire, The (1872), 1 Asp. M.L.C. 365 (P.C.), à la page 372; et l’arrêt Charlotte, The, [1920] P. 78 (Adm.), à la page 80, ainsi que "Admiralty Practice", par Kenneth McGuffie, British Shipping Laws, vol. 1, Londres: Stevens and Sons Ltd., 1964, à la page 140. Ce plafond s’applique même si la réclamation, les frais et les intérêts peuvent dépasser la valeur du navire saisi.

 

 

[53]           Il n’y a pas eu d’erreur, et rien ne me permet d’annuler l’entente au motif d’une erreur.

 

[54]           Les arguments des demanderesses à propos de la contrainte économique sont eux aussi mal fondés. Dans l’arrêt Stott, précité, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que les faits suivants étaient nécessaires pour établir l’existence de contrainte :

 

1.      La pression doit constituer de la coercition exercée sur la volonté;

 

2.      La pression ne doit pas être légitime;

 

3.      La partie qui demande une réparation doit avoir pris les mesures pour éviter l’acte dont elle se plaint.

 

 

[55]           En l’espèce, la « pression » est le refus de la défenderesse Leo de permettre que le navire soit déplacé avant que la garantie ait été versée. Je suis d’avis que, bien que la position de Leo puisse avoir mis de la pression sur les demanderesses et sur leurs avocats, notamment M. Desmarais qui est un avocat interne ainsi que le Secrétaire général de Westshore Terminals Limited Partnership, je ne vois pas en quoi cela constituerait de la « coercition exercée sur la volonté ».

 

[56]           Il me semble que l’avocat de Leo avait le droit de refuser que le navire soit déplacé jusqu’à ce que la garantie soit déposée. Habituellement, lorsqu’un navire est saisi, celui‑ci n’est pas déplacé tant qu’il fait l’objet de la saisie, à moins d’un consentement ou d’une ordonnance de la Cour; voir la décision Whyte c Sandpiper IV (Le) (2002), 217 FTR 314. Compte tenu de la preuve qui a été produite et de l’état du droit au Canada en ce qui a trait au déplacement des navires faisant l’objet d’une saisie, je conclus qu’il n’y a pas eu de « coercition exercée sur la volonté ». Il y a plutôt eu des négociations.

 

[57]           Je suis tout aussi convaincue que la pression exercée était légitime. Leo voulait la mainlevée de la saisie de son navire. Ce dernier avait été amarré au poste d’amarrage no 2 le 7 décembre 2012. Les demanderesses ont choisi de procéder à la saisie du navire alors que celui‑ci était amarré. Les demanderesses sont réputées connaître le droit applicable en ce qui concerne les conséquences de la saisie. La position adoptée par Leo n’était nullement illégitime. Les réalités commerciales relatives aux navires ne sont pas uniques aux demanderesses en l’espèce.

 

[58]           Leo avait un intérêt raisonnable et légitime d’obtenir dès que possible la mainlevée de la saisie du navire. Cette mainlevée serait obtenue soit au moyen d’une entente conclue avec les demanderesses en ce qui a trait aux modalités de la garantie ou au moyen d’une ordonnance de la Cour après une audience.

 

[59]           Leo avait le droit de refuser de consentir au déplacement du navire avant le dépôt de la garantie visant à obtenir la mainlevée de la saisie. Il n’y avait rien d’illégal ou d’injuste, d’un point de vue juridique, dans son refus de faire droit à la demande des demanderesses.

 

[60]           Il était loisible aux demanderesses de s’adresser aux tribunaux. Bien qu’elles aient présenté une demande à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique le 11 décembre 2012 et qu’elles aient comparu le jour même devant cette Cour, elles n’ont pas poursuivi leur demande jusqu’au stade de l’audience finale et de l’ordonnance définitive.

 

[61]           Selon le critère élaboré dans l’arrêt Stott, précité, une partie doit démontrer, pour obtenir un redressement fondé sur la contrainte économique, qu’elle a pris des mesures pour se soustraire à l’acte dont elle se plaint. Les demanderesses ont pris certaines mesures, mais elles ne les ont pas poursuivies jusqu’à ce qu’une décision soit rendue. Il est inapproprié pour elles de se plaindre à ce stade‑ci qu’elles ont été contraintes d’accepter la garantie offerte par Leo si elles n’en étaient pas satisfaites. Quoi qu’il en soit, je suis convaincue qu’il n’y a pas eu de contrainte économique en l’espèce au sens de l’arrêt Stott, précité.

 

[62]           Il reste maintenant à trancher la question de la possibilité de procéder à de multiples saisies.

 

[63]           Le paragraphe 43(8) de la Loi prévoit ce qui suit :

43(8) La compétence de la Cour fédérale peut, aux termes de l’article 22, être exercée en matière réelle à l’égard de tout navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action.

 

43(8) The jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against any ship that, at the time the action is brought, is owned by the beneficial owner of the ship that is the subject of the action.

 

 

[64]           Le renvoi aux actions en matière réelle signifie qu’une action peut être intentée directement contre le navire dans certaines circonstances; voir les paragraphes 43(2) et (3), lesquels sont libellés ainsi :

43(2) Sous réserve du paragraphe (3), elle peut, aux termes de l’article 22, avoir compétence en matière réelle dans toute action portant sur un navire, un aéronef ou d’autres biens, ou sur le produit de leur vente consigné au tribunal.

 

 

(3) Malgré le paragraphe (2), elle ne peut exercer la compétence en matière réelle prévue à l’article 22, dans le cas des demandes visées aux alinéas 22(2) e), f), g), h), i), k), m), n), p) ou r), que si, au moment où l’action est intentée, le véritable propriétaire du navire, de l’aéronef ou des autres biens en cause est le même qu’au moment du fait générateur.

 

43(2) Subject to subsection (3), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against the ship, aircraft or other property that is the subject of the action, or against any proceeds from its sale that have been paid into court.

 

(3) Despite subsection (2), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 shall not be exercised in rem with respect to a claim mentioned in paragraph 22(2)(e), (f), (g), (h), (i), (k), (m), (n), (p) or (r) unless, at the time of the commencement of the action, the ship, aircraft or other property that is the subject of the action is beneficially owned by the person who was the beneficial owner at the time when the cause of action arose.

 

 

[65]           L’alinéa 22(2)e) est pertinent en l’espèce et il est libellé ainsi :

22(2)e) une demande d’indemnisation pour l’avarie ou la perte d’un navire, notamment de sa cargaison ou de son équipement ou de tout bien à son bord ou en cours de transbordement;

 

22(2)(e) any claim for damage sustained by, or for loss of, a ship including, without restricting the generality of the foregoing, damage to or loss of the cargo or equipment of, or any property in or on or being loaded on or off, a ship;

 

 

[66]           En l’espèce, l’avarie découle du contact entre le navire et le poste d’amarrage des demanderesses.

 

[67]           Comme l’a fait remarquer Kawasaki dans ses observations, le paragraphe 43(8) ne traite pas de la « saisie » comme telle; il traite plutôt des actions en matière réelle. La saisie est un droit procédural dont dispose une partie ayant subi un préjudice pour obtenir une garantie en vue d’un jugement ultérieur; voir Benson Bros. Shipbuilding Co. (1960) Ltd. C Le navire Miss Donna, [1978] 1 RCF 379.

 

[68]           Les demanderesses ont procédé à la saisie du navire dans le cadre des procédures en Colombie‑Britannique. Avaient‑elles le droit de procéder à la saisie de multiples navires? Le droit d’arrêt des navires jumeaux est prévu au paragraphe 43(8) de la Loi, cité ci-dessus. La portée de ce droit est une question qui a trait à l’interprétation du paragraphe 43(8).

 

[69]           Comme il a été mentionné par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hypohtèques Trustco Canada c Canada, [2005] 2 RCS 601, au paragraphe 10 :

[…] L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

 

[70]           Conformément à l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, les textes législatifs s’interprètent de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet :

Principe et interprétation

 

12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

 

Enactments deemed remedial

 

12. Every enactment is deemed remedial, and shall be given such fair, large and liberal construction and interpretation as best ensures the attainment of its objects.

 

 

[71]           La Convention internationale de 1952 pour l’unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer, 10 mai 1952, 439 RTNU 193 (la Convention), traite du droit d’arrêter des navires jumeaux.

 

[72]           Le paragraphe 3(1) de la Convention prévoit ce qui suit :

[…] tout Demandeur peut saisir soit le navire auquel la créance se rapporte, soit tout autre navire appartenant à celui qui était, au moment où est née la créance maritime, propriétaire du navire auquel cette créance se rapporte […]

 

 

[73]           Le Senior Courts Act 1981 (R.‑U.), c 54 prévoit ce qui suit au sous‑alinéa 21(4)b)(ii) :

[traduction]

21 Modalités de l’exercice de la compétence en matière d’amirauté.

 

[…]

 

(4)b) une action en matière réelle peut (sans égard à la question de savoir si la réclamation donne lieu ou non à un privilège maritime à l’égard du navire en question) être présentée devant la Haute Cour à l’encontre :

 

[…]

 

(ii) de tout autre navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au propriétaire bénéficiaire de la totalité des quirats qui s’y rapportent.

 

 

[74]           Le paragraphe 43(8) permet la présentation d’une action en matière réelle « à l’égard de tout navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action ». Le paragraphe 43(8) a eu force de loi au Canada à la suite d’une modification à la Loi qui était entrée en vigueur le 1er février 1992; voir la décision Noranda Sales Corp. c British Tay (Le) (1993), 77 FTR 8, au paragraphe 1. Il semblerait que ce paragraphe n’ait pas fait l’objet d’une interprétation judiciaire à ce jour.

 

[75]           Les demanderesses prétendent que le paragraphe 43(8) est ambigu et que, contrairement à la situation qui prévaut en Angleterre, la législation canadienne ne prévoit pas expressément qu’un seul navire peut être saisi.

 

[76]           La portée du paragraphe 43(8), selon moi, dépend du sens à donner au terme « tout navire ». Ces mots signifient‑ils plus qu’un navire? Un demandeur peut‑il saisir le navire contrevenant, ainsi qu’un ou plusieurs navires jumeaux, c’est‑à‑dire un navire ou des navires dont le propriétaire effectif est le même que celui du navire visé par l’action?

 

[77]           Selon The Oxford English Dictionary, 2e éd., le mot « any » est défini ainsi :

1. gen. An indeterminate derivative of one, or rather of its weakened adj. form a, an, in which the idea of unity (or, in plural form, partivity) is subordinated to that of indifference as to the particular one or ones that may be selected. In sing. = A --- no matter which; a--- whichever, of whatever kind, of whatever quantity. In pl. = Some--- no matter which, of what kind, or how many [Italiques dans l’original].

 

 

 

[78]           L’expression « de tout navire » est employée dans la version française du paragraphe 43(8). Selon le Dictionnaire Francais-Anglais Larousse, 1e éd., le mot « tout » est défini ainsi :

f. toute, pl. tous, toutes… adj. All, whole (total)… All, sole, only, one and only (seul)… Any, every (chaque)… Pl. All.

 

 

[79]           Dans Le Petit Robert Dictionnaire de la langue française, 1ère éd., « tout », sans article, est défini de la manière suivante :

TOUT, TOUTE (suivi d’un nom sans art.) : un quelconque, n’importe quel; un individu pris au hasard parmi la totalité des individus semblables.

 

 

[80]           Il faut tenir compte à la fois de la version anglaise et de la version française de la loi. L’article 13 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e Suppl) est libellé ainsi :

Valeur des deux versions

 

 

13. Tous les textes qui sont établis, imprimés, publiés ou déposés sous le régime de la présente partie dans les deux langues officielles le sont simultanément, les deux versions ayant également force de loi ou même valeur.

 

Both versions simultaneous and equally authoritative

 

13. Any journal, record, Act of Parliament, instrument, document, rule, order, regulation, treaty, convention, agreement, notice, advertisement or other matter referred to in this Part that is made, enacted, printed, published or tabled in both official languages shall be made, enacted, printed, published or tabled simultaneously in both languages, and both language versions are equally authoritative.

 

 

[81]           Dans l’arrêt R c Daoust, [2004] 1 RCS 217, la Cour suprême du Canada a affirmé ce qui suit au paragraphe 28 en ce qui concerne l’interprétation des textes législatifs bilingues :  

[…] S’il y a ambiguïté dans une version de la disposition et pas dans l’autre, il faut tenter de concilier les deux versions, c’est-à-dire chercher le sens qui est commun aux deux versions […]

 

 

[82]           Je suis d’avis que « de tout » est le terme déterminant du paragraphe 43(8) pour les besoins de la présente requête. Ce terme est-il ambigu?

 

[83]           Dans l’arrêt Bell ExpressVu Ltd. c Rex, [2002] 2 RCS 55, au paragraphe 29, la Cour suprême du Canada a tenu les propos suivants au sujet de l’ambigüité :

[…] Une ambiguïté doit être « réelle » (Marcotte, précité, p. 115). Le texte de la disposition doit être [traduction] « raisonnablement susceptible de donner lieu à plus d’une interprétation » (Westminster Bank Ltd. c. Zang, [1966] A.C. 182 (H.L.), p. 222, lord Reid).  Il est cependant nécessaire de tenir compte du « contexte global » de la disposition pour pouvoir déterminer si elle est raisonnablement susceptible de multiples interprétations.

 

 

[84]           Au vu des définitions contenues dans un dictionnaire anglais et dans les deux dictionnaires français, je suis d’avis que le mot « any » et que le terme « de tout » sont intrinsèquement ambigus. Les termes peuvent signifier un ou plus qu’un, selon la manière dont ils sont employés.

 

[85]           Cependant, l’ambiguïté intrinsèque des termes « any » et « de tout » n’est pas déterminante quant à la question que les demanderesses me demandent de trancher en l’espèce. Les termes doivent être examinés dans le contexte de leur emploi.

 

[86]           Au paragraphe 43(8), les termes sont employés dans le contexte des actions en matière réelle. De telles actions peuvent comprendre l’exercice du pouvoir de procéder à la saisie. La Convention mentionnée ci‑dessus traite de la saisie des navires jumeaux. Le Canada n’est pas partie à cette Convention, mais il a adopté en 1992 le paragraphe 43(8) de la Loi.

 

[87]           À mon avis, l’ambiguïté intrinsèque des termes « any » et « de tout » est réglée par le fait que la version anglaise renvoie au singulier « ship » et que la version française fait de même avec le terme « navire ». La version française emploie l’expression « de tout navire » : cela donne à penser que le législateur voulait employer le singulier, parce que sinon, il aurait employé l’expression « de tous navires ».

 

[88]           Dans la même veine, l’expression « any ship » est employée dans la version anglaise du paragraphe 43(8). L’emploi du mot « ship » donne à penser que l’on renvoie à un seul navire. Si le législateur en avait voulu autrement, il aurait pu employer les expressions « any ships » ou « any other ship ».

 

[89]           Quoi qu’il en soit, selon les définitions des dictionnaires ci‑dessous, les termes « any » et « de tout » peuvent signifier [traduction] « un parmi d’autres ».

 

[90]           Rien ne me permet de conclure que le législateur avait l’intention de prévoir le droit de procéder à la saisie de multiples navires au Canada, alors que la Convention prévoit expressément qu’un seul navire peut être saisi, c’est‑à‑dire, soit le navire contrevenant, soit tout autre navire qui répond aux exigences exposées à l’article 3.

 

[91]           Le transport maritime est une activité internationale, et des navires de partout dans le monde naviguent sur les eaux canadiennes. En l’absence d’une preuve du contraire, je ne suis pas disposée à conclure que le législateur canadien avait l’intention d’introduire un changement radical quant à la question des saisies de multiples navires, sans qu’il ait expressément fait part de son intention en ce sens.

 

[92]           Je suis convaincue que le paragraphe 43(8) de la Loi ne confère pas le droit de procéder à des saisies multiples. Il s’ensuit que les demanderesses, d’un point de vue juridique, n’ont pas le droit de saisir un navire jumeau du navire après qu’elles eurent exercé leur droit de saisir le navire contrevenant.

 

CONCLUSION

[93]           Pour conclure, la requête est rejetée et la Cour répond de la manière suivante aux questions soulevées par les demanderesses :

1. Y avait‑il une entente exécutoire en place au titre de laquelle Westshore consentait à renoncer à son droit de procéder à la saisie de navires jumeaux du navire défendeur « Cape Apricot »?;

 

[94]           Il y avait effectivement une entente exécutoire entre les demanderesses et Leo, par laquelle les demanderesses consentaient à renoncer à leur droit de procéder à la saisie de navires jumeaux du navire en cause.

 

2. Un demandeur peut‑il, en vertu du paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, procéder à la saisie du navire contrevenant et d’un navire jumeau?

 

[95]           Non. Conformément au paragraphe 43(8), un demandeur ne peut saisir à la fois le navire contrevenant et un navire jumeau.

 

[96]           Il s’ensuit que la requête est rejetée, avec dépens à l’encontre des demanderesses, indépendamment de l’issue de la cause, et en faveur de la défenderesse et mise en cause Leo Ocean S.A. ainsi que de la défenderesse et mise en cause Kawasaki Kisen Kaisha Limited. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, des observations succinctes, d’une longueur maximale de cinq pages, pourront être déposées au plus tard le 25 février 2014.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée avec dépens à l’encontre des demanderesses, indépendamment de l’issue de la cause, et en faveur de la défenderesse et mise en cause Leo Ocean S.A. ainsi que de la défenderesse et mise en cause Kawasaki Kisen Kaisha Limited. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, des observations succinctes, d’une longueur maximale de cinq pages, pourront être déposées au plus tard le 25 février 2014.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                            T-2259-12

 

INTITULÉ :

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP PAR L’ENTREMISE DE SON COMMANDITÉ WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION ET WESTAR MANAGEMENT LTD.

c

LEO OCEAN, S.A., TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED, KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’-LINE), SEASPAN ULC, JEFFREY MCDONALD ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES CAPE APRICOT, ASIAN GYRO, BORON NAVIGATOR, CIELO DI AMALFI, LEO ADVANCE, LEO AUTHORITY, LEO FELICITY, LEO MONO, LEO OSAKA, LEO PERDANA, MEDI GENOVA, MOL PARAMOUNT, MOL SOLUTION, OOCL OAKLAND, ROYAL ACCORD, ROYAL CHORALE, ROYAL EPIC, SEASPAN OSPREY, SEASPAN RESOLUTION, AINSI QU’UN REMORQUEUR DONT LE NOM EST INCONNU

et

JEFFREY MCDONALD, SEASPAN ULC, SEASPAN OSPREY, SEASPAN RESOLUTION ET CHARLES H. CATES VII OU, SUBSIDIAIREMENT, UN REMORQUEUR DONT LE NOM EST INCONNU ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE CAPE APRICOT, LE NAVIRE CAPE APRICOT, LEO OCEAN S.A., TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED ET KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’-LINE)

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 12 JUIN 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

                                                            LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :

                                                            LE 7 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

David McEwen, c.r.

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Peter Swanson

David Jarrett

 

pour la défenderesse

LEO OCEAN, S.A.

 

Christopher J Giaschi

 

pour la mise en cause

 KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’-LINE)

 

Shelley Chapelski

 

pour la mise en cause

SEASPAN ULC

 

Darren Williams

pour lE mis en cause

JEFFREY MCDONALD

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alexander Holburn Beaudin & Lang LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Bernard & Partners

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

LEO OCEAN, S.A.

 

Giaschi & Margolis

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour la mise en cause

 KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’-LINE)

 

Bull Housser & Tupper LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour la mise en cause

SEASPAN ULC

 

Merchant Law Group LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

pour lE mis en cause

JEFFREY MCDONALD

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.