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Date : 20140530


Dossier : T-929-12

Référence : 2014 CF 523

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2014

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NEDJO SAVIC

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le ministre sollicite, en vertu de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), un jugement déclarant que Nedjo Savic (le défendeur) a obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels parce qu’il a fourni des fausses réponses et dissimulé des faits dans sa demande de résidence permanente qui lui ont permis d’obtenir le statut de résident permanent et finalement, la citoyenneté.

[2]               Si le ministre obtient gain de cause dans la présente action, il pourra présenter, en application de l’article 10 de la Loi, un rapport au gouverneur en conseil. L’acceptation de ce rapport entraînera la perte de la citoyenneté pour le défendeur. Celui-ci pourrait alors faire l’objet d’une mesure de renvoi du Canada.

[3]               Le ministre présente une requête en vertu de l’article 213 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, dans laquelle il demande à la Cour de rendre un jugement sommaire et un jugement déclaratoire. Pour obtenir gain de cause dans la requête en jugement sommaire, le ministre doit convaincre la Cour que l’instance ne soulève aucune véritable question litigieuse de droit ou de fait. Le défendeur soutient avoir soulevé plusieurs questions qui exigent que la tenue d’un procès; la principale d’entre elles est celle de savoir si en fournissant de faux renseignements (c.-à-d., fausses déclarations et dissimulation intentionnelle de faits essentiels) le défendeur avait l’intention d’induire en erreur le décideur.

[4]               Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la requête en jugement sommaire présentée par le ministre.

Révocation de la citoyenneté – Généralités

[5]               La Cour ne révoque pas la citoyenneté; elle a toutefois le pouvoir de rendre un jugement déclaratoire qui peut amener le gouverneur en conseil à le faire. Lorsqu’elle prononce un tel jugement, le défendeur a la possibilité de présenter des arguments au gouverneur en conseil avant que sa citoyenneté soit révoquée. Lorsque le gouverneur en conseil est convaincu qu’une personne a obtenu la citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels au sens de la Loi sur la citoyenneté, celle-ci perd sa citoyenneté. Le défendeur peut demander le contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil.

[6]               Dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Rogan, 2011 CF 1007, [2011] ACF no 1221 [Rogan], la juge Mactavish a expliqué la nature de l’instance en révocation, aux paragraphes 13 à 16 :

[13]      Un renvoi effectué par le ministre au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29 (la Loi de 1985), n’est pas une action dans le sens conventionnel du terme. Le renvoi est plutôt « essentiellement une procédure d’enquête visant à colliger la preuve des faits entourant l’acquisition de la citoyenneté en vue de déterminer si elle a été obtenue par des moyens dolosifs » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2002 CAF 518, [2003] 2 C.F. 657, au paragraphe 15 (Obodzinsky (CAF)).

[14]      La Cour a donc pour tâche de tirer des conclusions de fait au sujet de la question de savoir si M. Rogan a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La décision de la Cour en application de l’alinéa 18(1)b) de la Loi de 1985 est définitive et n’est pas susceptible d’appel.

[15]      Même si les présents motifs font suite à une audience au cours de laquelle de nombreux éléments de preuve ont été produits, les conclusions de fait de la Cour ne déterminent pas de droits juridiques. Cela signifie que la présente décision n’a pas pour effet d’annuler la citoyenneté canadienne de M. Rogan : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, [1997] A.C.S. no 82 (QL), au paragraphe 52, qui cite Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (QL), 142 N.R. 173, au paragraphe 5 (Luitjens (CAF)).

[16]      Ces conclusions peuvent toutefois constituer le fondement d’un rapport présenté par le ministre au gouverneur en conseil en vue de demander l’annulation de la citoyenneté de M. Rogan. La décision définitive à ce sujet incombe au gouverneur en conseil, qui seul est habilité à annuler la citoyenneté. La décision du gouverneur en conseil d’annuler la citoyenneté d’une personne peut être l’objet d’un contrôle judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Furman, 2006 CF 993, [2006] A.C.F. no 1248 (QL), au paragraphe 15.

[7]               Le défendeur en l’espèce soutient que le gouverneur en conseil accepte invariablement les conclusions de la Cour, et que celles-ci entraîneront la révocation de la citoyenneté; le défendeur aura toutefois la possibilité de présenter des observations au gouverneur en conseil. Il n’est pas interdit au gouverneur en conseil de prendre en considération la situation actuelle du défendeur, laquelle pour être un élément pertinent dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré pour décider s’il doit révoquer la citoyenneté, mais qui ne modifie pas les faits établis par le demandeur relativement à l’article 10 de la Loi.

[8]               Le juge Kelen a fait les remarques suivantes dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dinaburgsky, 2006 CF 1161, [2006] ACF no 1460 :

58        Le Canada ne permet pas aux personnes qui ont été déclarées coupables d’actes criminels graves d’obtenir le statut de résident permanent. Il n’appartient pas à la Cour d’accepter les personnes qui ont caché ou dissimulé des faits essentiels concernant des crimes graves perpétrés par le passé ou de leur accorder un pardon. Cette décision n’appartient qu’au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et au gouverneur en conseil. Il n’appartient pas non plus à la Cour de déterminer si, sur le plan des principes, il est opportun de rendre apatrides des citoyens canadiens qui choisissent de ne pas divulguer les condamnations criminelles prononcées contre eux avant leur admission au Canada. Il s’agit d’une décision qui appartient au Parlement agissant par l’entremise du gouverneur en conseil.

[9]               Les remarques du juge Kelen s’appliquent également à la présente affaire; il n’appartient pas à la Cour de décider si le défendeur, une personne maintenant âgée dont la santé est fragile, doit subir les conséquences de la perte de sa citoyenneté. C’est un rôle qui incombe au gouverneur en conseil. Le rôle de la Cour porte uniquement sur la question de savoir si, aux termes de l’article 10 de la Loi, il y a lieu de rendre un jugement déclaratoire.

Les principes applicables aux jugements sommaires

[10]           Les principes juridiques applicables aux jugements sommaires, tant de façon générale (voir Granville Shipping Co c Pegasus Lines Ltd SA, [1996] 2 CF 853 [Granville Shipping], au paragraphe 8, et Succession MacNeil c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2004 CAF 50), que dans le contexte particulier des instances visant à déterminer si la citoyenneté a été obtenue par fraude ou au moyen de fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, ne sont pas contestés.

[11]           Le juge de Montigny a récemment fait les remarques suivantes dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Campbell, 2014 CF 40, [2014] ACF no 30 : 

[14]      Lorsqu’une partie présente une requête en jugement sommaire, la Cour doit établir si la déclaration ou la défense, selon le cas, soulève une véritable question litigieuse. Le jugement sommaire a pour but de permettre à la Cour de se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu’elle n’estime pas nécessaire d’entendre parce qu’elles ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire. Il ne s’agit pas de savoir si une partie n’a aucune chance d’obtenir gain de cause au procès, mais plutôt d’établir si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès. Voir : ITV Technologies Inc c WIC Television Ltd, 2001 CAF 11, aux paragraphes 4 à 6; Premakumaran c Canada, 2006 CAF 213, aux paragraphes 9 à 11; Canada (MCI) c Schneeberger, 2003 CF 970, au paragraphe 17.

[12]           Dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Schneeberger, 2003 CF 970, [2003] ACF no 1252, la juge Dawson (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a affirmé ce qui suit :

25        La norme de preuve qui est applicable dans un renvoi fondé sur la Loi est la norme de preuve en matières civiles, c’est-à-dire la prépondérance des probabilités. Toutefois, la preuve doit être examinée avec le plus grand soin en raison de la gravité des allégations et des conséquences graves qu’implique la révocation de la citoyenneté. Voir : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Coomar (1998), 159 F.T.R. 37 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 10.

[13]           Dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Laroche, 2008 CF 528, [2008] ACF no 676 [Laroche], la juge Mactavish a rendu un jugement sommaire dans lequel elle déclarait que le défendeur avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels au sens de l’article 10 de la Loi, et elle présente un aperçu général des principes applicables tirés de la jurisprudence :

[6]        Comme la Cour suprême du Canada l’a récemment souligné dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, au paragraphe 10, le processus du jugement sommaire sert une fin importante dans le système de justice civile. En effet, il permet d’empêcher les demandes et les défenses qui n’ont aucune chance de succès de se rendre jusqu’à l’étape du procès. Cela dit, tout en étant en mesure d’écarter de telles demandes tôt dans le processus et d’économiser des ressources judiciaires limitées, la justice exige que les prétentions qui soulèvent de véritables questions litigieuses soient instruites.

[...]

[8]        On a laissé entendre qu’il y avait une certaine ambiguïté entre le paragraphe 216(1) des Règles, qui prévoit qu’une instruction doit être tenue lorsqu’il existe une véritable question litigieuse, et le paragraphe 216(3), qui permet au juge des requêtes de trancher cette question si les faits nécessaires peuvent être dégagés.

[9]        Selon la Cour d’appel fédérale, cette ambiguïté apparente ne doit pas transformer les requêtes en jugement sommaire en procès sommaires jugés sur affidavits : voir Trojan Technologies Inc. c. Suntec Environmental Inc., [2004] A.C.F. no 636, 2004 CAF 140, au paragraphe 19.

[10]      Un certain nombre d’autres principes peuvent être dégagés de la jurisprudence. Selon l’un de ces principes, lorsqu’il se pose une question de crédibilité, l’affaire ne devrait pas être tranchée au moyen d’un jugement sommaire rendu en vertu du paragraphe 216(3) des Règles, mais elle devrait plutôt faire l’objet d’une instruction, parce que les parties devraient être contre-interrogées devant le juge du procès : Succession MacNeil c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord), [2004] A.C.F. no 201, 2004 CAF 50, au paragraphe 32.

[11]      Le juge qui entend une requête en jugement sommaire peut uniquement tirer des conclusions de fait ou de droit dans la mesure où la preuve pertinente figure au dossier et où n’intervient pas une question sérieuse de fait ou de droit qui dépend d’inférences à tirer : voir Apotex Inc. c. Merck & Co., [2002] A.C.F. no 811, 2002 CAF 210.

[12]      L’article 215 des Règles est également pertinent en l’espèce; il prévoit ce qui suit :

215. La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée uniquement sur les allégations ou les dénégations contenues dans les actes de procédure déposés par le requérant. Elle doit plutôt énoncer les faits précis démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

215. 215. A response to a motion for summary judgment shall not rest merely on allegations or denials of the pleadings of the moving party, but must set out specific facts showing that there is a genuine issue for trial.

 

 

[13]      En fait, la partie qui répond à une requête en jugement sommaire ne peut pas s’appuyer sur les seules allégations ou dénégations contenues dans ses actes de procédure. Elle doit plutôt soumettre une preuve, au moyen d’affidavits ou par d’autres moyens, au sujet de faits précis démontrant l’existence d’une question sérieuse à instruire : voir Kirkbi AG c. Ritvik Holdings Inc., [1998] A.C.F. no 912, au paragraphe 18.

[14]      Dans l’arrêt Succession MacNeil, précité, la Cour d’appel fédérale a statué que les parties qui répondent à une requête en jugement sommaire n’ont pas la charge de prouver tous les faits de l’affaire; elles sont uniquement tenues de présenter une preuve montrant qu’il existe une véritable question litigieuse : paragraphe 25.

[15]      Il incombe à la partie requérante d’établir qu’il n’existe aucune véritable question litigieuse, mais l’article 215 des Règles exige que la partie qui répond à la requête en jugement sommaire « présente sa cause sous son meilleur jour ». Pour ce faire, la partie qui répond à la requête doit énoncer les faits qui démontrent l’existence d’une véritable question litigieuse : voir Succession MacNeil, au paragraphe 37.

[16]      Cette exigence a également été décrite comme obligeant la partie qui répond à la requête à « jouer atout ou risquer de perdre » : voir Kirkbi AG, précitée, au paragraphe 18, citant Horton v. Tim Donut Ltd. (1997), 75 C.P.R. (3d) 451, à la page 463 (C. Ont. (Div. gén.)), conf. par (1997), 75 C.P.R. (3d) 467 (C.A. Ont.).

[17]      Enfin, le critère n’est pas la question de savoir si le demandeur ne peut avoir gain de cause à l’instruction, mais plutôt de savoir si l’affaire est boiteuse au point où son examen par le juge des faits à l’instruction n’est pas justifié : voir Ulextra Inc. c. Pronto Luce Inc., [2004] A.C.F. no 722, 2004 CF 59.

[18]      En arrivant à cette conclusion, le juge des requêtes doit se montrer diligent, étant donné que l’octroi d’un jugement sommaire aura pour effet d’empêcher une partie de présenter une preuve à l’instruction au sujet de la question litigieuse. En d’autres termes, la partie qui répond à une requête et qui n’a pas gain de cause perdra « la possibilité de se faire entendre en cour » : voir Apotex Inc. c. Merck & Co., 248 F.T.R. 82, au paragraphe 12, conf. par 2004 CAF 298.

[14]           Les Règles des Cours fédérales en matière de jugement sommaire ont été modifiées en 2009 et l’article 215, mentionné ci-dessus, est devenu l’article 214 : de légers changements ont été apportés à son libellé, mais les principes exposés ci-dessus s’appliquent toujours.

[15]           Dans l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] ACS no 7, la Cour suprême du Canada interprétait récemment les règles ontariennes, récemment modifiées, relatives aux jugements sommaires. Elle semble encourager le recours aux jugements sommaires dans les cas appropriés dans le but de faciliter l’accès à la justice et de résoudre les litiges. Les conséquences associées à la perte de la citoyenneté obligent toutefois la Cour à examiner soigneusement les éléments de preuve et je continue de me guider sur les principes exposés ci-dessus.

[16]           Le bien-fondé de la requête a été examiné à la lumière de tous ces principes.

Les antécédents du défendeur en matière d’immigration

[17]           Le 28 septembre 1995, le défendeur a tiré sur son voisin en Bosnie-Herzégovine. Le défendeur soutient qu’il se trouvait en état de légitime défense lorsqu’il a tiré et qu’il s’agissait d’un différend portant sur des biens. Il a été arrêté, accusé de tentative d’homicide, détenu pendant deux mois et demi et remis en liberté en attendant son procès. Il a été jugé et condamné en 2000. Sa condamnation a été annulée en appel en 2002 et un nouveau procès a été ordonné. Ce procès n’a pas eu lieu parce que le défendeur ne se trouvait pas en Bosnie-Herzégovine; le défendeur demeure toutefois visé par un mandat d’arrestation international.

[18]           Après l’incident des coups de feu et en attendant son procès, le défendeur a demandé, le 8 mars 1998, la résidence permanente (RP) au Canada. Le petit neveu de sa femme l’a aidé à remplir le formulaire de demande, lequel comportait plusieurs questions. Le défendeur a répondu [traduction] « non » à la question 20, soit celle de savoir s’il avait [traduction] « commis une infraction criminelle au pays ou ailleurs ». Il a également répondu à des questions figurant sur un formulaire supplémentaire en disant qu’il n’avait jamais eu de démêlés avec la police et qu’il n’avait pas eu de contact avec un service de sécurité publique. Le défendeur a affirmé que les réponses qu’il avait données aux questions figurant sur le formulaire supplémentaire étaient véridiques, complètes et exactes. Il a déclaré qu’il avait demandé et obtenu une explication pour chaque case du formulaire qu’il ne comprenait pas très bien. Il a également déclaré qu’il acceptait l’entière responsabilité pour les déclarations figurant sur sa demande de RP.

[19]           Entre 1998 et 2000, le défendeur s’est rendu du Canada en Bosnie-Herzégovine et en est revenu sans incident, à au moins deux reprises, et il a réussi à renouveler son passeport en 1998.

[20]           Le défendeur a obtenu le statut de résident permanent au Canada le 19 janvier 1999, après que les vérifications de casier judiciaire et de sécurité exigées aient été effectuées par Citoyenneté et Immigration Canada [CIC].

[21]           Le défendeur a demandé la citoyenneté le 10 mars 2003. Dans sa demande, il a déclaré comprendre le contenu de la demande et que de fausses déclarations pouvaient entraîner la perte de la citoyenneté canadienne ou une accusation aux termes de la Loi.

L’instance en révocation intentée contre le défendeur

[22]           Le 24 février 2012, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), a délivré un « Avis préalable à la révocation de la citoyenneté » qui informait le défendeur qu’un rapport serait transmis au gouverneur en conseil sur le fondement de l’article 10 de la Loi. Le 21 mars 2012, le défendeur a demandé que l’affaire soit renvoyée devant la Cour, conformément à l’article 18 de la Loi. Le 11 mai 2012, le ministre a saisi la Cour et déposé une déclaration dans laquelle il alléguait que le défendeur avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant ses antécédents judiciaires. Après les contre-interrogatoires par les parties, le ministre a présenté une requête en jugement sommaire, aux termes du paragraphe 215(1) des Règles des Cours fédérales.

[23]           Je souligne que le fils du défendeur, Blagoje Savic, a été nommé tuteur à l’instance pour le défendeur, parce que celui-ci souffre maintenant de la maladie de Parkinson et de démence, aux termes d’une ordonnance datée du 6 novembre 2012. Le tuteur à l’instance a obtenu des renseignements de son père, du petit-neveu qui avait aidé son père à remplir la demande et d’autres membres de la famille. Le tuteur à l’instance a participé aux contre-interrogatoires et a témoigné.

Les dispositions législatives pertinentes

[24]           Les articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté sont reproduits à l’annexe A.

Les questions en litige

[25]           Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la principale question en litige est celle de savoir s’il y a lieu de rendre un jugement sommaire.

[26]           Le demandeur soutient maintenant que les faits, non contestés, justifient une ordonnance de jugement sommaire : le défendeur a été accusé de tentative de meurtre et a été détenu par la police en 1995; il a déclaré dans sa demande de résidence permanente qu’il n’avait jamais commis de crime, qu’il n’avait jamais eu de contact avec les services de sécurité publique et qu’il n’avait jamais eu de démêlés avec la police; il est devenu résident permanent en 1999 et citoyen canadien en 2003, sur la base de ces renseignements. Le demandeur se fonde également sur les aveux faits au cours de l’interrogatoire préalable, notamment sur le fait que le défendeur savait qu’il devait répondre à des accusations de tentative de meurtre à la date de sa demande et qu’il n’aurait pas dû donner les réponses qu’il a données.

[27]           Le défendeur soutient qu’il n’existe pas suffisamment de preuves établissant les faits exigés et soulève neuf questions qui constituent, d’après lui, de véritables questions exigeant la tenue d’un procès; la principale de ces questions est celle de savoir s’il est nécessaire d’établir l’existence d’une intention d’induire en erreur le décideur pour démontrer que le défendeur a obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, et si le défendeur avait cette intention.

L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté exige-t-il l’existence d’une intention d’induire en erreur le décideur?

La thèse du demandeur

[28]           Le ministre soutient qu’il a établi, selon la prépondérance de la preuve, que le défendeur avait obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels dans sa demande de résidence permanente et dans sa demande de citoyenneté.

[29]           Selon le ministre, constituent une fausse déclaration sur un fait essentiel un mensonge, le fait de ne pas dévoiler un renseignement exact ou une réponse trompeuse qui a pour effet d’exclure ou d’empêcher d’autres enquêtes (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration c Brooks, [1974] RCS 850, à la page 873 [Brooks]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Odynsky, 2001 CFPI 138, [2001] ACF no 286, aux paragraphes 156 à 159 et 177 [Odynsky]). Or, les réponses du défendeur aux questions pertinentes ont eu cet effet.

[30]           Le ministre soutient également que la « fausse déclaration » visée au paragraphe 10(2) n’exige pas que son auteur ait eu l’intention d’induire le décideur en erreur comme la Cour suprême du Canada l’a établi dans l’arrêt Brooks, aux paragraphes 138 à 140. Le ministre soutient que l’arrêt Brooks a été invoqué dans des instances de citoyenneté, même si cette affaire n’en était pas une.

[31]           Le ministre soutient que, de toute façon, le libellé de l’article 10 est clair; une déclaration peut être faite lorsqu’il est constaté qu’une personne a acquis le statut de résident permanent par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels; en l’espèce, le défendeur a fait une fausse déclaration et a dissimulé intentionnellement des faits essentiels.

[32]           Le ministre précise en outre que le défendeur a intentionnellement dissimulé des faits essentiels, soit délibérément soit par aveuglement volontaire. Par ailleurs, le ministre soutient que le défendeur a fait de fausses déclarations et que l’existence d’une intention d’induire en erreur le décideur n’est pas nécessaire. Cependant, même si l’existence d’une telle intention est requise, elle a été établie.

Observations du demandeur présentées après l’audience

[33]           À l’audience, le ministre a avancé un nouvel argument à l’appui de sa thèse selon laquelle l’article 10 n’exige pas l’existence d’une intention d’induire en erreur dans le cas d’une fausse déclaration. Le ministre fait remarquer que la jurisprudence relative à l’article 40 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] qui traite des conséquences de fausses déclarations pour les résidents permanents est éclairante.

[34]           J’ai demandé au demandeur d’apporter des éclaircissements au sujet de cet argument nouveau contenu dans les brèves observations présentées après l’audience. Le défendeur a également eu la possibilité de répondre par écrit aux observations du demandeur au sujet de l’article 40. Le défendeur a répondu et il a en outre repris bon nombre des arguments qu’il avait présentés à l’audience et dans des notes précédentes. Le défendeur a également fourni d’autres détails sur le processus que doit suivre le gouverneur en conseil pour révoquer la citoyenneté.

[35]           Dans mon examen des observations postérieures à l’audience, je m’en suis tenu à l’argument subsidiaire portant sur l’article 40 de la LIPR.

[36]           Ces observations sont résumées ci-dessous et ont été soigneusement examinées.

[37]           Le ministre soutient qu’il n’est pas nécessaire d’aller au-delà du libellé clair de l’article 10 de la Loi et de la jurisprudence pertinente pour conclure que l’existence d’une intention d’induire en erreur n’est pas requise pour établir que la personne a fait une fausse déclaration, étant donné que la jurisprudence concernant l’article 40 de la LIPR étaye cette affirmation.

[38]           Le ministre répète que son argument selon lequel l’intention n’est pas exigée dans le cas où la personne a fait une fausse déclaration est un argument subsidiaire. L’argument principal du ministre est que le défendeur a dissimulé intentionnellement des faits essentiels – que ce soit intentionnellement ou par aveuglement volontaire; fait qui est largement appuyé par la preuve. Le ministre soutient également que le défendeur a fait de fausses déclarations et que, si l’existence d’une intention d’induire en erreur le décideur est requise, une telle intention est apparente.

[39]           La disposition pertinente de la LIPR est l’alinéa 40(1)a) :

40. (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

40. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

[40]           Le ministre soutient que la jurisprudence relative à l’article 40 démontre que l’intention ou la volonté de faire une fausse déclaration ou de ne pas dévoiler des faits essentiels n’est pas un élément exigé. Il peut toutefois exister une exception dans le cas d’une erreur commise de bonne foi, mais qui s’applique uniquement dans des « circonstances véritablement exceptionnelles » (Goudarzi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 425, [2012] ACF no 474).

[41]           Le ministre soutient qu’ajouter la nation d’intention d’induire en erreur par de fausses déclarations au paragraphe 10(2) de la Loi est absurde puisqu’il en résulterait que la loi traitait les gens différemment selon le moment auquel leur fausse déclaration est découverte. Si la personne est un résident permanent, l’intention d’induire en erreur ne serait pas exigée, mais si la personne a déjà acquis la citoyenneté, la loi s’appliquerait et il faudrait donc établir l’intention d’induire en erreur au moyen d’une fausse déclaration.

[42]           L’exception fondée sur une erreur raisonnable commise de bonne foi qui peut s’appliquer au paragraphe 40(1) de la LIPR ne peut l’être au paragraphe 10(2) de la Loi. Le ministre soutient toutefois que les citoyens qui font l’objet d’une instance en révocation peuvent présenter au gouverneur en conseil des observations sur la question de l’erreur faite de bonne foi.

[43]           Le ministre soutient également que, même si le paragraphe 10(2) permettait une exception en cas d’erreur raisonnable, commise de bonne foi, il ne serait d’aucun secours au défendeur. S’il avait cru honnêtement qu’il n’avait pas commis une infraction criminelle, n’avait pas eu de contact avec une agence de sécurité publique ou de démêlés avec la police, malgré le fait qu’il ait tiré sur son voisin, qu’il ait été arrêté, accusé de tentative de meurtre et détenu pendant deux mois, sa croyance ne serait pas raisonnable.

La thèse du défendeur

[44]           Le défendeur soutient que pour pouvoir conclure qu’il a intentionnellement dissimulé des faits essentiels, il faut démontrer, à partir des éléments de preuve présentés, qu’il a délibérément et intentionnellement induit en erreur le décideur (Odynsky, précité, au paragraphe 159; Rogan, précité, au paragraphe 31). Le défendeur soutient qu’il n’avait pas cette intention et que les réponses qu’il a fournies aux questions figurant sur son formulaire de résidence permanente et sur le formulaire supplémentaire étaient justifiées.

[45]           Selon le défendeur, la jurisprudence ne permet pas d’affirmer que le ministre n’est pas tenu de démontrer une intention frauduleuse ou l’intention d’induire en erreur le décideur lorsque de fausses déclarations ont été faites. Le défendeur soutient que le ministre invite la Cour à donner une interprétation nouvelle et illogique au paragraphe 10(2) de la Loi étant donné que les autres comportements – fraude et dissimulation intentionnelle – n’exigent pas une telle intention.

[46]           Le défendeur fait valoir que le ministre est mal fondé à invoquer l’arrêt Brooks pour soutenir que l’intention n’est pas exigée dans le cas de fausses déclarations. La jurisprudence relative à la révocation de la citoyenneté dans laquelle l’arrêt Brooks est invoqué portait principalement sur la question du caractère essentiel des faits et non sur l’intention.

[47]           Le défendeur soutient également que la citoyenneté n’a jamais été révoquée exclusivement sur la base d’une fausse déclaration.

Les observations du défendeur présentées après l’audience

[48]           Le défendeur écarte l’argument selon lequel la jurisprudence relative à l’article 40 de la LIPR au sujet des fausses déclarations est éclairante. Le défendeur souligne que les dispositions sont différentes et que les garanties procédurales sont plus solides dans le cas des résidents permanents; par exemple, les résidents permanents déclarés interdits de séjour peuvent interjeter appel devant la section d’appel de l’immigration et présenter de vive voix des observations. Par contre, la décision prise en vertu de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté est sans appel. La possibilité que le défendeur puisse invoquer par la suite dans ses observations présentées au gouverneur en conseil une erreur commise de bonne foi ne peut remplacer un appel ou l’impossibilité de soulever l’existence d’une erreur commise de bonne foi devant la Cour.

[49]           En outre, le défendeur conteste l’argument du ministre selon lequel le paragraphe 10(1) ne permet pas d’invoquer une erreur commise de bonne foi et soutient que la jurisprudence a reconnu que les gens ne devraient pas être punis pour des événements dont ils n’ont pas connaissance et qui étaient indépendants de leur volonté. Le défendeur cite le jugement Schneeberger, précité, dans lequel la juge Dawson a déclaré ce qui suit :

[26]      Il faut établir davantage qu’une transgression technique de la Loi. Une fausse déclaration faite innocemment ne doit pas entraîner la révocation de la citoyenneté. Voir : Canada (Ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté) c. Minhas (1993), 66 F.T.R. 155 (C.F. 1re inst.).

L’intention d’induire en erreur est un élément de l’article 10

[50]           Il est important de rappeler que l’article 10 ne crée pas une infraction criminelle et n’appelle pas l’application de la norme de preuve en matière pénale. Le comportement décrit à l’article 10 qui permet d’établir que « l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels » doit être établi selon la prépondérance de la preuve, mais non selon la norme de preuve hors de tout doute raisonnable.

[51]           Cette disposition a pour but de veiller à ce que l’omission de fournir des renseignements essentiels ou le fait de fournir de faux renseignements ne facilite pas pour le demandeur l’obtention du statut de résident permanent et la citoyenneté. Le décideur se fonde sur les renseignements fournis. Les demandeurs sont tenus de fournir les renseignements demandés, d’être honnêtes et devraient savoir que ces renseignements seront utilisés et risquent d’empêcher d’autres enquêtes.

[52]           Le demandeur cite l’arrêt Brooks pour affirmer que l’intention n’est pas un élément d’une fausse déclaration. Je ne crois pas que l’arrêt Brooks ait posé ce principe à l’égard de la Loi sur la citoyenneté.

[53]           Dans l’arrêt Brooks, aux pages 864 et 865, la Cour suprême du Canada examinait l’article 19 de la Loi sur l’immigration, LRC 1952, c 325, pour décider si défendeur devait être expulsé. Cette disposition, qui se trouve dans une loi différente et qui est rédigée différemment, n’exige pas un élément intentionnel.

[54]           Le juge Laskin (plus tard Juge en chef), s’exprimant au nom de la Cour, a fait les remarques suivantes, à la page 865 :

Une réponse peut être à la fois fausse et trompeuse, mais la loi ne demande pas que ces deux éléments soient réunis. Il peut s’agir de l’un ou de l’autre et l’interdiction peut s’appliquer quand même à la réponse. Aussi, puisque l’exécution des politiques d’immigration et d’expulsion au moyen d’enquêtes spéciales n’entraîne pas de peines criminelles, je ne puis me convaincre que la tromperie intentionnelle ou volontaire devrait être considérée comme une condition préalable. Les avocats, de même que la Commission, ont signalé que la mens rea est une condition de la culpabilité en vertu des al. b) et f) de l’art. 50 qui énumère les infractions criminelles, et est donc d’un ordre différent de ce qui est prescrit aux art. 19 et 26.

[Non souligné dans l’original.]

[55]           La Cour a conclu que le fait d’avoir fourni des renseignements faux ou trompeurs n’exigeait pas un élément moral ni l’intention d’induire en erreur pour que ce comportement soit visé par la Loi sur l’immigration (dans sa version en vigueur à l’époque).

[56]           La jurisprudence postérieure cite l’arrêt Brooks dans le contexte de la révocation de la citoyenneté, mais aucun jugement dans lequel l’arrêt Brooks est expressément invoqué au sujet de l’élément intentionnel exigé par l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté ne m’a été cité.

[57]           Selon la jurisprudence relative à la révocation de la citoyenneté, l’omission accidentelle de faits non essentiels n’est pas visée par l’article 10, mais l’aveuglement volontaire à l’égard de l’obligation de fournir des renseignements ne saurait être toléré.

[58]           Le défendeur invoque les jugements (Canada) Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Minhas, [1993] ACF no 712, 21 Imm LR (2d) 31 [Minhas], et Schneeberger, précité, pour affirmer que l’article 10 n’empêche pas le défendeur d’invoquer une erreur commise de bonne foi.

[59]           Dans le jugement Minhas aux paragraphes 8 à 10, le juge Jerome a examiné le paragraphe 10(1) de la Loi pour se prononcer sur les fausses déclarations et a conclu qu’il fallait prouver [some evidence, dans la version anglaise des motifs] l’existence d’une intention d’induire en erreur :

8          Pour avoir gain de cause, le ministre doit faire mieux que de démontrer que l’intimé a matériellement enfreint la Loi. Les termes du paragraphe 10(1) ne désignent pas une infraction mettant en jeu la norme rigoureuse de la preuve « sans l’ombre d’un doute raisonnable » du droit pénal, mais ont plutôt pour effet d’épargner les fausses déclarations innocentes de la sanction sévère qu’est la perte de citoyenneté. Une déclaration innocente, même si elle est fausse ou trompeuse, ne suffit pas pour déclencher ou justifier cette sanction. Un autre élément de preuve, concernant l’état d’esprit de l’intimé, est requis et il incombe au ministre de le faire valoir. Ce qui est nécessaire, donc, c’est de prouver que l’intimé a déformé les faits pertinents dans l’intention d’induire en erreur et d’obtenir la citoyenneté sur la foi de ces fausses déclarations.

[Non souligné dans l’original.]

[60]           Dans cette affaire, le juge Jerome n’a pas conclu que M. Minhas avait eu l’intention de faire une fausse déclaration ou de dissimuler intentionnellement des faits essentiels pour obtenir sa citoyenneté.

[61]           Dans le jugement Schneeberger, la juge Dawson a déclaré ce qui suit :

[26]      Il faut établir davantage qu’une transgression technique de la Loi. Une fausse déclaration faite innocemment ne doit pas entraîner la révocation de la citoyenneté. Voir : Canada (Ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté) c. Minhas (1993), 66 F.T.R. 155 (C.F. 1re inst.).

[62]           Dans cette affaire, la juge Dawson (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a conclu que la conduite en question constituait à la fois une fausse déclaration et une dissimulation intentionnelle et que l’intention était évidemment présente :

48        Pour ces raisons, je suis convaincue, d’après la prépondérance des probabilités, que le défendeur a remis un échantillon de sang frauduleux à la GRC. Cela constitue une fausse déclaration et une dissimulation intentionnelle d’un fait essentiel à la GRC. La fausse déclaration était le fait que l’échantillon de sang était celui du défendeur. Le défendeur a sciemment dissimulé le fait essentiel que cet échantillon de sang était celui de quelqu’un d’autre contenu dans un tube de caoutchouc inséré sous sa peau dans son bras. En faisant cette fausse déclaration ou en dissimulant intentionnellement un fait essentiel, ou les deux, le défendeur s’est dérobé à toute autre enquête policière qui aurait vraisemblablement mené à des accusations criminelles. En retour, cela l’aurait rendu non admissible à la citoyenneté. Il a pu dire à la juge de la citoyenneté qu’il n’avait pas été accusé d’une infraction parce qu’il avait fait cette fausse déclaration ou qu’il avait dissimulé intentionnellement un fait essentiel, ou les deux.

[63]           Dans le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Phan, 2003 CF 1194, 240 FTR 239 [Phan], le juge Gibson a renvoyé au jugement Schneeberger et à un autre jugement qui citait l’affaire Minhas et il a déclaré qu’il fallait faire preuve de prudence à l’égard des fausses déclarations faites innocemment :

[33]      Je partage la préoccupation précédemment énoncée à l’égard de l’application de la décision Minhas. Je suis préoccupé par le fait que le principe tiré de cette décision par la juge Dawson selon lequel « une fausse déclaration faite innocemment ne doit pas entraîner la révocation de la citoyenneté » est trop large. Je suis convaincu qu’une fausse déclaration qu’on estime avoir été faite « innocemment » doit être examinée attentivement. L’« aveuglement délibéré », lorsque pratiqué par un demandeur de citoyenneté canadienne dans le contexte de sa demande, ne doit pas être toléré. Le demandeur de citoyenneté tente d’obtenir un privilège important. Dans ce cas, le demandeur de citoyenneté, lorsqu’il est dans une situation de doute, devrait invariablement, au risque de se tromper, tout divulguer au juge de la citoyenneté ou au fonctionnaire de la citoyenneté.

[64]           Dans le jugement Odynsky, précité, au paragraphe 159, le juge MacKay a examiné le sens de l’expression « dissimulation intentionnelle », en faisant remarquer qu’il n’est pas nécessaire que la personne sache que l’information dissimulée est essentielle à la décision, mais l’acte de dissimuler les renseignements doit avoir été commis dans l’intention d’induire en erreur le décideur.

[65]           Dans le jugement Rogan, précité, la juge Mactavish a examiné les conditions d’application de l’article 10 de la Loi et résumé la jurisprudence :

[32]      Afin de conclure qu’il y a eu « dissimulation intentionnelle de faits essentiels » au sens de l’article 10 de la Loi de 1985, il faut que « la Cour conclue sur le fondement de la preuve ou par déduction raisonnable à partir de la preuve, que la personne intéressée a dissimulé des faits essentiels à la décision, qu’elle ait su ou non que ces faits étaient essentiels, avec l’intention d’induire en erreur le décideur » : Odynsky, précité, au paragraphe 159. Voir aussi Schneeberger, précité, au paragraphe 20.

[33]      « [L]a représentation inexacte d’un fait essentiel englobe une déclaration contraire à la vérité, la dissimulation d’un renseignement véridique, ou une réponse trompeuse qui a pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes » : Schneeberger, précité, au paragraphe 22, qui cite Brooks, précité. C’est le cas même si aucun motif indépendant d’expulsion n’eût été découvert par suite de ces enquêtes : Brooks, précité, à la page 873.

[34]      Lorsqu’on apprécie le caractère essentiel de l’information qui a été dissimulée, il faut tenir compte de l’importance des renseignements qui n’ont pas été révélés par rapport à la décision visée : Schneeberger, précité, au paragraphe 21. Cependant, « [i]l faut établir davantage qu’une transgression technique de la Loi. Une fausse déclaration faite innocemment ne doit pas entraîner la révocation de la citoyenneté. » : Schneeberger, précité, au paragraphe 26, qui cite Canada (Ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté) c. Minhas (1993), 66 F.T.R. 155, [1993] A.C.F. no 712 (QL) (C.F. 1re inst.).

[35]      Malgré tout, les fausses déclarations que l’on dit « innocentes » doivent être examinées attentivement, et l’aveuglement délibéré ne sera pas toléré. Dans une situation de doute, le demandeur devrait invariablement, au risque de se tromper, tout divulguer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Phan, 2003 CF 1194, [2003] A.C.F. no 1512 (QL), au paragraphe 33.

[66]           Le principal argument avancé par le demandeur est que le défendeur a agi intentionnellement lorsqu’il a dissimulé des faits essentiels et a fait de fausses déclarations.

[67]           Le demandeur soutient à titre subsidiaire qu’il n’est pas nécessaire que certains comportements visés par l’article 10, à savoir les fausses déclarations, soient intentionnels. Si cet argument était retenu, il ne serait pas nécessaire de présenter certains éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance de la preuve, l’existence d’une intention d’induire le décideur en erreur.

[68]           Le but général de l’article 10 est de veiller à ce que les personnes qui ont obtenu le statut de résident permanent et la citoyenneté en fournissant de faux renseignements ou en dissimulant des renseignements essentiels à la décision ne puissent continuer à tirer profit de ce statut. À mon avis, l’intention d’induire en erreur le décideur est exigée pour tous les comportements visés par l’article 10. Cette intention doit être établie selon la prépondérance de la preuve; le demandeur doit présenter certains éléments pour prouver l’intention ou certains éléments à partir desquels il est raisonnable de déduire l’existence d’une intention d’induire en erreur le décideur.

[69]           L’article 10 fait référence à trois types de comportement (fausse déclaration, fraude, dissimulation intentionnelle de faits essentiels) et il est possible que l’on trouve ces trois agissements dans un même comportement, mais cela n’est pas exigé.

[70]           La fraude est une notion que l’on retrouve à la fois en droit pénal et dans d’autres contextes, notamment en responsabilité délictuelle et en responsabilité contractuelle. La fraude est généralement définie comme étant la fausse déclaration intentionnelle ou insouciante, par des paroles ou des agissements, au sujet de faits dont l’effet est d’induire en erreur une autre personne et de lui faire subir une perte (voir Bruno Appliance and Furniture, Inc c Hryniak, 2014 CSC 8). La conduite constitutive d’une fraude peut également prendre la forme d’une omission ou d’un silence dans les cas où il existe une obligation de divulguer des renseignements.

[71]           Il n’est pas nécessaire de préciser l’obligation d’établir l’intention pour ce qui est du comportement constituant une fraude à l’article 10 parce que l’intention ‑ qui peut être rattachée à une déclaration ou une omission insouciante sur laquelle une autre personne se fondera ‑ fait partie de la définition de la fraude.

[72]           L’emploi de l’adjectif « intentionnelle » associé à la dissimulation de faits essentiels indique clairement que cette disposition ne vise pas les omissions commises par inadvertance. La jurisprudence a également précisé que l’intention d’induire en erreur le décideur était exigée (voir Odynsky et Rogan, précités).

[73]           Néanmoins, comme cela a été mentionné dans le jugement Phan, étant donné que le demandeur sollicite le privilège d’obtenir le statut de résident permanent ou la citoyenneté, celui-ci devrait, lorsqu’il y a un doute, privilégier la divulgation complète des renseignements pertinents.

[74]           Il nous reste à examiner le comportement visé par la notion de fausses déclarations, qui, comme le soutient le demandeur à titre subsidiaire, n’exigerait pas l’existence d’une intention d’induire en erreur. Comme je l’ai souligné ci-dessus, je ne souscris pas à cet argument. Le seul fait de faire une fausse affirmation (c.-à-d., une fausse déclaration) par erreur ou inadvertance ne devrait pas faire en sorte qu’elle soit visée par l’article 10. L’intention d’induire en erreur est exigée. Cette intention doit être établie selon la prépondérance de la preuve.

[75]           Il m’est toutefois difficile d’imaginer une situation dans laquelle une fausse déclaration qui ne serait pas faite par inadvertance ne serait pas également visée par le comportement qualifié de fraude, étant donné que, dans le contexte des demandes de résidence permanente, le décideur se fonde sur les déclarations du demandeur et celui-ci est avantagé par ses fausses déclarations.

[76]           De même, les situations dans lesquelles le demandeur « dissimulerait intentionnellement des faits essentiels » peuvent également constituer une « fausse déclaration » ou une fraude.

[77]           Je prends acte d’un jugement récent, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thiara, 2014 CF 220, 2014 ACF no 288 [Thiara], sur lequel le défendeur a attiré l’attention de la Cour après l’audience et avant que je communique mes motifs.

[78]           Dans cette affaire, le juge Roy a conclu, comme je l’ai fait, que l’intention d’induire en erreur était exigée.

[49]      Acquérir la citoyenneté au moyen de fausses déclarations suppose un acte intentionnel visant à tromper. À mon sens, cela implique la connaissance de la fausseté de la déclaration ainsi que la conscience qu’une déclaration est faite. Le Black’s Law Dictionary, 7e éd., West Group, définit comme suit le mot anglais « representation » : [TRADUCTION] « Présentation de fait – par ses paroles ou par ses agissements – en vue d’amener quelqu’un à agir. » Dans le cas qui nous occupe, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que le défendeur était conscient qu’il faisait une déclaration, c’est-à-dire qu’il cherchait à inciter quelqu’un à agir d’une manière ou d’une autre. Selon la prépondérance des probabilités, la Cour doit conclure que le défendeur a agi de bonne foi en l’espèce.

[79]           Les faits de l’affaire Thiara étaient très différents et la Cour n’a pas conclu à l’existence d’une intention.

[80]           Comme je l’explique en détail plus loin, on ne saurait qualifier, dans la présente affaire, de fausses déclarations innocentes, ni de transgressions anodines les fausses réponses du défendeur et le fait qu’il a dissimulé avoir été accusé d’une infraction criminelle et être en attente de procès au moment où il a présenté sa demande. Le défendeur a dissimulé des renseignements véridiques et fourni des réponses erronées qui ont eu pour effet d’empêcher d’autres enquêtes. CIC s’est fondée sur les réponses erronées et sur la dissimulation de renseignements pertinents, essentiels et importants.

[81]           Je tiens également à souligner que je n’ai pas été convaincue par les arguments du demandeur selon lesquels la jurisprudence relative à l’article 40 de la LIPR est éclairante et renforce l’affirmation selon laquelle les fausses déclarations au sens de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté n’exigent pas l’existence d’une intention d’induire en erreur. Il peut sembler bizarre qu’une « fausse déclaration » non intentionnelle ou faite par inadvertance ou une erreur commise de bonne foi dans une demande de statut de résident permanent entraîne l’interdiction de territoire, si cette fausse déclaration est constatée au moment où la personne est une résidente permanente, mais n’entraîne pas la révocation de la citoyenneté une fois que la personne l’a acquise. Il demeure que les deux dispositions pertinentes diffèrent sur plusieurs aspects. Il y a lieu d’examiner et d’interpréter ces dispositions dans le contexte de leurs lois respectives; en outre, elles sont formulées différemment, s’inscrivent dans des instances différentes et entraînent des conséquences différentes. De plus, comme je l’ai souligné ci-dessus, il est possible d’invoquer une erreur raisonnable, commise de bonne foi, même si ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles, pour ce qui est d’une fausse déclaration faite dans le cadre d’une demande de résidence permanente. Cela pourrait éviter les conséquences qu’entraîne l’interdiction de territoire aux termes de l’article 40 de la LIPR.

Y a-t-il lieu de rendre un jugement sommaire?

La thèse du demandeur

[82]           Le ministre soutient que la Cour devrait rendre un jugement sommaire et qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse. Le défendeur a admis les faits essentiels : il a tiré sur son voisin le 28 septembre 1995; la police l’a arrêté et l’a détenu de septembre à décembre 1995; il a été inculpé de tentative de meurtre. En outre, le tuteur à l’instance du défendeur a admis, au cours de l’interrogatoire préalable, qu’il savait qu’il avait fait l’objet d’accusations pénales au moment où il a rempli sa demande et qu’il aurait dû communiquer ces renseignements.

[83]           Les réponses qu’a fournies le défendeur ont empêché d’autres enquêtes concernant une possible interdiction de territoire, et par conséquent, selon la prépondérance de la preuve, le défendeur a obtenu son statut de résident permanent et sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation de faits essentiels.

[84]           Le ministre soutient que les réponses qu’a fournies le défendeur dans le formulaire supplémentaire permettent, à elles seules, de conclure qu’il y a eu fausse déclaration et dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Il a faussement répondu « non » à la question 4, qui lui demandait s’il avait eu des démêlés avec la police. Il a également faussement répondu « non » à la question 1, qui lui demandait s’il avait eu des contacts avec un service de sécurité publique.

[85]           Le ministre soutient que la réponse que le défendeur a fournie à la question 20 de la demande de résidence permanente, en déclarant qu’il n’avait pas commis d’infraction criminelle au pays ou ailleurs, permet également de conclure qu’il y a eu fausse déclaration et dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Si le défendeur n’était pas certain d’avoir commis une infraction criminelle, il aurait dû fournir des explications sur une feuille séparée, conformément aux instructions contenues dans la demande.

[86]           De plus, le défendeur a fourni des réponses fausses à des questions clairement formulées; la seule conclusion raisonnable qui peut être tirée est qu’il l’a fait dans l’intention d’induire le décideur en erreur. Le ministre soutient que, si l’intention d’induire en erreur est exigée, celle-ci a été établie selon la prépondérance de la preuve.

[87]           Le ministre soutient également qu’aucune des autres questions que le défendeur a soulevées ne constitue une véritable question litigieuse.

[88]           Toutes les preuves dont disposerait le juge du procès existent déjà; il n’y en aurait pas davantage s’il y avait un procès. Le tuteur à l’instance du défendeur a obtenu des renseignements auprès des membres de la famille et de son père et a témoigné au cours des interrogatoires préalables.

[89]           Il n’est pas nécessaire de tenir un procès pour décider si l’intention d’induire en erreur est un élément de l’article 10, étant donné qu’il s’agit d’une question de droit qui a été pleinement débattue dans le cadre de la présente requête en jugement sommaire; un procès ne renforcerait pas la capacité de la Cour de trancher cette question.

[90]           Pour ce qui est de l’argument du défendeur selon lequel le ministre est lié par son avis de révocation qui faisait référence à une conduite délibérée de la part du défendeur, le ministre affirme que cet avis faisait également référence à des fausses déclarations. En outre, la jurisprudence a établi que l’avis n’est qu’un résumé de la décision du ministre de rechercher la révocation de la citoyenneté et que les détails sont contenus dans la déclaration (Odynsky, précité, au paragraphe 97). La déclaration était suffisamment détaillée et le défendeur a répondu aux questions soulevées. Le défendeur ne peut soutenir qu’il a subi un préjudice à cause de la façon dont l’avis était rédigé.

La thèse du défendeur

[91]           Le défendeur soutient que le ministre ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir les faits nécessaires et que, par conséquent, un jugement sommaire ne peut être rendu.

[92]           Le défendeur soutient que la preuve concernant les poursuites pénales instituées en Bosnie-Herzégovine n’est pas claire : la preuve concernant l’infraction précise dont il a été inculpé et la date de son inculpation est contradictoire; le temps écoulé entre 1995 et 2000; l’absence de renseignements sur la façon dont CIC a effectué ses vérifications de casier judiciaire et de sécurité; l’absence de renseignements sur la façon dont il a réussi à obtenir et à renouveler son passeport, à se rendre en Bosnie-Herzégovine et en revenir. Le défendeur soutient que les interrogatoires préalables d’un représentant de CIC ne lui ont pas permis d’obtenir des explications satisfaisantes.

[93]           Le défendeur a soulevé d’autres questions, notamment celle de savoir si la formulation des questions sur le formulaire de 1998 exigeait qu’il mentionne les coups de feu qu’il avait tirés et la raison pour laquelle le formulaire et les questions avaient été révisés par la suite.

[94]           Le défendeur affirme que le ministre allègue dans son avis relatif à la révocation que le défendeur [traduction] « a délibérément fait de fausses déclarations, en dissimulant intentionnellement des faits essentiels, à savoir une accusation criminelle entraînant son interdiction de séjour au Canada » et qu’il a obtenu la citoyenneté et la résidence permanente [traduction] « en dissimulant intentionnellement des faits essentiels ». Le ministre ne peut donc soutenir que l’intention n’est pas exigée.

[95]           Le défendeur soutient que la question de savoir si l’existence d’une intention d’induire en erreur est requise à l’article 10 est une véritable question litigieuse qui exige la tenue d’un procès, tout comme la question de savoir si le défendeur avait effectivement l’intention d’induire en erreur.

[96]           Le défendeur soutient qu’il n’a pas dissimulé de faits essentiels, ni fait de fausses déclarations, parce qu’il croyait, de bonne foi, qu’il n’avait pas commis d’infraction criminelle. Au moment où il a rempli sa demande de résidence permanente, il n’avait pas été déclaré coupable d’une infraction criminelle. Il souligne que les poursuites pénales ont été intentées en Bosnie-Herzégovine en 2000, soit cinq ans après l’incident et deux ans après sa demande de résidence permanente.

[97]           Le défendeur fait également remarquer qu’on demandait à la question 20 s’il « avait commis une infraction criminelle au pays ou ailleurs » et ne lui demandait pas s’il avait été accusé d’une infraction ou s’il avait été visé par une poursuite pénale. Le défendeur soutient que sa réponse, « non », était une réponse exacte, parce qu’à l’époque, il n’avait pas été déclaré coupable.

[98]           Le défendeur ajoute qu’il a fait l’objet de vérifications de casier judiciaire et de sécurité. Tout ceci, combiné à sa croyance selon laquelle il avait tiré sur son voisin en état de légitime défense et compte tenu de la situation de fin de guerre civile qui régnait dans son pays d’origine, l’a amené à penser qu’il n’avait pas commis d’infraction criminelle au moment où il a rempli sa demande.

[99]           Le défendeur soutient qu’il y a lieu de tenir compte de toutes ces circonstances parce qu’elles fournissent une base objective pour son opinion subjective.

[100]       Le défendeur soutient également que la preuve soulève des questions de crédibilité qui devraient être tranchées dans le cadre d’un procès.

Un jugement sommaire est accordé

[101]       Comme la jurisprudence mentionnée ci-dessus l’indique, le jugement sommaire permet à la Cour d’écarter sommairement les affaires qui ne devraient pas donner lieu à un procès en l’absence de véritables questions litigieuses.

[102]       La Cour doit se demander si l’affaire « est boiteuse au point où son examen par le juge des faits à l’instruction n’est pas justifié » tout en veillant à ce que « les prétentions qui soulèvent de véritables questions litigieuses soient instruites » (Laroche, précité).

[103]       Le défendeur ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir qu’il y a une véritable question susceptible de donner lieu à un procès. La thèse du défendeur selon laquelle les questions soulevées devraient donner lieu à un procès n’est pas étayée par les faits.

[104]       La plupart des questions que le défendeur qualifie de véritables questions litigieuses devant donner lieu à un procès sont des questions hypothétiques qui sont posées pour appuyer l’argument selon lequel le défendeur disposait d’une base objective pour sa croyance subjective selon laquelle il n’avait pas commis d’infraction et que ses réponses n’étaient pas fausses.

[105]       Le défendeur faisait (et fait toujours) l’objet d’une accusation de tentative de meurtre; contrairement à son argument, il n’y avait aucune ambiguïté au sujet de l’accusation à laquelle il devait répondre au moment où il a fourni ses réponses. La raison pour laquelle les formulaires ont été révisés n’a rien à voir avec le fait que le défendeur devait répondre, de façon véridique et complète, aux questions figurant sur les formulaires, tels qu’ils existaient en 1998. Qu’il ait pu se rendre deux fois au Canada et retourner en Bosnie-Herzégovine avec un passeport ne modifie pas le fait qu’il savait qu’il faisait l’objet d’une accusation criminelle pour tentative de meurtre. Cela est d’autant plus vrai qu’il a fait un de ses voyages pour assister à son procès. Le défendeur soutient qu’il a réussi les vérifications de sécurité pour obtenir le statut de résident permanent et que cela lui a permis de penser qu’il n’avait pas commis d’infraction criminelle, mais je tiens à faire remarquer qu’il a rempli les formulaires en dissimulant les poursuites pénales dont il faisait l’objet et qu’il a répondu faussement aux questions avant l’obtention des vérifications de sécurité. J’estime que ces réponses ont empêché d’autres enquêtes supplémentaires qui auraient pu entraîner des résultats différents pour ces vérifications.

[106]       La seule question qui pourrait donner lieu à un procès est celle de savoir si l’article 10 exige que l’auteur de la déclaration ait eu l’intention d’induire le décideur en erreur et si le défendeur avait cette intention.

[107]       Les questions juridiques concernant l’intention exigée par l’article 10 ont été pleinement débattues par les parties dans le cadre de la présente requête et les éléments de preuve pertinents pour décider si le défendeur avait l’intention exigée figurent au dossier. Un procès ne renforcerait pas la capacité de la Cour à résoudre ces questions.

[108]       Comme je l’ai souligné ci-dessus, j’ai conclu que l’intention d’induire le décideur en erreur constitue un élément de l’article 10. L’intention doit être établie selon la prépondérance de la preuve.

[109]       L’argument du défendeur se résume au fait qu’il a répondu de façon sincère aux questions, en se fondant sur sa croyance subjective et sur sa propre interprétation des questions figurant dans le formulaire de demande de résidence permanente et dans le formulaire supplémentaire.

[110]       Je reconnais que les questions étaient formulées de façon très large, ce qui a permis au défendeur de soutenir que ses réponses étaient exactes. La nature des renseignements demandés et le but recherché par la demande sont toutefois incontestables. Par exemple, la question [traduction] « Avez-vous eu des démêlés avec la police » est une question de large portée qui pourrait viser de nombreuses situations susceptibles d’englober minimalement de simples altercations avec la police, des arrestations ou un abus de pouvoir possible de la part de policiers, mais qui vise bien évidemment les problèmes très graves que le défendeur avait eus avec des policiers.

[111]       Le défendeur a expliqué qu’il avait répondu « non » à cette question parce qu’il n’avait pas vraiment de démêlés avec la police, mais plutôt avec son voisin et que les policiers faisaient simplement leur travail lorsqu’ils l’ont arrêté et détenu pendant deux mois. Cette explication n’est pas raisonnable. Sa réponse évite la question et constitue un autre exemple d’aveuglement volontaire à l’égard de l’objet recherché par la question et de la nécessité de communiquer les renseignements pertinents dans le cadre d’une demande de résidence permanente.

[112]       Le demandeur avait été arrêté, détenu et accusé de tentative d’homicide. Il ne pouvait croire raisonnablement qu’il n’avait pas de démêlés avec la police. De même, il ne pouvait pas croire raisonnablement qu’il n’avait eu aucun contact avec une agence de sécurité étatique, compte tenu de son arrestation et de sa détention.

[113]       L’opinion du défendeur selon laquelle il n’avait pas commis d’infraction criminelle, parce qu’il n’avait pas été jugé ni condamné à l’époque, ne peut être acceptée. Le défendeur soutient qu’une personne n’a pas commis d’infraction criminelle tant qu’elle n’a pas été déclarée coupable par un tribunal. Il souligne que la question ne demandait pas s’il avait été inculpé d’une infraction ou déclaré coupable d’une infraction, mais seulement s’il avait commis une infraction – il croyait subjectivement qu’il ne l’avait pas fait.

[114]       Je ne peux retenir l’argument selon lequel une personne peut sincèrement déclarer ne pas avoir commis d’infraction tant qu’elle n’a pas été jugée et condamnée. Cela veut dire qu’une personne pourrait commettre une infraction, s’enfuir et éviter d’être retrouvée et pourrait toujours déclarer ne pas avoir commis d’infraction.

[115]       En l’espèce, le défendeur a été inculpé de tentative d’homicide. Même s’il estime qu’il a agi en état de légitime défense, il ne pouvait raisonnablement dissimuler l’information relative aux accusations dont il faisait l’objet. Le formulaire de demande de résidence permanente exige des demandeurs qu’ils fournissent des réponses sincères. Il a déclaré qu’il avait compris les questions et que ses réponses étaient sincères. Le formulaire demandait également aux demandeurs de fournir des explications ou des renseignements supplémentaires. Le défendeur aurait dû en fournir au sujet de son point de vue subjectif selon lequel il n’avait pas commis d’infraction.

[116]       De plus, les réponses qu’il a fournies aux autres questions selon lesquelles il n’avait eu aucuns démêlés avec la police ni de contacts avec les agences de sécurité publiques étaient manifestement fausses. Il est incontestable que ces déclarations ont été faites dans l’intention d’induire en erreur le décideur.

[117]       Voici ce qu’a affirmé le juge Gibson dans le jugement Phan, précité :

[36]      Selon la preuve dont je dispose, je suis convaincu que le défendeur a innocemment participé à du trafic de stupéfiants lorsqu’il a aidé son « ami » en octobre 1993. Je suis convaincu que c’était ce qu’il croyait. Ceci dit, il ne lui appartenait pas de conclure qu’il avait « innocemment » participé à du trafic de stupéfiants ou que sa participation était [TRADUCTION] « mineure » et que les accusations portées contre lui, peu importe lesquelles, et il avait apparemment choisi de ne pas savoir en quoi elles consistaient, étaient [TRADUCTION] « mineures » ou qu’elles ne seraient [TRADUCTION] « pas retenues » ou qu’il serait innocenté des accusations. Plutôt, il lui appartenait de se familiariser avec le type de problèmes auxquels il était exposé et de les divulguer aux fonctionnaires ou aux juges de la citoyenneté de façon à leur permettre d’établir si ces problèmes les empêchaient légalement, du moins pour le moment, de lui attribuer la citoyenneté.

[37]      Bien qu’il ait pu être justifié, du point de vue du défendeur, de ne pas divulguer des renseignements afin d’obtenir sa citoyenneté et un passeport lui permettant de rendre visite à sa mère mourante, il n’était pas justifié de ne pas divulguer des renseignements dans le contexte d’une procédure très importante au cours de laquelle une mise en garde était faite à chaque occasion. Si le défendeur avait tout divulgué et s’il avait expliqué l’urgence à laquelle il était exposé, cela aurait constitué la sorte de communication complète qui aurait permis à un juge de la citoyenneté ou à un fonctionnaire de la citoyenneté de remplir ses obligations. Il était totalement injustifié pour le défendeur de décider par lui-même qu’il n’avait pas à divulguer les problèmes qu’il vivait, peu importe la façon selon laquelle il les qualifiait personnellement, dans des circonstances dans lesquelles il savait ou il aurait certainement dû savoir qu’il pouvait y avoir un obstacle à l’obtention de sa citoyenneté. Je suis convaincu que cela équivalait à une fausse déclaration de sa part et à une dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[Non souligné dans l’original.]

[118]       De la même façon en l’espèce, la croyance subjective du défendeur n’était pas objectivement justifiée, compte tenu du but de la demande de résidence permanente, dont il avait connaissance.

[119]       Le demandeur a établi, selon la prépondérance de la preuve, que le défendeur avait l’intention d’induire le décideur en erreur lorsqu’il a dissimulé intentionnellement des faits essentiels et fait de fausses déclarations. Il connaissait l’objectif recherché par le formulaire de demande, il a fourni des renseignements faux et vagues et il a dissimulé des faits très importants concernant les accusations de tentative d’homicide dont il faisait l’objet. Il est raisonnable de déduire de son comportement qu’il avait l’intention d’induire en erreur le décideur. S’il n’avait pas l’intention de le faire, il a fait preuve d’un aveuglement volontaire à l’égard du fait que les réponses qu’il fournissait allaient tromper le décideur ou l’induire en erreur – et qu’à la suite de cette tromperie, il allait obtenir le statut de résident permanent.

[120]       Cette affaire ne soulève pas de circonstances qui obligeraient la Cour à suivre la directive que fournit la jurisprudence, à savoir qu’il faut faire preuve de prudence avant de rendre un jugement sommaire parce qu’il prive le défendeur de se faire entendre en cour. Je suis sensible aux conséquences graves qu’entraîne la révocation de la citoyenneté pour ce défendeur âgé qui vit au Canada depuis 15 ans et dont la santé est fragile. Ces circonstances ne peuvent toutefois modifier les faits qui ont été établis par le demandeur.

[121]       Comme je l’ai indiqué au départ, il est possible qu’il soit fait état de tous ces faits dans les observations présentées au gouverneur en conseil.

Conclusion

[122]       Pour tous les motifs qui précèdent, il est fait droit à la requête du ministre et la Cour prononce un jugement déclarant, aux termes du paragraphe 10(1) et de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, que le défendeur a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Après avoir pris en compte la situation du défendeur, je m’abstiens d’accorder des dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE qu’il soit fait droit à la requête en jugement sommaire du ministre, sans frais. La Cour déclare que Nedjo Savic a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 


ANNEXE A

Loi sur la citoyenneté, LRC, 1985, c C-29

10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

a) soit perd sa citoyenneté;

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.

[...]

18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;

b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.

(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

10. (1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

(a) the person ceases to be a citizen, or

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect, as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

[...]

18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

(a) that person does not, within thirty days after the day on which the notice is sent, request that the Minister refer the case to the Court; or

(b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

(2) The notice referred to in subsection (1) shall state that the person in respect of whom the report is to be made may, within thirty days after the day on which the notice is sent to him, request that the Minister refer the case to the Court, and such notice is sufficient if it is sent by registered mail to the person at his latest known address.

(3) A decision of the Court made under subsection (1) is final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-929-12

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRTION c NEDJO SAVIC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 FÉVRIER 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Gregory G. George

Rafeena Rashid

 

pOUR LE DEMANDEUR

 

 

Mario D. Bellissimo

Sindura Dar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bellissimo Law Group, C.S.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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