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Date : 20140529


Dossier : T‑1310‑09

Référence : 2014 CF 489

ENTRE :

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE

DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET

ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

 

et

JANSSEN INC.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement rendus le 22 mai 2014)

 

LE JUGE HUGHES

[1]               L’instruction de la présente action a été scindée en plusieurs parties : les présents motifs portent sur la deuxième partie, qui concerne une demande d’injonction. Dans la première partie de l’instruction, il a été question d’allégations de contrefaçon et d’invalidité du brevet canadien no 2365281 (le brevet 281). Le 17 janvier 2014, j’ai rendu une décision (publiée sous référence 2014 FC 55) dans laquelle j’ai conclu que les revendications 143 et 222 de ce brevet étaient valides et avaient été violées par la défenderesse Janssen Inc. par la promotion, la mise en vente et la vente au Canada de son produit connu sous le nom de STELARA. Cette décision fait actuellement l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale (dossier : A‑95‑14).

[2]               Par une ordonnance du protonotaire responsable de la gestion de l’instance en date du 26 septembre 2011, les questions en litige dans la présente action ont été séparées. Ainsi, les questions de la contrefaçon et de l’invalidité du brevet 281 ont été séparées des autres questions. Celles‑ci ont été ensuite séparées par une ordonnance du protonotaire responsable de la gestion de l’instance en date du 13 février 2014, confirmée en appel (2014 CF 178), portant que la question d’une injonction devait être tranchée en premier et séparément des questions subséquentes touchant les dommages‑intérêts ou les bénéfices. J’ai procédé à l’instruction de l’injonction au cours de la semaine du 12 mai 2014. L’audition des questions restantes touchant les dommages‑intérêts ou les bénéfices est prévue pour septembre 2015.

[3]               En ce qui a trait aux questions relatives à l’injonction, que je trancherai maintenant, je conclus qu’une injonction sera rendue sous réserve de certaines conditions.

[4]               Voici la table des matières des présents motifs, avec indication des paragraphes :

TITRE

PARAGRAPHES CORRESPONDANTS

 

I.

Preuve

5 à 12

II.

Questions en litige

13 à 16

III.

Psoriasis

17 à 19

IV.

Traitement du psoriasis

20 à 25

V.

Autres usages des produits biologiques

26 à 28

VI.

Vente et promotion de STELARA au Canada

29 à 33

VII.

Accorder une injonction : à quelles conditions?

34 à 53

 

     A. Que cherchent à obtenir les demanderesses?

40 à 42

 

     B. Que propose la défenderesse?

43

 

     C. Quels intérêts les demanderesses cherchent‑elles à protéger?

44 et 45

 

     D. Quels intérêts la défenderesse cherche‑t‑elle à protéger?

46 à 49

 

     E. Quels sont les intérêts du public?

50 à 53

VIII.

Conciliation des intérêts et formulation des conditions de l’ordonnance

54 à 56

IX.

Partie visée par l’injonction

57 à 61

X.

Attestation de la nécessité de prescrire STELARA pour les nouveaux patients

62 à 66

XI.

Commercialisation et promotion de STELARA

67 à 71

XII.

Formulaires de notification

72 à 74

XIII.

Santé Canada

75 à 77

XIV.

Une lettre

78 à 81

XV.

Essais de phase IV

82 à 87

XVI.

Sursis

88 à 97

XVII.

Conclusion et dépens

98 à 100

I.                   Preuve

[5]               La preuve relative à la présente partie de l’action a été présentée sous diverses formes. Par une ordonnance du protonotaire responsable de la gestion de l’instance en date du 13 février 2014, la totalité de la preuve principale, tant des témoins des faits que des témoins experts, devait être présentée sous forme d’affidavits et être suivie par le contre‑interrogatoire en personne des témoins devant moi, si la demande en était faite. Quelques semaines avant le début de l’audience qui devait se dérouler devant moi, Janssen a présenté en Cour d’appel fédérale une requête en suspension de l’instance. Cette requête a été rejetée par une décision de la Cour d’appel fédérale datée du 1er mai 2014 (publiée sous la référence 2014 CAF 112). Dans le cadre de cette requête, certains affidavits ont été déposés et certains contre‑interrogatoires ont été menés. Dans certains cas, la preuve au dossier dont je suis saisi a consisté en affidavits déposés auprès de la Cour d’appel fédérale et en transcriptions de contre‑interrogatoires. Par conséquent, les éléments de preuve suivants ont été versés au dossier à ce stade‑ci des procédures. Dans l’ensemble, les témoins m’ont tous paru crédibles, les témoins des sociétés se sont exprimés avec une franchise surprenante et les opinions des experts se sont avérées très utiles :

Pièce P‑1 :       Deux volumes de documents acceptés par les parties

[6]               Les demanderesses AbbVie ont présenté les témoignages des personnes suivantes à titre de témoins experts :

1.                  Kabeer Baig, de Mississauga, en Ontario : son témoignage a été présenté sous forme d’affidavit (pièce P‑2) et le témoin n’a pas été contre‑interrogé. Ses compétences n’ont pas été contestées par la défenderesse :

Kabeer Baig est un pharmacien ontarien titulaire d’une licence qui distribue depuis 2001 des modificateurs de la réponse biologique, tant à titre de propriétaire et exploitant de la plus importante entreprise de distribution pharmaceutique de produits biologiques au Canada qu’à titre d’expert‑conseil pour les pharmacies qui distribuent des produits biologiques. AbbVie propose que M. Baig soit reconnu comme expert dans la pratique des pharmaciens de première ligne du Canada et qu’il puisse exprimer les opinions formulées dans son affidavit.

2.                  Le Dr Charles Lynde, de Markham, en Ontario : son témoignage a été présenté sous la forme de deux affidavits (pièces P‑15 et P‑16). Il a été contre‑interrogé en personne devant moi. Ses compétences n’ont pas été contestées par la défenderesse :

Le Dr Charles Lynde est un dermatologue qui exerce sa profession au Lynde Centre for Dermatology, clinique offrant des services complets de dermatologie en Ontario. Le Dr Lynde est professeur agrégé à l’Université de Toronto, directeur clinique du centre de dermatologie du Toronto Western Hospital de l’Université de Toronto et a été président et membre du conseil d’administration de l’Association canadienne de dermatologie. AbbVie propose que le Dr Lynde soit reconnu comme expert en dermatologie, particulièrement en matière de traitement et de prise en charge du psoriasis et en matière d’utilisation, d’efficacité et d’innocuité des produits biologiques dans le traitement du psoriasis. AbbVie propose aussi que le Dr Lynde puisse s’exprimer au sujet des normes de pratique et des besoins de formation des dermatologues au Canada et qu’il puisse aussi exprimer les opinions formulées dans ses affidavits.

3.                  Rosemary Bacovsky, de Calgary, en Alberta : Son témoignage a été présenté sous la forme de deux affidavits (pièces P‑30 et P‑31). Elle a été contre‑interrogée en personne devant moi. Ses compétences n’ont pas été contestées par la défenderesse :

Rosemary Bacovsky est experte‑conseil en matière de régimes d’assurance‑médicaments et de politiques pharmaceutiques. Elle a été directrice des services pharmaceutiques au ministère de la Santé de l’Alberta, où elle gérait le programme des médicaments provincial. À ce titre, elle était chargée de faire des recommandations au ministre de la Santé de l’Alberta au sujet de l’ajout de médicaments à la liste des médicaments remboursés de la province. AbbVie propose que Mme Bacovsky soit reconnue comme experte en matière de pratiques et procédures des régimes d’assurance‑médicaments provinciaux et privés. AbbVie propose aussi que Mme Bacovsky puisse s’exprimer au sujet des procédures relatives aux demandes d’ajout aux listes de médicaments des régimes d’assurance‑médicaments publics et privés et aux procédures de modification de ces listes et qu’elle puisse exprimer les opinions formulées dans ses affidavits.

4.                  Brenda Gryfe, de Markham, en Ontario : Son témoignage principal a été présenté sous forme d’affidavit (pièce P‑33). Elle a été contre‑interrogée en personne devant moi. Ses compétences n’ont pas été contestées par la défenderesse :

Brenda Gryfe est directrice des affaires réglementaires canadiennes chez OPTUMInsight, où elle prépare et revoit les présentations réglementaires de drogues pour s’assurer qu’elles sont conformes aux lignes directrices et règlements applicables. Mme Gryfe a plus de 25 années d’expérience dans le secteur de la réglementation des produits pharmaceutiques. AbbVie propose que Mme Gryfe soit reconnue comme experte en ce qui concerne les exigences réglementaires imposées par Santé Canada aux entreprises pharmaceutiques, y compris pour ce qui est de la publicité et de la promotion. Mme Gryfe sera qualifiée pour s’exprimer au sujet des exigences réglementaires permanentes applicables aux fabricants de produits biologiques et pourra exprimer les opinions formulées dans son affidavit.

[7]               Les demanderesses ont également présenté les témoignages des témoins de faits suivants :

 

5.                  Todd Manning, de Montréal, au Québec : M. Manning travaille pour une société affiliée des demanderesses. Ses responsabilités comprennent la gestion des ventes et de la mise en marché au Canada du produit HUMIRA des demanderesses. Son témoignage principal a été présenté sous forme d’affidavit (pièce P‑13). Il a été contre‑interrogé en personne devant moi.

[8]               En outre, les demanderesses ont remis des parties de l’interrogatoire préalable de la défenderesse Janssen et des documents connexes dans un livret réputé versé au dossier (pièce P‑40).

[9]               La défenderesse a fourni les témoignages des témoins experts suivants :

 

1.                  Ross A. Hamilton, de Toronto, en Ontario : M. Hamilton est comptable professionnel agréé et spécialiste en juricomptabilité. Son témoignage a été  présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑34). Il n’a pas été contre‑interrogé.

2.                  Le DNeil Shear, de Toronto, en Ontario : Son témoignage principal a été présenté sous la forme de deux affidavits (pièces D‑22 et D‑23). Il a été contre‑interrogé en personne devant moi. Ses compétences ne sont pas contestées par les demanderesses.

Le Dr Neil Shear est un dermatologue titulaire d’un permis d’exercice de la médecine en Ontario qui travaille au Sunnybrook Health Sciences Centre et au Women’s College Hospital. Il est chef du service de dermatologie du Sunnybrook Health Sciences Centre depuis 2001. Il est aussi chef de la division de dermatologie de l’Université de Toronto et professeur à l’Université de Toronto. À titre de dermatologue, il traite régulièrement des patients atteints de psoriasis et leur prescrit des produits biologiques, dont Stelara, Humira, Remicade et Enbrel.

Janssen propose que le Dr Shear puisse témoigner comme dermatologue expert au sujet du psoriasis, du traitement de cette maladie au moyen de produits biologiques, de la détermination des besoins médicaux liés à un produit biologique particulier et de la formation théorique des dermatologues concernant les produits biologiques, sujets abordés dans ses affidavits, qu’il a souscrits le 24 février et le 23 avril 2014, et qu’il soit par ailleurs autorisé à répondre aux contre‑preuves présentées par AbbVie.

3.                  Barbara Shea, d’Ottawa, en Ontario : Son témoignage principal a été présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑36). Elle a été contre‑interrogée en personne devant moi. Ses compétences ne sont pas contestées par les demanderesses :

Barbara Shea est titulaire d’un baccalauréat ès sciences en pharmacie et travaille actuellement comme experte‑conseil indépendante en soins de santé. De 1992 à 2002, elle était directrice exécutive de la Drug Plan and Benefits Branch du ministère de la Santé de la Saskatchewan. De 2003 à 2011, elle a travaillé pour l’Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé (ACMTS).

Janssen propose que Mme Shea soit reconnue comme experte dans le domaine du remboursement des produits pharmaceutiques et puisse en cette qualité témoigner au sujet de l’administration des régimes d’assurance‑médicaments et des listes de médicaments des secteurs privé et public au Canada, y compris au sujet du rôle de l’ACMTS et du Programme commun d’évaluation des médicaments (PCEM). Elle exprimera les opinions formulées dans son affidavit, qu’elle a souscrit le 22 avril 2014, et sera aussi autorisée à répondre aux contre‑preuves présentées par AbbVie.

[10]           La défenderesse a également présenté les témoignages des témoins de faits suivants :

4.                  Allan Stordy, de Calgary, en Alberta : Son témoignage a été présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑3). Il n’a pas été contre‑interrogé. Il a donné son témoignage en se plaçant du point de vue d’une personne souffrant de psoriasis modéré à grave.

5.                  Gwendolyn Ward, de Georgina, en Ontario : Mme Ward est stagiaire en droit au cabinet des avocats de la défenderesse. Son affidavit (pièce D‑4) a servi à verser certains documents au dossier de l’instance. Elle n’a pas été contre‑interrogée.

6.                  Michael Santusso, d’Oakville, en Ontario : M. Santusso est gestionnaire – Information médicale, chez Janssen Inc. Son témoignage principal a été présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑5). À la suite d’une requête en Cour d’appel, les demanderesses ont déposé en preuve une transcription de son contre‑interrogatoire (pièce P‑6).

7.                  Christine Janus, d’Ottawa, en Ontario : Mme Janus est directrice générale et directrice administrative de l’Alliance canadienne des patients en dermatologie (ACPD). Son témoignage a été présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑7). À la suite d’une requête en Cour d’appel, les demanderesses ont déposé en preuve une transcription de son contre‑interrogatoire (pièce P‑8).

8.                  Jason Nitert, de Markham, en Ontario. M. Nitert est directeur de l’unité de gestion Rhumatologie et dermatologie chez Janssen Inc. et est responsable du produit STELARA au Canada. Son témoignage a été présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑35). Il a été contre‑interrogé en personne devant moi.

9.                  Anne Messner, de Toronto, en Ontario : Mme Messner travaille chez Janssen Inc. à titre d’adjointe principale, Affaires réglementaires. Elle est intervenue auprès de Santé Canada concernant le produit STELARA. Son témoignage principal a été présenté sous forme d’affidavit (pièce D‑37). Elle a été contre‑interrogée en personne devant moi.

[11]           Chacune des parties a également présenté un affidavit d’un avocat anglais concernant les procédures devant les tribunaux du Royaume‑Uni et le tribunal européen d’appels techniques. À cet égard, la défenderesse a présenté l’affidavit de Wilton Emerys‑Evans (pièce D‑38) et les demanderesses ont présenté l’affidavit de David Lawrence Wilson (pièce P‑39). Ni l’un ni l’autre de ces affidavits n’a donné lieu à un contre‑interrogatoire. Ces affidavits ont été admis en preuve, sous réserve d’arguments supplémentaires quant à leur pertinence. J’estime que leur pertinence est négligeable.

[12]           Enfin, chaque partie a déposé un document qu’elle dit avoir fourni à l’autre partie; aucun commentaire défavorable n’a été reçu. J’ai interprété ce silence comme un consentement des parties à l’égard du contenu des documents. Les demanderesses ont versé au dossier un exposé des faits (pièce P‑11) et la défenderesse, un tableau des produits biologiques approuvés pour le traitement du psoriasis au Canada en date du 10 mai 2014 (pièce D‑12).

II.                Questions en litige

[13]           La question essentielle à trancher à ce stade‑ci de l’instruction de l’action est de savoir si la Cour devrait accorder une injonction et, dans l’affirmative, sous quelles conditions, le cas échéant.

[14]           Les demanderesses ont présenté un document intitulé [traduction] « Troisième énoncé modifié des questions en litige sur lesquelles la Cour devra se prononcer lors de l’audition de la requête en injonction », qui définit selon elles leurs préférences quant aux conditions d’une injonction visant à interdire à la défenderesse de vendre son produit STELARA au Canada, sous réserve d’un certain nombre de conditions et d’exceptions. Dans leurs conclusions finales, les demanderesses ont présenté un document plus succinct sous la forme d’un projet de jugement.

[15]           Ce  qui différencie la présente affaire des affaires de brevet habituelles, c’est que les demanderesses vendent en fait un produit au Canada qui est en concurrence avec le produit STELARA de la défenderesse. Ce produit s’appelle HUMIRA, mais il n’est pas visé par les revendications du brevet 281 en litige. Hormis la défenderesse, personne ne vend au Canada un produit visé par les revendications en litige. De plus, il semble exister un besoin médical, car une partie au moins des personnes atteintes de psoriasis au Canada a besoin du produit STELARA de la défenderesse pour le traitement efficace de leur problème.

[16]           La Cour doit par conséquent mettre en balance, d’une part, le droit des brevetés à l’utilisation exclusive de leur invention revendiquée, y compris le droit de contrôler, par licence, toute entité autre qui souhaite utiliser l’invention revendiquée, et, d’autre part, la volonté commerciale de la défenderesse de vendre le médicament contrefait et le désir de certains membres du public canadien, vu leurs besoins médicaux, de continuer d’avoir accès au médicament contrefait.

III.             Psoriasis

[17]           À la page 120 du brevet 281, on peut lire que le psoriasis provoque des lésions cutanées aiguës et chroniques associées au profil d’expression d’une cytokine de type TH1. Au paragraphe 11 de son affidavit (pièce P‑15), le Dr Lynde explique que le psoriasis est une maladie inflammatoire chronique de la peau se manifestant par des plaques rouges en saillie recouvertes de squames et que la maladie touche 2 à 3 p. cent de la population mondiale. Dans sa lettre d’opinion (onglet C, pièce D‑22), le Dr Shear dit que le psoriasis en plaques grave n’est pas une maladie qui disparaît : elle dure toute la vie.

[18]           Aux paragraphes 11 à 13 de son premier affidavit, le Dr Lynde décrit comment on en est arrivé à établir trois degrés de gravité du psoriasis (léger, modéré et grave) en fonction de plusieurs critères établis par le corps médical. Le psoriasis peut être irritant, défigurant ou invalidant, en particulier, dans ce dernier cas, lorsqu’il siège sur la paume des mains ou la plante des pieds.

[19]           En l’espèce, nous traitons du psoriasis qui est classé de modéré à grave.

IV.             Traitement du psoriasis

[20]           Le psoriasis semble être incurable, mais on peut le traiter afin d’en soulager les symptômes pendant un certain temps. Au paragraphe 11 de son premier affidavit, le Dr Lynde explique que la majorité des patients psoriasiques souffrent de la forme légère à modérée de la maladie; les patients qui souffrent d’une forme modérée à grave sont habituellement traités au moyen d’un agent à action générale comme le méthotrexate, l’acitrétine, la cyclosporine ou un agent biologique.

[21]           La présente action concerne des agents biologiques. Le produit en litige de la défenderesse est STELARA; les demanderesses vendent un produit portant le nom d’HUMIRA. Les agents biologiques sont arrivés sur le marché au cours de la dernière décennie. Il existe quatre produits de ce genre homologués pour le traitement du psoriasis au Canada : HUMIRA, STELARA, REMICADE (aussi vendu par Janssen) et ENBREL (vendu par une entreprise connue sous le nom d’Amgen). Trois de ces produits (ENBREC, HUMIRA et STELARA) sont administrés par injection sous‑cutanée, injections que peut souvent se faire lui‑même le patient. Le quatrième, REMICADE, est administré par perfusion intraveineuse. Parmi ces quatre produits, trois agissent en ciblant le facteur de nécrose tumorale alpha, habituellement désigné sous l’acronyme TNF‑α ou, simplement, TNF. Ces produits sont REMICADE, ENBREL et HUMIRA. Seul le quatrième produit, STELARA, agit en inhibant l’interleukine 12 (IL‑12).

[22]           En contre‑interrogatoire (volume 1, pages 144 et 145), le Dr Lynde a estimé que le nombre de patients dans le monde qui reçoivent ENBREL dépasse de loin le million. Dans le cas d’HUMIRA, le nombre est similaire, et, dans le cas de STELARA, qui est relativement nouveau sur le marché, le nombre est probablement d’environ quatre‑vingt mille. Au paragraphe 14 de son affidavit, le Dr Lynde affirme que, sur ses cinq cents à six cents patients qui sont traités au moyen de produits biologiques, environ 30 p. cent utilisent ENBREL, 40 p. cent, HUMIRA, 25 p. cent, STELARA et 5 p. cent, REMICADE.

[23]           En contre‑interrogatoire (volume 2, pages 321 et 350), le Dr Shear a déclaré que REMICADE est administré en milieu hospitalier dans la plupart des pays; dans les autres pays, il est donné par injection. Il a expliqué qu’ENBREL est le plus faible, suivi d’HUMIRA, puis de REMICADE, probablement le plus puissant des trois. Il a ensuite déclaré que, si un patient ne répond pas à l’un de ces produits, le médecin peut en essayer un autre, dont STELARA. Dans sa lettre d’opinion (onglet C, pièce D‑22), le Dr Shear décrit le passage d’un de ces médicaments à un autre et l’augmentation de la dose afin de déterminer le médicament et la dose les plus efficaces pour le traitement d’un patient donné. Au cours de son contre‑interrogatoire (volume 1, page 171), le Dr Lynde a dit qu’il était courant de passer d’un médicament anti‑TNF à un autre avant d’en arriver à un médicament ciblant l’IL‑12 (STELARA).

[24]           À la dernière page de sa lettre d’opinion, le Dr Shear s’inquiète grandement de ce qui pourrait arriver si STELARA était retiré du marché canadien, et il exprime des inquiétudes au sujet de la publication des données médicales et de l’appui aux essais cliniques et aux bases de données. En contre‑interrogatoire (volume 2, pages 287 à 289), il a admis que ces inquiétudes concernaient uniquement le cas où STELARA serait totalement retiré du marché et où toute information serait bannie.

[25]           Aux paragraphes 52 à 58 de son affidavit, le Dr Lynde affirme que l’accès limité à STELARA, comme le proposent les demanderesses — c’est‑à‑dire l’accès si un médecin le juge nécessaire — préviendrait tout risque réel pour les patients, et, aux paragraphes 36 à 51, il explique que la réduction des activités de promotion des ventes n’aurait pas d’incidence sur la diffusion des données médicales et scientifiques.

V.                Autres usages des produits biologiques

[26]           Outre leur utilisation dans le traitement du psoriasis, les quatre produits biologiques ont été homologués par Santé Canada pour le traitement d’autres maladies. Les trois anti‑TNF (ENBREL, REMICADE et HUMIRA) ont été homologués pour plusieurs autres indications, dont le rhumatisme psoriasique. En janvier 2014, STELARA a aussi été homologué par Santé Canada pour le traitement du rhumatisme psoriasique; cependant, il ne figure encore sur aucune liste provinciale pour cette indication.

[27]           On n’a pas fait valoir que le rhumatisme psoriasique tomberait sous le coup des revendications en litige du brevet 281. On a toutefois soutenu que, en faisant ostensiblement la promotion de STELARA pour le traitement du rhumatisme psoriasique, les défenderesses pourraient se soustraire à toute injonction concernant la promotion du produit pour le traitement du psoriasis. On a aussi allégué que, en recevant STELARA contre le rhumatisme psoriasique, un patient qui souffre aussi de psoriasis pourrait du même coup être traité contre son psoriasis.

[28]           Le rhumatisme psoriasique est habituellement traité par des rhumatologues, alors que le psoriasis est traité par des dermatologues. Certains médecins pourraient savoir qu’en traitant une maladie, ils en traitent une autre, mais de tels médecins semblent être très peu nombreux.

VI.             Vente et promotion de STELARA au Canada

[29]           Jason Nitert a fourni, pour le compte de la défenderesse, la majeure partie de la preuve concernant la vente et la promotion au Canada par Janssen. Il a été l’un des principaux responsables de cette activité. Dans son affidavit, déposé en Cour d’appel et confirmé dans son affidavit qui m’a été soumis (à l’onglet A de la pièce D‑35), M. Nitert décrit comment STELARA est arrivé sur le marché canadien en janvier 2008 et est devenu, en décembre 2013, le premier médicament biologique pour le traitement du psoriasis au Canada. Le produit continue de gagner des parts de marché auprès des patients qui viennent tout juste de commencer à utiliser des produits biologiques (les patients naïfs) et de ceux qui ont remplacé un autre produit biologique par celui‑ci. Il estime qu’il y a en moyenne sur le marché canadien, au cours d’un mois donné, des stocks de STELARA d’une valeur de […] dollars, sans compter les stocks qui demeurent chez Janssen Inc. même.

[30]           En contre‑interrogatoire, à la page 473 du volume 3, M. Nitert a témoigné que Janssen avait dépensé à peu près […] dollars en 2013 pour la mise en marché, la publicité et la promotion de STELARA. Il a précisé que STELARA est vendu en seringues préremplies de 45 ou 90 milligrammes, vendues à environ quatre mille cinq cents dollars (4 500 $) l’unité. La première année de la thérapie, où plus de seringues sont utilisées, le coût annuel pouvait s’élever à vingt‑cinq mille dollars (25 000 $), puis, pour chacune des années de rappel, à dix‑huit mille dollars (18 000 $).

[31]           Janssen ne subventionne pas le coût du médicament, mais elle a mis en place un programme qu’elle appelle BioAdvance, par l’entremise duquel elle aide les patients qui tentent d’obtenir du financement auprès de sources gouvernementales ou d’assureurs privés.

[32]           Aux pages 474 et 475 du volume 3, M. Nitert a indiqué que la marge bénéficiaire brute de Janssen sur une fiole était d’environ […] pour cent de l’ensemble du système et que le bénéfice en fonction des coûts locaux de Janssen Canada variait de […] à […] pour cent environ.

[33]           Dans son témoignage, M. Nitert a déclaré que depuis le 17 janvier 2014, date de la publication de mon jugement dans lequel je concluais que STELARA contrefaisait les revendications du brevet valide 281, la défenderesse Janssen Inc. n’a rien fait pour restreindre la mise en marché et la vente de STELARA au Canada, ni pour cesser la promotion de ce médicament pour le traitement du psoriasis au Canada (volume 3, page 488).

VII.          Accorder une injonction : à quelles conditions?

[34]           L’alinéa 57(1)a) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, ch. P‑4, dispose que le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge à propos pour interdire à une partie d’exploiter, de fabriquer ou de vendre l’article qui fait l’objet du brevet :

57. (1) Dans toute action en contrefaçon de brevet, le tribunal, ou l’un de ses juges, peut, sur requête du plaignant ou du défendeur, rendre l’ordonnance qu’il juge à propos de rendre :

 

a) pour interdire ou défendre à la partie adverse de continuer à exploiter, fabriquer ou vendre l’article qui fait l’objet du brevet, et pour prescrire la peine à subir dans le cas de désobéissance à cette ordonnance;

 

57. (1) In any action for infringement of a patent, the court, or any judge thereof, may, on the application of the plaintiff or defendant, make such order as the court or judge sees fit,

 

(a) restraining or enjoining the opposite party from further use, manufacture or sale of the subject‑matter of the patent, and for his punishment in the event of disobedience of that order,

[35]           Une injonction est normalement prononcée dès lors qu’un tribunal conclut qu’un brevet est valide et qu’il a été contrefait. On trouve dans les motifs du juge Martineau dans la décision Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Ltee, 2012 CF 113 (conf par l’arrêt 2013 CAF 219), au paragraphe 397, une déclaration classique à cet effet :

397   L’article 57 de la Loi confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance d’interdiction, laquelle sera habituellement accordée dans le cas d’une contrefaçon ou d’une menace de contrefaçon, sauf s’il y a une raison équitable de ne pas le faire, comme un acquiescement, un long délai, l’absence de mains nettes, un caractère abusif ou une insignifiance. Par ailleurs, l’octroi d’une injonction n’est pas une mesure prise au profit d’une partie qui a gain de cause, mais elle est rendue par la Cour dans l’intérêt du public, afin de garantir le caractère exécutoire du système canadien des brevets (voir Harold G. Fox, Canadian Patent Law and Practice, 4e éd. (Toronto : Carswell, 1969) à la page 487; David Vaver, Intellectual Property Law, 2 éd. (Toronto : Irwin Law Inc, 2011) à la page 618 (Vaver); Janssen‑Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1234, 57 C.P.R. (4th) 6, au paragraphe 132, conf. par 2007 CAF 217, 59 CPR (4th) 116, autorisation d’interjeter appel devant la CSC refusée, [2007] C.S.C.R. no 442 (QL), 383 N.R. 397 (Janseen‑Ortho); Weatherford Canada Ltd c Corlac Inc, 2010 CF 602, au paragraphe 229).

[36]           Dans Valence Technology, Inc c Phostech Lithium Inc, 2011 CF 174 (confirmée par 2011 CAF 237), la juge Gauthier (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) écrit aux paragraphes 239 et 240 qu’une injonction ne devrait être refusée qu’en de rares circonstances :

239   Phostech soutient que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et ne pas accorder d’injonction tant que Phostech n’est pas en position d’utiliser son procédé P2 dans sa nouvelle usine qui est en cours de construction au Québec. Elle affirme que la Cour devrait lui accorder une période de grâce de deux ans parce que l’usine en question ne sera pas prête avant 2012 au plus tôt. À cet égard, Phostech invoque la décision Unilever PLC c. Procter & Gamble Inc, (1993), 47 CPR (3d) 479, à la page 572, et Merck & Co. c. Apotex Inc., 2006 CF 524, au paragraphe 230.

240   Les faits de ces précédents se distinguent clairement de ceux en l’espèce. La Cour ne devrait refuser d’accorder une injonction permanente lorsque la contrefaçon est établie que dans de très rares circonstances. Je ne suis pas convaincue que les circonstances en l’espèce justifient une telle exception.

[37]           L’une de ces rares circonstances est survenue dans l’affaire Unilever PLC c Procter & Gamble Inc. (1993), 47 CPR (3d) 479, tranchée par feu le juge Muldoon alors qu’il était juge de notre Cour. Dans cette affaire, le brevet devait expirer dans moins de deux ans. La brevetée ne vendait aucun produit visé par le brevet, mais elle vendait un produit concurrent. Le produit de la défenderesse était fabriqué par des personnes handicapées qui, autrement, étaient inemployables. Le juge écrit :

   

[traduction]
     Le brevet a été délivré en 1977 et le présent litige a commencé en 1985. Comme la Cour l’a déjà conclu, la conduite des demanderesses ne rend pas leur action irrecevable en raison d’un prétendu acquiescement, mais si, comme l’allèguent leurs avocats, elles étaient « en train de se faire avoir » par Witte, de P & G, elles auraient toujours pu refuser de se laisser embobiner, scénario que les avocats des demanderesses auraient voulu que la Cour croie, et elles auraient pu démontrer leur détermination en introduisant une action en justice une année ou deux avant 1985. Un tel retard n’est que l’un des facteurs dont il convient de tenir compte dans ces circonstances, comme il a été statué dans l’arrêt Consolboard, précité.

[. . .]

     Comme nous l’avons vu, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour refuse de rendre une injonction à l’encontre P & G visant le reste de la durée du brevet, qui arrivera à échéance en septembre 1994. Parmi les facteurs devant guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, mentionnons : le fait que les demanderesses n’ont jamais exploité l’invention brevetée au Canada; si une injonction devait être rendue, les difficultés qu’auraient à subir les défenderesses responsables de la contrefaçon, mais aussi et surtout les employés innocents en cette période économique difficile, alors qu’il semble que nous soyons encore en pleine récession (selon Statistique Canada) et qu’il n’est donc pas souhaitable d’augmenter la charge des prestations d’assurance‑chômage et le taux de chômage; enfin, par contraste, l’absence d’une main‑d’œuvre concurrentielle embauchée par Lever. Aucune injonction permanente n’est rendue.

[38]           Tout récemment, dans l’arrêt 1711811 Ontario Ltd c Buckley Insurance Brokers Ltd, 2014 ONCA 125, la Cour d’appel de l’Ontario a examiné le critère applicable pour décider si elle devait accorder une injonction permanente. Faisant sien le raisonnement du juge Groberman de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans Schooff c British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 396 (Cambie Surgeries), la Cour a statué que le critère en trois volets applicable en matière d’injonctions interlocutoires ne s’applique pas aux injonctions définitives. Pour obtenir une injonction définitive, une partie doit établir le bien‑fondé des droits qu’elle revendique; la Cour doit alors se demander si une injonction est le recours approprié en l’espèce. Un préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients ne sont pas pertinents en eux‑mêmes, mais ils peuvent permettre de déterminer si une injonction est un recours approprié. S’exprimant au nom de la Cour, la juge Gillese écrit, aux paragraphes 74 à 80 :

[traduction]
74   Le critère en matière d’injonctions interlocutoires est bien connu : il s’agit de l’interrogation en trois étapes décrite dans RJR‑MacDonald : Existe‑t‑il une question sérieuse à juger? La partie requérante subirait‑elle un préjudice grave si sa demande était rejetée? La prépondérance des inconvénients milite‑t‑elle en faveur de l’octroi de l’injonction?

75   Ce même critère s’applique‑t‑il lorsque la Cour se demande si elle doit ou non accorder une injonction permanente? AdLine soutient que c’est le cas et invoque des décisions comme Hanisch c. McKean, 2013 ONSC 2727, au paragraphe 111, et Poersch c. Aetna, 2000 CanLII 22613 (Ont. S.C.), au paragraphe 103, où les tribunaux ont expressément appliqué ce critère pour décider s’il convenait d’accorder une injonction permanente.

76   Je ne saurais souscrire à cette proposition. À mon avis, un critère différent doit s’appliquer.

77   La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique s’est récemment penchée sur le critère de l’injonction permanente et sa relation avec le critère de l’injonction interlocutoire. Dans la décision visée par le contrôle dans Cambie Surgeries Corp. c. British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 396, 323 D.L.R. (4th) 680, le juge de première instance a accordé une injonction permanente en se fondant sur le critère de l’injonction interlocutoire. Même si les parties partageaient l’avis que le juge de première instance avait correctement énoncé le critère, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a statué que le critère appliqué était erroné et a infirmé la décision rendue en première instance.

78   Le juge Groberman, s’exprimant au nom de la Cour, a expliqué que le critère énoncé dans RJR‑Macdonald s’applique aux injonctions interlocutoires et non aux injonctions définitives ou permanentes. Au paragraphe 24 de Cambie Surgeries, il précise que le critère énoncé dans RJR‑Macdonald vise à remédier aux situations où la Cour n’a pas le pouvoir de statuer ultimement sur le fond de l’affaire, mais doit néanmoins décider si des mesures sont nécessaires pour protéger les droits du requérant.

79   Aux paragraphes 27 et 28 de Cambie Surgeries, le juge Groberman ajoute :

Ni le critère habituel ni le critère modifié dont il est question dans RJR‑MacDonald ne s’appliquent lorsqu’un tribunal rend une décision définitive (par opposition à interlocutoire) sur la question de savoir s’il convient ou non d’accorder une injonction. La question du préjudice irréparable et celle de la prépondérance des inconvénients sont pertinentes quant aux injonctions interlocutoires précisément parce que le tribunal n’a pas le pouvoir de trancher ultimement la question en litige. En revanche, un tribunal saisi d’une demande d’injonction définitive mettra soigneusement en balance les droits des parties.

Pour obtenir une injonction définitive, une partie devra établir le bien‑fondé des droits qu’elle revendique. Le tribunal devra ensuite déterminer si l’injonction est un recours approprié. Le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients ne sont pas, en soi, pertinents pour accorder une injonction définitive, bien que certains éléments de preuve auxquels se réfère un tribunal pour statuer sur ces questions dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire pourraient être pris en considération pour décider s’il y a lieu que le tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire pour accorder une injonction définitive.

80   Je souscris à ce raisonnement. Le critère de RJR‑Macdonald vaut pour une injonction interlocutoire. Une injonction permanente ne peut être accordée qu’après une décision définitive. Des considérations différentes entrent en jeu et un critère différent doit donc être appliqué, et ce, avant et après la décision de première instance.

[39]           Compte tenu du pouvoir discrétionnaire qui m’a été conféré, j’entends examiner les questions suivantes :

a.         Que cherchent à obtenir les demanderesses?

b.         Que propose la défenderesse?

c.         Quels intérêts les demanderesses cherchent‑elles à protéger?

d.        Quels intérêts la défenderesse cherche‑t‑elle à protéger?

e.         Quels sont les intérêts du public?

A.                   Que cherchent à obtenir les demanderesses?

[40]           Les demanderesses demandent une injonction permanente pour la durée non écoulée du brevet 281, lequel expire le 24 mars 2020, sous réserve, toutefois, d’exceptions importantes.

[41]           Les demanderesses sont disposées à permettre, à titre d’exception, l’utilisation continue de STELARA par des patients actuels, et son utilisation par de nouveaux patients dans des circonstances particulières. Les demanderesses demandent que la défenderesse envoie aux dermatologues une lettre par laquelle elle reconnaît que les demanderesses ont eu gain de cause dans le litige relatif au brevet et qui explique les raisons pour lesquelles STELARA ne fera pas l’objet d’une promotion.

[42]           Les demanderesses consentent à laisser Janssen continuer à offrir de l’information médicale et à respecter les exigences légitimes de Santé Canada. Ce qu’elles veulent, c’est que Janssen cesse ses activités de commercialisation, comme la vente au détail.

B.                    Que propose la défenderesse?

[43]           Dans sa plaidoirie finale, la défenderesse propose que j’attende jusqu’à ce que la Cour d’appel dispose de l’appel qu’elle a interjeté sur les questions de contrefaçon et de validité. De plus, elle propose qu’il soit sursis à l’affaire jusqu’à l’évaluation des dommages‑intérêts et que dans l’intervalle, Janssen continue de vendre le produit, sous réserve qu’elle paie ce qui, dans les faits, constituerait une redevance continue.

C.                    Quels intérêts les demanderesses cherchent‑elles à protéger?

[44]           Les demanderesses ne fabriquent ni ne vendent, au Canada ou ailleurs, aucun produit visé par les revendications en litige relatives au brevet 281. Elles fabriquent en fait un autre produit biologique, HUMIRA, qui s’adresse à peu près aux mêmes patients qui cherchent à traiter leur psoriasis, comme le fait Janssen avec STELARA.

[45]           Le représentant des demanderesses, M. Manning, a exposé de façon très franche les intérêts des demanderesses en réponse à une question de l’avocat lors de l’interrogatoire principal; les demanderesses souhaitent préserver la plus large « présence » possible d’HUMIRA sur le marché. Au volume 1, aux pages 87 et 88, il a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Q.        Merci. J’ai une dernière question, qui porte sur la question des dommages‑intérêts dans la présente affaire.

            M. Manning, pouvez‑vous dire à la Cour pourquoi AbbVie n’est pas disposée à laisser Janssen continuer de contrefaire son produit sans restrictions, quitte à accepter un chèque dès maintenant pour les dommages‑intérêts?

A.         D’un point de vue strictement commercial, et il est vrai que ce matin on a beaucoup parlé de ventes, mon rôle en tant que gestionnaire de la division de l’immunologie consiste à augmenter la rentabilité de ma division.

            Il s’ensuit qu’en tant que responsable de l’aspect commercial de cette activité, j’ai intérêt à ce qu’Humira ait la plus large présence qu’il m’est possible d’obtenir, de sorte que je puisse tabler sur cette présence pour négocier avec les payeurs, les grossistes et les autres fournisseurs tiers, et accroître ainsi la rentabilité de mes activités.

            Le fait de ne recevoir qu’un chèque de redevance ne m’aide pas réellement à en tirer parti pour rendre mes activités plus rentables. De plus, dans un marché comme celui‑ci, qui est si novateur et qui évolue si vite, j’estime qu’il serait très difficile de déterminer la nature éventuelle des dommages, en particulier dans l’avenir.

            Comme vous le voyez sur le tableau que je vous ai présenté, la position des concurrents change constamment.

            Enfin, je suis conscient, compte tenu du déroulement de la présente affaire, que le brevet IL‑12 d’AbbVie expire en 2020 et je comprends que nous ne pourrions pas réclamer de dommages‑intérêts après 2020. Cela signifie qu’un patient à qui on prescrit Stelara aujourd’hui va probablement suivre le même traitement après 2020 et qu’AbbVie perdrait tout bénéfice de ce patient. Par contre, si ce même patient se voyait prescrire Humira aujourd’hui avec une forte probabilité qu’il reçoive le même traitement après 2020, alors nous serions en mesure d’en tirer un bénéfice après l’expiration du brevet IL‑12 ici au Canada.

D.                   Quels intérêts la défenderesse cherche‑t‑elle à protéger?

[46]           Dans son témoignage, M. Nitert, représentant de la défenderesse, indique que STELARA a été introduit dans le marché canadien en 2008. Le produit est en concurrence avec trois autres produits biologiques; l’un d’eux est HUMIRA. STELARA est actuellement le médicament biologique le plus vendu sur le marché et il connaît une croissance constante.

[47]           Comme il a été mentionné, le coût du médicament est élevé, et la marge bénéficiaire de la défenderesse est considérable. Les marges bénéficiaires de l’ensemble de l’organisation Janssen sont énormes.

[48]           La défenderesse cherche à protéger un marché très lucratif et en pleine expansion au Canada.

[49]           On ne m’a pas démontré qu’une injonction causerait un préjudice grave ou irréparable à Janssen. Certes, cette dernière peut essuyer une perte de revenus et sa réputation peut avoir souffert d’un ralentissement ou d’un arrêt de ses ventes, mais il s’agit là d’une conséquence naturelle du déboutement dans une action en brevet.

E.                    Quels sont les intérêts du public?

[50]           Dans bon nombre d’actions en matière de brevet, l’objet du brevet a trait à quelque chose qu’il est facile de remplacer par un autre produit, par exemple une montre ou une bicyclette. Le public risque de perdre sa capacité d’acquérir ou d’utiliser l’un ou l’autre de ces produits, mais il aura facilement accès à une solution de remplacement raisonnable.

[51]           Ici, toutefois, certains patients au Canada n’ont pas de solution de remplacement efficace à STELARA pour le traitement de leur psoriasis. Il convient aussi de tenir compte de l’opinion du Dr Shear, médecin traitant, qui, dans sa lettre d’opinion (onglet C, pièce D‑22) écrit : [traduction« nous avons besoin de choix ». Le Dr Shear fait observer qu’un médecin devrait avoir la possibilité raisonnable de remplacer un produit par un autre afin de pouvoir déterminer quel produit répond le mieux aux besoins particuliers d’un patient donné.

[52]           De plus, il convient de garder à l’esprit les besoins de l’ensemble de la collectivité.

[53]           Ces médicaments sont très onéreux. Très peu de patients, si tant est qu’il y en ait, en assument les coûts eux‑mêmes. Le coût est assumé par des assureurs privés ou par certains organismes gouvernementaux. Janssen a mis en place un programme qu’elle appelle BioAdvance, par lequel elle prend en charge, au nom du patient, les négociations avec l’assureur ou l’organisme en vue d’obtenir une aide financière pour le patient. Les demanderesses disposent d’un programme semblable pour HUMIRA. J’imagine que vu le coût très élevé de leur médicament et leur forte marge bénéficiaire, les sociétés pharmaceutiques ont un intérêt certain à faire reporter les coûts sur un tiers, comme l’assureur ou le gouvernement, et à dégager le patient et le médecin des problèmes liés aux coûts.

VIII.       Conciliation des intérêts et formulation des conditions de l’ordonnance

[54]           Compte tenu de ce qui précède, je vais accorder une injonction, mais notamment parce que les demanderesses l’ont elles‑mêmes proposé, il y aura une exception pour les patients actuels et les nouveaux patients. Je vais interdire la commercialisation du STELARA tout en faisant en sorte que l’information médicale continue d’être accessible.

[55]           Dans la formulation des conditions de l’ordonnance d’injonction, ma tâche consiste à faire sorte que ces conditions soient claires et fonctionnelles.

[56]           La suite des présents motifs vise à expliquer les raisons pour lesquelles j’ai rédigé certaines conditions de la façon dont je l’ai fait.

IX.             Partie visée par l’injonction

[57]           Il n’y a qu’une seule défenderesse, Janssen Inc. J’ai formulé l’injonction d’une façon qui est habituelle dans ce genre d’affaire afin de viser Janssen Inc. ainsi que ses administrateurs, dirigeants, préposés, agents et employés, soit tous ceux avec lesquels elle agit de concert et ceux sur lesquels elle exerce un contrôle. Janssen s’entend de toutes ces personnes dans le jugement.

[58]           Les demanderesses me demandent d’ajouter à titre de personnes visées par l’injonction :

une société affiliée de Janssen, ou une personne auprès de laquelle Janssen Inc. ou une de ses sociétés affiliées s’est engagée, par voie contractuelle, à exécuter ou à faire exécuter tout acte interdit par les présentes :

[59]           Les demanderesses entendent par « société affiliée de Janssen » :

toute autre personne, société, partenaire d’affaires ou commerce avec qui [Janssen Inc.] est associée ou affiliée.

[60]           Selon cette définition, une « société affiliée de Janssen » est potentiellement un concept très général et certainement indéfini. Cette notion pourrait englober des parties absentes de la Cour dans la présente action, y compris, possiblement, des parties établies dans d’autres ressorts.

[61]           Je n’étendrai pas la portée de l’injonction autant que le demandent les demanderesses. Ma définition est suffisante à l’égard de la défenderesse en l’espèce et pour traiter des activités qu’elle pourrait mener ou auxquelles elle pourrait participer.

X.                Attestation de la nécessité de prescrire STELARA pour les nouveaux patients

[62]           Les demanderesses proposent que STELARA puisse être prescrit à un patient qui ne l’a jamais utilisé auparavant, à condition que le médecin du patient atteste qu’il s’agit d’un dernier recours. La proposition initiale des demanderesses était que le médecin atteste que le patient avait essayé tous les autres médicaments biologiques. Il semble que les médecins s’y soient opposés, puisque cela les obligerait à essayer d’abord les trois autres médicaments. Les demanderesses ont modifié leur demande de manière à obliger le médecin à attester qu’il avait au moins essayé leur médicament biologique, HUMIRA.

[63]           Les demanderesses proposent que le médecin atteste de la nécessité de prescrire STELARA en cochant la case associée à la déclaration suivante :

[traduction] J’atteste par la présente que ce patient a un besoin médical de prendre Stelara qui ne peut être comblé par la prise de Humira.

[64]           Les demanderesses proposent d’intégrer la case et la déclaration dans un « formulaire d’inscription et d’ordonnance du patient » que Janssen fournit, dans le cadre de son programme BioAdvance, aux assureurs et aux organismes gouvernementaux pour obtenir le remboursement, au nom du patient, de STELARA.

[65]           Janssen soutient que les médecins seront en fait forcés de prescrire HUMIRA à leurs patients avant d’attester la nécessité de prescrire STELARA. Elle soutient également qu’il est difficile et chronophage de modifier le formulaire. Les demanderesses contestent ces arguments.

[66]           Je propose d’avoir foi en l’intégrité de notre corps médical au Canada. Un nouveau patient pourra se voir prescrire STELARA, pourvu que son propre médecin ait décidé qu’il est nécessaire de prescrire STELARA pour traiter le psoriasis de ce patient. Je n’obligerai pas le médecin à signer un formulaire ou à cocher une case. Je me rends bien compte que cette disposition n’a pas la rigueur de la méthode préconisée par les demanderesses. J’estime toutefois cette rigueur trop restrictive et trop soupçonneuse de l’intégrité de nos médecins. J’ai inclus une disposition interdisant à Janssen d’essayer d’influencer la décision de ces médecins traitants.

XI.             Commercialisation et promotion de STELARA

[67]           Un aspect central de la question de la commercialisation et de la promotion de STELARA pour le traitement du psoriasis au Canada est le rôle des personnes appelées représentants de produit ou personnes « détachées » auprès des médecins. À l’instar de MM. Manning et Nitert, les Drs Lynde et Shear ont témoigné du rôle de ces personnes.

[68]           Les Drs Lynde et Shear ont expliqué que leurs principales sources d’information sur un médicament comme STELARA sont la monographie du produit, la documentation scientifique, les réunions, les conférences et les discussions avec des pairs. Janssen dispose dans son effectif d’un spécialiste de l’information médicale qui peut répondre aux questions d’ordre technique des médecins au sujet de ce type de médicament. Les demanderesses ne cherchent pas à interdire la diffusion de ce genre d’information technique ou l’accès à cette information.

[69]           Une « personne « détachée » auprès des médecins, et Janssen en a plusieurs à son service, est essentiellement un représentant commercial. Les personnes « détachées » rendent visite aux médecins plusieurs fois par année, comme l’a expliqué M. Nitert en contre‑interrogatoire, au  volume 3, aux pages 465 à 473. Elles ont pour fonction d’exécuter la stratégie de commercialisation de Janssen. Elles reçoivent un salaire et, si elles atteignent certains quotas de vente – par exemple, pour STELARA –, elles reçoivent une prime. Elles ne sont pas autorisées à donner d’autres renseignements que ceux que contient la monographie du produit. Elles peuvent « laisser en partant » de la documentation qui vante le produit, mais qui n’ajoute rien à la monographie. Comme l’a indiqué le Dr Shear en contre‑interrogatoire, au volume 2, à la page 273, une personne qui travaille pour le département de marketing doit être considérée comme faisant partie intégrante de la stratégie de commercialisation.

[70]           En contre‑interrogatoire, au volume 3, aux pages 470 à 472, M. Nitert a expliqué que les dermatologues ne sont pas tous aussi consciencieux que les Drs Lynde et Shear à cet égard. Certains peuvent avoir besoin de l’assistance d’une personne détachée auprès d’eux qui les aide à [traduction« former leur propre décision ».

[71]           La présente injonction vise à permettre la diffusion de l’information scientifique et médicale tout en interdisant l’activité de commercialisation des personnes « détachées » auprès des médecins.

XII.          Formulaires de notification

[72]           Les demanderesses ont demandé que l’ordonnance accordant l’injonction comporte une disposition obligeant Janssen à faire inscrire sur tous les formulaires pharmaceutiques du secteur public et du secteur privé de nouveaux critères relatifs à l’offre et au financement de STELARA eu égard à l’injonction.

[73]           Je n’inclurai pas de disposition en ce sens. Si une telle inscription est rendue nécessaire par la loi, par les exigences des formulaires ou par la relation de Janssen avec ceux‑ci, alors je présume que Janssen prendra l’initiative de faire le nécessaire.

[74]           Si les demanderesses estiment souhaitable que ces formulaires reflètent l’injonction et ses conditions, il leur sera loisible de fournir l’information exacte au besoin.

XIII.       Santé Canada

[75]           Santé Canada, organisme du gouvernement fédéral, a pour rôle d’assurer l’innocuité et l’efficacité des médicaments offerts au public canadien. Avant que l’accès à un médicament soit autorisé, celui‑ci doit faire l’objet de tests rigoureux et recevoir un avis de conformité. Cet avis autorise l’accès au médicament sous une forme et un dosage particuliers et à une fin précise, comme le traitement du psoriasis. Si la société pharmaceutique cherche à l’offrir sous une autre forme ou pour une autre fin, le médicament doit recevoir un nouvel avis ou un avis de conformité supplémentaire. Santé Canada joue un rôle permanent dans le contrôle des médicaments mis sur le marché, même après la délivrance d’un avis de conformité.

[76]           Le témoignage d’Anne Messner est celui d’une employée de Janssen chargée, entre autres choses, du médicament STELARA. Elle a longuement été contre‑interrogée sur la nature des demandes faites par Santé Canada à une société pharmaceutique comme Janssen. Je conclus, à la lumière de son témoignage, que les demandes de Santé Canada peuvent être fondées sur la Loi sur les aliments et drogues ou ses règlements, sur les lignes directrices de Santé Canada, ou sur les dispositions des politiques. Il est parfois malaisé de dire lequel de ces éléments forme le fondement de la demande, particulièrement du point de vue d’un profane peu au courant des subtilités juridiques de la situation. Comme a répondu Mme Messner en contre‑interrogatoire, au volume 3, à la page 538 :

[traductionToutefois, selon mon expérience, les fabricants de produits pharmaceutiques se conforment clairement non seulement à la Loi, mais aussi aux directives émises à leur intention par Santé Canada.

[77]           Si j’ai mentionné Santé Canada, c’est parce que les demanderesses me pressent, comme condition de l’injonction demandée, d’ordonner à Janssen de se conformer uniquement aux demandes légitimes de Santé Canada. J’estime que c’est trop demander à Janssen que de déterminer si la demande est « légitime » ou non. Je suis convaincu que Santé Canada ne ferait pas sciemment une demande illégitime ou frivole. Janssen se sentirait obligée de répondre de son mieux à n’importe quelle demande de Santé Canada. J’entends donc préciser dans mon jugement que Janssen est libre de répondre à toute demande de Santé Canada.

XIV.       Une lettre

[78]           Les demanderesses me demandent d’inclure dans mon jugement une condition obligeant Janssen à envoyer une lettre aux médecins canadiens qui ont prescrit du STELARA pour le traitement du psoriasis au cours de l’année précédente, ainsi qu’aux dermatologues qui ont reçu la visite d’un représentant de Janssen venu leur expliquer en détail l’utilisation du STELARA pour le traitement du psoriasis. La version préliminaire de cette lettre qui a été déposée indique, en deux pages, qu’AbbVie a été le premier utilisateur des anticorps IL‑12, qu’un brevet a été jugé valide et contrefait par Janssen pour son médicament STELARA, que chaque vente constitue une infraction, que notre Cour a accordé une injonction aux termes de laquelle une utilisation restreinte peut se poursuivre, et ainsi de suite.

[79]           Janssen s’est opposée, et c’est compréhensible, à toute ordonnance l’obligeant à envoyer une telle lettre. Elle est allée jusqu’à invoquer l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que l’arrêt la décision de la Cour suprême du Canada Banque nationale du Canada c Union internationale des employés de commerce, [1984] 1 RCS 269, où le du juge Beetz écrit au paragraphe 81, concernant la rédaction d’une lettre ordonnée par le Conseil canadien des  relations de travail :

Je ne puis me convaincre que le Parlement du Canada ait voulu conférer au Conseil canadien des relations de travail le pouvoir d’imposer des mesures aussi extrêmes, si tant est qu’il soit habile à le faire, vu la Charte canadienne des droits et libertés qui garantit la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression.

[80]           Les demanderesses invoquent un arrêt subséquent de la Cour suprême du Canada, Slaight Communications Inc c Davidson, [1989] 1 RCS 1038, dans lequel le juge en chef Dickson, s’exprimant au nom de la majorité, écrit au paragraphe 21 qu’une lettre fermement et soigneusement conçue aurait une atteinte minimale aux droits des parties et pourrait être ordonnée vu les faits particuliers de cette affaire :

21   Examinons maintenant les faits de l’espèce. La lettre a été fermement et soigneusement conçue pour exposer seulement une variété très restreinte de faits qui, nous l’avons vu, n’étaient pas véritablement contestés. Comme je l’ai déjà dit, à la différence de l’arrêt Banque Nationale, précité, on n’a pas forcé l’employeur à exprimer des opinions (« opinions et sentiments », le juge Beetz, à la p. 295) différentes des siennes. L’ordonnance négative vise plutôt à empêcher l’employeur de transmettre une opinion, cette interdiction étant intimement liée à l’histoire d’abus de pouvoir dont on avait conclu à l’existence. De plus, cette interdiction est très circonscrite. En premier lieu, elle ne s’applique que dans les cas où on communique avec l’appelante en vue d’obtenir des références et, en second lieu, il n’y a aucune obligation d’envoyer la lettre à quelqu’un d’autre que les employeurs éventuels. Somme toute, il s’agit d’une ordonnance soigneusement conçue et beaucoup moins envahissante que celle de l’arrêt Banque Nationale où la banque était tenue d’envoyer à un très grand nombre de gens (tous les employés et le personnel de direction de la banque) ce qui équivalait à une lettre de contrition qui donnait l’impression que certaines opinions exprimées étaient celles de l’employeur.

[81]           Dans le cas présent, j’ai demandé aux avocats des demanderesses pourquoi celles‑ci ne pourraient pas contacter elles‑mêmes les médecins pour présenter les circonstances dans lesquelles elles ont eu gain de cause et les conditions d’une injonction. La réponse a été qu’elles le pourraient, mais que la lettre aurait plus de poids si elle venait de Janssen. Je ne suis pas convaincu que cet argument suffise à justifier que j’ordonne à Janssen d’envoyer une telle lettre. Ce genre de lettre est une chose exceptionnelle dans le cadre d’une ordonnance; le simple fait qu’une lettre émanant de Janssen, même une lettre « forcée », aurait peut‑être un plus grand poids, particulièrement du point de vue du droit de commercialiser et de se réclamer la première à offrir le médicament, ne justifie pas à lui seul que j’ordonne l’envoi de cette lettre.

XV.          Essais de phase IV

[82]           Les demanderesses demandent que l’injonction interdise à Janssen de mener des essais de phase IV du STELARA au Canada en vue de son utilisation pour le traitement du psoriasis.

[83]           Comme l’a expliqué Mme Gryfe dans son interrogatoire principal au volume 2, à la page 435, des essais cliniques de phase IV sont réalisés sur une base volontaire après que le médicament a été approuvé par Santé Canada. Ils ont généralement pour but de confirmer ou d’étayer l’information et, parfois, d’appuyer les activités de commercialisation.

[84]           Le directeur de Janssen, M. Nitert, a déclaré en contre‑interrogatoire, au volume 3, aux pages 484 et 485, que Janssen n’a pas d’essais de phase IV en cours et qu’aucun n’est planifié.

[85]           Dans leur plaidoirie, les avocats des demanderesses ont expliqué que des essais de phase IV obligeraient Janssen à recruter des personnes souffrant du psoriasis aux fins d’administrer du STELARA comme traitement, puis d’analyser les résultats.

[86]           Le recrutement de nouveaux patients nuirait donc à l’efficacité des conditions de l’injonction demandée. Je suis d’accord.

[87]           Étant donné qu’aucun essai de phase  V n’est en cours ou envisagé et que de telles études pourraient contrevenir aux conditions de l’injonction, celle‑ci comprendra une disposition interdisant à Janssen de mener des essais de phase IV, à moins évidemment que ces essais ne soient requis par la loi, auquel cas je m’attends à ce que Janssen expose les motifs qui l’amènent à conclure à l’existence d’une telle exigence.

XVI.       Sursis

[88]           Dans sa plaidoirie finale, Janssen m’a demandé, advenant le cas où l’injonction serait accordée, de surseoir à son exécution pendant un certain temps. Dans leurs observations finales, les avocats de Janssen ont proposé un choix de périodes.

[89]           Dans Janssen‑Ortho Inc c Novopharm Inc, 2006 CF 1234, au paragraphe 133, j’ai accordé un sursis de trente (30) jours, mais j’ai ordonné que les sommes reçues de la vente du médicament durant cette période soient mises de côté dans un compte en fiducie :

133   Quant à l’injonction, il s’agit d’une réparation qui suit normalement un jugement concluant à la contrefaçon d’un brevet valide. Même si la présente action, intentée il y a quelque deux ans à peine, n’est pas en instance depuis aussi longtemps que les délais encourus dans l’affaire Merck, précitée, la Cour doit tenir compte du fait qu’elle a, dans une autre procédure, refusé d’interdire qu’un avis de conformité soit accordé à la défenderesse, de sorte que la défenderesse a accédé au marché et commencé à vendre ses produits à base de levofloxacine. La Cour d’appel d’Angleterre, dans l’arrêt Minnesota Mining & Manufacturing Co. c. Johnson & Johnson Ltd., [1976] RPC 671, aux pages 676 et suivantes, a examiné l’importance de l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans l’octroi d’une injonction permanente. J’accorderai donc une injonction, mais celle‑ci ne prendra effet qu’à l’expiration de trente jours à compter du prononcé des présents motifs, soit le délai accordé pour interjeter appel. Dans l’intervalle, la défenderesse peut continuer à vendre ou à écouler ses produits à base de levofloxacine en sa possession, sous sa garde ou sous son contrôle, mais seulement dans le cours normal de ses activités et pourvu que tous les montants perçus à cet égard soient comptabilités et gardés dans un fonds en fiducie distinct pour être versés aux demanderesses ou selon leurs instructions au plus tard le 31 décembre 2006. Ces montants devront être pris en compte, par déduction ou autrement, dans le calcul du montant définitif des dommages‑intérêts.

[90]           Aucune des parties dans la présente poursuite ne me demande de rendre semblable ordonnance en l’espèce.

[91]           Certes, il y a des occasions où un sursis est souhaitable, mais ce n’est pas le cas ici. Premièrement, Janssen ne m’a proposé aucun élément de preuve quant aux difficultés qu’elle éprouverait. La partie qui demande un sursis est tenue de fournir des éléments de preuve sur ces difficultés. De fait, la preuve va dans le sens contraire. La présente action a été introduite en 2009; à l’époque, Janssen venait tout juste de lancer STELARA sur le marché. Elle savait qu’il y avait un certain risque qu’une injonction soit accordée; elle a pris ce risque. Le 17 janvier 2014, j’ai rendu un jugement par lequel je concluais que le produit STELARA de Janssen contrefaisait deux revendications valides du brevet 281. À ce stade, Janssen s’exposait à la presque certitude d’une injonction. Comme le protonotaire Aalto l’a expliqué à la page 9 des motifs de son ordonnance en date du 26 septembre 2011, lorsqu’il a scindé l’action pour séparer la procédure visant les réparations demandées de celle concernant la contrefaçon et la validité du brevet :

[traduction] […] Janssen serait malavisée de continuer de vendre le médicament, compte tenu de la conclusion de contrefaçon.

[92]           Au vu de cet avertissement, on se demande bien pourquoi Janssen ne se serait pas soigneusement préparée à faire face à une injonction. Or, elle n’a rien fait. Je reproduis les réponses données par le directeur de Janssen, M. Nitert, en contre‑interrogatoire, au volume 3, à la page 488 :

[traduction]
Q.        Vous savez, Monsieur, que la Cour a conclu que Stelara contrefait le brevet d’AbbVie?

R.         Je suis au courant.

Q.        Et depuis, Janssen a‑t‑elle fait quelque chose pour cesser sa commercialisation et sa vente du Stelara pour le traitement du psoriasis au Canada?

R.         Non.

Q.        Janssen a‑t‑elle pris des mesures pour cesser de promouvoir le Stelara pour le traitement du psoriasis au Canada?

R.         Non.

[93]           Janssen était soit mal avisée, soit d’une grande prétention.

[94]           Une deuxième raison de refuser d’octroyer un sursis est que si Janssen examine attentivement les conditions de l’injonction, elle verra qu’elle doit cesser immédiatement sa commercialisation et sa promotion du STELARA, dans la mesure où il vise le psoriasis, et se garder d’influencer les médecins dans leur décision de prescrire ou non le médicament. Les patients actuels et les nouveaux patients qui ont besoin du médicament continuent d’avoir la possibilité de le recevoir.

[95]           Par les affidavits de Wilton Emerys‑Evans et de David Lawrence Wilson, j’ai pris connaissance des procédures devant les tribunaux du Royaume‑Uni et devant le tribunal européen d’appels techniques. Les procédures du Royaume‑Uni introduites par les demanderesses ou leurs homologues contre les homologues de Janssen pour la contrefaçon d’un brevet semblable à celui en litige en l’espèce ont été suspendues, en attendant une décision définitive du tribunal européen quant à sa validité. M. Wilson affirme qu’il s’agit d’une pratique normale dans les circonstances.

[96]           Comme je l’ai mentionné aux paragraphes 86 à 88 de ma décision précédente (2014 FC 55), j’ai pris également connaissance des procédures de même nature engagées aux États‑Unis. Les avocats de Janssen nous ont informé qu’elles font l’objet d’un sursis.

[97]           Je ne considère pas que les procédures à l’étranger aient un poids quelconque sur les questions dont je suis saisi. Je ne surseoirai pas à l’exécution de l’injonction.

XVII.    Conclusion et dépens

[98]           En conclusion, je vais accorder une injonction, sous réserve d’exceptions, selon les conditions énoncées dans le jugement rendu concurremment aux présents motifs.

[99]           J’adjugerai les dépens aux demanderesses selon la fourchette supérieure de la colonne V. Je le fais, tout en reconnaissant que le niveau des dépens adjugés par la Cour est maintenant inférieur à celui de beaucoup d’autres cours au Canada, ainsi, à défaut de constituer un dédommagement complet, il s’agit des dépens les plus élevés que je puisse adjuger. Je condamne Janssen à ce niveau de dépens parce qu’elle n’a pas coopéré en vue de parvenir à la rédaction d’un jugement adéquat; elle n’a pas répondu à plusieurs propositions des demanderesses. Je le fais également parce que Janssen n’a rien fait, à la suite du prononcé de ma décision en janvier 2014, pour mettre fin à ses activités.

[100]       Pour taxer les dépens, j’entends appliquer les principes suivants :

                     il est accordé aux demanderesses les honoraires et débours de tous leurs experts, pour autant qu’ils soient raisonnables et ne dépassent pas les honoraires exigés par l’avocat principal des demanderesses pour la même vacation;

                     les honoraires de deux avocats principaux et de deux avocats adjoints au procès sont admissibles;

                     les honoraires ou débours liés à la preuve déposée devant la Cour d’appel et déposée à nouveau devant notre Cour ne sont pas admissibles, puisque la Cour d’appel a déjà tranché la question de ces dépens;

                     les frais et débours de toute personne autre que les avocats et les témoins experts dont il est question ci‑dessus qui était présente au procès ne sont pas admissibles;

                     les débours des témoins des faits sont admissibles;

                     six copies des documents déposés en preuve ou utilisés dans le plaidoyer, en plus de ceux déposés auprès de la Cour, sont admissibles.

« Roger T. Hughes »

Juge

Toronto (Ontario)

Motifs publics du jugement rendus le 29 mai 2014

Motifs confidentiels du jugement rendus le 22 mai 2014

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T‑1310‑09

 

INTITULÉ :

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD. c JANSSEN INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 12, 13, 14 ET 16 MAI 2014

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :

LE JUGE HUGHES

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 22 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Andrew Reddon

Steven Mason

Sarit Batner

Atrisha Lewis

POUR LES DEMANDERESSES/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Marguerite Ethier

Anne Posno

Vanessa Park‑Thompson

Alexandra Wilbee

POUR La défenderesse/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tetrault

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

Lenczner Slaght

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR La défenderesse/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

 

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