Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140526


Dossier :

T‑1638‑13

Référence : 2014 CF 500

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2014

En présence de monsieur le juge Manson

 

ENTRE :

HATEM SALAMA RE ABDOU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie de l’appel d’une décision par laquelle le juge de la Citoyenneté Wojciech Sniegowski, de la Commission de la citoyenneté, Immigration Canada [le juge] a rejeté, en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi], la demande de citoyenneté canadienne du demandeur au motif qu’il ne satisfaisait pas à l’obligation de résidence définie à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

I.                   Questions en litige

[2]               Les questions en litige sont les suivantes :

A.  Le juge a‑t‑il rendu une décision raisonnable en concluant que le demandeur ne satisfaisait pas à l’obligation de résidence imposée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

B.  Le juge a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale?

II.                Norme de contrôle

[3]               Les questions portant sur l’appréciation de la preuve et les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 à 48, 51, 53 à 54, 57, 62, 64; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 408, au paragraphe 10).

[4]               La question de l’équité procédurale est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Dunsmuir, aux paragraphes 57, 79; Navidi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 372, au paragraphe 13 [Navidi]).

III.             Contexte

[5]               Le demandeur est un apatride né au Koweït. Arrivé au Canada le 7 juin 2003, il est devenu résident permanent du Canada le jour même. Il a présenté une demande de citoyenneté canadienne le 8 août 2008. Aux fins de l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, la période pertinente est comprise entre le 8 août 2004 et le 8 août 2008 [la période pertinente].

[6]               Dans sa demande de citoyenneté initiale, le demandeur a fait état de trois absences du pays totalisant 354 jours, dont une absence de 320 jours, alors qu’il se trouvait au Koweït en 2004 et 2005. Toutefois, dans son questionnaire de suivi sur la résidence, le demandeur n’a mentionné que 34 jours d’absence et a omis les 320 jours qu’il avait passés au Koweït et qu’il avait déclarés dans sa demande initiale.

[7]               À l’appui de sa demande, le demandeur a soumis de nombreux documents, dont les suivants :

         des documents du ministre de la Santé de l’Ontario;

         ses avis de cotisation pour 2003 à 2006 et 2008;

         des reçus d’essence;

         les bulletins scolaires de ses enfants délivrés par des écoles ontariennes;

         le document de constitution en personne morale de la société 6612237 Canada Limited, dont il est un dirigeant et un administrateur;

         des relevés bancaires faisant état de nombreux virements électroniques à compter de mars 2006;

         des documents concernant la suppression des conditions qui lui avaient été imposées en tant que résident permanent;

         des copies de deux passeports lui appartenant. La période de validité du premier passeport était du 15 septembre 2002 au 2 octobre 2004 et le passeport était revêtu d’un visa de résidence du Koweït valide du 24 septembre 2001 au 9 septembre 2004. L’autre passeport était valide du 5 mai 2009 au 4 mai 2014 et contenait un visa de permis de séjour au Koweït valide du 20 mai 2009 au 3 juillet 2010;

         un constat de la police de Hamilton dans lequel il était précisé que son passeport n’avait pas été retrouvé après que son véhicule volé lui eut été rendu le 3 octobre 2007 ou vers cette date;

         des documents concernant diverses opérations financières et immobilières.

[8]               Le demandeur n’a pas soumis de passeport pour la période du 10 septembre 2004 au 4 mai 2009.

[9]               Le demandeur a été reçu en entrevue devant le juge le 18 avril 2013.

[10]           Le juge s’est demandé si le demandeur satisfaisait à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi selon le critère énoncé dans le jugement (Re) Pourghasemi, [1993] ACF no 232 (CF 1re inst.) [Pourghasemi]. Le juge a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait été physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours au cours de la période pertinente. 

[11]           Le juge a exprimé des réserves au sujet de la crédibilité du demandeur en raison de la divergence constatée entre le nombre de jours d’absences indiqué dans la demande initiale (354 jours) et le nombre de jours qu’il avait déclarés dans son questionnaire de résidence (34 jours). De plus, comme aucun passeport n’avait été produit pour l’essentiel de la période pertinente, les absences du demandeur ne pouvaient être vérifiées.

[12]           Le juge a conclu que les relevés bancaires produits pour démontrer la vente de machinerie de construction s’accordaient davantage avec des transferts d’argent visant à venir en aide aux membres de sa famille au Canada, comme le confirme le fait que, dans son questionnaire de résidence, le demandeur a déclaré qu’il avait vendu son entreprise de construction en 2004.

[13]           De plus, le juge a conclu que le fait que le demandeur n’avait pas déclaré de revenus pour 2003 et 2004 tend à contredire l’allégation qu’il a vécu au Canada au cours de la période pertinente.

[14]           Compte tenu des renseignements au dossier, le juge a estimé que le demandeur n’avait pas satisfait au critère énoncé dans la décision Pourghasemi (Atwani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1354, aux paragraphes 12 et 18).

Analyse

La décision du juge était‑elle raisonnable?

[15]           Le demandeur a présenté peu d’arguments au sujet du caractère raisonnable de la décision du juge. De fait, il affirme que le juge n’a pas dûment tenu compte des éléments de preuve suivants : les dossiers du ministère de la Santé, les reçus d’essence et les documents relatifs à la suppression des conditions qui lui avaient été imposées à titre de résident permanent.

[16]           Bien que le juge ne cite pas tous les éléments de preuve mentionnés par le défendeur, dans l’ensemble, sa décision est raisonnable. Un écart significatif a été constaté entre le nombre de jours d’absence déclarés par le demandeur dans sa demande initiale et ceux qu’il avait indiqués par la suite dans son questionnaire de résidence. Le défaut de soumettre un passeport permettant de vérifier ses absences fait en sorte que le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve clairs et convaincants de sa présence physique au Canada au cours de la période pertinente. De plus, il était raisonnable de la part du juge de conclure que les transferts d’argent s’accordaient davantage avec la fourniture d’une aide à sa famille au Canada qu’avec la vente graduelle de machinerie de construction, compte tenu du fait que le demandeur avait affirmé avoir vendu son entreprise de construction en 2004.

[17]           Les arguments du demandeur reviennent à affirmer que le juge n’a pas examiné comme il le devait les éléments de preuve. Cela ne suffit pas pour démontrer que la décision du juge n’était pas raisonnable.

Le juge a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale?

[18]           Le demandeur signale qu’il ressort de l’article 1.10 du Guide des politiques de citoyenneté [le Guide] qu’on peut exiger du juge de la citoyenneté, qu’il fasse preuve d’un degré élevé d’équité procédurale en raison de la nature des droits en jeu. Aux articles 1.12 et 1.19, le Guide explicite en quoi consiste cette obligation en précisant qu’elle comprend le droit d’être entendu, et qu’il peut être considéré injuste de la part du juge de la citoyenneté de fonder sa décision sur de l’information que le demandeur n’a pas eu l’occasion de commenter.

[19]           Le demandeur affirme qu’on ne lui a jamais offert la possibilité de répondre aux diverses préoccupations exprimées par le juge. En premier lieu, le juge ne l’a pas interrogé au sujet de l’écart entre les absences déclarées dans sa demande de citoyenneté et celles dont il avait fait état dans son questionnaire de résidence. En second lieu, le juge n’a pas accordé au demandeur la possibilité d’expliquer les raisons pour lesquelles il n’était pas en mesure de soumettre un passeport pour corroborer ses absences déclarées. Troisièmement, le juge a tiré une conclusion négative des transferts d’argent qu’avait effectués le demandeur sans lui accorder la possibilité d’expliquer en quoi ces transferts correspondaient aux pratiques commerciales en cours au Koweït.

[20]           Comme ces conclusions ont joué un rôle crucial dans la décision du juge, le demandeur soutient que le juge aurait dû lui accorder la possibilité d’y répondre.

[21]           Aux paragraphes 8 et 10 à 12 de son affidavit, le demandeur soulève plusieurs questions que le juge n’a pas soulevées lors de son entrevue :

[traduction

8. Au début de l’entrevue, le juge de la citoyenneté m’a carrément dit qu’il ne voulait voir aucun des documents que j’avais en ma possession. Le juge de citoyenneté s’est essentiellement contenté de m’interroger au sujet de l’argent que j’avais apporté au Canada après avoir vendu de la machinerie lourde de construction au Koweït [...]

10. […] Le juge de la citoyenneté ne m’a jamais interrogé lors de l’entrevue au sujet d’un écart que j’étais en mesure d’expliquer et il ne m’a jamais permis de lui expliquer comment et pourquoi cet écart était survenu.

11. […] Le juge de la citoyenneté ne m’a pas donné la possibilité de répondre à ses préoccupations au sujet du passeport manquant. Or, s’il m’avait donné la possibilité de répondre, j’aurais été en mesure de lui fournir des éléments de preuve concernant les voyages que j’avais effectués en 2004 et 2009 à l’extérieur du Canada.

12. [...] Le juge de la citoyenneté ne m’a pas interrogé au sujet des problèmes de santé que les membres de ma famille ont eus alors que je me trouvais au Canada. S’il l’avait fait, j’aurais été en mesure de lui démontrer que j’étais au Canada depuis environ un an lorsque ma fille, Tala, a perdu un œil lors d’un accident survenu en octobre 2006.

[22]           Ce résumé est confirmé par les notes d’entrevue fournies par le juge (pages 30 à 32 du dossier certifié du tribunal). Les notes en question concernent principalement l’argent que le demandeur avait apporté lors de son arrivée au Canada, l’allégation concernant le fait que le demandeur aurait vendu de la machinerie lourde de construction, et certains renseignements de base.

[23]           Une lecture objective de l’affidavit du demandeur et des notes du juge démontre que le juge n’a pas orienté ses questions sur l’écart constaté dans les déclarations relatives aux nombres de jours d’absence, le passeport perdu ou les autres éléments de preuve documentaire présentés.

[24]           La Cour a expliqué, dans la décision Johar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1015, au paragraphe 41 [Johar], en quoi consiste l’obligation d’équité exigée d’un juge dans le contexte d’une entrevue de citoyenneté :

Le juge de la citoyenneté n’est pas tenu de fournir à l’appelant l’occasion de produire des documents supplémentaires. Le processus ne peut faire en sorte de fournir continuellement à l’appelant des commentaires sur le caractère adéquat de sa preuve (Zheng c. Canada (MCI), 2007 CF 1311, 163 A.C.W.S. (3d) 120, le juge Simpson, au par. 14). Il est cependant bien établi que l’entrevue avec le juge de la citoyenneté vise « clairement à permettre au candidat de répondre aux préoccupations qui ont donné lieu à l’entrevue, ou tout au moins d’en parler », et qu’il y a déni de justice lorsqu’un demandeur est privé de le faire. (Stine c. Canada (MCI), [1999] A.C.F. no 1264 (QL), 173 F.T.R. 298, le juge Pelletier, au par. 8; Tshimanga c. Canada (MCI), 2005 CF 1579, 151 A.C.W.S. (3d) 18, le juge suppléant Rouleau, aux par. 17 à 19).

Dans l’affaire Johar, le débat portait sur un passeport perdu et sur les réserves exprimées par la Cour au sujet de la crédibilité du fait de cette perte, comme c’est le cas en l’espèce.

[25]           Le défendeur cite la décision Navidi à l’appui de sa thèse. Dans l’affaire Navidi, l’historique du voyageur du demandeur comportait plusieurs absences non déclarées. Le juge a estimé que cette omission minait la crédibilité du demandeur et qu’aucun des autres éléments de preuve soumis par le demandeur ne suffisait à démontrer que la condition prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi avait été remplie. Le demandeur affirmait qu’il avait été privé de son droit à l’équité procédurale parce qu’on ne lui avait pas accordé la possibilité de répondre à la conclusion négative tirée au sujet de sa crédibilité lors de son entrevue. Cependant, dans l’affaire Navidi, le juge avait effectivement exigé des renseignements complémentaires de la part du demandeur (Navidi, au paragraphe 31).

[26]           La décision du juge visée par le présent appel repose sur une conclusion négative quant à la crédibilité du demandeur vu les déclarations du demandeur concernant le nombre de jours d’absence. Tout comme dans l’affaire Johar, le juge n’a pas signalé cet écart au demandeur. Compte tenu de l’équité procédurale à laquelle les demandeurs ont droit dans le contexte d’une demande de citoyenneté et du caractère crucial de cette question, j’estime qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

 


JUGEMENT

LA COUR :

1.                  ACCUEILLE l’appel du demandeur et RENVOIE sa demande à un autre juge de la citoyenneté pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

 

 

DOSSIER:

T‑1638‑13

 

INTITULÉ :

HATEM SALAMA RE ABDOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 MAI 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MANSON.

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Donald Greenbaum

 

POUR LE DEMANDEUR,

HATEM SALAMA RE ABDOU

 

Suzanne M. Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Donald M. Greenbaum, c.r.

Avocat et notaire

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR,

HATEM SALAMA RE ABDOU

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.