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Date : 20140602


Dossier :

IMM-496-13

Référence : 2014 CF 530

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

SANDRA ELIZABETH MOLINA

DE VAZQUEZ, LEANDRO MARIANO VAZQUEZ MOLINA, LAUTARO NAHUEL VAZQUEZ MOLINA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par I. Fonkin, un agent principal d’immigration (l’agent), qui a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) présentée du Canada par Sandra Elizabeth Molina de Vazquez (la demanderesse principale). La décision a été rendue le 22 novembre 2012 et communiquée à la demanderesse principale le 2 janvier 2013. La demande visait aussi deux des fils de la demanderesse principale, Leandro et Lautaro, qui étaient mineurs au moment où la décision a été rendue. La demanderesse principale a deux autres enfants : Hernan, qui a récemment été expulsé en Argentine, et Geronimo, un citoyen canadien âgé de 10 ans.

[2]               Le 21 février 2013, le juge Zinn a rejeté la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La demanderesse principale et ses fils ont été renvoyés le 23 février 2013.

[3]               À la lumière de l’analyse exposée ci‑après, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I.                   Les faits

[4]               La demanderesse principale est une citoyenne de l’Argentine. Elle a quitté l’Argentine le 14 février 2000 après avoir été prétendument menacée parce que le père de son époux prenait part à des activités criminelles. Elle est arrivée au Canada le 16 février 2000 en compagnie de son époux, Omar Gustavo Vazquez, et de ses trois fils, Hernan (né en 1994), Leandro (né en 1996) et Lautaro (né en 1997). Ils ont demandé l’asile à leur arrivée, mais leur demande a été rejetée le 17 octobre 2000 en raison d’une absence de lien entre leur persécution alléguée et l’un des motifs prévus par la Convention.

[5]               En mai 2001, la demanderesse principale et sa famille ont quitté le Canada pour se rendre aux États‑Unis, où ils ont vécu jusqu’à leur retour au Canada le 18 août 2001. Ils ont alors présenté une deuxième demande d’asile.

[6]               En avril 2002, la demanderesse principale a donné naissance à son quatrième fils, Geronimo. En octobre 2002, la demanderesse principale et son époux se sont séparés.

[7]               La deuxième demande d’asile a été rejetée le 29 janvier 2003, mais la demanderesse principale affirme qu’elle ne l’a pas su, car elle ne vivait plus avec son époux et avait déménagé. L’agent a toutefois noté dans ses motifs que la demanderesse principale avait demandé à la Cour l’autorisation d’interjeter appel du rejet de sa demande d’asile en 2003, ce qui lui a été ultérieurement refusé.

[8]               Les demandeurs ne se sont pas présentés à leur entrevue préalable au renvoi fixée en mai 2005. Ce n’est qu’en 2008, quand son ex‑époux a été expulsé en Argentine, que la demanderesse principale affirme avoir appris ce qu’il était advenu de leur deuxième demande d’asile.

[9]               En avril 2012, Leandro, l’un des fils de la demanderesse principale, a été intercepté par la police. C’est à ce moment que la demanderesse principale et sa famille ont attiré l’attention de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Lorsque la demanderesse principale a communiqué avec l’ASFC, elle s’est vu remettre une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Elle travaillait alors sans autorisation d’emploi depuis huit ans (sa dernière autorisation ayant expiré en juillet 2004).

[10]           Le fils aîné de la demanderesse principale, Hernan, a aussi eu des démêlés avec la justice, et une décision défavorable a été rendue à l’égard de son ERAR. Par conséquent, il a été expulsé en mai 2012, après avoir atteint l’âge de 18 ans.

[11]           La demande d’ERAR de la demanderesse principale a été rejetée le 21 novembre 2012 au motif qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État et en raison de la conclusion relative à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur.

[12]           Le 19 juin 2012, la demanderesse principale a présenté une demande CH fondée sur deux principaux motifs : son établissement au Canada et l’intérêt supérieur de ses enfants.

[13]           La demande CH a été rejetée le 22 novembre 2012. La décision a été communiquée à la demanderesse principale le 2 janvier 2013. Les demandeurs ont déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant la demande CH le 17 janvier 2013.

[14]           Le 14 février 2013, les demandeurs ont présenté une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, qui a été rejetée le 21 février 2013. La demanderesse principale et ses fils mineurs ont été renvoyés en Argentine le 23 février 2013.

II.                Décision contrôlée

[15]           Après avoir examiné les antécédents de la demanderesse principale en matière d’immigration au Canada, ainsi que son emploi, ses activités de bénévolat au Canada et les lettres à l’appui de sa demande, l’agent a examiné la situation de ses quatre fils. L’agent a entre autres pris en considération le rapport d’un psychologue concernant les difficultés d’apprentissage et l’anxiété de Geronimo, l’expulsion de Hernan, les observations de l’enseignant spécialisé de Leandro sur les difficultés d’apprentissage de celui‑ci, et le fait que Lautaro pratiquait le soccer.

[16]           En ce qui concerne l’établissement de la demanderesse principale, l’agent a constaté que, même si elle vivait au Canada depuis plus de 12 ans et avait occupé des emplois stables, d’abord comme femme de ménage, puis comme pâtissière spécialiste, aucun élément de preuve ne montrait que cette expérience, ces compétences et cette formation lui seraient perdues si elle retournait en Argentine, ou qu’elle serait incapable de trouver un emploi similaire. Par ailleurs, même si elle participe à des activités bénévoles dans sa collectivité et à l’école de son fils, la demanderesse principale n’a pas démontré qu’elle ne pourrait s’adonner à des activités similaires en Argentine ou qu’elle serait confrontée à des difficultés excessives si elle le faisait.

[17]           L’agent a également pris en considération l’intérêt supérieur des enfants. Même s’il a reconnu que Leandro et Lautaro devraient probablement passer par une période d’adaptation à leur arrivée en Argentine, l’agent a indiqué que de nombreuses possibilités s’offriraient à eux pour qu’ils terminent leurs études secondaires et qu’ils bénéficieraient du soutien solide de leur famille. L’agent a ensuite renvoyé à divers sites Web faisant état de la grande qualité du système d’éducation argentin.

[18]           L’agent a mentionné que l’accès à des écoles anglophones serait possible en Argentine, où la seconde langue officielle est l’anglais. Il a aussi précisé que les nombreux programmes d’éducation spécialisée offerts pourraient aider Leandro à surmonter ses difficultés d’apprentissage.

[19]           L’agent a en outre affirmé que Leandro et Lautaro parlaient couramment l’espagnol, auquel ils avaient été exposés à la maison au sein de la collectivité latino‑américaine au Canada.

[20]           En ce qui concerne Geronimo, l’agent a fait remarquer qu’il lui faudrait probablement faire un effort d’adaptation important pour s’intégrer au système scolaire et à la culture de l’Argentine parce qu’il est un citoyen canadien. L’agent a toutefois conclu que Geronimo pourrait réussir cette transition compte tenu des efforts déployés par le gouvernement argentin pour assurer la qualité du système d’éducation, du soutien solide de la famille et du fait que l’espagnol est la principale langue à la maison.

[21]           L’agent fait remarquer ce qui suit dans son résumé :

[traduction]

La demanderesse est arrivée au Canada en 2000. La demanderesse a eu deux audiences relatives à sa demande d’asile et deux décisions défavorables. Après que les décisions rendues à l’égard de la demande d’asile ont été communiquées à la demanderesse, l’ASFC a demandé à la demanderesse de se présenter à une entrevue préalable au renvoi, en 2005. La demanderesse ne s’y est pas présentée et un mandat a été lancé contre elle. Le mandat est demeuré actif pendant environ 7 ans, jusqu’à ce que, en avril 2012, la demanderesse se présente à l’ASFC, parce que son fils Leandro avait attiré l’attention de l’ASFC. Le mois suivant, en mai, le fils aîné de la demanderesse, Hernan, a été renvoyé en Argentine. En juin, la demanderesse a déposé la présente demande CH. Je souligne que le dernier permis de travail valide délivré à la demanderesse a expiré le 17 juillet 2004.

La demanderesse s’est soustraite aux autorités de l’immigration pendant environ 7 ans. La demanderesse affirme qu’elle est établie au Canada; toutefois, le degré modéré d’établissement qu’elle a atteint repose sur le fait d’avoir travaillé sans autorisation et de ne pas s’être conformée aux politiques et aux lois en matière d’immigration. L’omission de se présenter à la demande des autorités canadiennes était un choix délibéré de la demanderesse qui a causé un stress et une anxiété supplémentaires à la demanderesse et aux enfants.

Décision, à la page 11; dossier de la demande, à la page 16.

[22]           L’agent a ajouté que même s’il est possible d’accorder une valeur probante positive à l’intérêt supérieur des enfants, ce dernier à lui seul ne l’emporte pas sur l’ensemble des autres facteurs considérés. Il en a donc conclu que la demanderesse principale n’avait pas démontré que son retour en Argentine entraînerait pour elle des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

III.             Questions en litige

[23]           La présente demande de contrôle judiciaire tourne essentiellement autour des trois questions suivantes :

A.                L’agent a‑t‑il commis une erreur en se fondant sur quatre sources sur l’éducation en Argentine obtenues au moyen de recherches indépendantes et en n’offrant pas aux demandeurs la possibilité d’y répondre?

B.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants?

C.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation du degré d’établissement des demandeurs au Canada?

IV.             Analyse

[24]           Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique à une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue sur une demande CH : voir p. ex. Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18. Comme la première question a trait à une question d’équité procédurale, elle doit être évaluée selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Stephenson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 932, au paragraphe 29.

[24]

A.                L’agent a‑t‑il commis une erreur en se fondant sur quatre sources sur l’éducation en Argentine obtenues au moyen de recherches indépendantes et en n’offrant pas aux demandeurs la possibilité d’y répondre?

[25]           L’avocat des demandeurs soutient que l’agent a commis une erreur en se fondant sur une preuve extrinsèque qui n’était pas complète, équitable et exacte, et qu’il a commis un manquement à l’équité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs la possibilité d’y répondre. Les sources utilisées traitant de l’éducation en Argentine sont quatre sites Web, dont certains sont axés sur le tourisme. Ces sites Web ont servi à conclure que les fils de la demanderesse principale auraient accès en Argentine à l’éducation et, plus précisément, à des programmes d’éducation spécialisée destinés aux élèves présentant des difficultés d’apprentissage.

[26]           L’agent n’a pas divulgué ces sources aux demandeurs, et l’avocat a affirmé qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs les connaissent, même si elles sont en ligne et accessibles au public. Il a également déclaré que la preuve sur laquelle l’agent s’était appuyé n’était pas complète, équitable et exacte, car les sources n’entrent pas parmi celles qui sont définies dans le guide opérationnel IP5, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (le guide), et qu’elles ne brossent pas un portrait adéquat du système d’éducation de l’Argentine.

[27]           Je suis d’accord avec l’affirmation des demandeurs selon laquelle tout ce qui se trouve en ligne ne peut être considéré comme accessible au public. S’il en était autrement, comme je l’ai affirmé dans Sinnasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 67 (au paragraphe 39), cela « imposerait un fardeau insurmontable pour le demandeur étant donné que, de nos jours, presque tout est accessible en direct ». Un agent devrait donc user de prudence lorsqu’il examine et prend acte « des éléments qui ne pourraient être qualifiés de documents courants dont les demandeurs peuvent raisonnablement s’attendre à ce qu’ils soient consultés par les agents » (Mazrekaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 953, au paragraphe 12). En fait, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461 [Mancia], au paragraphe 22 :

[L]orsque l’agent d’immigration entend se fonder sur une preuve qui ne se trouve normalement pas dans les centres de documentation, ou qui ne pouvait pas y être consultée au moment du dépôt des observations du demandeur, l’équité exige que le demandeur soit informé de toute information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier.

Voir aussi : N.O.R. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1240, au paragraphe 28; Arteaga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 778, au paragraphe 24; Begum c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 824, au paragraphe 36.

[28]           Cela dit, la nature « extrinsèque » d’une preuve – et l’obligation de la divulguer d’avance à un demandeur – n’est pas établie en fonction du document en soi, mais plutôt de la question de savoir si l’information que renferme le document devrait être connue par le demandeur, compte tenu de la nature des observations présentées : Jiminez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1078, au paragraphe 19; Stephenson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 932, aux paragraphes 38 et 39. En l’espèce, même si les sites Web consultés par l’agent peuvent être considérés comme quelque peu inhabituels et même s’il ne s’agit manifestement pas de sources typiques, ils contenaient des informations générales sur le système scolaire argentin qui auraient été raisonnablement accessibles aux demandeurs. Ils fournissent de l’information générale sur le système scolaire argentin que les demandeurs auraient pu trouver ailleurs, et cette information ne doit certainement pas être qualifiée d’« inédite et [d’]importante [ni considérée comme faisant] état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier », ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans Mancia.

[29]           Je me permets d’ajouter que la demanderesse principale n’a pas invoqué les difficultés d’apprentissage de ses enfants lorsqu’elle a présenté à l’agent ses observations sur les motifs d’ordre humanitaire. Elle n’a pas soutenu que les enfants ne pourraient pas s’inscrire à l’école en Argentine, ou ne recevraient pas les soins et le soutien dont ils pourraient avoir besoin pour surmonter leurs difficultés d’apprentissage. Comme le défendeur l’a fait remarquer, les difficultés dont il a été question étaient qu’ils devraient « probablement s’adapter et perdre du temps à l’école » et qu’ils seraient [traduction] « dans l’impossibilité d’envisager aucune des carrières sur lesquelles ils avaient fixé leur choix s’ils étaient renvoyés en Argentine. Les possibilités de carrière en Argentine sont très différentes de celles qui s’offrent dans la société canadienne. » Dans un tel contexte, les conclusions de l’agent quant au système d’éducation de l’Argentine et sa capacité de répondre aux besoins particuliers étaient superflues, au point où cette question n’a même pas été soulevée par les demandeurs.

[30]           La demanderesse principale a déposé un affidavit supplémentaire auprès de la Cour le 16 décembre 2013, dans lequel elle faisait état des difficultés qu’elle avait eues à inscrire ses fils à l’école et étayait son allégation selon laquelle aucun programme d’éducation spécialisée à l’intention des enfants ayant des difficultés d’apprentissage n’est offert en Argentine. Elle a affirmé que si on lui avait présenté la preuve « extrinsèque » portant sur le système d’éducation de l’Argentine, elle aurait alors fourni cet affidavit à l’agent.

[31]           Il est de jurisprudence constante que les éléments de preuve qui n’avaient pas été soumis au décideur au moment où il a rendu sa décision ne doivent pas être pris en compte à l’étape du contrôle judiciaire : Quiroa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 495, au paragraphe 26; Adil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 FC 987, au paragraphe 44; Shahid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 1333, au paragraphe 4. Ils ne sont admis que lorsque des questions d’équité procédurale sont en jeu et, le cas échéant, lorsque l’information est nécessaire. En l’espèce, l’information contenue dans l’affidavit supplémentaire a trait à une question de fait, et n’existait manifestement pas avant que l’agent ait rendu sa décision. De plus, l’information n’a aucune valeur probante et elle est purement anecdotique; elle est intéressée et la déposante n’a pas pu être contre‑interrogée. Cet affidavit n’est donc aucunement valable pour ce qui est d’évaluer le caractère raisonnable des conclusions de l’agent quant au système d’éducation de l’Argentine.

[32]           Pour tous les motifs qui précèdent, j’estime que la preuve sur laquelle l’agent s’est fondé n’était pas extrinsèque, et que l’agent n’a pas manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs la possibilité de répondre.

B.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants?

[33]           La demanderesse principale affirme que les conclusions de l’agent sur l’intérêt supérieur des enfants n’étaient pas raisonnables étant donné que les besoins particuliers de ses fils n’ont pas été pris en considération. Même si l’agent avait souligné que des programmes d’enseignement en anglais et des programmes d’éducation spécialisée étaient offerts en Argentine, il n’a pas examiné si la demanderesse principale avait les moyens d’offrir à ses fils une telle éducation ou si ceux‑ci pouvaient y avoir accès dans les faits. En ce qui concerne Geronimo, le plus jeune fils de la demanderesse principale, la demanderesse principale estime que l’agent n’a pas tenu compte de son anxiété et du fait que ses compétences linguistiques en espagnol sont très limitées, car il n’a pas appris à parler ou à écrire l’espagnol. Selon la demanderesse principale, il était donc déraisonnable de conclure que ses fils ne seraient soumis qu’à un processus d’adaptation modéré.

[34]           Encore une fois, les conclusions de l’agent doivent être évaluées à la lumière des observations faites par la demanderesse principale dans le cadre de sa demande CH. Le dossier contenait certes des éléments de preuve (essentiellement des dossiers scolaires et, dans le cas de Geronimo, une évaluation psychologique) montrant les besoins particuliers des enfants en matière d’éducation (et plus particulièrement ceux de Geronimo). Cependant, les observations formulées dans le cadre de la demande CH ne font ressortir aucune difficulté d’apprentissage; au contraire, il y est indiqué que Leandro et Lautaro [traduction] « sont de brillants élèves, dont les notes se situent dans la moyenne, et de bons athlètes » (dossier des demandeurs, à la page 52). Quant à Geronimo, la seule mention de ses difficultés d’apprentissage concerne le fait qu’il souffre [traduction] « d’anxiété et de difficultés d’apprentissage modérées à graves » en raison des problèmes que pose à sa mère son statut d’immigrante (dossier des demandeurs, à la page 54). Les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives auxquelles les enfants seraient confrontées viendraient de ce qu’ils auraient [traduction] « probablement » à se [traduction] « réadapter et qu’ils perdraient du temps à l’école » et qu’ils [traduction] « devraient faire une croix sur les carrières qu’ils avaient envisagées s’ils étaient renvoyés en Argentine » (dossier des demandeurs, à la page 56).

[35]           Il semble que l’agent se soit penché sur le système d’éducation en Argentine en raison de la contradiction entre les énoncés du consultant, reproduits au paragraphe précédent, et les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande CH. Les conclusions de l’agent au sujet de la grande qualité du système d’éducation de l’Argentine sont étayées par la preuve, et l’agent ne disposait d’aucun élément de preuve démontrant que Geronimo n’aurait pas accès à une école où ses besoins particuliers seraient satisfaits.

[36]           L’agent n’a pas nié que les enfants devraient passer par une période d’adaptation. Cependant, il a conclu que l’effort d’adaptation à fournir par les deux garçons plus âgés serait modéré compte tenu de leurs compétences linguistiques, du soutien de la famille et du système d’éducation de l’Argentine. L’agent a également reconnu que le défi d’adaptation serait important pour le plus jeune des garçons étant donné ses compétences linguistiques limitées en espagnol. Il a toutefois estimé que la transition serait réalisable, car le garçon était exposé à la langue et à la culture espagnoles à la maison. Ces conclusions sont tout à fait raisonnables et appartiennent « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[37]           Même s’il peut être soutenu que l’agent a sous‑estimé les difficultés auxquelles les enfants seraient confrontés s’ils étaient renvoyés en Argentine, Geronimo tout particulièrement, cet argument est loin d’être suffisant pour remettre en cause l’ensemble de son analyse. Il convient de se rappeler que l’agent a bien conclu que l’intérêt supérieur des enfants était un facteur favorable dans l’évaluation globale d’une demande CH. Il a cependant conclu que ce facteur favorable ne l’emporte pas sur tous les autres facteurs, et une telle conclusion est conforme avec la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, où la juge L’Heureux‑Dubé a conclu (au paragraphe 75) que l’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas toujours sur les autres éléments.

C.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation du degré d’établissement des demandeurs au Canada?

[38]           La demanderesse principale affirme que les conclusions de l’agent sur son établissement au Canada étaient déraisonnables. Elle avait non seulement terminé un atelier de confection de pâtisseries, ce qui montre qu’elle avait suivi une formation particulière pour son emploi, mais elle fournissait aussi un service spécialisé à son employeur (la confection de pâtisseries sud‑américaines). Plus important encore, elle affirme que l’agent n’aurait pas dû mettre autant l’accent sur le fait qu’elle était restée au Canada après l’expiration de son permis de travail en 2004. Elle s’est fondée sur Sebbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 813, où il est énoncé au paragraphe 23 qu’il n’est « nullement pertinent de se demander si les demandeurs savaient qu’ils pouvaient faire l’objet d’une mesure de renvoi lorsqu’ils ont pris des mesures pour s’établir, avec les membres de leur famille, au Canada ».

[39]           Je ne peux pas accepter cet argument. Premièrement, l’agent n’affirme pas que la demanderesse principale n’a pas fourni d’éléments de preuve montrant qu’elle avait suivi une formation spéciale; l’agent affirme plutôt qu’elle n’a pas fourni d’élément de preuve montrant qu’elle avait suivi une formation spéciale et que ses compétences seraient perdues si elle était renvoyée dans son pays d’origine, un argument qui pourrait être assimilable à des difficultés excessives s’il s’avérait fondé (dossier des demandeurs, à la page 13).

[40]           Deuxièmement, la demanderesse principale n’a fourni aucun élément de preuve selon lequel son employeur serait confronté à des difficultés si elle était renvoyée. En fait, l’agent conclut qu’elle occupe un emploi qui demande des compétences qui ne sont pas utiles qu’au Canada. Rien n’indique que son employeur aura quelque difficulté que ce soit à la remplacer après son renvoi. En outre, la demanderesse principale n’a pas montré qu’elle ne pourrait pas décrocher un autre emploi en Argentine.

[41]           Je conviens avec les demandeurs que le fait de ne pas avoir de statut n’empêche pas automatiquement l’application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 : le cas contraire ôterait toute pertinence à la question des considérations d’ordre humanitaire (voir p. ex. Benyk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 950, au paragraphe 14). Le seul fait de demeurer au Canada en attendant l’issue de procédures juridiques, même après le rejet d’une demande d’asile par exemple, ne constitue pas nécessairement un facteur défavorable, mais on ne peut en dire autant si un demandeur a bafoué la loi et ignoré les ordres légitimes de quitter le pays. Je conviens avec le défendeur que le fait d’obtenir une exemption discrétionnaire de l’application des exigences juridiques habituelles, après avoir désobéi à la loi, irait à l’encontre de la politique en matière d’immigration. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 [Legault], au paragraphe 19 :

Bref, la Loi sur l’immigration et la politique canadienne en matière d’immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l’intention de s’y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites. Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d’immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l’application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l’existence de raisons d’ordre humanitaire, s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements. (Non souligné dans l’original.)

[42]           Contrairement à ce qu’avancent les demandeurs, il ne convient pas de distinguer l’arrêt Legault de la présente affaire parce que, dans le premier cas, le demandeur était entré illégalement au Canada pour échapper aux poursuites aux États‑Unis. Il est clair que l’arrêt Legault établit la proposition générale selon laquelle les facteurs favorables ne prévalent pas nécessairement si un demandeur n’a pas agi de bonne foi et ne s’est pas conformé à la législation canadienne. Les personnes qui ignorent les ordres légitimes de quitter le pays contribuent à éroder le régime d’immigration du Canada et à créer un précédent susceptible d’inspirer le mépris des lois canadiennes. Un demandeur dont l’établissement repose sur le seul fait de s’être délibérément soustrait au renvoi ne devrait pas avoir un avantage sur ceux qui ont respecté la loi. En fait, cette conclusion sous‑tend les motifs du juge saisi de la requête qui l’ont amené à rejeter leur requête en sursis à l’exécution de leur renvoi.

[43]           Le guide traite précisément de la situation des personnes qui choisissent de rester au Canada après avoir contrevenu aux lois canadiennes en matière d’immigration, et requiert que les agents la considèrent comme un facteur défavorable. De plus, le guide énonce certains critères à prendre en considération, notamment si le demandeur a un bon dossier civil. De toute évidence, en l’espèce, les demandeurs n’ont pas un bon dossier civil étant donné qu’ils ont fait fi des lois canadiennes en matière d’immigration, ce qui les a amenés à vivre dans la clandestinité pendant sept ans, et que le fils a attiré l’attention de la police de Toronto. La demanderesse principale a allégué qu’elle ne savait pas qu’elle était censée se présenter pour une entrevue préalable au renvoi en 2005. Il est cependant difficile de croire qu’elle a vécu toutes ces années au Canada sans jamais s’être informée de son statut, plus particulièrement après avoir appris que son époux avait été renvoyé. Elle a été à tout le moins très négligente (ayant presque fait preuve d’aveuglement volontaire) en ne demandant pas à régulariser son statut au Canada, et il semble qu’elle n’ait présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’après avoir attiré l’attention de la police, puis celle de l’ASFC.

[44]           Je conclus donc que l’agent n’a pas commis d’erreur en tenant compte de ce facteur et qu’il ne lui a pas accordé un poids excessif, comme l’estimaient les demandeurs. Le seul facteur qui a été considéré comme favorable était l’intérêt supérieur des enfants. Même si l’agent a décrit le degré d’établissement de la demanderesse principale comme « modéré », il a souligné que ses compétences pouvaient être exercées ailleurs qu’au Canada et qu’elles ne seraient pas perdues si elle était renvoyée, que les écoles et les installations pour les nouveaux arrivants ne dépendent pas des services de la demanderesse principale, et que son degré d’établissement au Canada n’est pas à ce point élevé que la rupture de ses liens avec le Canada lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives si elle était renvoyée dans son pays d’origine. Dans de telles circonstances, l’agent pouvait accorder un poids important au fait que son degré d’établissement découlait du fait qu’elle s’était soustraite au renvoi et qu’elle était demeurée dans la clandestinité jusqu’au moment où elle avait attiré l’attention de la police pour une raison tout autre.

V.                Conclusion

[45]           Pour l’ensemble des motifs exposés ci‑dessus, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-496-13

 

INTITULÉ :

SANDRA ELIZABETH MOLINA DE VAZQUEZ, LEANDRO MARIANO VAZQUEZ MOLINA, LAUTARO NAHUEL VAZQUEZ MOLINA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 FÉVRIER 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

Erin Bobkin

Aviva Basman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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