Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140509


Dossier :

IMM‑1806‑13

Référence : 2014 CF 449

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

LASZLO BALOG, BEATA KOTAI,

SZABOLCS BALOG, GYULA BALOG,

GERGO BALOG et SZILVIA BALOG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a prononcé sur la présente affaire une décision assortie d’une analyse de la protection de l’État que le défendeur qualifie de [traduction] « multidimensionnelle, transparente et individualisée ». Elle a cependant omis dans son analyse d’examiner la demande d’asile sur place que les demandeurs avaient formée à la suite d’un événement tragique survenu au Canada et des réactions qu’il avait suscitées dans les milieux extrémistes en Hongrie. Cette omission, dans les circonstances particulières de la présente espèce, commande l’infirmation de la décision attaquée et le renvoi de la demande d’asile des demandeurs devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen.

I.                   LE CONTEXTE

[2]               Monsieur Laszlo Balog, le demandeur d’asile principal devant la SPR, et sa conjointe de fait, Mme Beata Kotai, tous deux âgés de 32 ans, sont des citoyens hongrois d’ethnicité rom. Il leur reste quatre enfants mineurs, prénommés Szabolcs, Gyula, Gergo et Szilvia. Leur cinquième enfant, Laszlo Balog Jr, a été tué le 17 juillet 2012 dans un accident de voiture survenu sur le trajet vers Niagara Falls (Ontario). La famille était entrée au Canada le 12 avril 2011 et y avait demandé l’asile en invoquant la persécution qu’elle subissait en Hongrie du fait de son ethnicité rom.

[3]               L’accident, auquel étaient parties les demandeurs et d’autres membres de leur famille élargie qui se trouvaient également au Canada en quête d’asile, a attiré l’attention des médias. La presse torontoise a publié un article désignant nommément la famille et précisant la situation de demandeurs d’asile de ses membres. Cet article évoquait le dilemme de la famille, qui ne savait où enterrer le jeune mort dans l’attente où elle était de l’issue de sa demande d’asile. Les Balog, en effet, ne voulaient pas enterrer l’enfant au Canada s’ils devaient être renvoyés en Hongrie.

[4]               Les médias hongrois ont remarqué cet article de la presse torontoise et en ont largement diffusé le contenu. Selon l’Athena Institute, organisation non gouvernementale de défense des droits de la personne ayant son siège à Budapest, tous les grands organes de la presse hongroise, imprimée autant qu’électronique, ont rendu compte de cette affaire. Celle‑ci a suscité sur Internet diverses réactions que l’Athena Institue qualifie de racistes, et a donné lieu à la publication des noms des intéressés sur le site Web d’une organisation appelée « kuruc.info ».

[5]               Selon un rapport établi par l’Athena Institute, kuruc.info est l’un des groupes extrémistes les plus actifs de Hongrie. Sa principale activité est la diffusion sur un [traduction] « portail d’information » en ligne d’articles dirigés contre les Roms, les Juifs et les GLBT du pays. Ce groupe héberge son site Web aux États‑Unis afin d’éviter l’interdiction et/ou les poursuites en Hongrie pour incitation à la haine et à la violence. Il a publié sur ce site les noms et adresses de juges et de procureurs du ministère public qui participent à la lutte contre la violence extrémiste en Hongrie, ainsi que des articles qualifiant de [traduction] « criminels » et de [traduction] « traîtres » les Roms hongrois qui demandent l’asile au Canada. Par suite de la publication d’informations relatives à la situation de la famille Balog, on a vu apparaître sur Internet un grand nombre de messages de menaces accompagnés des emblèmes d’autres groupes extrémistes. Ce cas est le seul, à la connaissance de l’Athena Institute, où le site Web en question ait désigné nommément une personne ou une famille demandant l’asile au Canada.

[6]               Le président de l’audience relative à la demande d’asile des demandeurs, tenue le 4 décembre 2012, s’est montré soucieux de ne pas alourdir le chagrin de la famille et a limité ses questions aux événements survenus en Hongrie qui se rapportaient à la protection de l’État. Cependant, les demandeurs ont attiré son attention sur la publication des menaces en ligne et ont produit en preuve la traduction de certains de ces messages. M. Balog a exprimé dans son témoignage la crainte que cette publicité n’aggrave le danger que courrait sa famille si elle était renvoyée en Hongrie. Au président qui lui demandait en quoi la visibilité de la famille s’en trouverait accrue, M. Balog a répondu en rappelant que les membres de celle‑ci avaient été identifiés comme demandeurs d’asile et menacés de représailles en conséquence.

[7]               Les demandeurs ont déposé après l’audience, dans le délai fixé par la Commission, des observations écrites approfondies et des pièces à l’appui, dont le rapport susdit de l’Athena Institute. La décision a été prononcée le 1er février 2013.

II.                LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[8]               La Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas prouvé de manière claire et convaincante que, suivant la prépondérance des probabilités, ils n’auraient pas accès à la protection de l’État hongrois, au motif que les éléments produits par eux indiquaient qu’ils n’avaient aucunement ou guère essayé de se prévaloir de cette protection. De plus, la Commission a retenu la preuve documentaire relative à l’efficacité de la protection de l’État de préférence aux déclarations des demandeurs, « en grande partie non fondées » et incompatibles avec ladite preuve documentaire. Elle a cependant reconnu que la preuve documentaire n’était « pas uniforme » et faisait état « d’incidents répandus d’intolérance, de discrimination et de persécution » à l’encontre de Roms hongrois. Après un examen approfondi des services mis à la disposition de la communauté rom de Hongrie, la Commission a conclu que, en l’espèce, l’État hongrois n’offrait pas une protection si insuffisante qu’il eût été inutile pour les demandeurs de tenter la moindre démarche auprès des autorités ou de déployer tous efforts raisonnables pour profiter de cette protection. Par conséquent, a conclu la Commission, les Roms de Hongrie bénéficiaient de la part de leur État d’une protection imparfaite, il est vrai, mais suffisante.

[9]               La Commission n’a pas examiné la demande d’asile sur place formée par les demandeurs.

III.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]           Le défendeur soutient qu’aucune question sérieuse n’a été soulevée. Or je pense comme les demandeurs que les questions à trancher ici sont celles de savoir si la Commission a fait une erreur en omettant d’examiner la demande d’asile sur place formée par les demandeurs et si, en conséquence de cette omission, elle a commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État.

IV.             ANALYSE

[11]           La jurisprudence a établi que la norme de contrôle applicable aux conclusions relatives à la protection de l’État est celle du caractère raisonnable; voir Carillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 94, au par 36 La Cour fédérale, dans des décisions récentes portant sur des demandes d’asile formées sur place à la suite de l’arrivée des navires Sun Sea et Ocean Lady, a aussi retenu la raisonnabilité comme norme de contrôle applicable à l’examen par la Commission des demandes de cette nature; voir Sivaraththinam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 162, paragraphe 33; et S.A. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 146, paragraphe 21.

[12]           Le juge O’Keefe a conclu au paragraphe 42 de la décision Hannoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 448, que l’omission par la Commission d’examiner l’un des aspects d’une demande d’asile, par exemple la question de « réfugié sur place », constitue une erreur de droit donnant ouverture à un contrôle suivant la norme de la décision correcte. Le juge Rennie, au paragraphe 6 de la décision Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 494, a conclu de son côté que la non‑prise en compte d’un motif de persécution qui ressort du dossier constitue un manquement à l’équité procédurale, lequel donne aussi ouverture à un contrôle selon la norme de la décision correcte.

[13]           À mon avis, les questions en litige sont des questions mixtes de fait et de droit, et relèvent à ce titre de la norme de la raisonnabilité; voir les paragraphes 51 à 53 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Cependant, vu les faits de la présente espèce, l’application de l’une ou l’autre des normes de contrôle m’aurait amené à conclure à la présence d’une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[14]           Le défendeur concède que la décision de la Commission ne fait aucune mention de la divulgation d’informations au sujet des demandeurs dans les médias hongrois ni de la publication en ligne qui s’en est suivie de commentaires et de menaces par des extrémistes. La Commission limite son examen de la situation personnelle des demandeurs aux événements qui ont précédé leur départ pour le Canada. Le défendeur soutient que cette omission est sans conséquence, aux motifs que le fondement de la demande d’asile des demandeurs restait le même, soit la crainte de persécution du fait de leur ethnicité, et que l’analyse de la protection de l’État était raisonnable.

[15]           Les demandeurs, soutient le défendeur, n’ont pas établi que la publication d’informations sur leur situation au Canada a créé une situation nouvelle, intensifié des conditions préexistantes dans une mesure spectaculaire ou compromis la possibilité pour eux de retourner sans danger en Hongrie. Si ces faits nouveaux ont influé d’une quelconque manière sur leur situation, ces répercussions sont liées aux mêmes agents de persécution et au même motif que ceux qui ont déterminé au départ leur demande d’asile. Les demandeurs n’ont pas montré en quoi la mort de leur fils au Canada ou la médiatisation de leur situation mettraient en question la conclusion de la Commission selon laquelle l’État hongrois est disposé à les protéger et capable de le faire.

[16]           Les demandeurs font valoir que la preuve produite devant la Commission établissait que leur situation avait changé radicalement depuis la mort de leur fils et les menaces à l’endroit de la famille qui en avaient résulté. La Commission n’a pas tenu compte d’éléments tendant à prouver que des individus ou des groupes avaient publiquement exprimé des intentions meurtrières à l’égard de leur famille si elle retournait en Hongrie. Ce motif de demande d’asile, soutiennent les demandeurs, est distinct de celui qui les avait conduits à fuir la Hongrie.

[17]           L’introduction d’une demande d’asile sur place découle normalement du fait que son auteur a exprimé des opinions ou s’est livré à des activités qui compromettent la possibilité pour lui de rentrer dans son pays sans danger. La question principale à trancher est habituellement celle de savoir s’il est probable que les activités menées à l’étranger ont attiré l’attention des autorités du pays d’origine du demandeur d’asile, dans les cas où l’État est l’agent de persécution; voir James Hathaway, The Law of Refugee Status, Butterworths, 1991; Ghazizadeh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 465 (CAF), 154 NR 236; et Manzilla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 165 FTR 313 (CF 1re inst.).

[18]           Notre Cour a admis la possibilité de former une demande d’asile sur place dans le cas où l’agent de persécution n’est pas l’État mais un tiers; voir A.D. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 584; Moreira c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 608 (CF 1re inst.); et Caicedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 749. Je note que la Cour, aux paragraphes 8 à 10 de Darcy c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 1414, a refusé de prendre en compte une demande d’asile formée sur place où l’on invoquait le risque représenté par un particulier. Dans cette affaire, les faits sur lesquels se fondait la demande s’étaient produits avant que la demanderesse ne quitte son pays d’origine. Voir aussi Aleziri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 38, au paragraphe 17.

[19]           Notre Cour a aussi dit pour droit que la Commission doit prendre expressément en considération la preuve crédible des activités menées par le demandeur au Canada qui sont susceptibles d’établir qu’il courrait un risque de préjudice en cas de retour dans son pays, même si les motifs de ces activités ne sont pas sincères. Voir par exemple Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 677. Notre Cour a examiné la question des motifs suspects au paragraphe 11 de la décision Ejtehadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 158 :

11     La formulation du critère par la CISR en ce qui a trait à une demande d’asile sur place est incorrecte. Dans le cadre d’une demande d’asile sur place, la preuve crédible des activités d’un demandeur au Canada susceptibles d’attester le risque d’un préjudice dès son retour doit être expressément prise en considération par la CISR, même si la motivation derrière ces activités n’est pas sincère : Mbokoso c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1806 (QL). La décision défavorable de la CISR est fondée sur la conclusion que la conversion du demandeur n’est pas authentique et est « seulement une solution pour demeurer au Canada et demander l’asile ». La CISR a reconnu que le demandeur s’est converti et qu’il a même été ordonné prêtre de la confession mormone. La CISR a aussi accepté la preuve documentaire voulant que les apostats sont persécutés en Iran. En évaluant les risques auxquels le demandeur pourrait faire face à son retour, dans le cadre d’une demande d’asile sur place, il est nécessaire de tenir compte de la preuve crédible de ses activités au Canada, indépendamment des motifs derrière sa conversion. Même si les motifs de conversion du demandeur ne sont pas authentiques, tel que l’a conclu la CISR en l’espèce, l’imputation possible d’apostasie à l’égard du demandeur par les autorités iraniennes peut néanmoins être suffisante pour qu’il réponde aux exigences de la définition de la Convention. Voir : Ghasemian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1266, aux paragraphes 21 à 23, et Ngongo c. Canada (M.C.I.), [1999] A.C.F. no 1627 (C.F.) (QL).

[20]           Rien n’autorise à penser que les demandeurs à la présente instance seraient responsables de la publicité et des menaces dont ils ont fait l’objet en Hongrie par suite de la mort de leur fils. Ils n’ont pas cherché à attirer l’attention dans le dessein de provoquer une réaction défavorable dans leur pays d’origine. Leurs problèmes ont plutôt commencé avec la décision d’un organe de la presse canadienne de publier un compte rendu de leur tragique accident et de leurs efforts en vue d’obtenir la protection du Canada. Ils ont produit devant la Commission des éléments crédibles tendant à prouver que leur famille seule, parmi tous les Roms hongrois qui ont demandé l’asile au Canada, avait été publiquement identifiée et vilipendée par des éléments extrémistes de leur pays d’origine. Il y avait là pour les demandeurs un risque personnel, distinct de la discrimination générale et de la violence de rues dont ils avaient auparavant été victimes. Ils faisaient en l’occurrence l’objet de menaces directes de la part de membres d’un vaste réseau d’extrémistes racistes liés à des partis politiques autoritaires. La Commission était donc dans l’obligation d’examiner explicitement et directement la question de savoir si la protection de l’État hongrois serait suffisante compte tenu de ces faits.

[21]           La Commission était tenue de prendre en considération les éléments de preuve susdits afin d’établir si la présomption de protection de l’État restait valable. Son omission de ce faire rend sa décision déraisonnable.

[22]           Aucune question grave de portée générale n’a été proposée à la certification, et il n’en sera certifié aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑1806‑13

 

INTITULÉ :

LASZLO BALOG, BEATA KOTAI,

SZABOLCS BALOG, GYULA BALOG,

GERGO BALOG et SZILVIA BALOG

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MAI 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Ronald Shacter

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ronald Shacter

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.