Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140508


Dossier :

T-942-13

Référence : 2014 CF 442

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2014

En présence de monsieur le juge Peter Annis

ENTRE :

RIDOUT & MAYBEE LLP

 

demanderesse

et

HJ HEINZ COMPANY AUSTRALIA LTD.

 

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La présente demande consiste en un appel interjeté au titre de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (la Loi) à l’égard de la décision 2013 COMC 49 (la décision), par laquelle la registraire des marques de commerce a maintenu l’enregistrement de la marque de commerce LMC650968 conformément à l’article 45 de la Loi.

[2]               La demande sera rejetée pour les motifs qui suivent.

II.                Les faits

[3]               Le 20 octobre 2005, HJ Heinz Company Australia Ltd (Heinz) a enregistré la marque de commerce OX & PALM au Canada en vue de son emploi en liaison avec des viandes et viandes transformées, nommément viandes salées et viandes en conserve.

[4]               Heinz a ensuite déployé des efforts en vue d’obtenir un distributeur canadien. Elle a cru à tort que, lorsqu’elle avait obtenu l’approbation de l’Agence canadienne d’inspection des aliments relativement à son bœuf salé OX & PALM, elle devait livrer le produit au Canada dans un délai de six mois. Par conséquent, elle a attendu jusqu’à février 2009 avant de présenter une demande d’approbation; pendant ce temps, elle tentait d’obtenir un distributeur.

[5]               À compter de juin 2009, son distributeur potentiel, Mangal’s Market & Co, LLC (Mangal’s), a poursuivi des négociations avec T&T Supermarkets pour que cette dernière achète le produit, mais ces négociations ont soudainement pris fin lorsque Loblaws a acquis T&T.

[6]               En avril 2010, Mangal a amorcé des négociations avec un autre client, Centennial Foodservice – Worldsource (Centennial), une société établie à Calgary. Ces négociations ont été fructueuses et Centennial a accepté d’acheter 1 660 cartons de viande salée OX & PALM.

[7]               En juin 2010, Mangal, pour le compte de Heinz, a présenté une offre à Centennial en vue de l’achat.

[8]               Le 7 juin 2010, Centennial a accepté l’offre, laquelle était accompagnée d’un bon d’achat.

[9]               En juin, juillet et août, plusieurs factures et reçus commerciaux ont été émis, lesquels confirmaient tous que Centennial avait fait l’achat de bœuf salé OX & PALM.

[10]           Le 30 juillet 2010, la cargaison de bœuf salé OX & PALM a quitté l’Australie pour livraison à Centennial, comme le démontrent le connaissement et la facture des douanes canadiennes.

[11]           Le 16 août 2010, la demanderesse a demandé à la registraire de donner un avis à la défenderesse au titre de l’article 45 de la Loi relativement à l’enregistrement de la marque OX & PALM.

[12]           Le 19 août 2010, Mangal’s a reçu de Centennial, par moyen de virement bancaire, un montant excédant 70 000 $ en devises américaines à titre de paiement relativement au bœuf salé OX & PALM.

[13]           Le 25 août 2010, la registraire a envoyé l’avis, comme la demanderesse lui avait demandé. L’avis enjoignait à la défenderesse de fournir des éléments de preuve indiquant qu’elle avait employé la marque de commerce OX & PALM au Canada à l’égard des marchandises spécifiées dans l’enregistrement OX & PALM au cours de la période de trois ans commençant le 25 août 2007 et se terminant le 25 août 2010 (la période pertinente). Subsidiairement, si elle n’avait pas employé la marque de commerce OX & PALM, la défenderesse devait fournir des éléments de preuve faisant état de la date à laquelle la marque de commerce avait été employée en dernier lieu au Canada et de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant le défaut d’emploi de la marque.

[14]           Le 28 août 2010, le bœuf salé OX & PALM est arrivé dans le port de Vancouver. Centennial a reçu les marchandises et les a vendues à des détaillants dans la région du grand Vancouver.

[15]           Le 20 octobre 2010, McCallum Industries Limited (McCallum) a introduit une demande concurrente et correspondante à la Cour fédérale en vue de radier l’enregistrement OX & PALM de Heinz, conformément à l’article 57 de la Loi. Dans cette instance, McCallum était elle aussi représentée par des avocats du cabinet Ridout & Maybee.

[16]           Le 26 octobre 2011, dans la décision McCallum Industries Ltd c HJ Heinz Company Australia Ltd, 2011 CF 1216, le juge Pinard de la Cour fédérale a rejeté la demande présentée par McCallum en vue de radier la marque de commerce.

[17]           Le 9 janvier 2011, la décision du juge Pinard a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt McCallum Industries Ltd c HJ Heinz Company Australia Ltd, 2013 CAF 5.

[18]           Des détaillants de la région de Vancouver ont vendu en janvier 2011 des produits de viande en conserve portant la marque OX & PALM.

[19]           Le 21 mars 2013, après avoir envoyé l’avis enjoignant de fournir une preuve d’emploi et après avoir reçu les observations écrites ainsi qu’entendu les plaidoiries de la demanderesse et de la défenderesse, la registraire a rendu une décision concernant l’emploi de la marque de commerce OX & PALM au Canada, conformément à l’article 45 de la Loi.

[20]           La registraire a conclu, en se fondant sur la preuve produite par la défenderesse, que cette dernière avait employé la marque de commerce OX & PALM au Canada au cours de la période pertinente.

III.             La décision contestée

[21]           La registraire a souligné l’argument de la demanderesse selon lequel, pour qu’il y ait eu emploi d’une marque de commerce à compter d’une certaine date, il doit entre autres y avoir eu transfert de possession réelle des marchandises, ce qui, selon la demanderesse, découle de la décision Manhattan Industries Inc c Princeton Manufacturing Ltd (1971), 4 CPR (2d) 6, [1971] FCJ no 1012 (QL) (1ère inst) (Manhattan Industries). Par conséquent, la demanderesse a prétendu que, puisque la défenderesse n’a pas eu la possession réelle des marchandises au Canada au cours de la période pertinente, il n’y a pas eu emploi de la marque, conformément à l’article 4 de la Loi. La registraire a néanmoins souscrit à la thèse des défenderesses, en se fondant sur la décision Fetherstonhaugh & Co c ConAgra Foods Inc, 2002 CFPI 1257, 23 CPR (4th) 49 (ConAgra), selon laquelle il y a emploi d’une marque de commerce au titre de l’article 4 de la Loi lorsqu’une commande d’une quantité importante de biens portant la marque de commerce a été passée et acceptée avant l’expiration de la période pertinente, et que la livraison des biens et la conclusion de l’achat ont eu lieu peu après.

[22]           La registraire a effectué une distinction entre l’affaire dont elle était saisie et la décision Manhattan Industries ainsi que les autres précédents connexes cités par la demanderesse, au motif que, dans ces affaires, la date de premier emploi a été établie pour des besoins liés à l’admissibilité ou à un motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30b) de la Loi. Elle a fait remarquer que les procédures en vertu de l’article 45 visent à fournir une procédure simple, sommaire et rapide pour éliminer le « bois mort » du registre. Pour cela, elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’adopter la même approche rigoureuse et technique en ce qui a trait à la période d’emploi d’une marque dans l’examen d’une radiation en vertu de l’article 45 de la Loi. Elle a aussi fait remarquer que la décision ConAgra a été invoquée en ce sens dans diverses autres décisions de la Commission.

[23]           La registraire, dans ce qui semble être une mention se rapportant à la question des circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi au titre du paragraphe 45(3), a fait remarquer que la livraison en provenance de l’Australie nécessitait presque un mois. Elle a formulé l’hypothèse selon laquelle la question de l’emploi de la marque de commerce au cours de la période pertinente ne se serait probablement pas posée si les marchandises provenaient d’un endroit plus près du Canada.

IV.             Les dispositions législatives

[24]           Les dispositions pertinentes de la Loi sur les marques de commerce sont reproduites ci‑dessous :

4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.

 

(2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services.

 

(3) Une marque de commerce mise au Canada sur des marchandises ou sur les colis qui les contiennent est réputée, quand ces marchandises sont exportées du Canada, être employée dans ce pays en liaison avec ces marchandises

 

[…]

 

30. Quiconque sollicite l’enregistrement d’une marque de commerce produit au bureau du registraire une demande renfermant :

 

 [. . .]

 

b) dans le cas d’une marque de commerce qui a été employée au Canada, la date à compter de laquelle le requérant ou ses prédécesseurs en titre désignés, le cas échéant, ont ainsi employé la marque de commerce en liaison avec chacune des catégories générales de marchandises ou services décrites dans la demande;

 

[…]

 

45. (1) Le registraire peut, et doit sur demande écrite présentée après trois années à compter de la date de l’enregistrement d’une marque de commerce, par une personne qui verse les droits prescrits, à moins qu’il ne voie une raison valable à l’effet contraire, donner au propriétaire inscrit un avis lui enjoignant de fournir, dans les trois mois, un affidavit ou une déclaration solennelle indiquant, à l’égard de chacun des marchandises ou de chacun des services que spécifie l’enregistrement, si la marque de commerce a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l’avis et, dans la négative, la date où elle a été ainsi employée en dernier lieu et la raison de son défaut d’emploi depuis cette date.

 

[…]

 

(3) Lorsqu’il apparaît au registraire, en raison de la preuve qui lui est fournie ou du défaut de fournir une telle preuve, que la marque de commerce, soit à l’égard de la totalité des marchandises ou services spécifiés dans l’enregistrement, soit à l’égard de l’une de ces marchandises ou de l’un de ces services, n’a été employée au Canada à aucun moment au cours des trois ans précédant la date de l’avis et que le défaut d’emploi n’a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l’enregistrement de cette marque de commerce est susceptible de radiation ou de modification en conséquence.

 

[Je souligne]

4. (1) A trade-mark is deemed to be used in association with wares if, at the time of the transfer of the property in or possession of the wares, in the normal course of trade, it is marked on the wares themselves or on the packages in which they are distributed or it is in any other manner so associated with the wares that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred.

 

 

 

 

(2) A trade-mark is deemed to be used in association with services if it is used or displayed in the performance or advertising of those services.

 

(3) A trade-mark that is marked in Canada on wares or on the packages in which they are contained is, when the wares are exported from Canada, deemed to be used in Canada in association with those wares.

 

[…]

 

30. An applicant for the registration of a trade-mark shall file with the Registrar an application containing

 

 

 [. . .]

 

(b) in the case of a trade-mark that has been used in Canada, the date from which the applicant or his named predecessors in title, if any, have so used the trade-mark in association with each of the general classes of wares or services described in the application;

 

 

 

[…]

 

45. (1) The Registrar may at any time and, at the written request made after three years from the date of the registration of a trade-mark by any person who pays the prescribed fee shall, unless the Registrar sees good reason to the contrary, give notice to the registered owner of the trade-mark requiring the registered owner to furnish within three months an affidavit or a statutory declaration showing, with respect to each of the wares or services specified in the registration, whether the trade-mark was in use in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and, if not, the date when it was last so in use and the reason for the absence of such use since that date.

 

 

 

[…]

 

(3) Where, by reason of the evidence furnished to the Registrar or the failure to furnish any evidence, it appears to the Registrar that a trade-mark, either with respect to all of the wares or services specified in the registration or with respect to any of those wares or services, was not used in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and that the absence of use has not been due to special circumstances that excuse the absence of use, the registration of the trade-mark is liable to be expunged or amended accordingly.

 

 

[Emphasis added]

[25]           Ridout & Maybee a interjeté appel de la décision de la registraire.

V.                Les questions en litige

[26]           Les questions en litige sont les suivantes :

a)         Quelle est la norme de contrôle applicable?

b)         La conclusion de la registraire selon laquelle la défenderesse avait employé la marque de commerce au Canada au cours de la période pertinente découlait‑elle d’une interprétation raisonnable?

c)         S’il n’y a pas eu d’emploi au cours de la période pertinente, la registraire pourrait‑elle conclure que cela était attribuable à des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi?

VI.             Analyse

A.                La norme de contrôle applicable

[27]           Les parties conviennent que la norme de contrôle de la raisonnabilité s’applique à une décision de la registraire au titre de l’article 45 dans le cadre de laquelle aucune nouvelle preuve n’est produite devant la Cour (Brouillette Kosie Prince c Great Harvest Franchising, Inc, 2009 CF 48, au paragraphe 23). Dans la présente affaire, le seul élément de preuve produit est un affidavit qui introduisait en preuve une copie certifiée du dossier du registraire, que les parties ne considèrent pas comme une nouvelle preuve.

[28]           Il convient de faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de l’interprétation de la Loi sur les marques de commerce par la registraire dans le contexte d’un examen selon la norme de la raisonnabilité. Pour que la Cour intervienne, elle doit conclure qu’aucune interprétation raisonnable ne peut conduire à la décision rendue par le décideur, soit parce que son raisonnement était foncièrement défectueux, soit parce qu’il s’appuyait et débouchait sur une interprétation de la Loi qui ne faisait pas partie des lectures acceptables (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9).

B.                 La conclusion de la registraire selon laquelle la défenderesse avait employé la marque de commerce au Canada au cours de la période pertinente découlait-elle d’une interprétation raisonnable?

(1)               L’interprétation de la Loi et la décision étaient raisonnables

[29]           Je n’ai pas de difficulté à conclure que les interprétations de la Loi sur les marques de commerce de la registraire étaient raisonnables, tout comme l’était sa décision de maintenir l’enregistrement de la marque de commerce de la défenderesse.

[30]           La registraire a bien décelé la politique sous-jacente régissant l’article 45 de la Loi, soit celle de constituer un processus efficace pour enlever le « bois mort » du registre, tout en protégeant les propriétaires inscrits d’une marque de commerce contre toute tentative injustifiée de faire radier leur marque de commerce. Le juge Stone a confirmé cet objectif dans l’arrêt John Labatt Ltd c Rainier Brewing Co (1984), 80 CPR (2d) 228, dans lequel il citait une décision rendue en 1964 par le juge Thorson :

[…] Sur ce dernier point, j’accepterais, avec respect, l’opinion exprimée par le Président Thorson dans Re Wolfville Holland Bakery Limited [1965), 45 C.P.R. 88.] à la p. 91)

(TRADUCTION)

Il est évident que le but de l’art. 44 de la Loi est de fournir une méthode visant à, pour ainsi dire, émonder le registre des marques de commerce en le débarrassant du "bois mort", entendant par là les marques de commerce qui ne sont plus employées. Cependant, la Loi prévoit, en même temps, une garantie pour la protection du propriétaire inscrit d’une marque de commerce contre toute tentative injustifiée de faire radier cette dernière.

Dans Plough (Canada) (à la p. 65) le juge en chef Thurlow a estimé que la décision rendue dans la susdite affaire et dans d’autres sur ce point, constituait "un exposé clair et pertinent de l’état du droit". Je souscris à cette opinion avec déférence.

[31]           Par conséquent, une interprétation de l’article 45 qui ouvrirait la porte à la radiation de la marque de commerce de la défenderesse, laquelle n’était manifestement pas le type de « bois mort » envisagé par la disposition, au motif que la défenderesse avait fait défaut d’employer la marque au Canada deux jours avant l’arrivée de la première cargaison, serait absurde, en ce sens qu’elle ne pourrait pas servir les objectifs prévus par la Loi.

[32]           La registraire a aussi eu raison de conclure que les faits de l’affaire Manhattan Industries étaient inapplicables en l’espèce, afin d’employer le raisonnement de la décision ConAgra. Elle a fait remarquer que la Manhattan Industries portait sur la date de premier emploi d’une marque de commerce, soit celle où le droit à l’enregistrement est établi conformément à l’alinéa 30b) de la Loi.

[33]           Il ne fait aucun doute, à la décision du juge McKay dans ConAgra, laquelle portait sur des faits très similaires à ceux en l’espèce, qu’il avait implicitement adopté une interprétation téléologique de l’article 45 en vue d’effectuer une distinction entre « l’emploi au Canada » de la marque de commerce décrite dans d’autres décisions, telles que Manhattan Industries. Il a conclu ainsi au paragraphe 16 de ConAgra :

16        À mon avis, l’acceptation de cette commande avant la date de l’avis prévu à l’article 45 constitue, au sens de l’article 4 de la Loi, l’emploi du produit de marque KID CUISINE en liaison avec les marchandises aux fins de l’article 45. […]

[Non souligné dans l’original.]

[34]           Par conséquent, on ne peut reprocher à la registraire de s’être fondée sur la décision ConAgra ou d’avoir conclu que l’objet de l’article 45 ne dicte pas nécessairement d’adopter « la même approche rigoureuse et technique concernant la période d’emploi d’une marque dans l’examen d’une radiation en vertu de l’article 45 de la Loi », comme lors de l’examen de la date de premier emploi pour une question d’admissibilité ou pour un motif d’opposition.

[35]           Il s’ensuit de ce raisonnement que l’on ne peut reprocher à la Cour dans la décision ConAgra d’avoir rendu une [traduction] « décision manifestement erronée par inadvertance, laquelle ne devrait pas être suivie », comme l’a prétendu la demanderesse. Je suis convaincu qu’une interprétation juste de la décision ConAgra, malgré le fait qu’elle soit très brève quant à la question, décrit l’intention de la Cour de ne pas suivre l’interprétation stricte du terme « emploi au Canada » retenue dans des décisions comme Manhattan Industries, parce qu’elles étaient différentes de l’espèce, du fait qu’elles ne décrivaient pas une interprétation qui répondait aux objectifs de la radiation en vertu de l’article 45 de la Loi.

[36]           Par ailleurs, la demanderesse a aussi prétendu que le législateur voulait que le paragraphe 45(1) soit interprété de manière stricte, et que la souplesse de son application était prévue au paragraphe 45(3), pour ouvrir la porte aux exceptions dans les cas où « le défaut d’emploi n’a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient » [non souligné dans l’original]. Par conséquent, si les rédacteurs de la Loi voulaient que les dispositions concernant l’emploi réputé d’une marque de commerce ou la période pertinente soit interprétées de manière souple, la Loi aurait pu traiter de ces questions de manière expresse, comme elle l’avait fait au paragraphe 45(3). La demanderesse prétend plutôt que le législateur a choisi de normaliser le sens de l’expression « employée au Canada », alors le paragraphe 45(3) prévoyait une certaine souplesse, en permettant que des circonstances spéciales « justifient » le défaut d’emploi.

[37]           Bien que les « circonstances spéciales » puissent constituer une exception pouvant être invoquée par les inscrivants pour justifier leur défaut d’emploi de la marque au Canada au cours de la période pertinente, elles ne sont d’aucune utilité dans les cas où la marque n’est manifestement pas du « bois mort » et « qu’il n’existe pas de circonstances atténuantes ». La Loi préserve son objectif de faire en sorte que des marques viables de valeur ne soient pas radiées en raison de l’existence de certaines difficultés, comme peuvent l’être des motifs commerciaux légitimes, qui ne consistent toutefois pas en des circonstances exceptionnelles. Une interprétation téléologique de la disposition fait en sorte que les marques ne sont pas radiées pour des motifs qui entrent en contradiction avec les objets de la Loi. Les circonstances spéciales peuvent être utiles dans d’autres situations.

(2)               La Loi d’interprétation prescrit‑elle que le sens d’« emploi au Canada » soit uniforme dans la Loi?

[38]           La demanderesse a prétendu que la conclusion de la registraire selon laquelle il n’est pas approprié d’adopter un seul sens du mot « emploi » pour toutes les affaires en lien avec la Loi n’est pas compatible avec le régime législatif établi par la Loi. La Loi définit clairement, à l’article 4, à quel moment une marque de commerce est réputée être employée; par conséquent, la défenderesse a prétendu que la définition doit s’appliquer à l’ensemble de la Loi, et non uniquement à certaines parties de celle‑ci.

[39]           Dans des observations et plaidoiries supplémentaires présentées à la Cour, la demanderesse a bonifié l’observation ci‑dessus en renvoyant au paragraphe 15(1) de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, disposition qui exige que la définition des termes contenus dans un texte législatif s’applique à l’ensemble des dispositions du texte législatif en question :

15. (1) Les définitions ou les règles d’interprétation d’un texte s’appliquent tant aux dispositions où elles figurent qu’au reste du texte.

 

 

 

 (2) Les dispositions définitoires ou interprétatives d’un texte :

 

 

 a) n’ont d’application qu’à défaut d’indication contraire;

           

 

b) s’appliquent, sauf indication contraire, aux autres textes portant sur un domaine identique.

15. (1) Definitions or rules of interpretation in an enactment apply to all the provisions of the enactment, including the provisions that contain those definitions or rules of interpretation.

 

 (2) Where an enactment contains an interpretation section or provision, it shall be read and construed

 

 (a) as being applicable only if a contrary intention does not appear; and

 

 (b) as being applicable to all other enactments relating to the same subject-matter unless a contrary intention appears.

[40]           De plus, la demanderesse a prétendu que les définitions des termes d’une loi peuvent être supplantées, mais uniquement en présence d’une mention expresse en ce sens ou d’un contexte qui rend implicite le fait que le législateur n’avait pas l’intention que la définition s’applique à un usage particulier du terme défini. Voir l’arrêt Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, au paragraphe 29.

[41]           En réponse à ces arguments, la défenderesse a fait valoir que les exigences exposées à la définition de l’emploi réputé d’une marque de commerce que l’on retrouve au paragraphe 4(1) sont appliqués de manière uniforme à toutes les dispositions de la Loi, de sorte que la définition répond aux exigences de la Loi d’interprétation. La disposition déterminative s’applique uniquement pour définir l’« emploi » de la marque, et non l’application de l’emploi, c.‑à‑d., la question de savoir si l’emploi est fait au Canada, ou, comme c’est pertinent en l’espèce, la question de savoir si l’emploi a eu lieu au cours de la période pertinente. Ces exigences sont établies par l’article 45, et non par le paragraphe 4(1). Je souscris à cet argument; toutefois, certaines explications sont nécessaires.

[42]           La Cour d’appel fédérale a statué, dans l’arrêt Syntex Inc c Apotex Inc (1984), 1 CPR (3d) 145, [1984] ACF no 191 (QL), à la page 151, que le « moment important » pour l’analyse relative à l’emploi de la marque de commerce est le moment du transfert, que ce soit le transfert de propriété ou de possession; les éléments soulignés nécessaires de l’emploi doivent être tous satisfaits à ce moment‑là.

[43]           Manhattan Industries portait principalement sur la question du transfert de possession; la demanderesse prétendait que la possession au sens du paragraphe 4(1) devait être considérée comme renvoyant à la possession « réputée », par opposition à la possession « réelle », mais l’argument a été rejeté. Cependant, la Cour s’était aussi penchée sur la question du transfert de propriété. Elle avait conclu que le transfert de propriété avait lieu lorsque les marchandises étaient confiées à Postes Canada pour qu’elles soient livrées à l’inscrivante. Par conséquent, la demanderesse dans la présente affaire reconnaît que le transfert de propriété associé aux marchandises a eu lieu lorsque celles‑ci ont été placées sous la garde des expéditeurs pour être transportées au Canada. Le transfert de possession réelle des marchandises pouvait uniquement se produire lors de la livraison des marchandises entre les mains de leur destinataire, c.-à.-d., au Canada.

[44]           La demanderesse reconnaît aussi que la marque a été employée dans le cours normal du commerce et qu’elle a été apposée sur les emballages liés aux marchandises. Il s’ensuit que tous les critères relatifs à l’emploi réputé conformément au paragraphe 4(1) ont été remplis par la défenderesse au moment du transfert de la propriété lorsque les marchandises ont été livrées à l’expéditeur. Par conséquent, la Loi d’interprétation ne jouerait aucun rôle dans la présente affaire, parce que l’interprétation littérale du terme « emploi réputé », au sens du paragraphe 4(1), continue de s’appliquer uniformément dans le texte. L’emploi n’est pas en cause.

[45]           La question se rapporte à l’interprétation de « au Canada » à l’article 45 ainsi qu’à l’alinéa 30b). À cet égard, la confusion semble plutôt avoir trait au terme « employée au Canada », que l’on trouve à l’article 45, mais qui n’apparaît pas au paragraphe 4(1). Plus particulièrement, dans la décision Manhattan Industries, la Cour a élargi la définition [traduction] d’« emploi » au‑delà de ses paramètres, en affirmant que le transfert de possession constituait un « emploi au Canada de l’article 4 ». Toute mention du terme « au Canada » dans cette décision ne renvoyait pas à une exigence de l’article 4, mais plutôt de l’alinéa 30b) (« dans le cas d’une marque de commerce qui a été employée au Canada […] » [non souligné dans l’original]).  

[46]           Dans la même veine, la mention du terme « employée au Canada » dans l’arrêt ConAgra et dans la décision de la registraire se rapporte plutôt, d’un côté au critère de « l’emploi » établi par le paragraphe 4(1) et, de l’autre, au critère se rapportant à l’expression « au Canada » telle qu’employée à l’article 45. Dans la même veine, le critère de la « période pertinente » est aussi établi par l’article 45.

[47]           Cependant, en mettant l’accent sur l’endroit où le transfert de propriété se produit, selon une interprétation téléologique de la disposition, le transfert est censé avoir eu lieu au Canada. La propriété des marchandises, contrairement à leur possession réelle, est une fiction juridique. Je serais d’avis qu’on lui peut attribuer davantage de sens autres que celui de la possession réelle. En ce qui a trait au libellé de l’article 45, on peut donc dégager l’interprétation selon laquelle le transfert s’est produit « au Canada » au moment où la garde des biens a été transférée à l’expéditeur.

[48]           La livraison des marchandises à l’expéditeur était un élément de l’achèvement du transfert de propriété qui a eu lieu au Canada. En ce sens, on peut dégager l’interprétation selon laquelle le transfert de propriété a eu lieu au Canada au moment où la garde des biens a été transférée aux expéditeurs en Australie, dans la mesure où la livraison était complétée. Le transfert ayant eu lieu au Canada au cours de la période pertinente, le critère de l’article 45 de la Loi est satisfait en ce qui a trait à « l’emploi au Canada ».

[49]           De cette manière, la définition du mot « emploi » est uniforme dans l’ensemble de la Loi, la définition de « possession » dégagée dans Manhattan Industries n’est pas modifiée, alors que le transfert de propriété au Canada au sens de l’article 45 est interprété de manière téléologique afin de répondre à l’objet de la Loi.

[50]           Pour conclure, ma décision de rejeter la demande est fondée sur la raisonnabilité de l’interprétation de l’article 45 par la registraire et sur la retenue qui est de mise à l’égard de ses conclusions quant à l’interprétation adéquate de la Loi sur les marques de commerce.

[51]           Sa décision reflète une interprétation téléologique de la Loi qui concorde avec ses objectifs et qui permet d’éviter une conséquence qui aurait sinon pour effet de miner l’intention du législateur dans l’éventualité où les observations de la demanderesse auraient été acceptées.

C.                 S’il n’y a pas eu d’emploi au Canada au cours de la période pertinente, la registraire pouvait‑elle conclure que cela était attribuable à des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi?

[52]           Puisque je conclus que les conclusions de la registraire quant à l’interprétation de l’article 45 de la Loi sont raisonnables et que la décision appartient aux issues raisonnables et acceptables, je n’estime pas qu’il est nécessaire que je me prononce sur l’argument subsidiaire de la défenderesse en ce qui concerne les circonstances spéciales au sens du paragraphe 45(3) de la Loi.

[53]           Par conséquent, la demande est rejetée, avec dépens adjugés à la défenderesse. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre quant aux dépens, la défenderesse peut présenter des observations d’au plus trois pages, en plus de son mémoire de frais, dans les 14 jours suivants la présente décision. La demanderesse peut présenter une réponse en conséquence dans les 14 jours suivants.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée, avec dépens à la défenderesse.

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-942-13

 

INTITULÉ :

RIDOUT & MAYBEE LLP c

HJ HEINZ COMPANY AUSTRALIA LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 AVRIL 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 8 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Jaimie Bordman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ahmed Bulbulia

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ridout & Maybee LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

For The Applicant

 

Macera & Jarzyna LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

For The Respondent

 

 

 


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.