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Date : 20140522


Dossier : T-429-12

Référence : 2014 CF 459

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 22 mai 2014

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

FRANKE KINDRED CANADA LIMITED

demanderesse

et

JIANGMEN NEW STAR ENTERPRISE LTD., GUANGZHOU KOMODO KITCHEN TECHNOLOGY CO., LTD., ZHONGSHAN SUPERTE KITCHENWARE CO., LTD., GUANGDONG DONGYUAN KITCHENWARE INDUSTRIAL CO., LTD., GUANGDONG YINGAO KITCHEN UTENSILS CO. LTD., LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La demanderesse, Franke Kindred Canada Limited, ainsi que Novanni Stainless Inc., sont des fabricantes canadiennes d’éviers en acier inoxydable. Le 6 septembre 2011, ces sociétés ont signalé à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] que certains éviers en acier inoxydable importés de Chine faisaient l’objet de dumping et de subventionnement, causant ainsi un dommage à la branche de production nationale.

[2]               Le 25 janvier 2012, l’ASFC a rendu une décision provisoire par laquelle elle concluait à l’existence de dumping et de subventionnement, et fixait un taux provisoire de droits antidumping et compensateurs devant être appliqués, du 25 janvier 2012 au 24 mai 2012 (la date de la décision sur le dommage du Tribunal canadien du commerce extérieur [TCCE]), aux importations d’éviers en acier inoxydable en provenance de Chine.

[3]               Le 7 février 2012, la demanderesse a demandé qu’on lui transmette copie des calculs et des feuilles de travail utilisés par l’ASFC pour établir le taux des droits provisoires. Le 12 février 2012, l’ASFC a refusé de communiquer ces documents à la demanderesse – il s’agit de la demande sous‑jacente dans la présente instance devant la Cour.

[4]               Le présent jugement se rapporte à la demande de contrôle judiciaire présentée par Franke Kindred Canada Limited à l’égard de la décision du 6 février 2012, par laquelle l’ASFC a refusé de lui divulguer les calculs et les feuilles de travail internes ayant servi de fondement à la décision provisoire.

II.                Le contexte

[5]               Le 27 octobre 2011, l’ASFC a amorcé une enquête pour donner suite à la plainte de la demanderesse. Elle a transmis le même jour une demande de renseignements [DDR] à tous les importateurs et exportateurs connus d’éviers en acier inoxydable ainsi qu’au gouvernement de la Chine.

[6]               On a fait parvenir à toutes les parties concernées la version publique des DDR, y compris toute DDR supplémentaire. On a communiqué la version confidentielle de ces documents aux avocats, qui se sont engagés à ne pas les divulguer. L’avocat de la demanderesse a reçu la version confidentielle des DDR. Toutes les réponses et les réponses supplémentaires aux DDR ont également été communiquées à toutes les parties, y compris à la demanderesse. 

III.             La décision faisant l’objet du contrôle

[7]               Dans sa lettre du 10 février 2012, le décideur, M. Rand McNally (directeur, Division des droits antidumping et compensateurs – produits de consommation), a rejeté la demande de divulgation des calculs et feuilles de travail internes de l’ASFC faite par la demanderesse, au motif qu’il ne pouvait discuter avec l’avocat de cette dernière du mode d’examen ou de traitement par l’ASFC des renseignements confidentiels d’une autre partie. 

IV.             Les questions en litige

[8]               Les questions en litige sont les suivantes :

a)      La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse a‑t‑elle un caractère théorique?

b)      L’ASFC a‑t‑elle porté atteinte au droit de la demanderesse à l’équité procédurale en ne lui communiquant pas ses feuilles de travail et calculs internes?

V.                Les dispositions législatives pertinentes

[9]               Les articles 82 et 83 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, LRC, 1985, c S-15 [la LMSI] sont pertinents dans la présente affaire :

Définition de « renseignements »

Definition of “information”

82. Pour l’application des articles 83 à 87, sont compris parmi les renseignements les éléments de preuve.

82. In sections 83 to 87, “information” includes evidence.

Communication des renseignements

Information to be disclosed

83. Toute partie à une procédure prévue par la présente loi a droit, sur demande, de consulter les renseignements auxquels ne s’applique pas le paragraphe 84(1) et fournis au président dans le cadre de la procédure pendant les heures d’ouverture et a droit, sur paiement des frais prévus par règlement, de s’en faire délivrer des copies si les renseignements sont contenus dans un document ou s’ils sont sous une forme qui permet de les reproduire facilement et avec exactitude.

83. Where information is provided to the President for the purposes of any proceedings under this Act, every party to the proceedings has, unless the information is information to which subsection 84(1) applies, a right, on request, to examine the information during normal business hours and a right, on payment of the prescribed fee, to be provided with copies of any such information that is in documentary form or that is in any other form in which it may be readily and accurately copied.

[10]           Dans Zheng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1359, la Cour a déclaré que la communication de documents était importante eu égard à l’équité procédurale, parce qu’elle donnait l’occasion au demandeur de répondre adéquatement aux réserves du décideur (au paragraphe 10) (et elle a également renvoyé aux arrêts Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461 (CA) et May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 RCS 809). Les questions de cette nature sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392; Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539).

VI.             Analyse

A.                La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse a‑t‑elle un caractère théorique?

[11]           Il est de droit constant que la Cour peut invoquer la doctrine du caractère théorique pour refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. La démarche à suivre pour établir si un litige est théorique a été le plus clairement exposé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 353 :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. […] [Non souligné dans l’original.]

[12]           La Cour, appliquant l’arrêt Borowski à la présente affaire, refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’instruire l’affaire. Il n’existe pas de différend concret et tangible, et il ne semble pas que l’issue du présent litige puisse avoir la moindre incidence sur les droits de la demanderesse.  

[13]           L’avocat de la demanderesse soutient que le refus de l’ASFC de divulguer les calculs et feuilles de travail internes ayant servi de fondement à sa décision provisoire a empêché sa cliente de connaître et de comprendre les renseignements sur lesquels l’ASFC s’est fondée pour déterminer les marges de dumping et les taux de subventionnement définitifs quant aux éviers en acier inoxydable importés.   

[14]           La Cour n’est pas convaincue qu’il en est ainsi. L’examen attentif du dossier révèle que les calculs sollicités par la demanderesse se fondaient largement sur des données non vérifiées et qu’ils n’ont servi qu’à établir le taux des droits provisoire à imposer pour l’importation d’éviers en acier inoxydable en attendant la décision définitive du TCCE, une décision rendue dans les 90 jours qui ont suivi la date de la décision provisoire. Aucune preuve ne montre que la décision définitive de l’ASFC était fondée sur ces calculs provisoires.

[15]           Au vu de la preuve, plutôt, le taux de droits définitif, qui a remplacé le taux provisoire, reposait sur une nouvelle enquête qui a permis d’établir des marges de dumping et des taux de subventionnement sensiblement différents de ceux établis à l’étape de l’enquête préliminaire. 

[16]           La Cour a reconnu que les enquêtes aux fins de la LMSI menées à l’étape de la décision définitive étaient règle générale beaucoup plus approfondies que celles de l’étape provisoire; bien souvent, on rencontre de nouvelles parties, on vérifie de nouveaux renseignements, on visite de nouveau des exportateurs pour l’obtention de détails et on visite des importateurs, au besoin –la Cour d’appel fédérale s’est prononcée expressément en ce sens dans Uniboard Surfaces Inc c Kronotex Fussboden GmbH, 2006 CAF 398, [2007] 4 RCF 101 (au paragraphe 38). Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale en est clairement arrivée à la conclusion que les renseignements et analyses préalables de l’étape provisoire, à caractère interne, n’avaient pas à être divulgués – une lecture des paragraphes 53 à 57 inclusivement est essentielle pour bien comprendre le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans son arrêt charnière sur la question. À l’inverse, de plus, on dispose rarement du temps nécessaire à l’étape de la décision provisoire pour vérifier tous les renseignements préalables initiaux.  

[17]           La Cour ne peut intervenir, en l’absence de preuve étayant l’affirmation de la demanderesse selon laquelle la non‑divulgation des calculs et des feuilles de travail sous‑tendant la décision provisoire a eu une incidence sur les mesures de protection demandées. Le taux de droits établi au moyen des calculs provisoires a depuis longtemps été remplacé par le taux, favorable à la demanderesse, établi par l’ASFC dans sa décision définitive.

[18]           L’ancienne avocate de la demanderesse, Victoria Bazan, a déclaré en contre‑interrogatoire que la demande permettra de changer la pratique de divulgation actuelle de l’ASFC pour les enquêtes futures (contre‑interrogatoire de Victoria Bazan, aux pages 42 et 43); cela n’est toutefois d’aucun intérêt pratique en l’espèce. La Cour estime ainsi que la présente affaire a un caractère théorique.

B.                 L’ASFC a‑t‑elle porté atteinte au droit de la demanderesse à l’équité procédurale en ne lui communiquant pas ses feuilles de travail et calculs internes?

[19]           Bien que la conclusion qui précède tranche la présente demande, la Cour ajouterait que, même si elle avait conclu qu’il y a toujours un litige actuel entre les parties, il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[20]           La Cour désire rappeler qu’il a été conclu que les droits de participation, dans le cadre des enquêtes sous le régime de la LMSI, se situaient « à l’extrémité inférieure de l’échelle en matière d’équité procédurale » (Uniboard, précité, au paragraphe 44); la LMSI prévoit expressément le caractère restreint des droits à la communication des parties touchées par une enquête.

[21]           Compte tenu de ce seuil peu élevé, la Cour conclut que l’obligation d’équité ne nécessitait pas en l’espèce de communiquer les documents internes établis par les agents de l’ASFC. Le juge Robert Décary de la Cour d’appel fédérale a ainsi déclaré dans Uniboard, précité :

[57]      [...] Le résumé, la description, l’analyse ou l’interprétation que les enquêteurs font des renseignements qu’ils reçoivent au cours de la vérification constituent des documents internes qu’il n’est pas nécessaire de divulguer.

[22]           La preuve montrant que la demanderesse a obtenu tous les renseignements auxquels l’ASFC avait accès lorsqu’elle a rendu les décisions provisoire et définitive n’est pas remise en question. On a aussi accordé à la demanderesse la possibilité pleine et équitable de présenter des observations et des éléments de preuve pertinents au soutien de la plainte et de répondre à la preuve dont disposait le décideur. Selon la Cour, la demanderesse n’a pas démontré que l’enquête de l’ASFC était entachée de quelque manquement à l’équité procédurale. 

VII.          Conclusion

[23]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de la demanderesse est rejetée au motif que celle‑ci dispose d’une autre voie de redressement adéquate, et statue que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée sans frais (compte tenu du fait que la jurisprudence est très restreinte sur le sujet et que les parties ont ainsi convenu entre elles devant la Cour de ne pas solliciter de dépens).

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-429-12

 

INTITULÉ :

FRANKE KINDRED CANADA LIMITED c JIANGMEN NEW STAR ENTERPRISE LTD., GUANGZHOU KOMODO KITCHEN TECHNOLOGY CO., LTD., ZHONGSHAN SUPERTE KITCHENWARE CO., LTD., GUANGDONG DONGYUAN KITCHENWARE INDUSTRIAL CO., LTD., GUANGDONG YINGAO KITCHEN UTENSILS CO. LTD., LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MAI 2014

 

JUDGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Gregory Somers

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Andrew Gibbs

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gregory Somers

Avocat

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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