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Date : 20140514


Dossier : T-972-12

Référence : 2014 CF 462

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

ALCON CANADA INC., ALCON PHARMACEUTICALS, LTD. et BAYER INTELLECTUAL PROPERTY GmbH

demanderesses

et

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

Page

I.       INTRODUCTION.. 2

II.     CONTEXTE.. 4

III.    LE BREVET 114. 9

A.    La preuve des demanderesses. 10

B.    La preuve de Cobalt 11

C.    Analyse. 12

(1)        La personne versée dans l’art 12

(2)        L’interprétation des revendications. 15

a)     La promesse du brevet 19

(3)        La prédiction valable et l’utilité. 24

a)     La moxifloxacine est différente du composé de l’exemple 15. 27

b)     Le composé de l’exemple 15 n’est pas identifié comme le composé préféré. 29

c)     La divulgation du brevet 114. 31

(4)        L’évidence. 38

a)     Introduction. 38

D.    Conclusion. 47

IV.    LE BREVET 211. 47

A.    La preuve des demanderesses. 48

B.    La preuve de Cobalt 49

C.    Les questions en litige. 49

D.    Analyse. 51

(1)        L’interprétation des revendications. 51

(2)        La personne versée dans l’art 54

E.     Les connaissances générales courantes. 54

F.     L’évidence. 61

G.    Conclusion. 65

V.     LE BREVET 418. 65

A.    La preuve des demanderesses. 66

B.    La preuve de Cobalt 67

C.    L’interprétation des revendications. 68

D.    La personne versée dans l’art 72

E.     La contrefaçon. 73

F.     Analyse. 79

G.    Conclusion. 84

ANNEXE.. 85

Juge PHELAN

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande en vertu du paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets et de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (DORS/93-133) présentée par Alcon Canada Inc., Alcon Pharmaceuticals Ltd. et Bayer Intellectual Property GmbH GP [les demanderesses] visant l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité [AC] à Cobalt Pharmaceuticals Company [Cobalt] pour sa version générique du médicament Vigamox. La version générique est désignée en l’espèce comme le « produit de Cobalt ».

[2]               Vigamox est une solution ophtalmique antibactérienne qui contient du chlorhydrate de moxifloxacine, antibiotique de la classe des fluoroquinolones. Il est visé par les brevets canadiens 1,340,114 [le brevet 114], 2,342,211 [le brevet 211] et 2,192,418 [le brevet 418]. Vigamox est la solution ophtalmique antibactérienne le plus souvent utilisée pendant les chirurgies de la cataracte.

[3]               Le brevet 114 revendique une classe de quinolones dont fait partie la moxifloxacine, laquelle se caractérise par la présence d’un bicycle pyrrolidine fusionné en position C‑7 du noyau quinolone. Cobalt admet que son produit contrefera le brevet 114, mais elle allègue que le brevet 114 est invalide pour cause d’absence de prédiction valable et d’utilité. Bien que, dans ses observations écrites, Cobalt ait aussi allégué l’évidence, elle a laissé tomber en grande partie cette cause d’invalidité au cours de sa plaidoirie.

[4]               Le brevet 211 revendique l’utilisation du chlorhydrate de moxifloxacine dans une préparation ophtalmique pour le traitement et la prévention des infections bactériennes, ainsi que la préparation elle‑même. Cobalt convient que certaines revendications du brevet 211 seront contrefaites par son produit. Elle soutient que le brevet est invalide pour cause d’évidence et d’antériorité.

[5]               Le brevet 418 revendique une forme monohydrate de la moxifloxacine, ainsi que la forme cristalline prismatique du monohydrate. Les parties s’entendent pour dire que le produit de Cobalt lui‑même ne contrefera pas le brevet 418, mais les demanderesses estiment que le procédé de fabrication du produit de Cobalt le contrefera. Cobalt n’est pas de cet avis et allègue que le brevet est invalide pour cause d’évidence, d’absence de prédiction valable, d’ambiguïté et de divulgation insuffisante. Sa plaidoirie était axée sur la contrefaçon.

II.                CONTEXTE

[6]               Les quinolones sont des antibiotiques connus depuis les années 1960. Elles exercent leur action antibactérienne en interférant avec l’ADN gyrase. L’ADN bactérien ne peut plus se dérouler et se répliquer, ce qui inhibe les processus régis par l’ADN dans la bactérie. Les fluoroquinolones sont des quinolones qui renferment un atome de fluor.

[7]               La structure du noyau des quinolones est la suivante :

[8]               Les positions numérotées sur le noyau sont identifiées comme C‑1 à C‑8. C’est à chacun de ces points que des substituants chimiques peuvent être fixés. En l’espèce, la position C‑7 est fondamentale.

[9]               Les modifications chimiques de la structure du noyau influent sur le type et le degré d’activité antibactérienne. Lorsque les chercheurs de l’industrie pharmaceutique mettent au point de nouvelles quinolones, ils évaluent leur activité contre diverses bactéries. Les bactéries sont souvent classées comme étant Gram positif ou Gram négatif selon leur réaction à une coloration appelée « coloration » de Gram (Gram est le nom de la personne qui a mis au point la coloration).

[10]           La façon classique d’évaluer l’activité d’un antibiotique est de déterminer la « concentration minimale inhibitrice » (CMI) de cet agent contre des bactéries in vitro. La CMI est la plus faible concentration d’un composé qui inhibe la croissance visible d’une bactérie après incubation jusqu’au lendemain. Plus la CMI est faible, plus l’activité antibactérienne du composé est forte. Les chimistes médicinaux et les microbiologistes utilisent souvent des méthodes reposant sur la CMI pour comparer l’efficacité des nouveaux antibiotiques à celle des antibiotiques existants.

[11]           La première quinolone qui a été commercialisée est l’acide nalidixique, qui a été synthétisée au début des années 1960. Ce composé était actif contre les bactéries Gram positif et les bactéries Gram négatif, mais son utilisation était limitée à cause de la grande fréquence des effets indésirables. Même de nos jours, des problèmes de toxicité continuent d’être associés à la famille des quinolones, et un certain nombre de quinolones candidates prometteuses au départ ont été abandonnées en raison de leur toxicité, par exemple la clinafloxacine.

[12]           Une modification de la structure des quinolones a mené à la mise au point par Bayer de la ciprofloxacine au début des années 1980. De nombreuses affaires concernent ce composé. La ciprofloxacine avait une puissante activité contre les bactéries Gram négatif et les bactéries Gram positif, et son profil pharmacocinétique était favorable pour le traitement des infections générales. De plus, la probabilité d’effets indésirables associés à la ciprofloxacine était relativement faible par rapport aux autres quinolones. Ces avantages ont fait en sorte que la ciprofloxacine est devenue la référence de l’industrie pour le traitement des infections générales vers la fin des années 1980.

[13]           Alcon a obtenu de Bayer une licence pour l’utilisation de la ciprofloxacine et a intégré le composé dans une solution ophtalmique antibactérienne commercialisée sous le nom de Ciloxan.

[14]           Par suite des progrès réalisés avec la ciprofloxacine en 1982 dans la phase de développement, Bayer a commencé à chercher une quinolone qui pourrait succéder à la ciprofloxacine. Ses chercheurs ont synthétisé de nouvelles quinolones qui ont fait l’objet de tests microbiologiques. La première étape des tests consistait à déterminer la CMI contre des bactéries in vitro. Les composés dont les valeurs initiales de CMI étaient jugées acceptables ont fait l’objet d’essais plus rigoureux, dont des essais in vivo, des essais de toxicité et des tests pharmacocinétiques.

[15]           Au cours de ces recherches, Bayer a découvert que des quinolones possédant un bicycle pyrrolidine fusionné en position C‑7 du noyau quinolone étaient prometteuses. En juillet 1988, elle a déposé une demande de brevet en Allemagne visant des composés dotés de ce substituant. La demande canadienne a été déposée en juillet de l’année suivante. La moxifloxacine fait partie des composés revendiqués, plus précisément des revendications 8 et 13. Elle n’avait pas été synthétisée ni mise à l’essai à cette époque et ne le serait pas avant 1993.

[16]           En 1994, Bayer a tenté de mettre au point un comprimé de chlorhydrate de moxifloxacine et a rencontré deux problèmes. Premièrement, la matière ne « s’écoulait » pas. Deuxièmement, les formulateurs étaient incapables d’obtenir une quantité constante du principe actif dans le comprimé fabriqué. Des recherches plus poussées ont révélé que la forme monohydrate de la moxifloxacine était plus stable que la forme anhydre, et que la forme cristalline prismatique du monohydrate s’écoulait mieux que la forme cristalline aciculaire (en forme d’aiguille). Bayer a présenté la demande de brevet 418 au Canada le 9 décembre 1996, brevet qui revendiquait la forme monohydrate du chlorhydrate de moxifloxacine formant des pics particuliers caractéristiques à la diffraction des rayons X par les poudres [DRXP] et à la résonance magnétique nucléaire (RMN) des solides, ainsi que la forme cristalline prismatique. Bayer a finalement mis au point un comprimé de moxifloxacine qu’elle a nommé Avelox pour le traitement des infections générales.

[17]           Vers la fin des années 1990, Ciloxan s’était fait détrôner comme solution ophtalmique antibactérienne la plus populaire sur le marché en raison de problèmes de solubilité. Pendant qu’elle était à la recherche d’un produit pouvant succéder à Ciloxan, Alcon a obtenu un échantillon de moxifloxacine de Bayer en 1999. Elle a incorporé l’échantillon dans une solution ophtalmique qu’elle a soumis à des essais in vivo et in vitro. Les essais in vitro ont révélé que la moxifloxacine était très active contre la plupart des agents pathogènes avec lesquels elle avait été testée, mais qu’elle l’était moins contre Pseudomonas aeruginosa, bactérie Gram négatif particulièrement dévastatrice. Cependant, les essais in vivo ont démontré que, grâce à sa capacité supérieure de pénétration intraoculaire, la moxifloxacine permettait de traiter les infections à P. aeruginosa aussi efficacement que la ciprofloxacine. Les essais ont aussi révélé que la moxifloxacine pénétrait mieux dans l’œil que les autres quinolones connues et qu’elle n’entraînait aucun problème de toxicité pour l’œil.

[18]           Après les essais, Alcon a obtenu de Bayer une licence pour l’utilisation de la moxifloxacine et a intégré ce composé dans une solution ophtalmique qu’elle a commercialisée sous le nom de Vigamox. Elle a présenté la demande de brevet 211 le 29 septembre 1999. Le brevet 211 revendique l’utilisation de la moxifloxacine à une concentration précise dans une solution ophtalmique topique pour le traitement des infections de l’œil; l’utilisation de la moxifloxacine pour la préparation de compositions pharmaceutiques; et la composition pharmaceutique contenant de la moxifloxacine elle‑même. Vigamox a été mis sur le marché en 2003.

[19]           Cobalt a mis au point une solution à 0,5 % de chlorhydrate de moxifloxacine pour administration par voie ophtalmique : le produit de Cobalt. Elle a soumis au ministre de la Santé une présentation abrégée de drogue nouvelle afin d’obtenir un avis de conformité, présentation dans laquelle elle compare le produit de Cobalt à Vigamox afin d’en démontrer la bioéquivalence. Cobalt a signifié aux demanderesses un avis d’allégation le 2 avril 2012, lesquelles ont répondu en présentant un avis de demande à la présente Cour le 17 mai 2012.


III.             LE BREVET 114

[20]           Étant donné que les présents motifs concernent aussi deux autres brevets, les questions à trancher et l’analyse de chacune sont présentées séparément.

[21]           Les parties conviennent que le produit de Cobalt contrefait le brevet 114. Cobalt admet la contrefaçon des revendications 8 et 13, lesquelles visent la moxifloxacine et ses stéréoisomères et les mélanges de ces composés. Cobalt admet aussi la contrefaçon des revendications 17 et 18, lesquelles visent l’utilisation des composés de l’invention pour un traitement antibiotique et un médicament contenant les composés de l’invention.

[22]           Cobalt conteste la validité du brevet 114 pour plusieurs motifs. Elle allègue que le brevet fait de grandes promesses qu’il ne remplit pas et que l’utilité de la moxifloxacine ne pouvait pas être valablement prédite par la divulgation. Elle soutient aussi que le choix d’un bicycle pyrrolidine fusionné comme substituant en position C‑7 était évident ou allait de soi. Bien entendu, les demanderesses ne partagent pas cet avis.

[23]           En ce qui concerne la validité du brevet 114, il y a quatre questions à trancher :

i.                    la personne versée dans l’art

ii.                  l’interprétation des revendications

a.         la promesse du brevet

iii.                l’utilité et la prédiction valable

a.         la divulgation

iv.                l’évidence

A.                La preuve des demanderesses

[24]           Les demanderesses ont présenté comme témoins MM. Domagala, Glenschek-Sieberth et Petersen pour ce qui est du brevet 114.

[25]           Monsieur Domagala est un chimiste médicinal qui possède une vaste expérience de recherche sur les quinolones. Il a présenté et publié de nombreux articles sur les quinolones et est coinventeur de plusieurs brevets de nouvelles quinolones antibiotiques. Il a témoigné au sujet de la façon dont la personne versée dans l’art interpréterait le brevet 114 et les allégations d’invalidité à l’endroit de ce brevet. Ses principales conclusions sont les suivantes : les revendications 8 et 13 du brevet 114 visent la moxifloxacine (l’énantiomère S,S du composé revendiqué); le produit de Cobalt contrefera le brevet 114; l’utilité de la moxifloxacine était valablement prédite au moment du dépôt du brevet 114; et l’idée originale du brevet 114 n’était pas évidente.

[26]           Monsieur Glenschek-Sieberth est un chimiste de recherche titulaire d’un doctorat qui travaille pour Bayer Pharma AG. Il a reçu une formation comme assistant en laboratoire de biologie et a mené des recherches sur les antibiotiques pendant de nombreuses années chez Bayer. Il a la responsabilité de conserver tous les rapports de tests microbiologiques sur les quinolones archivés chez Bayer. Il a fourni un témoignage sur les dossiers internes de Bayer correspondant aux composés donnés en exemple et sur les rapports concernant la moxifloxacine.

[27]           Monsieur Petersen est un chimiste spécialisé en chimie organique de synthèse qui a déjà travaillé chez Bayer et qui est l’un des inventeurs du brevet 114. Il a témoigné au sujet de l’histoire de l’invention du brevet 114 et des essais ayant mené à ce brevet.

[28]           Monsieur Zhanel est un microbiologiste médical qui fait des recherches sur les antibiotiques. Il a témoigné au sujet de la contrefaçon et de la validité du brevet 114. Ses principales conclusions sont les suivantes : le produit de Cobalt contrefait le brevet 114; la promesse du brevet 114 est que les composés ont une puissante activité antibactérienne in vitro, en particulier contre les bactéries Gram positif, comparativement à la ciprofloxacine; l’utilité de la moxifloxacine était valablement prédite d’après les données de l’exemple 15 du brevet 114; et l’idée originale n’était pas évidente.

B.                 La preuve de Cobalt

[29]           Cobalt a fait appel à monsieur Hoban et à monsieur Newton à titre de témoins experts relativement au brevet 114. M. Hoban est un microbiologiste clinique. Son affidavit traite de l’allégation d’absence d’utilité du brevet 114 formulée par Cobalt, notamment de sa compréhension de l’utilité promise du brevet 114 et des essais, données et renseignements présentés dans le brevet 114. Ses principales conclusions sont les suivantes : le brevet 114 promet que les composés revendiqués a) sont des antibiotiques à large spectre, b) seront utiles contre les bactéries résistantes, c) seront utiles en médecine humaine et en médecine vétérinaire, d) seront utiles dans le traitement des maladies bactériennes, et e) seront utiles pour conserver les matières inorganiques et les matières organiques. Il conclut également que les données divulguées dans le brevet 114 ne démontrent pas l’utilité des composés revendiqués; que l’utilité de la moxifloxacine, en particulier, n’est pas démontrée et qu’il n’existe aucun fondement factuel permettant de prédire valablement son utilité; et que les inventeurs du brevet 114 ont omis des données défavorables sur la CMI du composé revendiqué.

[30]           M. Newton est chimiste médicinal. Son affidavit traite des allégations d’invalidité du brevet 114 formulées par Cobalt, notamment de sa compréhension de l’objet divulgué et revendiqué dans le brevet 114 et de l’évidence. Sa principale conclusion est que l’idée originale [le substituant C‑7] était connue dans l’art et était évidente.

[31]           Tous les experts possédaient les compétences requises et ont respecté leurs engagements envers la Cour. Cependant, pour ce qui est des preuves contradictoires qu’ont fournies les experts au sujet du brevet 114, je préfère en général la preuve fournie par les témoins des demanderesses. Les éléments de preuve distincts et la preuve globale se caractérisaient par une plus grande cohérence interne et externe. Par conséquent, sauf indication contraire, j’ai privilégié la preuve des experts des demanderesses plutôt que celle des experts de la défenderesse.

C.                 Analyse

(1)               La personne versée dans l’art

[32]           L’un des éléments essentiels lors de l’analyse d’un brevet contesté consiste à déterminer à qui s’adressent les enseignements du brevet et quelles sont les compétences, les connaissances scientifiques et les connaissances générales courantes requises pour comprendre le brevet.

[33]           Alcon affirme que, d’après le témoignage de ses experts, le brevet 114 s’adresse principalement au chimiste médicinal ou au scientifique qui possède des compétences en chimie médicinale et est titulaire pour le moins d’un diplôme de maîtrise dans une discipline connexe. La personne versée dans l’art possède au moins cinq années d’expérience acquise après l’obtention de son diplôme en conception et en synthèse de nouvelles molécules chimiques, dont au moins deux ans de travail avec des composés de la classe des quinolones, ainsi que des connaissances ou de l’expérience dans l’évaluation des nouveaux antibiotiques. Elle est également au fait des études de la relation structure-activité dans le domaine des quinolones et de la littérature sur les quinolones pendant la période pertinente. Certains aspects mineurs du brevet 114 concernent les microbiologistes.

[34]           Cobalt soutient que la personne versée dans l’art fait partie d’une équipe multidisciplinaire formée notamment d’un chimiste médicinal et d’un microbiologiste.

[35]           Le chimiste médicinal de l’équipe est titulaire d’un doctorat en chimie et possède au moins deux ou trois années d’expérience postdoctorale ou d’expérience de travail dans l’industrie pharmaceutique. Il sait comment modifier des molécules existantes pour créer de nouveaux membres d’une famille donnée et connaît les caractéristiques physiques, chimiques et biologiques attendues de cette famille. L’équipe versée dans l’art possède des connaissances et de l’expérience en formulation, fabrication et mise à l’essai de formes pharmaceutiques.

[36]           La définition de la personne versée dans l’art est tout autant une construction juridique que ne l’est le concept de « monsieur Tout-le-monde » du droit de la responsabilité délictuelle appliqué au droit des brevets. Aucun des experts qui formulent des opinions dans cette affaire ne correspond un tant soit peu à cette personne versée dans l’art; la formation pratique et théorique de ces experts et leur expérience sont de loin supérieures.

[37]           Étant donné que cette affaire concerne l’évidence et l’utilité, la personne versée dans l’art (même si elle possédait un amalgame de talents) est une personne qui travaillerait réellement avec le brevet.

[38]           Les principales différences entre les parties en ce qui concerne la personne versée dans l’art sont : a) le concept d’équipe; b) la nature de l’expérience, Alcon alléguant que le chimiste médicinal doit posséder une expérience en synthèse de nouvelles molécules chimiques de la classe des quinolones; et c) l’obligation de posséder des connaissances au sujet des études de la relation structure-activité dans le domaine des quinolones et au sujet des quinolones en général.

[39]           Je suis convaincu que l’expérience dans le domaine des quinolones et des études de la relation structure-activité serait importante. Je ne mets pas non plus en doute la légitimité du concept d’équipe. Par conséquent, la personne versée dans l’art serait une équipe dirigée par un chimiste médicinal et comptant un microbiologiste. Le chimiste médicinal posséderait plusieurs années d’expérience postdoctorale dans le domaine des molécules chimiques et aurait des connaissances au sujet des études de la relation structure-activité dans le domaine des quinolones ainsi qu’une expérience générale de travail avec les quinolones. Le microbiologiste aurait une expérience dans les essais visant à évaluer l’activité antibactérienne de nouveaux composés.

[40]           L’approche adoptée par la Cour est similaire à celle adoptée dans une procédure parallèle aux États‑Unis, mais avec quelques différences dans la description de la personne versée dans l’art (Alcon, Inc c Teva Pharmaceuticals USA, Inc, 664 F Supp 2d 443, 454 et 455, (D Del 2009). Il est bon de souligner que M. Petersen, expert d’Alcon et coinventeur du brevet 114, est chimiste-microbiologiste.

(2)               L’interprétation des revendications

[41]           Le brevet 114 revendique une nouvelle classe de quinolones qui se distingue par un bicycle pyrrolidine fusionné en position C‑7 du noyau quinolone. Cette classe est réputée avoir une puissante activité antibactérienne, en particulier contre les bactéries Gram positif.

[42]           La moxifloxacine est visée par les revendications 8 et 13 du brevet 114. La revendication 8 vise les quatre stéréoisomères de la molécule de moxifloxacine, alors que la revendication 13 vise uniquement les deux isomères « cis ». La moxifloxacine est le composé énantiomériquement pur S,S.

[43]           Pour démontrer que les composés revendiqués ont une puissante activité antibactérienne, le brevet 114 divulgue les valeurs de CMI de plusieurs composés (les composés donnés en exemple) avec environ dix espèces de bactéries. Les données sur la CMI de la ciprofloxacine sont aussi fournies à des fins de comparaison. La moxifloxacine n’est pas un composé cité en exemple, bien qu’elle ressemble beaucoup au composé de l’exemple 15. La seule différence est que la moxifloxacine porte un groupe méthoxy en position C‑8, alors que, dans l’exemple 15, c’est un fluor qui occupe cette position.

[44]           La section « description » du brevet 114 porte sur un certain nombre d’aspects qui, selon Cobalt, sont des éléments essentiels. On y trouve une seule mention de faible toxicité, une liste d’agents pathogènes contre lesquels les composés revendiqués sont dits actifs et une liste de maladies contre lesquelles les composés sont dits avoir une utilité préventive ou thérapeutique. Selon l’interprétation de Cobalt, ces mentions définissent les éléments essentiels de la revendication, c’est‑à‑dire qu’il est essentiel que chacun des composés revendiqués soit faiblement toxique, soit actif contre les bactéries nommées et soit utile pour le traitement ou la prévention des maladies énumérées. Je ne souscris pas à cette interprétation.

[45]           Il n’y a aucune contestation quant aux principes juridiques applicables à l’interprétation des revendications. C’est une question de droit qu’il incombe au juge de trancher avec l’aide de la personne versée dans l’art, l’interprétation ne pouvant être dictée par la personne versée dans l’art ou l’opinion d’experts. Les mots utilisés dans un brevet doivent être examinés et interprétés « du point de vue et à la lumière des connaissances usuelles du travailleur moyennement versé dans le domaine auquel le brevet a trait » (Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, paragraphe 53 [Whirlpool]; Bell Helicopter Textron Canada Ltée c Eurocopter, 2013 CAF 219, 449 NR 111, paragraphe 74 [Bell Helicopter]).

[46]           Une interprétation éclairée et téléologique du libellé des revendications est nécessaire en ce qui concerne le mémoire descriptif du brevet et les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date de publication du brevet (Whirlpool, aux paragraphes 48 et 52 à 55; Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024, au paragraphe 31 [Free World Trust]).

[47]           L’interprétation téléologique des revendications d’un brevet repose sur la détermination par le tribunal de ce qui, selon l’inventeur, constitue les éléments « essentiels » de l’invention, tout en distinguant ceux qui ne le sont pas (Bell Helicopter, au paragraphe 84; Whirlpool, aux paragraphes 45 à 47; Free World Trust, au paragraphe 31).

[48]           Sur cette question en particulier, la preuve fournie par M. Domgala et M. Zhanel, les experts d’Alcon, m’a été très utile. M. Domgala est un chimiste médicinal qui possède une vaste expérience dans le domaine des quinolones et qui a travaillé avec un concurrent des deux parties, tentant de faire ce qu’Alcon prétend avoir fait.

Monsieur Zhanel est un microbiologiste d’expérience dont les opinions, tout comme celles de M. Domagala, étaient claires, concises (aussi concises qu’un AC peut l’être) et convaincantes.

[49]           D’après la preuve qu’ont fournie les experts, les éléments essentiels de la revendication 1 du brevet 114 sont :

i.                    une structure chimique décrite dans la formule (1) comportant un bicycle pyrrolidine fusionné en position 7 de la molécule de quinolone;

ii.                  une activité antibactérienne à large spectre.

La formule (1) est définie par la structure suivante :

[50]           La revendication 1 du brevet 114 vise des dérivés de quinolone de formule (1) qui, selon Cobalt, totalisent 111 milliards de composés. Les revendications 8 et 13 (annexées aux présents motifs) visent des composés ayant une même formule structurale et qui comprennent la moxifloxacine. Il s’agit des revendications que, comme elle l’admet, Cobalt contrefera. La revendication 8 vise quatre stéréoisomères et la revendication 13, deux stéréoisomères. L’un des composés visés par chacune des revendications est la moxifloxacine.

Étant donné que les revendications 8 et 13 visent les sels chlorhydrate des composés revendiqués sous toutes les formes hydratées, les revendications 8 et 13 visent entre autres le chlorhydrate de moxifloxacine.

[51]           La revendication 17 concerne l’utilisation de l’un ou l’autre des composés visés par les revendications 1 à 13 pour le traitement des infections bactériennes chez l’humain ou les animaux.

La revendication 18 vise tout médicament qui renferme l’un ou l’autre des composés des revendications 1 à 13, et leurs formes hydratées et sels, ainsi qu’un diluant ou excipient (c.‑à‑d. tout excipient ou toute préparation servant à administrer le composé à l’humain ou l’animal, par exemple un sel).

[52]           La plus grande partie du brevet 114 traite de la synthèse des nouveaux composés de l’invention au moyen de nombreux exemples, dont la façon de fabriquer les chaînes latérales en C‑7 comme matière de départ et comment les fixer au noyau quinolone.

a)                  La promesse du brevet

[53]           La plupart des arguments relatifs à la question de la prédiction valable tournent autour de l’interprétation de la promesse du brevet 114.

[54]           De l’avis de Cobalt, le brevet 114 promet que les composés revendiqués auront une activité thérapeutique contre une longue liste de maladies tout en étant faiblement toxiques et en ayant une activité antibactérienne à large spectre contre des bactéries Gram positif et des bactéries Gram négatif lorsqu’ils sont formulés en un médicament. Cobalt met particulièrement l’accent sur la « faible toxicité » et la « puissante activité ».

[55]           Par contre, selon les demanderesses, la promesse du brevet est une promesse de puissante activité antibactérienne in vitro, en particulier contre les bactéries Gram positif; rien de plus. Elles allèguent que la personne versée dans l’art ne conclurait pas que le brevet promet une faible toxicité d’après une seule mention à cet égard, en particulier vu les problèmes de toxicité bien connus des quinolones. Selon elles, la personne versée dans l’art ne conclurait pas non plus que le brevet promet une activité contre toutes les bactéries connues, résistantes ou non. La mention d’un usage pharmaceutique ou d’un usage comme agent de conservation serait interprétée par la personne versée dans l’art comme un énoncé concernant les usages ou buts potentiels, non pas comme une promesse.

[56]           Les deux parties s’appuient sur Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2013 CAF 186, 230 ACWS (3d) 851 [Plavix] pour alléguer que, si un brevet renferme une promesse, cette promesse doit être explicite et mesurable. En l’absence de promesse, ce qu’il faut déterminer c’est si le brevet a la moindre parcelle d’utilité.

[57]           Cobalt soutient que le brevet promet que chacun des composés revendiqués :

a.                   sera faiblement toxique;

b.                  aura une activité antibactérienne contre un large spectre de bactéries;

c.                   sera utile en médecine humaine et en médecine vétérinaire pour prévenir, traiter et guérir les infections locales ou générales causées par des bactéries;

d.                  sera utile comme agent de conservation de matières inorganiques ou organiques.

[58]           Cette interprétation repose sur une unique mention de faible toxicité, l’utilisation comme agent de conservation, une liste de bactéries pathogènes et de maladies et des mentions de médicaments ou de compositions pharmaceutiques.

[59]           Cobalt s’appuie sur le passage suivant pour affirmer que le brevet promet que chacun des composés revendiqués sera actif contre un large spectre de bactéries :

[traduction]

Par exemple, les maladies locales ou générales causées par les agents pathogènes suivants, ou un mélange d’agents pathogènes de ce groupe, peuvent être traitées ou prévenues :

coccis Gram positif, par exemple les staphylocoques (Staph. aureus et Staph. epidermidis) et les streptocoques (Strept. agalactiae, Strept. faecalis, Strept. pneumoniae et Strept. pyogenes); coccis Gram négatif (Neisseria gonorrhoeae) et bacilles Gram négatif, telles les Enterobacteriaceae, par exemple Escherichia coli, Haemophilus influenzae, Citrobacter (Citrob. freundii et Citrob. divernis), Salmonella et Shigella; et aussi Klebsiella (Klebs. pneumoniae et Klebs. oxytoca), Enterobacter (Ent. aerogenes et Ent. agglomerans), Hafnia, Serratia (Serr. marcescens), Proteus (Pr. mirabilis, Pr. rettgeri et Pr. vulgaris), Providencia et Yersinia, et le genre Acinetobacter. Le spectre antibactérien englobe aussi le genre Pseudomonas (Ps. aeruginosa et Ps. maltophilia) et des bactéries anaérobies strictes telles que Bacteroides fragilis, des représentants du genre Peptococcus, Peptostreptococcus et le genre Clostridium; ainsi que Mycoplasma (M. pneumoniae, M. hominis et M. urealyticum) et des mycobactéries, par exemple Mycobacterium tuberculosis.

[60]           Cet argument ne tient pas la route. Le mot « exemple » dans le passage susmentionné est suffisant pour démontrer que la promesse d’efficacité contre toutes les bactéries pathogènes énumérées ou celles qui sont liées à toutes les maladies énumérées ne s’applique pas à chaque composé revendiqué. Tout au plus peut-on affirmer que tous les composés revendiqués ont une certaine activité antibactérienne, mais pas contre toutes les bactéries pathogènes énumérées.

[61]           La tentative de M. Hoban de faire croire que tous les composés tueraient toutes les bactéries énumérées, et certaines non énumérées, ce qui équivaudrait à éliminer pratiquement toutes les bactéries, ne me convainc pas. Il s’agit là d’une interprétation indûment large et inutile des mots, affaiblie par le manque d’expérience de M. Hoban dans la lecture et l’interprétation des revendications de brevets. M. Hoban est le seul à avoir ce point de vue.

[62]           À la lumière de la preuve d’expert d’Alcon, il est plus raisonnable d’interpréter l’expression « à large spectre » comme signifiant que le composé a une activité contre certaines bactéries Gram positif et certaines bactéries Gram négatif parmi un ensemble de bactéries. Je rejette donc l’interprétation de Cobalt.

[63]           Cobalt soutient également que le brevet 114 promet que chacun des composés revendiqués sera faiblement toxique. Elle fonde son argument sur la seule mention d’une faible toxicité dans le brevet :

[traduction]

Les composés visés par l’invention, tout en affichant une faible toxicité, ont une activité antibactérienne à large spectre contre des germes Gram positif et des germes Gram négatif.

[64]           À mon avis, si les inventeurs avaient réellement voulu faire une promesse de faible toxicité, ils auraient rédigé le brevet de façon à rendre cette promesse plus explicite. Même l’utilisation de l’expression « une faible toxicité » laisse croire à une caractéristique ou à un attribut potentiel. Cependant, l’expression est utilisée comme un comparateur, et il n’y a pas d’indication de « faible toxicité » comparativement à une autre toxicité.

[65]           La notion de toxicité est liée à l’innocuité et à la possibilité d’un succès commercial, non pas à la brevetabilité. Comme il a été conclu dans l’arrêt Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153 [AZT], une preuve d’absence de toxicité à ce stade de l’analyse n’est pas nécessaire pour démontrer l’utilité.

[66]           Je rejette l’interprétation que fait Cobalt de la promesse du brevet. Elle repose en grande partie sur l’affidavit de M. Hoban, qui a déclaré que la lecture de brevets était un exercice « assez nouveau » pour lui. Je privilégie plutôt la preuve de M. Domagala, qui, en plus de très bien connaître le domaine des quinolones, est lui‑même coinventeur d’un certain nombre de brevets et a donc l’habitude de les interpréter. Selon le témoignage de M. Domagala, à la lecture du brevet 114, la personne versée dans l’art comprendrait que la promesse se limite à ceci : [traduction] « les nouvelles quinolones ont une puissante activité antibactérienne in vitro contre un large spectre de bactéries, en particulier contre les bactéries Gram positif ». Les mentions relatives à une faible toxicité, à un usage pharmaceutique et à un usage comme agent de conservation décrivent des espoirs et des usages potentiels, non pas des promesses.

[67]           Vu le soin apporté à la rédaction de la plupart des brevets, il est difficile de concevoir que les inventeurs aient voulu faire une promesse en utilisant des mots si généraux qui ne figurent qu’une fois dans le brevet. Si ces mots ont été utilisés avec l’intention de faire une promesse, cette promesse a été faite sans les données requises pour l’étayer. Rien ne laisse croire que des données auraient été involontairement omises.

[68]           À la lumière des conclusions de l’arrêt Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd, [1981] 1 RCS 504, et plus récemment de l’arrêt Plavix, selon lesquelles il n’y a aucune obligation de faire une promesse, mais que si une promesse est faite, le breveté doit la remplir, il n’y aucun avantage à faire une promesse. Conclure à une promesse dans ces circonstances reviendrait à donner au brevet 114 un sens qu’il n’a pas afin de l’invalider.

[69]           Par conséquent, je rejette les arguments de Cobalt relativement à l’interprétation des revendications et de la promesse du brevet.

(3)               La prédiction valable et l’utilité

[70]           Cobalt soutient que le brevet 114 est invalide parce que son utilité n’a pas été démontrée et ne pouvait être valablement prédite à la date de son dépôt, le 13 juillet 1989.

[71]           La plupart des observations de Cobalt sur la question de l’utilité reposent sur une interprétation erronée de la promesse. Comme je l’ai déjà indiqué, je rejette l’interprétation que fait Cobalt de la promesse. Si tant est que le brevet fasse une quelconque promesse, celle‑ci se limite à une activité in vitro de l’ensemble de la classe contre un large spectre de bactéries. Par conséquent, selon Plavix, la question est de savoir si le brevet a la moindre parcelle d’utilité.

[72]           La question de l’utilité, telle qu’elle est présentée dans l’AA et devant la Cour, est la suivante :

i.                    L’utilité de la moxifloxacine pouvait-elle être valablement prédite d’après l’exemple 15?

ii.                  La divulgation était-elle suffisante?

[73]           Étant donné que la moxifloxacine n’a pas été synthétisée ou mise à l’essai avant décembre 1993, les demanderesses ont concédé que l’utilité n’était pas démontrée à la date de dépôt.

[74]           Le litige porte donc sur la question de la prédiction valable. Le critère de prédiction valable a été établi dans l’arrêt AZT au paragraphe 70. Le juge Binnie écrit à ce paragraphe que la règle de la prédiction valable comporte trois éléments :

a.                   la prédiction doit avoir un fondement factuel;

b.                  à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et valable qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

c.                   il doit y avoir divulgation suffisante. Normalement, la divulgation est suffisante si le mémoire descriptif explique d’une manière complète, claire et exacte la nature de l’invention et la façon de la mettre en pratique.

[75]           Dans l’arrêt Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2013 CAF 186, 447 NR 313, la Cour d’appel offre un résumé utile des principes en jeu dans une allégation d’inutilité.

46     Le titulaire dont le brevet est contesté pour absence d’utilité doit pouvoir établir qu’au moment où la demande de brevet a été présentée, l’utilité de l’invention pouvait être démontrée ou valablement prédite : voir AZT, au paragraphe 46. La difficulté, dans le cas présent comme dans d’autres, est de déterminer ce qui doit être démontré ou valablement prédit. C’est là qu’entre en jeu la notion de « promesse » du brevet.

47     La promesse du brevet est la norme qui permet de mesurer l’utilité de l’invention décrite dans le brevet. Cette idée trouve sa source dans l’arrêt Consolboard de la Cour suprême du Canada :

Il y a un exposé utile dans Halsbury’s Laws of England, (3e éd.), vol. 29, à la p. 59 sur le sens de « inutile » en droit des brevets. Le terme signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ».

Consolboard, précité, à la page 525

48     Il n’est pas nécessaire que l’inventeur explique l’utilité de son invention dans le brevet, mais s’il le fait, il sera tenu de respecter sa promesse, comme le souligne l’arrêt Olanzapine, précité, au par. 76 :

Lorsque le mémoire descriptif ne promet pas un résultat précis, aucun degré particulier d’utilité n’est requis; la « moindre parcelle » d’utilité suffira. Toutefois, lorsque le mémoire descriptif exprime clairement une promesse, l’utilité sera appréciée en fonction de cette promesse : Consolboard, Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) et Ranbaxy Laboratories Inc., [2009] 1 R.C.F. 253, 2008 CAF 108 (Ranbaxy). La question est de savoir si l’invention fait ce que le brevet promet qu’elle fera. (Non souligné dans l’original.)

49     Si l’inventeur ne promet pas explicitement de résultats spécifiques, le critère relatif à l’utilité est celui de la « moindre parcelle » d’utilité. Par contre, s’il promet explicitement un résultat spécifique, l’utilité sera évaluée suivant les termes de cette promesse explicite.

50     En affirmant au paragraphe 80 de l’arrêt Olanzapine, précité, que la promesse du brevet devait être définie, la Cour n’a pas tenu pour acquis que tous les brevets promettaient explicitement un résultat spécifique puisque, sous réserve de ce que nous dirons ci‑après au sujet des brevets de sélection, rien n’oblige l’inventeur à divulguer l’utilité de son invention dans le brevet. Dans Olanzapine, la Cour indiquait simplement que la première étape de l’évaluation de l’utilité consistait à définir la norme en fonction de laquelle elle sera mesurée. Ceci oblige la Cour à interpréter le brevet de manière à déterminer si une personne versée dans l’art conclurait qu’il promet explicitement que l’invention produira un résultat spécifique. Si tel est le cas, l’inventeur aura tenu sa promesse. Si aucun résultat spécifique n’est explicitement promis, la moindre parcelle d’utilité suffira.

[76]           Cobalt allègue que l’utilité de la moxifloxacine ne pouvait pas être valablement prédite d’après l’exemple 15, comme le prétendent les demanderesses, pour deux raisons. Premièrement, la moxifloxacine diffère du composé de l’exemple 15 par le substituant en position C‑8.

[77]           Deuxièmement, le composé de l’exemple 15 n’est pas identifié dans le brevet comme le composé préféré. Le brevet 114 n’indique pas que le composé de l’exemple 15 est préféré à tous les autres composés évalués; selon les observations de Cobalt, il s’ensuit une divulgation insuffisante des données factuelles sur lesquelles s’appuie le breveté, troisième élément de la règle de la prédiction valable établie dans l’arrêt AZT.

a)                  La moxifloxacine est différente du composé de l’exemple 15

[78]           Les résultats de la CMI du composé de l’exemple 15 du brevet constituent le fondement de la prédiction d’utilité des revendications 8 et 13. Le composé de l’exemple 15 a une structure très similaire à celle des composés décrits aux revendications 8 et 13. La seule différence réside dans le substituant en position C‑8.

[79]           La moxifloxacine ne diffère du composé de l’exemple 15 que dans le substituant en C‑8; elle possède un groupe méthoxy à cette position, alors que le composé de l’exemple 15 possède un atome de fluor. Les demanderesses allèguent qu’il était bien connu que les composés dotés d’un groupe méthoxy en position C‑8 étaient actifs. Elles s’appuient sur la demande de brevet européen no 0 241 206 [Sankyo] et sur le brevet européen 0 230 295 A2 [Kyorin] pour affirmer que des antériorités enseignaient que les composés dotés d’un groupe méthoxy en position C‑8 avaient une bonne activité. Les inventeurs disposaient donc d’un fondement valable pour prédire que la substitution de l’atome de fluor en position C‑8 du composé de l’exemple 15 par un groupe méthoxy aurait pour effet d’améliorer ou de ne pas réduire la puissante activité antibactérienne du composé de l’exemple 15.

[80]           Les demanderesses soutiennent aussi que les données divulguées dans l’exemple 15 permettaient de prédire valablement l’activité de chacun des énantiomères. Elles s’appuient sur les antériorités par Matsumoto et Domagala selon lesquelles la chiralité qui est éloignée du noyau quinolone a peu d’effet sur l’activité. Par conséquent, la prédiction d’une bonne activité est valable pour tous les énantiomères

[81]           Les demanderesses s’appuient sur la décision Fournier Pharma Inc c Canada (ministre de la Santé), 2012 CF 740, 413 FTR 239, pour alléguer qu’un breveté n’est pas limité aux composés spécifiques qu’il a effectivement fabriqués ou testés avant de réclamer la protection conférée par le brevet dans la mesure où sa revendication est fondée sur une prédiction valable. Citant la juge MacTavish dans l’affaire Aventis Pharma Inc c Apotex Inc, 2005 CF 1283, 278 FTR 1, au paragraphe 156, le juge Zinn a écrit ce qui suit au paragraphe 148 :

Il est clairement établi en droit que le breveté n’est pas limité aux composés spécifiques qu’il a effectivement fabriqués ou testés avant de réclamer la protection conférée par le brevet. Le breveté peut revendiquer une protection plus vaste qui s’étend à une catégorie de composés, à condition que sa revendication soit fondée sur une prédiction valable.

b)                  Le composé de l’exemple 15 n’est pas identifié comme le composé préféré.

[82]           Les demanderesses prétendent que la personne versée dans l’art se serait facilement rendu compte que le composé de l’exemple 15 était le plus actif des composés testés. Elles avancent que la personne versée dans l’art aurait considéré la gamme des microorganismes testés comme un échantillon bien choisi et représentatif des bactéries courantes et cliniquement importantes dont la sensibilité à la ciprofloxacine varie. La méthode de la CMI décrite dans le brevet 114 était et demeure une méthode reconnue pour déterminer si un composé a une activité antibactérienne. M. Hoban, expert de Cobalt, en a convenu en contre‑interrogatoire.

[83]           Il est bon de souligner que les CMI du composé de l’exemple 15 étaient plus basses que celles de la ciprofloxacine contre certaines bactéries. Toutefois, les CMI n’étaient pas toutes plus basses que celles de la ciprofloxacine, mais rien ne prouve qu’elles n’étaient pas efficaces comparativement à d’autres composés donnés en exemple.

[84]           Cobalt soutient que le brevet 114 promet que les composés revendiqués auront une meilleure activité que la ciprofloxacine. Comme je l’ai déjà dit, aucune promesse de la sorte n’a été faite, mais, en élargissant la promesse, Cobalt dispose de l’avantage d’une absence de fondement valable pour faire une prédiction. Selon la théorie, plus la promesse est grande, plus la prédiction valable est faible.

[85]           Cependant, s’il y a promesse, elle est plus limitée que ce qui est avancé. Par ailleurs, j’accepte la preuve d’expert selon laquelle une faible CMI est un indice que les composés seront efficaces in vivo; que la personne versée dans l’art disposerait d’un fondement valable pour faire une prédiction; et que les tests seraient suffisants pour démontrer toute promesse faite d’après les données sur la CMI du composé de l’exemple 15, le cas échéant.

[86]           J’examine la preuve de M. Hoban avec une certaine prudence. Il semble avoir uniquement effectué une comparaison avec la ciprofloxacine (connue pour sa puissante activité contre les bactéries Gram négatif) plutôt que d’examiner les valeurs de CMI obtenues. M. Hoban a examiné d’autres données sur la CMI pour étayer son opinion qu’il était impossible de prédire l’efficacité contre les bactéries, mais il n’a fourni aucune opinion à savoir s’il était possible de prédire si les composés des revendications 8 et 13 auraient une puissante activité, en particulier contre les bactéries Gram positif, d’après les données de l’exemple 15 du brevet et d’autres données.

Essentiellement, M. Hoban ne s’est pas posé comme une personne versée dans l’art.

[87]           Je retiens les observations des demanderesses et conclus que l’utilité de la moxifloxacine était valablement prédite d’après les données divulguées dans le brevet 114. La description du brevet 114 démontre que les composés donnés en exemple remplissent leur promesse d’utilité en ayant une puissante activité antibactérienne. Je reconnais que Sankyo et Kyorin constituent des éléments de preuve que l’art antérieur enseignait que la substitution par un groupe méthoxy en C‑8 ne devait pas réduire l’activité des composés. J’accepte aussi les antériorités par Matsumoto et Domagala en ce qui concerne l’activité comparative des énantiomères lorsque la chiralité est éloignée du noyau quinolone. Je note aussi que l’utilité promise est simplement une puissante activité antibactérienne in vitro, en particulier contre les bactéries Gram positif. Il n’est pas nécessaire de prédire que la moxifloxacine aura une activité comparable ou supérieure à celle des composés donnés en exemple, dans la mesure où cette activité peut être qualifiée de « puissante ».

c)                  La divulgation du brevet 114

[88]           Cobalt prétend aussi qu’il y a atteinte au droit du public à une divulgation suffisante dans le brevet 114.

[89]           Cobalt s’attaque à la divulgation du brevet 114 en la disant similaire à celle en litige dans l’arrêt Teva Canada Ltd c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60, [2012] 3 RCS 625 [Sildénafil]. Dans cette affaire, le brevet visait une nouvelle utilisation d’une classe de composés existante dont faisait partie le sildénafil. La preuve produite au procès a permis d’établir que, au moment de la demande de brevet, Pfizer avait mené des essais qui démontraient que le sildénafil était efficace dans le traitement de la dysfonction érectile, alors qu’aucun autre des composés revendiqués n’était aussi efficace. La Cour suprême a invalidé le brevet au motif que Pfizer n’avait pas satisfait aux exigences de divulgation, car le brevet n’indiquait pas clairement lequel des composés revendiqués était efficace. La personne versée dans l’art ne pouvait donc pas utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur sans procéder à d’autres essais poussés. Une conclusion de fait importante était que Pfizer disposait de l’information nécessaire pour divulguer le composé utile, mais avait choisi de ne pas le faire.

[90]           Cobalt allègue que, comme dans le cas du brevet visant le sildénafil, le brevet 114 revendique des millions de composés, mais dissimule l’identité du composé qui est l’objet de la présente instance.

[91]           Les faits dans l’affaire Sildénafil se distinguent de plusieurs façons importantes des faits en l’espèce. Premièrement, dans l’affaire Sildénafil, seul ce composé parmi les nombreux composés revendiqués s’était révélé avoir l’effet promis dans le traitement de la dysfonction érectile. En l’espèce, tous les composés donnés en exemple ont à un certain degré la puissante activité antibactérienne promise. Plus important encore, dans l’affaire Sildénafil, il y avait preuve de mauvaise foi; Pfizer savait qu’il n’existait qu’un seul composé efficace et l’avait caché dans une classe afin d’égarer le lecteur, ce qu’on peut assimiler à la conduite répréhensible décrite dans la décision Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Ltée, 2012 CF 113, 404 FTR 193 (conf. pour d’autres motifs, 2013 CAF 219). Le juge Martineau écrit ce qui suit au paragraphe 313 :

Le premier objectif de la description est de permettre à la personne moyennement versée dans l’art de réaliser l’invention, une fois que la durée du brevet a expiré. Compte tenu de ce fait, l’inventeur est obligé de décrire son invention de manière correcte et complète, à la date de priorité. Si l’inventeur omet des renseignements en vue de conserver un avantage, s’il induit le public en erreur ou s’il ne fait pas état de l’éventail complet de ses connaissances, la description est insuffisante.

[Non souligné dans l’original.]

[92]           Rien ne prouve en l’espèce que les inventeurs ont exclu ces renseignements dans un but illégitime.

[93]           La supposition de Cobalt repose sur les « fiches de rapport » relatives aux composés donnés en exemple qu’a produites monsieur Glenschek-Sieberth dans son affidavit en l’espèce. Les fiches de rapport expliquent en détail les essais réalisés sur les composés donnés en exemple. Une comparaison entre les fiches et les données divulguées dans le brevet 114 a montré que les composés donnés en exemple ont été mis à l’essai contre des souches bactériennes et que les résultats de ces essais n’ont pas été divulgués dans le brevet. Les fiches montrent aussi que des essais in vivo et des épreuves de toxicité ont été réalisés sur certains des composés donnés en exemple, mais ces données n’ont pas été divulguées dans le brevet.

[94]           Cobalt attribue aux défenderesses de sombres motifs pour l’exclusion de ces données sans soumettre la question à M. Petersen.

[95]           En outre, Cobalt estime aussi que comme M. Domagala n’a jamais vu les données exclues, n’ayant vu que les données présentées dans le brevet 114, son opinion sur la prévisibilité et l’utilité s’en trouve affaiblie. Cependant, M. Domagala n’a jamais examiné les données de M. Petersen. Sans qu’il faille nécessairement invoquer la décision Browne c Dunn (1893), 6 R 67 (HL), la notion d’équité (qui fait partie du principe de cette affaire) exige que M. Domagala puisse avoir l’occasion de se prononcer sur cette question devant la Cour avant que sa crédibilité ne soit mise en doute.

[96]           Monsieur Zhanel a vu les données exclues et n’a jamais dit si elles auraient modifié son opinion; la question ne lui a pas été posée non plus.

[97]           J’estime que la preuve dont je dispose est insuffisante pour conclure que Bayer a délibérément inclus des données dans le brevet 114 de façon à dresser un tableau trompeur de la prévisibilité et de l’utilité du brevet 114. Je ne peux donc conclure que les données du brevet 114 au sujet de la CMI étaient lacunaires ni qu’on ne pouvait pas prédire l’utilité en raison de ces lacunes.

[98]           Cobalt invite la Cour à conclure que les données ont été exclues afin de tromper le public parce qu’elles amoindrissaient l’utilité promise. Les allégations de Cobalt m’apparaissent très discutables. Aucun élément de preuve n’indique que ces données exclues étaient défavorables ni même qu’elles étaient de même nature que les données divulguées. Les données d’essai de Bayer qui ont été exclues portaient sur 20 souches bactériennes appartenant à 10 espèces, alors que le brevet 114 indiquait que 10 de ces souches appartenaient à 7 espèces, dont les 5 souches de bactéries Gram positif qu’a analysées Bayer. Cobalt n’a produit aucun élément de preuve qui fournisse une interprétation des données exclues ou qui justifie son assertion que les données étaient défavorables aux inventeurs. En l’absence de tels éléments de preuve, je me refuse à tirer la conclusion que Cobalt souhaiterait me voir tirer. Le brevet n’est pas invalide au motif de divulgation insuffisante.

[99]           Il existe quelques divergences entre les données fournies concernant les composés donnés en exemple dans le brevet 114 et les données qui figurent dans les fiches de rapport concernant ces mêmes composés. Ces divergences sont insuffisantes pour invalider le brevet. Dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c Pfizer Canada Inc, 2012 CAF 103, 430 NR 326, la Cour d’appel fédérale a jugé sans importance trois erreurs mineures qui avaient été commises de bonne foi lorsqu’on avait rendu compte des essais, qui ne changeaient rien aux résultats signalés dans le brevet et qui n’avaient eu aucune incidence sur la conclusion que la personne versée dans l’art aurait raisonnablement tirée des résultats publiés. Le juge Mainville s’exprime ainsi au paragraphe 46 :

Les trois données erronées invoquées par Mylan ne tirent donc pas à conséquence. Les témoignages d’experts consignés au dossier sont convaincants à cet égard. Les erreurs mineures commises de bonne foi lorsqu’on a rendu compte des essais ne changent rien aux résultats signalés dans le brevet et elles n’ont aucune incidence sur la conclusion que la personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention tirerait raisonnablement des résultats publiés. Les données contenues dans le brevet 808 informent la personne versée dans l’art que le donépézil est un composé qui inhibe l’AchE et dont on peut valablement prédire qu’il peut servir au traitement de la maladie d’Alzheimer.

[Non souligné dans l’original.]

[100]       La situation en l’espèce est analogue. Aucun élément de preuve ne permet de conclure que les divergences découlent d’une mauvaise foi, et elles sont si mineures qu’on ne peut prétendre qu’elles ont une incidence sur la conclusion que la personne versée dans l’art tirerait des données.

[101]       Les essais qui figurent sur les fiches de rapport n’ont pas tous été divulgués dans le brevet 114. Les fiches indiquent que les composés donnés en exemple ont été mis à l’essai contre d’autres souches et espèces de bactéries. Elles révèlent aussi que certains des composés donnés en exemple (y compris l’exemple 15) ont fait l’objet d’essais de toxicité et d’essais in vivo avant la date de dépôt au Canada. Ces données ont été exclues du brevet 114.

[102]       M’appuyant sur les trois éléments de la règle de la prédiction valable, je conclus que les exigences d’un fondement factuel, d’un raisonnement clair et valable et d’une divulgation suffisante du point de vue de la personne versée dans l’art sont satisfaites.

[103]       Le fondement factuel était le suivant :

                     les données sur la CMI pour neuf échantillons représentatifs et les données obtenues avec la ciprofloxacine aux fins de comparaison;

                     l’utilisation de la CMI était une méthode reconnue pour déterminer l’activité antibactérienne;

                     le composé de l’exemple 15 était le plus puissant (supérieur à la ciprofloxacine contre certaines bactéries Gram positif). Le fait qu’il se soit finalement révélé toxique n’enlève rien à son utilité du point de vue du raisonnement;

                     l’utilisation de données comparatives révèle une activité fiable et prévisible sans exiger que l’utilité soit supérieure à celle de la ciprofloxacine;

                     d’après l’exemple 15 (l’exemple le plus près des revendications 8 et 13), il existait un fondement valable pour prédire que les composés visés par les revendications 8 et 13, dont la moxifloxacine, auraient une puissante activité antibactérienne contre un large spectre de bactéries;

                     l’excellente activité du composé de l’exemple 15 amènerait la personne versée dans l’art à prédire que cette activité serait conservée lorsque le groupe méthoxy serait substitué en position 8 et que les énantiomères seuls, dont la moxifloxacine et son sel chlorhydrate, auraient une puissante activité antibactérienne en particulier contre les bactéries Gram positif;

                     les connaissances générales courantes au sujet du groupe méthoxy en position 8 constituaient un fondement valable pour prédire que la substitution du fluor par un groupe méthoxy en position 8, illustrée dans l’exemple 15, mènerait à cette puissante activité antibactérienne.

[104]       Comme l’opinion des experts l’a établi, le plus souvent, une bonne activité in vitro et une bonne activité in vivo vont de pair. L’efficacité des quinolones contre les bactéries était connue depuis longtemps (à tel point que Cobalt s’est appuyé sur cet historique d’utilité pour alléguer que le brevet était évident). L’utilité pouvait donc raisonnablement était déduite.

[105]       Le fait que l’activité in vitro était bonne suffit. Aucune contestation n’avait pour objet l’activité in vivo, mais on ne peut en conclure à l’inutilité. Une activité in vivo laisse au moins croire à la possibilité d’un usage topique ou d’une utilisation comme agent de conservation.

[106]       En résumé, je conclus ce qui suit :

                     la prédiction avait un fondement valable;

d.                  à la date de demande de brevet, les inventeurs avaient un raisonnement clair et valable qui permettait d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité. Le fait que des essais supplémentaires ont été requis confirme une certaine incertitude. Si ce n’eut été le cas, ce n’eut point été une prédiction, mais bien une certitude et peut-être une évidence;

                     il y a eu divulgation suffisante vu la description détaillée du bicycle pyrrolidine fusionné, de sa synthèse et de la façon de le fixer à la molécule de quinolone.

[107]       Par conséquent, l’allégation d’inutilité est rejetée.

(4)               L’évidence

a)                  Introduction

[108]       Les parties s’entendent pour dire que l’idée originale du brevet 114 est le bicycle pyrrolidine fusionné unique en position C‑7 du noyau quinolone des composés revendiqués et la puissante activité antibactérienne qui l’accompagne. L’allégation d’évidence a été largement abandonnée pendant la plaidoirie, mais je me pencherai brièvement sur les observations écrites des parties.

[109]       Cobalt a fait deux allégations principales en ce qui concerne l’évidence. La première était que le choix de modifier le noyau quinolone en position C‑7 était évident. La deuxième était que le choix comme substituant d’un bicycle pyrrolidine fusionné était évident.

[110]       En ce qui concerne l’évidence, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi], établit une démarche à quatre volets :

i.                    identifier la « personne versée dans l’art »; et déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

ii.                  définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

iii.                recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

iv.                abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[111]       Le critère de l’évidence est strict et difficile à satisfaire. Il a été décrit dans l’arrêt Beloit Canada Ltd c Valmet Oy, [1986] ACF no 87, 64 NR 287, au paragraphe 18 :

Pour établir si une invention est évidente, il ne s’agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout‑le‑monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

[Non souligné dans l’original.]

[112]       Si l’idée originale n’était pas évidente, la prochaine étape consiste à déterminer si elle « allait de soi ». Dans l’arrêt Sanofi, au paragraphe 69, le juge Rothstein établit la démarche à suivre, et ce n’est qu’après l’examen des trois premières questions que se pose celle de l’« essai allant de soi ».

Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

1) Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2) Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3) L’art antérieur fournit‑[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[113]       Le juge Noël, au paragraphe 29 de l’arrêt Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CAF 8, [2009] 4 RCF 223 [Pfizer], précise de quelle manière l’essai doit être « évident » :

Le critère reconnu est celui de l’« essai allant de soi », où l’expression « allant de soi » signifie « très clair ». Suivant ce critère, une invention n’est pas rendue évidente par le fait que l’état de la technique aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté. L’invention doit aller plus ou moins de soi. …

[114]       Les connaissances de la personne versée dans l’art au sujet des quinolones et de la structure chimique, dont on peut juger d’après ses connaissances de l’histoire des relations structure-activité de la classe des quinolones, sont particulièrement pertinentes pour l’analyse.

[115]       En ce qui concerne la première allégation, que le choix de modifier le noyau quinolone en position C‑7 était évident ou allait de soi, Cobalt s’appuie sur la preuve de M. Newton, lequel s’appuie à son tour sur l’article de Koga (1980) et l’article de Domagala (1996). En fin de compte, tous ces éléments n’étayent pas la conclusion que les substituants aux autres positions de la molécule de quinolone étaient « immuables ». L’article de Koga présente des quinolones qui ont été modifiées en positions C‑6, C‑7 et C‑8. Dans son article, M. Domagala approuve le choix du fluor en position C‑8, lequel est différent du groupe méthoxy utilisé à cette position dans la molécule de moxifloxacine.

[116]       Les demanderesses ont produit de nombreuses autres antériorités montrant que les chercheurs évaluaient activement les substitutions à d’autres positions du noyau quinolone, en particulier N1, C2 et C5. L’article de Schentag (1984), l’article de Chu (1985) et la demande de brevet européen no 0 191 185 A1, par exemple, révélaient des modifications en position N1. Le brevet britannique GB 2 190 376 divulguait des substitutions en position C2. M. Domagala, expert des demanderesses, recherchait activement de nouvelles quinolones pendant cette période et a affirmé lors de son témoignage que des chercheurs de son groupe travaillaient à des modifications en position C5. Le brevet américain no 4,657,913 faisait état d’une substitution fluor en C5. Les demanderesses s’appuient aussi sur la preuve fournie par M. Petersen, l’un des inventeurs du brevet 114, qui a déclaré que, pendant la mise au point de l’invention, son équipe et lui-même ont introduit des composés qui avaient fait l’objet de substitutions à toutes les positions du noyau quinolone, sauf en C4.

[117]       Monsieur Domagala, qui travaillait pour Warner Lambert, participait activement à cette recherche pour son entreprise. La preuve qu’il a fournie à cet égard est très convaincante parce qu’elle repose sur sa connaissance des activités dans le domaine. Bien que son expertise dépasse probablement celle de la personne ordinaire versée dans l’art, M. Domagala a fourni une preuve utile au sujet de l’état de la technique se rapportant à l’invention. M. Newton, témoin de Cobalt, a reconnu ce qui suit en contre‑interrogatoire :

[traduction]

Q 197 : Vous savez que dans les années 1980, les chercheurs dans le domaine examinaient en fait des modifications à d’autres positions que la position C‑7. Est-ce exact?

R : Oh, oui. Eh bien, il y a les travaux de Domagala, les travaux de Koga et ainsi de suite.

Q 198 : Donc, si M. Domagala vous disait qu’à l’époque les personnes du domaine ne limitaient pas leurs travaux à C‑7, mais examinaient d’autres groupes, vous n’auriez aucune raison d’être en désaccord?

R : Non, je n’aurais aucune raison d’être en désaccord.

[118]       Pour la conception de nouveaux composés, toutes les positions du noyau quinolone pouvaient être employées. Je ne peux admettre que toutes les recherches dans le domaine eussent été axées sur de nouveaux substituants en C‑7. M. Newton a lui‑même reconnu que C‑7 n’était pas la seule position qui intéressait les chercheurs qui tentaient d’obtenir une activité plus tardive. Cobalt accorde une attention indue aux recherches sur C‑7, alors que des recherches étaient réalisées sur plusieurs autres positions, comme l’explique l’article de Sanchez, dont M. Domagala était coauteur.

[119]       Vu ma conclusion que le choix de la position C‑7 comme point de départ n’était pas évident ni n’allait de soi, il n’y a pas lieu de considérer si le substituant particulier, le bicycle pyrrolidine fusionné, à cette position était évident ou allait de soi. Je suis néanmoins convaincu à la lumière de la preuve que le choix d’un bicycle pyrrolidine fusionné comme substituant n’était pas évident ni n’allait de soi.

[120]       L’état de la technique éloignait aussi de la création du noyau. Selon le brevet européen 0 131 845 A2 et un résumé connexe (Matsumoto) et les brevets européens 0 241 206 (Sankyo) et 0230 295, l’ajout d’éléments au 3-aminopyrrolidine comportait peu d’avantages. Même les étapes préalables à la fabrication de ce noyau entraînaient une baisse d’activité ou, au mieux, une absence de gain.

[121]       L’art éloignait de l’alkylation du 3-aminopyrrolidine de façon à le rendre plus long. D’autres recherches avec d’autres composés sur différents noyaux quinolone ont révélé une perte d’activité.

[122]       L’utilisation d’une chaîne latérale diazabicyclique ne comportait aucun avantage, et les exemples de bicycle en C‑7 à l’état fondamental révèlent une activité réduite, ce qui éloigne de l’invention. J’accepte le témoignage d’opinion selon lequel le bicycle pyrrolidine fusionné en position C‑7 n’était pas évident. Rien dans l’art ne donnait à penser qu’un bicycle pyrrolidine fusionné augmenterait l’activité antibactérienne.

[123]       Si l’activité inventive était si évidente, vu les travaux dans le domaine, on peut se demander pourquoi il a fallu autant de temps pour découvrir ce qui était si évident et si avantageux. Le fait que d’autres compétiteurs majeurs tentaient eux aussi sans succès de découvrir de nouvelles quinolones laisse croire fortement que l’essai n’allait pas de soi, car d’autres l’auraient tenté.

[124]       Une fois les faits appliqués au critère juridique, il est clair que l’idée originale des revendications est le bicycle pyrrolidine fusionné comme substituant en position C‑7. La thèse de Cobalt est que la puissante activité antibactérienne que confère le nouveau substituant en C‑7, en particulier contre les bactéries Gram positif, fait partie de l’idée originale. Cette thèse n’est pas retenue, car elle va à l’encontre de la majeure partie de la preuve crédible des experts.

[125]       La personne versée dans l’art n’aurait pas considéré le bicycle pyrrolidine fusionné comme une variation évidente de l’une ou l’autre des structures déjà connues.

[126]       En toute déférence, M. Newton a adopté une interprétation restrictive, peut-être parce que les faits sont maintenant connus et qu’il n’avait aucune expérience de la recherche sur les quinolones. Il s’est attardé uniquement au substituant pyrrolidine en C‑7 et n’a pas pris en considération les données sur la relation structure-activité.

[127]       Par contre, M. Domagala avait davantage d’expérience; il s’est concentré sur d’autres antériorités pertinentes qu’il avait trouvées (contrairement à M. Newton, qui a examiné seulement les documents que lui avait remis l’avocat) et a pris en considération les notions de relation structure-activité qui faisaient partie des connaissances générales courantes. Il possédait aussi une expérience dans le domaine.

[128]       Bien que, dans l’état de la technique, les composés monocycliques fussent considérés comme supérieurs, l’existence de composés bicycliques était aussi connue. Rien dans l’art ne motivait la personne versée dans l’art à augmenter la masse, car cela avait pour effet de réduire l’activité. Ce n’est qu’après coup qu’on s’est rendu compte que le bicycle pyrrolidine fusionné en C‑7 était plus actif et que son activité contre les bactéries Gram positif était puissante.

[129]       Même si l’on peut dire que l’état de la technique aurait pu laisser croire à la personne versée dans l’art que quelque chose valait la peine d’être tenté, comme il a été statué dans l’arrêt Pfizer, une invention n’est pas rendue évidente par le fait que l’état de la technique aurait éveillé la personne versée dans l’art à la possibilité que quelque chose valait d’être tenté. L’invention doit aller plus ou moins de soi.

[130]       Les essais réalisés pour en arriver au brevet 114 n’étaient pas courants. Il a fallu mener de nombreux essais sur un grand nombre d’antibiotiques avant de déterminer que les composés choisis satisfaisaient au critère d’une puissante activité antibactérienne.

[131]       Les travaux réalisés entre 1982, après que la ciprofloxacine eut atteint le stade du développement, et l’invention finale montrent que la solution n’était pas évidente. Au cours de cette période, les chercheurs ont fabriqué de 180 à 220 composés chaque année; ont procédé à des modifications à presque toutes les positions; ont procédé à d’autres modifications majeures touchant la pipérazine en C‑7; et ont découvert la clinafloxacine, qui était très prometteuse, mais s’est révélée avoir une toxicité inacceptable.

[132]       Les éléments de preuve relatifs à ces travaux sont plus convaincants que la preuve théorique et que l’argument juridique à l’égard de l’« évidence ».

[133]       Par conséquent, la Cour conclut que l’évidence n’a pas été démontrée.

D.                Conclusion

[134]       Pour tous ces motifs, la présente demande d’ordonnance d’interdiction est accueillie. Il est interdit au ministre de délivrer à la défenderesse un avis de conformité pour son produit proposé de chlorhydrate de moxifloxacine jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 1,340,114.

IV.             LE BREVET 211

[135]       Le brevet 211 revendique l’utilisation de la moxifloxacine à une concentration allant de 0,1 à 1,0 % en poids [concentration précisée] comme antibiotique dans une composition pharmaceutique pour le traitement et la prévention des infections de l’œil. Il revendique aussi la composition pharmaceutique elle‑même et son utilisation pour le traitement et la prévention par voie topique des infections de l’œil.

[136]       Le brevet 211 renferme d’autres revendications qui concernent l’incorporation d’agents anti-inflammatoires, d’agents épaississants ou de surfactants. Étant donné que le produit de Cobalt ne renferme aucun de ces agents, il ne contrefait pas ces revendications.

[137]       Les parties conviennent que le produit de Cobalt contrefait les trois revendications indépendantes (ainsi que les revendications qui en dépendent) du brevet 211, soit les revendications 1, 35 et 61, du moins dans la mesure où l’usage revendiqué de la moxifloxacine correspond à l’usage prévu.

[138]       La question en litige en l’espèce est celle de la validité du brevet 211. En particulier, Cobalt allègue que le brevet est invalide pour cause d’évidence et d’antériorité ou absence de nouveauté.

[139]       Pour les motifs qui suivent, la Cour a conclu que le brevet 211 vise le composé connu sous le nom de moxifloxacine utilisé à des fins connues (traitement et prévention des infections de l’œil) à une concentration reconnue comme étant efficace (0,1 à 1,0 % en poids). Par conséquent, il aurait été évident ou serait allé de soi d’utiliser la moxifloxacine dans des gouttes oculaires, en particulier vu le succès qu’a obtenu Alcon avec la ciprofloxacine, médicament qui l’avait précédé.

A.                La preuve des demanderesses

[140]       Les demanderesses ont fait appel au Dr Arshinoff, à M. Cagle et à M. George Zhanel pour témoigner au sujet du brevet 211.

[141]       Le Dr Arshinoff est un ophtalmologiste. Il a témoigné au sujet de l’œil et des infections bactériennes de l’œil, des méthodes de traitement en 1998 et des répercussions de l’arrivée de Vigamox sur le marché. Ses principales conclusions sont que, en 1998, on s’inquiétait au sujet de la résistance bactérienne aux quinolones et que Vigamox représentait pour les ophtalmologistes une percée importante dans les traitements antimicrobiens.

[142]       Monsieur Cagle est l’un des inventeurs du brevet 211 et est un ancien employé d’Alcon. Son affidavit décrit le contexte de l’invention visée par le brevet 211 et est accompagné d’un rapport décrivant les essais sur la moxifloxacine qu’a réalisés Alcon avant la date de dépôt au Canada.

[143]       Monsieur Zhanel est un microbiologiste qui a témoigné au sujet du brevet 114. En ce qui concerne le brevet 211, son affidavit traite de l’interprétation et de la contrefaçon des revendications ainsi que des allégations d’antériorité et d’évidence. Ses principales conclusions sont que le produit de Cobalt contrefait le brevet 211; que l’invention est nouvelle et n’est divulguée ni dans le brevet 517 ni dans le brevet 942; et que l’idée originale du brevet 211 n’était pas évidente.

B.                 La preuve de Cobalt

[144]       Cobalt a fait appel à la Dre Lightman pour témoigner au sujet du brevet 211. La Dre Lightman est une ophtalmologiste clinique. Son affidavit traite de l’interprétation des revendications ainsi que de l’évidence et de l’antériorité. Ses principales conclusions sont les suivantes : l’idée originale du brevet 211 est l’utilisation de la moxifloxacine dans une solution ophtalmique topique pour traiter ou prévenir les infections de l’œil, solution dont la concentration en moxifloxacine va de 0,1 à 1,0 % en poids; le choix de la moxifloxacine pour traiter les infections de l’œil allait de soi; il n’y a rien d’original à déterminer la concentration d’un antibiotique; et le brevet 211 n’est qu’un simple recueil d’information du domaine public sur la moxifloxacine.

C.                 Les questions en litige

[145]       Cobalt conteste la validité du brevet 211 principalement aux motifs d’évidence. Elle a également fait des observations au sujet de l’antériorité qui se prêtent bien elles aussi à l’analyse de l’évidence.

[146]       Cobalt soutient que le brevet 211 n’a rien d’original, car il ne renferme aucune idée qui n’était déjà connue dans l’art antérieur. À cet égard, elle s’appuie sur les brevets américains nos 942 et 517. Ces brevets sont apparentés et leur description est essentiellement identique. Cobalt prétend que ces deux brevets divulguent :

a.                   un groupe de composés antibactériens dont fait partie la moxifloxacine;

b.                  l’utilisation de ces composés pour traiter un certain nombre d’affections, dont les infections de l’œil;

c.                   des préparations pharmaceutiques et des concentrations du principe actif allant de 0,1 à 99,5 %.

[147]       Étant donné que les éléments du brevet 211 correspondent à ceux divulgués plus haut, Cobalt prétend qu’il n’existe aucune différence entre eux et l’état de la technique.

[148]       Les demanderesses allèguent que les brevets américains 942 et 517 divulguent une vaste classe de composés utilisés pour le traitement d’une longue liste de maladies. La moxifloxacine est l’un des composés revendiqués, et les infections de l’œil sont incluses dans la liste des maladies; cependant, le brevet n’enseigne pas qu’un composé en particulier convient à un usage donné. La personne versée dans l’art ne serait pas amenée à choisir la moxifloxacine parmi les nombreux composés pour le traitement des infections de l’œil en particulier. De plus l’intervalle des concentrations divulgué dans les brevets américains 942 et 517 est très large (de 0,1 à 99,5 % en poids), de sorte que la personne versée dans l’art ne serait pas arrivée à la concentration précisée.

D.                Analyse

(1)               L’interprétation des revendications

[149]       Les trois revendications indépendantes en litige, les revendications 1, 35 et 61, se lisent comme suit :

[traduction]

1.         L’utilisation de la moxifloxacine, ou d’un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, pour la préparation d’une composition pharmaceutique destinée au traitement ou à la prévention par voie topique des infections de l’œil, composition dont la concentration en moxifloxacine ou en hydrate ou sel de la moxifloxacine est de 0,1 à 1,0 % en poids.

35.       L’utilisation de la moxifloxacine, ou d’un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, pour le traitement ou la prévention par voie topique des infections de l’œil dans une composition qui, outre la moxifloxacine ou un hydrate ou sel de la moxifloxacine, renferme un excipient pharmaceutiquement acceptable et dont la concentration en moxifloxacine ou en hydrate ou sel de la moxifloxacine est de 0,1 à 1,0 % en poids.

61.       Une composition pharmaceutique renfermant de la moxifloxacine, ou un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, et un excipient pharmaceutiquement acceptable pour le traitement ou la prévention par voie topique des infections de l’œil, composition dont la concentration en moxifloxacine ou en hydrate ou sel de la moxifloxacine est de 0,1 à 1,0 % en poids.

[150]       La revendication 1 vise l’utilisation d’une composition pharmaceutique renfermant 0,1 à 1,0 % en poids de moxifloxacine ou d’un sel ou hydrate de moxifloxacine pharmaceutiquement utile pour le traitement ou la prévention par voie topique des infections de l’œil. Alcon soutient que les « infections de l’œil » englobent les infections de la surface de l’œil et de l’intérieur de l’œil (intraoculaires).

[151]       Toutefois, la description du brevet 211 indique que la moxifloxacine peut être utilisée non seulement pour les infections de l’œil, mais également pour les infections de l’oreille et du nez. Alcon met grandement l’emphase en l’espèce sur la résistance aux antibiotiques des bactéries qui infectent l’œil, en particulier P. aeruginosa. Cette emphase n’est pas évidente dans le brevet.

[152]       La revendication 35 vise l’utilisation de la moxifloxacine ou d’un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine avec un excipient pharmaceutiquement acceptable pour le traitement ou la prévention des infections de l’œil. La concentration de la moxifloxacine va de 0,1 à 1,0 % en poids.

[153]       La revendication 61 vise la composition pharmaceutique elle‑même, qui est constituée de moxifloxacine à la concentration prescrite et d’un excipient pharmaceutiquement acceptable pour usage ophtalmique.

[154]       Les revendications 2 à 34, 36 à 60 et 62 à 90 sont des revendications dépendantes et définissent plus avant la composition pharmaceutique.

[155]       Les principes de l’interprétation des revendications ont été abordés dans la partie concernant le brevet 114, et il n’y a pas lieu de les rappeler.

[156]       Je retiens les observations de Cobalt au sujet des éléments essentiels des revendications indépendantes :

A)        les éléments essentiels de la revendication 1 sont les suivants :

a)         l’utilisation de la moxifloxacine, ou d’un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, pour la préparation

b)         d’une composition pharmaceutique :

i           destinée au traitement ou à la prévention par voie topique des infections de l’œil;

ii          dont la concentration en moxifloxacine, ou en hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, est de 0,1 à 1,0 % en poids.

B)        les éléments essentiels de la revendication 35 sont les suivants :

a)         l’utilisation de la moxifloxacine, ou d’un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, pour le traitement ou la prévention par voie topique des infections de l’œil;

b)         dans une composition qui, outre la moxifloxacine, ou un hydrate ou sel de la moxifloxacine à une concentration de 0,1 à 1,0 % en poids, renferme un excipient pharmaceutiquement acceptable.

C)        les éléments essentiels de la revendication 61 sont les suivants:

a)         une composition pharmaceutique renfermant :

i.          de la moxifloxacine, ou un hydrate ou sel pharmaceutiquement utile de la moxifloxacine, à une concentration de 0,1 à 1,0 % en poids et;

ii          un excipient pharmaceutiquement acceptable;

b)         pour le traitement ou la prévention par voie topique des infections de l’œil.

(2)               La personne versée dans l’art

[157]       Les deux parties s’entendent essentiellement sur la question de la « personne versée dans l’art ». Cette personne a une formation médicale (médecin, microbiologiste médical ou médecin clinicien) et possède des connaissances au sujet des infections de l’œil. Le seul point sur lequel les parties sont en désaccord est celui de savoir si la personne versée dans l’art possède une formation ou de l’expérience dans le traitement des infections de l’œil chez des patients, point qu’a suggéré Cobalt.

[158]       Étant donné que la personne versée dans l’art possède des connaissances au sujet du traitement et de la prévention des infections de l’œil, il ne semble pas essentiel que ces connaissances aient été acquises directement grâce au traitement; il suffit que la personne versée dans l’art possède les connaissances.

[159]       La personne versée dans l’art est donc une personne qui a reçu une formation médicale (médecin, microbiologiste médical ou médecin clinicien) et qui possède des connaissances au sujet des infections de l’œil, de leur traitement et de leur prévention.

E.                 Les connaissances générales courantes

[160]       Alcon souligne que, au moment pertinent, les connaissances générales courantes témoignaient d’une incertitude et d’une crainte à l’égard de l’utilisation des quinolones dans le traitement des infections de l’œil. La classe des quinolones était jugée très toxique; la ciprofloxacine et l’ofloxacine étaient considérées comme des exceptions.

[161]       Alcon souligne à quel point il est important pour toute nouvelle préparation ophtalmique de permette de traiter efficacement les infections causées par l’agent pathogène le plus craint : P. aeruginosa, une bactérie Gram négatif. P. aeruginosa peut détruire l’œil en 24 à 48 heures.

[162]       L’accent que met Alcon sur cette bactérie voit son importance atténuée du fait que la revendication 89 (celle sur laquelle repose l’affaire, d’après Alcon) ne fait aucune mention de P. aeruginosa. Un examen du brevet 211 ne révèle pas de préoccupation particulière au sujet de P. aeruginosa. En effet, aucune allégation de contrefaçon de la revendication 94, qui traite expressément de P. aeruginosa, n’est formulée.

[163]       L’accent mis sur P. aeruginosa, comme si le brevet 211 concernait un problème absent de l’état de la technique, n’est pas justifié d’après l’ensemble de la preuve.

[164]       En date du 30 septembre 1998, date de priorité du brevet 211, la personne versée dans l’art aurait possédé les connaissances suivantes selon la preuve produite par les experts :

                     l’anatomie et la physiologie de l’œil, les maladies de l’œil et le traitement de ces maladies;

                     les principes d’anatomie et de physiologie décrits dans les manuels généraux;

                     la concentration d’un médicament dans les solutions ophtalmiques est généralement inférieure à 2,5 à 3,0 %;

                     les maladies de l’œil, dont la conjonctivite, la kératite, la blépharite, la dacryocystite, l’orgelet et l’ulcère cornéen;

                     les nouveaux composés antibactériens mis au point et mis à l’essai, dont la moxifloxacine;

                     l’activité antimicrobienne de la moxifloxacine avait été comparée à celle d’autres antibiotiques contre une vaste gamme de bactéries pathogènes, comme en témoignent les articles de Fass, Woodock et Bauernfiend sur l’efficacité in vitro de la moxifloxacine comparativement à d’autres antibiotiques;

                     diverses bactéries pathogènes causaient des infections de l’œil, comme le montrent les articles de Shungu, Goldstein et Osato sur l’utilisation des fluoroquinolones dans le traitement des infections de l’œil;

                     la conjonctivite peut être causée par des bactéries;

                     la formulation des solutions ophtalmiques, y compris les considérations générales concernant la fabrication des préparations ophtalmiques;

                     la toxicité et le pH étaient deux caractéristiques généralement précisées des solutions ophtalmiques;

                     l’ajout courant d’additifs inactifs aux solutions ophtalmiques pour modifier leurs caractéristiques, et les ingrédients inactifs généralement utilisés à cette fin;

                     il existe un intervalle de pH acceptable, mais un pH de 7,4 est idéal pour les solutions ophtalmiques;

                     les solutions ophtalmiques sont généralement isotoniques;

                     les intervalles de tonicité physiologiquement acceptables;

                     les antibiotiques de la classe des quinolones tels que la ciprofloxacine étaient fréquemment utilisés dans le traitement des infections de l’œil.

[165]       De plus, les antériorités comprenaient les publications suivantes :

a.                   les brevets américains 517 (5 février 1991) et 942 (4 mars 1997), brevets de la même famille que le brevet 114, qui divulguaient les éléments suivants :

               un groupe de composés antibactériens dont faisait partie la moxifloxacine,

               la structure chimique de la moxifloxacine,

               le groupe de composés auquel appartient la moxifloxacine pouvait traiter ou prévenir les maladies locales ou générales causées par diverses bactéries Gram positif ou Gram négatif,

               les infections de l’œil étaient des maladies qui pouvaient être prévenues, atténuées ou guéries par le groupe de composés auquel appartient la moxifloxacine,

               des préparations ophtalmiques et des solutions oculaires utilisées pour un traitement local,

               la concentration des principes actifs inclus dans les préparations pouvait varier de 0,1 à 99,5 % en poids,

               les préparations pouvaient renfermer une fraction ou un multiple d’une dose individuelle;

b.                  trois résumés présentés lors du 8e Congrès européen de microbiologie et des maladies infectieuses (du 25 au 28 mai 1997) traitaient des propriétés pharmacocinétiques, de l’innocuité et de la tolérabilité de différentes doses de moxifloxacine;

c.                   cinq affiches présentées lors de la 36e Conférence interdisciplinaire sur les agents antimicrobiens et la chimiothérapie (du 15 au 19 septembre 1996) concernaient l’activité de la moxifloxacine, son profil microbiologique et ses propriétés pharmacocinétiques dans des essais de phase 1.

[166]       D’autres antériorités montraient aussi la voie vers le brevet 211, dont une demande de brevet européen de 1990 qui visait d’autres antibiotiques de la classe des quinolones, les modes d’emploi, l’intervalle des doses et la formulation. La ciprofloxacine était commercialisée sous forme de solution pour le traitement et la prévention des infections de l’œil causées par des agents pathogènes dont faisait partie P. aeruginosa. D’autres quinolones telles que l’ofloxacine étaient aussi utilisées contre cette bactérie ou d’autres bactéries similaires dans l’œil.

[167]       Je ne suis pas convaincu par la preuve des demanderesses pour ce qui est de la question de la motivation. La preuve sur laquelle elles s’appuient mine leur assertion que la moxifloxacine était considérée comme un candidat peu prometteur. Par exemple, l’affiche de Dalhoff présentée lors de la 36e Conférence interdisciplinaire sur les agents antimicrobiens et la chimiothérapie [ICAAC] montrait que la moxifloxacine avait une activité antibactérienne contre les bactéries Gram positif [traduction] « significativement meilleure » que celle de la ciprofloxacine. L’article de Fass (1997) cité par les demanderesses établissait que la moxifloxacine avait une faible activité in vitro contre P. aeruginosa comparativement à la ciprofloxacine. L’article de Woodock (1997) arrivait à la même conclusion, mais enseignait tout de même que la moxifloxacine avait [traduction] « un potentiel clinique considérable contre une vaste gamme d’infections ».

[168]       Bien que je retienne la preuve des demanderesses concernant le caractère destructeur de P. aeruginosa et la crainte qu’il suscite, je n’accepte pas que ceux-ci eussent été si importants qu’un composé n’aurait pas été mis au point s’il avait eu une faible activité in vivo contre cette bactérie. Je constate par exemple que l’article de Fass montre que l’ofloxacine (une autre fluoroquinolone) avait une activité comparable à celle de la moxifloxacine contre P. aeruginosa, mais qu’elle a tout de même été commercialisée sous le nom d’Ocuflox. Ocuflox est identifié dans le brevet 211 comme faisant partie de l’état actuel de la technique; l’activité in vitro comparativement faible de l’ofloxacine n’a pas empêché sa commercialisation réussie. De plus, l’activité de la moxifloxacine était supérieure à celle de l’ofloxacine contre d’autres bactéries.

[169]       En ce qui concerne la toxicité, les demanderesses allèguent qu’une antériorité telle que le résumé de Vohr présenté lors de la 36e ICAAC (1996), qui concluait que la moxifloxacine [traduction] « n’était pas du tout phototoxique » n’est pas pertinente parce que la moxifloxacine avait été administrée par voie orale et non pas topique dans l’étude décrite. Les demanderesses tentent aussi d’établir une distinction avec le résumé de Staβ Schuhly présenté lors du 8e Congrès européen de microbiologie et des maladies infectieuses (1997), auteur qui concluait pour les mêmes raisons que [traduction] « vu son excellente innocuité, son excellente tolérabilité et son profil pharmacocinétique favorable […] la [moxifloxacine] est un excellent médicament candidat ». Même si l’affiche de Vohr et le résumé de Staβ Schuhly n’établissaient peut-être pas que la moxifloxacine ne serait pas toxique pour l’œil, ils montrent que, malgré les préoccupations à l’égard de la toxicité de la classe des quinolones, il y avait lieu de croire que la toxicité ne serait pas préoccupante dans le cas de la moxifloxacine.

[170]       L’argument que soulèvent les demanderesses en ce qui concerne la formulation est essentiellement que les inventeurs ignoraient que la moxifloxacine avait une excellente capacité de pénétrer dans l’œil jusqu’à ce qu’ils l’aient formulée. J’en conviens, mais, pour les motifs qui suivent, j’estime que l’utilisation de la moxifloxacine dans une préparation ophtalmique allait de soi. Aucune étape inventive n’était non plus requise pour en arriver à la préparation.

F.                  L’évidence

[171]       La question de l’évidence doit être évaluée du point de vue de la personne versée dans l’art à la date de priorité du brevet. Tout élément de preuve sur lequel s’appuie Alcon qui serait ultérieur à la date de priorité n’est pas admissible (voir la décision Janssen-Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1234 301 FTR 166, aux paragraphes 57 et 58, conf. 2007 CAF 217 366 NR 290). La date de priorité du brevet 211 est le 30 septembre 1998.

[172]       L’idée originale des revendications 1, 35 et 61 est une composition pharmaceutique administrée par voie topique pour le traitement ou la prévention des infections de l’œil, composition qui renferme 0,1 à 1,0 % en poids de moxifloxacine. C’est le choix de la moxifloxacine et de sa concentration précise qui est au cœur des revendications 1, 35 et 61.

[173]       Le brevet ne traite pas de la toxicité de la moxifloxacine, de sa pénétration, de sa lipophilie ou hydrophilie, de son efficacité contre P. aeruginosa, de ses propriétés pharmacologiques ni de ses unités moléculaires, contrairement à ce que fait Alcon en l’espèce.

[174]       À la lumière des connaissances générales courantes susmentionnées, je conclus que l’utilisation de la moxifloxacine dans une préparation ophtalmique topique pour le traitement des infections bactériennes était évidente ou allait de soi.

[175]       Compte tenu de la solide preuve déjà décrite selon laquelle l’utilisation de la moxifloxacine allait de soi, les demanderesses prétendent que cette preuve est amoindrie par l’activité in vitro relativement faible de la moxifloxacine contre P. aeruginosa. Comme je l’ai déjà indiqué, l’accent mis sur P. aeruginosa et l’importance du traitement contre cette bactérie sont exagérés. Le brevet 211 n’était pas centré sur P. aeruginosa; il était centré sur le traitement contre un éventail d’agents pathogènes, tous bien connus. L’activité in vitro relativement faible de la moxifloxacine contre P. aeruginosa ne constitue pas une raison de ne pas choisir ce composé pour une préparation ophtalmique topique.

[176]       Je conclus également que la formulation d’une solution ophtalmique contenant de la moxifloxacine était évidente. Elle est similaire à celle d’autres solutions ophtalmiques à base de quinolone, par exemple Ciloxan et Ocuflox.

[177]       Bien que M. Zhanel, expert des demanderesses, ait déclaré n’être au courant d’aucune donnée disponible avant septembre 1998 qui enseignait comment formuler une solution ophtalmique contenant de la moxifloxacine, il avait déjà fait mention de l’affiche de Petersen présentée à l’ICAAC. L’affiche de Petersen faisait état de la solubilité, de la valeur de pKa et des coefficients de partage de la moxifloxacine, trois des quatre données qui, selon M. Zhanel, sont nécessaires pour déterminer la pénétration oculaire (la quatrième étant la masse moléculaire). Cobalt s’appuie sur les articles de Bauernfiend et de Fass, qui signalaient que la moxifloxacine à une concentration de 0,1 à 1,0 % en poids inhibait la croissance des bactéries testées, dont P. aeruginosa. Vu les connaissances générales courantes sur l’état de la technique, la question à se poser est si l’invention était évidente.

[178]       Le témoignage de la Dre Lightman a été particulièrement utile à la Cour pour tirer une conclusion sur cette question. Il était clair, convaincant, objectif et compatible avec les données objectives de l’état de la technique.

[179]       La Dre Lightman est elle‑même ophtalmologiste. La personne versée dans l’art à ses yeux était un peu plus qualifiée que la personne versée dans l’art au sens de la Cour, mais les différences étaient négligeables. Elle a souligné des faits déterminants dans son témoignage :

                     en l’an 2000, la ciprofloxacine était largement utilisée en clinique depuis environ un an. Elle avait un très large spectre d’action contre une grande variété de bactéries; elle était utilisée pour traiter diverses infections; et très peu de bactéries avaient développé une résistance à son égard;

                     en l’an 2000, la ciprofloxacine était offerte sous forme de gouttes oculaires (Ciloxan) et servait à traiter les infections bactériennes telles que la kératite, la conjonctivite et la blépharite;

                     l’absence d’instructions dans le brevet quant à la façon de déterminer la concentration adéquate de moxifloxacine signifiait qu’elle pouvait être déterminée au moyen d’expériences courantes et qu’il n’y avait rien d’original à déterminer la concentration adéquate;

                     en date du 30 septembre 1998, la moxifloxacine était une quinolone connue. On savait que les quinolones étaient utilisées pour traiter les infections bactériennes de l’œil. Les valeurs de CMI de la moxifloxacine contre diverses bactéries à l’origine d’infections de l’œil étaient elles aussi connues.

[180]       La conclusion de la Dre Lightman était que le brevet 211 était [traduction] « dans un sens » un simple recueil d’information du domaine public sur la moxifloxacine. Il n’y avait pas de différence entre l’état de la technique en date du 30 septembre 1998 et l’idée originale des revendications du brevet 211.

[181]       À la lumière des circonstances et de l’état de la technique, il allait de soi d’essayer de traiter les infections de l’œil à l’aide de moxifloxacine. Les revendications du brevet 211 visaient un composé connu utilisé à des fins connues à une concentration reconnue comme efficace.

[182]       Des experts acceptés par la Cour ont évidemment présenté des éléments de preuve contraires. En accordant un plus grand poids au témoignage de la Dre Lightman, la Cour ne prétend pas que ces autres experts manquaient d’honnêteté dans leur travail ou leurs opinions ni qu’une longue association avec leur client aurait pu remettre en cause leur indépendance. Cependant, le témoignage de la Dre Lightman, lorsqu’il allait à l’encontre de celui des experts d’Alcon, était plus convaincant compte tenu de l’état de la technique.

G.                Conclusion

[183]       Pour ces motifs, la Cour conclut que Cobalt a établi que l’utilisation de la moxifloxacine était évidente ou allait de soi et que le brevet 211 est invalide pour cause d’évidence. Il n’y a pas lieu de débattre de la question de l’antériorité.

[184]       En ce qui concerne le brevet 211, la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par la demanderesse est rejetée avec dépens.

V.                LE BREVET 418

[185]       La principale question en litige en ce qui concerne ce brevet est la contrefaçon. La question de la validité découle de la conclusion qu’Alcon n’a pas établi que le produit de Cobalt ou le procédé de fabrication de ce produit contrefera le brevet 418.

[186]       Le brevet 418 revendique le monohydrate de moxifloxacine ayant deux pics caractéristiques, forme dite plus stable que la forme anhydre. Il revendique aussi la forme cristalline prismatique du monohydrate de moxifloxacine, qui s’écoule mieux que la forme cristalline aciculaire. Le brevet enseigne que la forme anhydre était hygroscopique, ce qui signifie qu’elle absorbait l’eau contenue dans l’air lorsque les conditions d’entreposage étaient défavorables. Il en résultait une incapacité à obtenir des doses constantes ainsi que des problèmes de qualité des préparations. La forme monohydrate revendiquée est censée régler ces problèmes.

[187]       Le brevet 418 enseigne aussi que la forme prismatique du monohydrate est la forme cristalline préférée. Les cristaux prismatiques ne s’entremêlent pas et s’écoulent beaucoup mieux que les cristaux aciculaires, autre forme cristalline du monohydrate.

[188]       Le produit de Cobalt est une solution et ne renferme donc aucun cristal. Les parties conviennent que le produit lui‑même ne contrefait pas le brevet 418. La question à trancher consiste à savoir si la forme monohydrate du CDCH est utilisée dans le procédé de fabrication du produit de Cobalt.

[189]       Alcon allègue que le brevet 418 décrit une nouvelle forme monohydrate du chlorhydrate de l’acide 1-cyclopropyl-7-([S,S]-2, 8 diazabicyclo-[4.3.0]non-8-yl) 6-fluoro-1, 4-dihydro-8 méthoxy-4-oxo-3-quinolène carboxylique (heureusement abrégé par les lettres « CDCH »). « CDCH » est le terme utilisé dans le brevet, mais il est bien connu qu’il s’agit du composé qui porte aussi le nom de moxifloxacine.

A.                La preuve des demanderesses

[190]       Les demanderesses ont fait appel à MM. Bosché et Matzger pour témoigner au sujet du brevet 418. M. Bosché est titulaire d’un doctorat en pharmacie. Il a travaillé pour Bayer de 1994 à 2003 et est l’un des inventeurs du brevet 418. Son affidavit décrit les travaux qui ont mené à l’invention. Il explique qu’on lui a demandé de mettre au point une préparation pharmaceutique solide de moxifloxacine qui pourrait être utilisée dans des essais cliniques. Au cours de ses travaux, deux problèmes sont survenus. Premièrement, la matière ne s’écoulait pas. Deuxièmement, il était incapable d’obtenir une quantité constante de principe actif dans les comprimés. Avec l’aide d’un collègue, M. Grunenberg, chef du laboratoire de polymorphisme, M. Bosché a déterminé que la forme monohydrate de la moxifloxacine était plus stable que la forme anhydre, et que la forme cristalline prismatique du monohydrate s’écoulait mieux que la forme aciculaire.

[191]       Monsieur Matzger est professeur de chimie et effectue actuellement des recherches sur les matières organiques à l’état solide, dont les polymorphes cristallins. Il a témoigné en tant qu’expert au sujet des allégations de non-contrefaçon du brevet 418 formulées par Cobalt et a fourni des renseignements scientifiques généraux au sujet des polymorphes cristallins. Ses principales conclusions sont que le procédé de Cobalt contrefait le brevet 418; que l’invention faisant l’objet du brevet 418 n’est pas évidente; que son utilité est démontrée; et que le brevet n’est pas ambigu.

B.                 La preuve de Cobalt

[192]       Cobalt a fait appel à monsieur Harris pour témoigner au sujet du brevet 418. M. Harris est professeur de recherche en chimie. Ses recherches portent sur la détermination de la structure des cristaux, les principes fondamentaux des procédés de cristallisation et la mise au point de techniques pour étudier les solides cristallins, en particulier la diffractométrie de rayons X et la résonance magnétique nucléaire (RMN) des solides. Il se dit expert en chimie des solides et en cristallographie. Ses affidavits traitent des allégations de Cobalt à l’égard de la non-contrefaçon et de l’invalidité du brevet 418, notamment de l’insuffisance du mémoire descriptif, de l’ambiguïté et de l’absence d’utilité. Ses principales conclusions sont que l’idée originale du brevet 418 était évidente; que les éléments divulgués dans le brevet sont insuffisants pour étayer les revendications; que le brevet n’a pas d’utilité; que le brevet est ambigu; et que, de toute façon, le procédé de Cobalt ne contrefait pas le brevet.

C.                 L’interprétation des revendications

[193]       Dans l’art antérieur, le CDCH était sous forme anhydre. Le brevet 418 décrit des problèmes qui survenaient dans l’art antérieur. En particulier, la forme anhydre est hygroscopique et absorbe l’eau dans des conditions d’entreposage défavorables et pendant la fabrication. Il en résulte une incapacité d’obtenir des doses constantes ainsi que des problèmes de qualité des préparations. L’invention du monohydrate de CDCH, qui est plus stable, a réglé ce problème.

[194]       Le brevet 418 divulgue que la réalisation préférée du monohydrate de CDCH est une forme cristalline prismatique plutôt qu’aciculaire. Les cristaux prismatiques ne s’entremêlent pas et s’écoulent beaucoup mieux que les cristaux aciculaires. Les cristaux prismatiques permettent d’obtenir des doses plus exactes, améliorent l’innocuité et réduisent les risques pour le patient.

[195]       Le brevet 418 renferme une revendication indépendante et treize revendications dépendantes. Seules les revendications 1, 2, 8 à 10, 12 et 14 sont en litige en l’espèce. La revendication 1 est la revendication primordiale, car elle vise l’idée originale du brevet.

[196]       La revendication 1 se lit comme suit :

[traduction]

Un monohydrate de CDCH de formule [formule (I)]…qui donne un pic caractéristique à 168,1 ppm sur le spectre 13C‑RMN et une bande à 2Θ = 26,7 sur le diffractogramme aux rayons X.

[197]       La revendication 1 du brevet 418 comporte trois éléments essentiels :

a.                   le composé est le monohydrate de moxifloxacine;

b.                  le composé forme une bande caractéristique à 2Θ = 26,7 sur le diffractogramme aux rayons X;

c.                   le composé forme un pic caractéristique à 168,1 ppm sur le spectre 13C‑RMN.

[198]       Cobalt prétend que les éléments b) et c) sont conjonctifs : les deux doivent être établis. Par contre, les demanderesses prétendent que les éléments b) et c) sont redondants et que la seule chose qu’il est nécessaire de déterminer est qu’une substance est le monohydrate de CDCH et qu’elle forme une bande ou un pic caractéristique.

[199]       La position de Cobalt s’appuie sur le libellé du brevet. L’utilisation de la conjonction « et » dans la revendication 1 liant les exigences d’un pic et d’une bande montre clairement que la substance revendiquée dans le brevet 418 doit former à la fois le pic caractéristique et la bande caractéristique.

[200]       Les revendications 2 à 14 dépendent de la revendication 1 et intègrent ces éléments. En l’absence de l’un ou l’autre des éléments, il n’y a pas contrefaçon.

[201]       La question de savoir si la stabilité accrue est aussi un élément essentiel est secondaire. Vu la conclusion finale de la Cour, il n’y a pas lieu d’en débattre.

[202]       La spectroscopie 13C-RMN est une méthode de chimie analytique utilisée pour caractériser un échantillon en mesurant des fréquences caractéristiques associées aux transitions entre les états de spin nucléaire dans un champ magnétique afin d’observer l’environnement chimique du noyau 13C. Ces transitions correspondent à des déplacements chimiques qui sont mesurés en parties par million (ppm). La spectroscopie 13C-RMN est une technique couramment utilisée pour caractériser des molécules organiques et comprendre les états cristallins. M. Matzger a affirmé lors de son témoignage que la personne versée dans l’art saurait que seule la spectroscopie 13C‑RMN peut fournir de l’information au sujet de la structure physique d’un composé à l’état cristallin.

[203]        La diffraction des rayons X par les poudres (DRXP) est une autre méthode de chimie analytique qui sert à caractériser un échantillon. MM. Harris et Matzger ont expliqué la méthode de DRXP : un échantillon est illuminé par une source de rayons X, et l’intensité des rayons X qui atteignent un détecteur est observée. En mesurant les différents angles d’incidence des rayons X diffractés (représentés par 2Θ, ou deux fois l’angle d’incidence) du faisceau incident jusqu’au détecteur, on peut observer un profil caractéristique propre à la matière cristalline analysée. M. Matzger a expliqué que la position des pics mesurée sur le diffractogramme peut indiquer la présence d’un type de cristal particulier sous forme pure ou en mélange. M. Harris a précisé que la structure tridimensionnelle du cristal pouvait être établie en mesurant et en analysant la direction et l’intensité de l’ensemble des faisceaux diffractés.

[204]       La forme monohydrate et la forme anhydre du CDCH ont toutes deux des formes cristallines. Selon M. Harris, dans les composés cristallins, les atomes ou molécules forment un motif tridimensionnel répétitif. La DRXP peut être utilisée pour établir la structure interne de ces matières en déterminant la position relative des atomes ou molécules et la symétrie de la structure.

[205]       La revendication 1 vise aussi le monohydrate de CDCH sous formes cristallines solides. La revendication 2 vise le monohydrate de CDCH décrit à la revendication 1 sous forme cristalline prismatique, c’est‑à‑dire dont la forme externe est celle d’un prisme. La revendication 8 vise un médicament contenant du monohydrate de CDCH et un diluant ou excipient pharmaceutiquement acceptable, alors que la revendication 9 vise l’utilisation du médicament décrit à la revendication 8 pour le traitement des infections bactériennes. La revendication 10 vise une composition antibactérienne ou le monohydrate de CDCH combiné à un diluant ou excipient acceptable. La revendication 12 vise l’utilisation du monohydrate de CDCH pour le traitement des infections bactériennes, et la revendication 14 vise l’utilisation du monohydrate de CDCH pour la préparation d’un médicament destiné au traitement des infections bactériennes.

[206]       Par conséquent, les revendications 2, 8 à 10, 12 et 14 sont toutes assorties d’une limite : le monohydrate de CDCH doit former le pic et la bande caractéristiques. Étant donné que la meilleure stabilité par rapport au CDCH anhydre est un élément essentiel, les revendications comportent aussi cette limite.

D.                La personne versée dans l’art

[207]       Les parties sont essentiellement en accord sur cette question. La personne versée dans l’art aurait les compétences suivantes :

                     un diplôme d’études supérieures en chimie ou dans un domaine connexe (génie chimique, pharmacie);

                     une expérience avec les polymorphes;

                     une expérience pratique.

[208]       Les parties ne s’entendent pas à savoir si la personne versée dans l’art a une expérience directe de la cristallographie : Cobalt l’affirme, alors qu’Alcon est muette à ce sujet. Ce point a peu d’importance étant donné que la position d’Alcon, selon laquelle la personne versée dans l’art doit pouvoir comprendre les données de spectroscopie 13C‑RMN et de DRXP, est conforme au point de vue de Cobalt.

[209]       Par conséquent, la personne versée dans l’art possède les qualités suivantes :

                     un diplôme d’études supérieures en chimie ou dans un domaine connexe, par exemple en génie chimique ou en pharmacie;

                     une expérience avec les polymorphes;

                     au moins un à deux ans d’expérience pratique dans le domaine de la production de composés pharmaceutiques;

                     une capacité de comprendre les données de spectroscopie 13C‑RMN et de DRXP;

                     des connaissances au sujet de la cristallographie.

E.                 La contrefaçon

[210]       Comme je l’ai déjà expliqué, le brevet 418 comporte trois éléments essentiels : a) un monohydrate, b) un pic caractéristique à 2Θ = 26,7 sur le diffractogramme aux rayons X, et c) un pic caractéristique à 168,1 ppm sur le spectre 13C‑RMN. Les demanderesses doivent établir que chaque élément est présent pour qu’il y ait contrefaçon.

[211]       Alcon allègue que Cobalt utilise le monohydrate de CDCH visé par la revendication 1 dans son procédé même s’il n’est pas présent dans son produit.

[212]       Les parties conviennent que le produit de Cobalt, une solution renfermant du chlorhydrate de moxifloxacine, ne contrefait pas le brevet 418. Cobalt affirme que les deuxième et troisième éléments essentiels du brevet exigent que le monohydrate de moxifloxacine soit sous forme cristalline. Étant donné que, par définition, les cristaux n’existent que sous forme solide, ils ne peuvent pas être présents dans une solution liquide homogène; par conséquent, le produit de Cobalt (qui est une solution liquide) ne contrefait pas le brevet 418. De plus, la description du brevet traite d’un certain nombre de préparations pharmaceutiques dont sont exclues les solutions, tel le produit de Cobalt. Les demanderesses n’ont exprimé aucune opinion à savoir si les deuxième et troisième éléments exigent que le composé soit sous forme solide, mais elles concèdent que le produit de Cobalt n’emporte pas la contrefaçon. Vu le consensus sur ce point, la seule question qui reste à trancher est de savoir si le brevet 418 est contrefait pendant la fabrication du produit de Cobalt [procédé de Cobalt].

[213]       L’argument des demanderesses à l’égard de la contrefaçon repose sur leur évaluation des données fournies dans la présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) de Cobalt. Pour établir que le procédé utilise du monohydrate de moxifloxacine, les demanderesses s’appuient sur les résultats d’autres analyses telles que la calorimétrie différentielle à balayage (CDB), qui mesure la chaleur dégagée ou absorbée par un échantillon, et l’analyse thermogravimétrique (ATG), qui mesure la masse d’un échantillon pendant qu’il est chauffé. Les demanderesses prétendent que les données d’ATG et de CDB produites pendant le procédé de Cobalt correspondent à la présence du monohydrate. S’appuyant sur cet élément de preuve, M. Matzger, expert des demanderesses, affirme que les données « laissent croire » ou donnent des « indices » que le monohydrate de moxifloxacine est utilisé. On peut lire ce qui suit dans on affidavit :

[traduction]

65        Le procédé de Cobalt donne d’autres renseignements qui laissent croire que la forme monohydrate du chlorhydrate de moxifloxacine est présente dans le procédé …

66        D’autres indices de la présence de la forme monohydrate du chlorhydrate de moxifloxacine dans le procédé de Cobalt se trouvent dans les données analytiques fournies concernant la substance pharmaceutique de Cobalt.

[214]       Cobalt, pour sa part, conteste que les données de CDB et d’ATG indiquent la présence d’un monohydrate. Elle allègue que les données figurant dans la PADN correspondent aux données de la forme anhydre divulguées dans le brevet 418. Les deux séries de données indiquent la présence de petites quantités d’eau, bien qu’aucune d’elles ne contrefasse le brevet.

[215]       Les données qu’a produites Cobalt pour la PADN renferment des données de DRXP qui, selon les demanderesses, indiquent la présence d’un pic à environ 2Θ = 26,7. Sans contester que les données de DRXP montrent la présence d’un pic à 2Θ = 26,7, Cobalt allègue que ce pic n’est pas caractéristique et que d’autres pics dans la région de 2Θ = 10 sont de meilleurs indicateurs de la présence d’un monohydrate. Les observations de Cobalt en ce qui concerne un autre pic caractéristique ne sont pas pertinentes à ce stade de l’analyse.

[216]       En ce qui concerne le troisième élément, aucune donnée de 13C‑RMN n’est disponible relativement au procédé de Cobalt. Les demanderesses invitent la Cour à présumer que les données indiqueraient la présence d’un pic à 168,1 ppm parce que les autres éléments essentiels ont été satisfaits, qu’aucun autre hydrate de moxifloxacine n’est connu et que Cobalt n’a pas produit de données de 13C‑RMN qui contrediraient cette présomption. Cobalt estime naturellement qu’on ne peut présumer de la présence d’un tel pic.

[217]       La présence d’un pic à 168,1 ppm sur le spectre 13C‑RMN est un élément essentiel du brevet qui n’a pas été établi dans la preuve. Je me refuse à faire l’inférence que souhaitent les demanderesses; à l’exception du brevet 418 lui‑même, rien n’appuie l’argument voulant que, si le monohydrate de moxifloxacine forme un pic à 2Θ = 26,7 sur le spectre DRXP, il y aura nécessairement un pic caractéristique à 168,1 ppm sur le spectre 13C‑RMN. Aucun élément de preuve ne permet d’affirmer qu’on peut obtenir des valeurs de 13C‑RMN en fonction des valeurs de DRXP. Rien dans l’art antérieur ou subséquent ne permet de conclure que, si le monohydrate forme un pic en DRXP, un pic sera nécessairement présent sur le spectre 13C‑RMN. En l’absence d’une preuve corroborante, je refuse de présumer que le pic de 13C‑RMN était présent.

[218]       Alcon table sur un certain nombre de points pour étayer son allégation; toutefois, aucune de ses données ne découle de l’analyse directe d’un procédé de Cobalt qui emporterait la contrefaçon. Ces données sont les suivantes :

                     le monohydrate de CDCH a produit un événement endothermique à environ 110 °C. L’assertion est que le CDCH anhydre ne produirait pas de pic autour de cette température;

                     Alcon affirme que les données de CDB de Cobalt montrent la présence d’événements endothermiques entre 90 et 120 °C, environ, et que les inflexions observables de la ligne de base sont compatibles avec le retrait du solvant de l’échantillon. Elle demande à la Cour d’en déduire que le solvant est de l’eau;

                     les données d’ATG du brevet 418 montrent une perte de masse marquée du CDCH anhydre seulement à une température d’environ 250 °C, alors que la perte de masse ou d’eau de la forme monohydrate se produit à environ 150 °C. Les thermogrammes d’ATG du produit de Cobalt révèlent une perte plus marquée que celle des formes anhydres, ce qui serait compatible avec un monohydrate;

                     les données de DRXP de Cobalt indiquent la présence d’un pic autour de 2Θ = 26,7. Des efforts considérables ont été déployés pour justifier les petites incohérences par rapport à la théorie d’Alcon et les points délicats de l’analyse des graphiques influencée en grande partie par l’échelle utilisée dans les graphiques;

                     étant donné que le chlorure d’hydrogène dans l’eau fait partie du procédé de fabrication de Cobalt, Alcon soutient que l’eau présente pendant le procédé entraînerait la formation de monohydrate de CDCH;

                     les certificats d’analyse du principe actif de Cobalt indiquent la présence de 0,5 % à 0,6 % d’eau. Dans sa PADN, Cobalt affirme que la quantité acceptable d’eau dans la substance médicamenteuse est de 1 %. M. Harris a reconnu que, si le principe actif de Cobalt renfermait 1 % d’eau, 25 % de ce principe pourrait être du monohydrate de CDCH;

                     étant donné que Cobalt n’a produit aucune donnée de C‑RMN ni aucun échantillon de son produit, Alcon demande à la Cour de [traduction] « présumer que le principe actif de Cobalt formerait un pic à 168,1 ppm en C‑RMN ».

[219]       Cobalt a répondu de façon individuelle ou collective aux assertions :

                     étant donné que le produit des demanderesses est une solution liquide, les cristaux qui font partie des éléments essentiels du monohydrate de CDCH ne peuvent être présents dans ce produit;

                     le procédé de Cobalt utilise du CDCH anhydre, lequel fait partie de l’art antérieur;

                     la forme solide du CDCH utilisée dans le procédé de Cobalt ne présente pas la perte massique de 3,9 % caractéristique du monohydrate de CDCH. La perte dans le procédé de Cobalt (0,3 %) est identique à la perte massique du CDCH anhydre décrit dans le brevet 418;

                     la forme solide du CDCH utilisée pour la préparation du produit de Cobalt forme un pic à 2Θ = 10,2 sur le spectre DRXP, pic qui, selon le brevet 418 (figure 4), est caractéristique de la forme anhydre du CDCH. Un pic à 2Θ = 26,7 est dit quant à lui caractéristique du monohydrate de CDCH.

[220]       La réponse finale d’Alcon à la question est résumée dans la conclusion de M. Matzger selon laquelle il est « probable » que le monohydrate de CDCH est utilisé dans la fabrication du produit de Cobalt d’après un examen du rapport de développement pharmaceutique de Cobalt et non pas un examen direct du procédé de fabrication. Il ne s’agit pas là d’une affirmation convaincante que le procédé de fabrication lui-même emporte la contrefaçon.

F.                  Analyse

[221]       Nul ne conteste le fait que le produit final de Cobalt ne contrefait pas le brevet 418. Ce produit est une solution, laquelle ne contient par définition aucun cristal.

[222]       La question centrale est de savoir si le procédé de fabrication utilise du monohydrate de CDCH, de sorte qu’il contreferait le brevet. Il est inexact d’affirmer, comme le fait Alcon, qu’il n’y a « aucun doute » que le monohydrate de CDCH est utilisé dans la fabrication du produit de Cobalt. Au mieux, Alcon a montré qu’il est possible que ce soit le cas.

[223]       Je rejette l’argument des demanderesses voulant que l’inférence soit justifiée parce que Cobalt n’a pas produit de données de 13C‑RMN.

[224]       Cobalt s’appuie sur la décision SmithKline Beecham Inc c Apotex Inc, [1999] ACF no 533, 166 FTR 67, [SmithKline] pour affirmer que lorsque la première personne allègue qu’une forme cristalline sera présente à un point quelconque dans le procédé de fabrication de la seconde personne, elle doit le prouver plutôt que d’affirmer simplement que c’est possible. L’affaire SmithKline concernait le brevet d’une forme semi‑hydrate d’un composé médicinal. Apotex tentait d’obtenir un avis de conformité pour un médicament qui contenait le composé médicinal sous forme anhydre, médicament qui, selon elle, ne contreferait pas le brevet. SmithKline Beecham a allégué qu’il était impossible de fabriquer le produit d’Apotex sans que le composé médicinal se transforme en semi‑hydrate pendant la production. La juge McGillis a conclu que la preuve sur laquelle s’appuyait SmithKline pour établir qu’une transformation surviendrait n’était pas concluante et que la contrefaçon n’avait pas été démontrée. Elle écrit ce qui suit aux paragraphes 39 et 40 :

Dans son avis d’allégation, Apotex soutient que ses comprimés n’emporteront pas la contrefaçon du brevet 060. Cette allégation est tenue pour véridique « sauf dans la mesure que [SmithKline] prouve le contraire ». [Voir Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 à la p. 319 (C.A.F.)]. Selon moi, les éléments de preuve présentés par SmithKline, y compris les résultats des deux expériences, ne soulèvent qu’une possibilité de contrefaçon par Apotex et n’établissent pas, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation de non-contrefaçon formulée par Apotex est non fondée. Je suis également convaincue que le témoignage de M. Petrov, pour le compte d’Apotex, n’étaye pas la thèse de SmithKline, comme le prétend son avocat. À mon avis, M. Petrov a simplement confirmé qu’il était d’accord avec les conclusions du Dr Apperley et de M. Ward tirées à l’issue des expériences qu’ils ont effectuées.

J’arrive donc à la conclusion qu’il n’y a pas lieu d’empêcher Apotex de mettre en marché ses comprimés d’anhydride en raison de la transformation éventuelle de l’anhydride en semi-hydrate à un moment ultérieur indéterminé. Dans le cas où les comprimés d’anhydride d’Apotex se transformerait en semi-hydrate, en totalité ou en partie, Apotex fera face alors à de « très graves conséquences ». [Voir Hoffmann-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 70 C.P.R. (3d) 206, à la p. 213 (C.A.F.); Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 69 C.P.R. (3d) 451, à la p. 452 (C.A.F.)].

[Non souligné dans l’original.]

[225]       Je fais miennes les observations de Cobalt voulant que, d’après la décision de la juge McGillis dans l’affaire SmithKline, lorsqu’on allègue qu’une forme cristalline sera présente à un point quelconque dans le procédé de fabrication, il faut le prouver plutôt que d’affirmer simplement que c’est possible.

[226]       Une possibilité de contrefaçon n’est pas suffisante pour réfuter la présomption de véracité des allégations contenues dans un avis d’allégation (Novapharm Ltd c Pfizer Canada Inc, CAF 270, 341 NR 330).

[227]       Il incombe à Alcon d’établir que les trois éléments essentiels des revendications en litige sont présents au cours du procédé de fabrication. Elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

[228]       En l’espèce, Alcon n’a jamais tenté d’obtenir ni n’a obtenu d’ordonnance l’autorisant à examiner le procédé de Cobalt ou à le mettre à l’essai afin de déterminer si un acte contrefaisant survenait au cours de la fabrication.

[229]       M. Matzger reconnaît qu’on ne lui a jamais demandé d’effectuer des analyses pour confirmer la contrefaçon dans le procédé. Il a aussi reconnu qu’il aurait pu effectuer de telles analyses, que son laboratoire en avait la capacité. Sa réponse était un peu plus équivoque du fait qu’il ne pouvait pas effectuer certaines analyses, mais il n’a pas prétendu que les analyses qu’il aurait pu réaliser n’auraient pas été utiles ou valides.

[230]       Quelque critique que l’on puisse faire à Cobalt de ne pas avoir produit de données de 13C‑RMN, il incombait à Alcon de faire tout ce qui était raisonnablement possible pour établir la contrefaçon. À mon avis, elle ne l’a pas fait et n’a fourni aucun motif valable de ne pas avoir présenté la meilleure preuve possible.

[231]       Je fais mien le raisonnement du juge Barnes sur ce point dans sa décision Bristol-Myers Squibb Canada Co c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CF 1142, en particulier les paragraphes 129 à 138. Tout comme le juge Barnes, je ne suis pas prêt à acepter des « suppositions », même lorsqu’elles sont le fait d’experts, lorsque des éléments de preuve plus objectifs auraient pu être produits (ou dans le cas où ils n’auraient pas été produits, si une explication raisonnable avait été donnée).

[232]       À mon avis, les commentaires du juge Barnes aux paragraphes 136 à 138 sont particulièrement pertinents en l’espèce :

[136]     Je ne suis pas non plus d’accord avec BMS que son allégation de contrefaçon puisse être étayée par une conclusion défavorable découlant du refus de divulgation de Mylan. Le protonotaire a appuyé ce refus et sa décision a été maintenue en appel. De plus, comme je l’ai déjà mentionné, BMS avait la capacité de fabriquer la forme [omis] et de la soumettre à des essais. Elle a choisi de ne pas le faire et a plutôt demandé à M. Myerson de fonder son opinion sur une présomption injustifiée. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle toute l’information nécessaire pour prouver la contrefaçon était particulièrement accessible à Mylan ou d’une information que BMS n’avait manifestement pas le pouvoir de vérifier. En l’espèce, il n’est pas nécessaire qu’une preuve concluante soit produite pour s’acquitter du fardeau de la preuve sur ce point : voir Pfizer Canada Inc et al c Apotex Inc et al (2004), 31 CPR (4th) 214, paragraphes 15 à 17. Je ne suis pas prêt à tirer une conclusion défavorable dans une situation où BMS a fait le choix stratégique de ne pas obtenir un élément de preuve qui aurait pu lui permettre de s’acquitter du fardeau de la preuve. Comme le fardeau de la preuve incombe à BMS, l’absence de preuve de contrefaçon m’amène nécessairement à conclure que BMS n’a pas prouvé que son allégation était justifiée.

[137]     Étant donné que BMS n’a pas pu établir que l’allégation d’absence de contrefaçon de Mylan n’est pas justifiée, aucune ordonnance d’interdiction ne sera rendue en ce qui concerne le brevet 198.

[138]     Il serait négligent de ma part de ne pas ajouter un commentaire au sujet de la manœuvre stratégique qui était évidente autour de cette question. Le processus judiciaire est peut‑être mal servi par les stratégies ne permettant pas à la Cour de disposer de la meilleure preuve possible. C’est particulièrement vrai dans des instances du genre de la présente, dans lesquelles les limites de la preuve sont déjà inhérentes à la procédure. Le danger, bien évidemment, est que des conclusions contradictoires puissent être tirées si une poursuite est intentée ultérieurement pour contrefaçon sur le fondement d’une preuve délibérément soustraite dans une instance antérieure relative à un AC.

[233]       Par conséquent, Alcon n’a pas établi que l’allégation de non-contrefaçon n’est pas fondée. Je suis convaincu que sa preuve est suffisante pour soulever plus qu’une possibilité de contrefaçon.

[234]       Ayant conclu à l’encontre d’Alcon sur la question de la contrefaçon, je n’ai pas à faire de commentaire au sujet de la validité sinon que de dire qu’il s’agissait d’un état présumé dans l’analyse de la contrefaçon. Les parties ont débattu presque exclusivement de la question de la contrefaçon en ce qui concerne le brevet 418, et il n’est pas vraiment utile que la Cour traite plus avant d’une question de validité.

G.                Conclusion

[235]       Pour ces motifs, la demande visant à interdire la délivrance d’un AC en ce qui concerne le brevet 418 est rejetée avec dépens.

« Michael L. Phelan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 14 mai 2014

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


ANNEXE

8.         Le composé de formule (I) selon la revendication 1 dans lequel X1 représente un fluor, X2 représente un hydrogène, R1 représente un cyclopropyl, R2 représente un hydrogène, R3 représente un groupe de formule

A représente un groupe C‑R8 et R8 représente un méthoxy.

13.       Le composé acide 1-cyclopropyl-7- (cis-2, 8-diazabicyclo-[4.3.0]non-8-yl)-6-fluoro-8-méthoxy-1, 4-dihydro-4-oxo-quinoline-3-carboxylique de formule

ou un produit d’addition dudit composé avec de l’eau, un acide ou un alcali.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-972-12

 

INTITULÉ :

ALCON CANADA INC., ALCON PHARMACEUTICALS, LTD. et BAYER INTELLECTUAL PROPERTY GMBH c COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

dU 3 au 6 et le 10 mars 2014

 

motifs dU JUGeMENT :

Le juge PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Neil Belmore

Peter Wilcox

Marian Wolanski

 

POUR LES demanderesses

 

Douglas N. Deeth

Heather Watts

Cheryl Chung

 

POUR LA DÉFENDERESSE

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

S.O.

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Belmore Neidrauer LLP

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demanderesses

 

Deeth Williams Wall LLP

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

COBALT PHARMACEUTICALS COMPANY

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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