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Date : 20140514


Dossier : IMM-2177-13Référence : 2014 CF 468

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2014

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

GAK ATEM BULGAK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Section d’appel de l’immigration de la Commission de l'immigration et du statut du réfugié du Canada [SAI] a refusé de surseoir à la mesure de renvoi prise par la Section de l’immigration [SI], après avoir pris en compte les motifs d’ordre humanitaires [CH], en conformité avec le pouvoir discrétionnaire conféré à la SAI en vertu du paragraphe 68(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]               Pour les motifs qui suivent, cette décision est annulée.

Aperçu

[3]               Monsieur Bulgak est âgé de 24 ans. Il est né de parents soudanais dans un camp de réfugiés en Éthiopie et a par la suite été transféré dans un camp de réfugiés au Kenya vers l’âge de trois ans où il a vécu jusque vers l’âge de 10 ans, époque à laquelle il est déménagé au Canada en compagnie de ses parents et de cinq membres de sa fratrie. Il est le troisième enfant de sa famille.

[4]               M. Bulgak vit à la maison en compagnie de deux membres cadets de sa fratrie qui étaient âgés de 15 et 17 ans au moment de l’audience. Ses deux frères ainés sont décédés et son père est coupé de la famille depuis plusieurs années et est récemment rentré au Soudan du Sud (ou possiblement au Soudan).  

[5]               Les deux frères aînés de M. Bulgak ont commencé à s’adonner au trafic de stupéfiants et à d’autres activités criminelles. L’un d’eux a été abattu dans l’arrière-cour de la résidence de ses parents et l’autre est décédé dans un accident de voiture alors qu’il conduisait avec facultés affaiblies. Suite aux décès de ses deux fils ainés, la mère de M. Bulgak a amené les autres enfants aux États-Unis pour un séjour de deux ans. Elle est rentrée au Canada et travaille maintenant loin de Calgary dans les champs pétroliers du nord de l’Alberta. Lors de l’audience de la SAI, elle espérait pouvoir reprendre son emploi d’auxiliaire de soins plus tard en 2013.

[6]               M. Bulgak est sans emploi depuis 2008 et dépend la plupart du temps du soutien financier de sa mère. Il s’occupe de la maison de sa mère et est le tuteur de fait des deux membres de la famille mineurs lorsqu’elle est absente.

[7]               Le 9 décembre 2008, M. Bulgak a plaidé coupable à une accusation de possession d’une machette munie d’une lame de 17 pouces dans son véhicule, infraction pour laquelle il s’est vu infliger une condamnation avec sursis et probation de 12 mois. Lors de cet incident, les policiers ont répondu à un appel pour trouble à la paix publique, M. Bulgak et d’autres personnes se trouvant alors présents sur les lieux. Les policiers ont trouvé la machette et 4,5 grammes de marijuana de même qu’une mini balance électronique et 575 $ en argent dans la voiture de M. Bulgak.

[8]               Lors d’un autre incident, M. Bulgak a plaidé coupable à une accusation de port d’une arme dissimulée (un couteau à ouverture automatique) et fut condamné à 500 $ d’amende. Au cours du même incident, il fut condamné à une amende de 300 $ pour avoir commis un méfait de moins de 5000 $, après avoir endommagé une fenêtre et une porte d’une discothèque. Le 25 avril 2007, alors qu’il était mineur, il a été condamné pour voies de fait et s’est vu imposer une probation de neuf mois. Lors d’un autre incident, il a été condamné pour entrave à la justice pour avoir fourni un faux nom à un policier après avoir été intercepté alors qu’il conduisait.

[9]               L’alinéa 36(1)a) de la LIPR emporte interdiction de territoire pour tout résident permanent ou ressortissant étranger déclaré coupable d’une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. Le paragraphe 88 (1) du Code criminel prévoit que quiconque porte ou a en sa possession une arme dans un dessein dangereux est passible d’un emprisonnement maximal de dix ans. M. Bulgak s’est vu interdit de territoire pour ce motif.

La décision faisant l’objet du contrôle

[10]           La SAI a conclu que M. Bulgak avait mené une vie tumultueuse en raison d’une enfance empreinte de violence et de maltraitance. Elle a souligné que son renvoi serait difficile pour sa mère qui a déjà perdu ses deux fils aînés, mais qu’il n’aurait aucune incidence sur sa situation économique, tout en ajoutant que le demandeur n’entretenait aucun lien positif avec la communauté si ce n’est ses liens familiaux. La SAI a conclu qu’aucun des enfants n’était susceptible d’être affecté par le renvoi de M. Bulgak et n’a donc pas pris en compte l’intérêt supérieur des enfants. Soulignons que cette conclusion n’est pas contestée dans la présente demande, toutefois, contrairement à cette conclusion, il est établi que M. Bulgak s’occupait des deux membres mineurs de sa fratrie pendant que sa mère travaillait dans la région des sables bitumeux et que les conséquences de son absence sur ces derniers devraient être prises en compte lors du nouvel examen.

[11]           La SAI a jugé que le facteur clé était la possibilité de réhabilitation et de la gravité du comportement criminel. Elle a conclu que la condamnation était sérieuse en raison du risque de préjudice de préjudice corporel grave pour le public et était aggravée par la propension à la criminalité. Elle a fait remarquer que M. Bulgak s’était plutôt montré réticent à fournir des précisions au sujet des circonstances ayant entouré ses condamnations au criminel avant d’être contre- interrogé à ce sujet et qu’il n’avait fait montre d’aucun repentir sincère ou n’avait admis aucune responsabilité. La SAI a estimé que l’affirmation suivant laquelle sa criminalité était généralement associée à l’abus d’alcool comme digne de foi et a reconnu qu’il avait réduit sa consommation d’alcool. Toutefois, la SAI a conclu que l’abus d’alcool, la possession d’armes et l’utilisation constante d’un véhicule motorisé constituaient un mélange qui était à la source de ses ennuis et auquel aucun remède efficace n’avait été apporté, ce qui rendait une réhabilitation peu probable.    

[12]           Le motif déterminant de la décision de la SAI et sur lequel la présente demande se fonde est celui selon lequel étant donné qu’aucun pays de renvoi n’a été confirmé, aucune évaluation des difficultés relatives au renvoi de M. Bulgak à l’étranger n’a été menée.  

Analyse

[13]           Dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 RCS 84 [Chieu], la Cour suprême a conclu que le pouvoir dont la SAI est investie lui permet de tenir compte des difficultés possibles à l’étranger auxquelles un résident permanent pourrait être exposé s’il était renvoyé du Canada et que ce pouvoir ne se limite pas aux seuls facteurs internes. La Cour a décidé à l’unanimité qu’il incombait au résident permanent frappé de renvoi d’établir, selon la prépondérance des probabilités, le pays de renvoi probable. S’il y parvient, la SAI aura l’obligation de tenir compte des difficultés à l’étranger auquel le renvoi dans ce pays pourrait l’exposer. Toutefois, lorsque le résident permanent frappé de renvoi ne peut établir un pays de renvoi probable et que le ministre n’a pas choisi de pays de renvoi, la SAI ne pourra évaluer les difficultés relatives au renvoi à l’étranger, et il ne s’agit pas d’une erreur. Afin de ne pas être tenue d’évaluer les difficultés relatives au renvoi à l’étranger, la SAI doit en arriver à la conclusion explicite qu’aucun pays de renvoi probable n’a été établi.  

[14]           Dans Ivanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 315, [2008] 2 RCF 502, au paragraphe 11, la Cour d’appel fédérale a statué que « le fait de ne pas avoir pris en compte le facteur énoncé dans Ribic relatif aux difficultés à l’étranger constitue une erreur de droit ».

[15]           Tel que mentionné précédemment, la SAI a conclu que « [m]ême si le renvoi exigerait inévitablement une adaptation de la part de l’appelant, je n’évaluerai pas davantage ces difficultés parce qu’aucun pays de renvoi n’a été confirmé » (non souligné dans l’original). Je suis d’accord avec M. Bulgak pour affirmer que la SAI a appliqué le critère erroné en statuant qu’un pays de renvoi devait être confirmé afin de tenir compte des difficultés à l’étranger. Le critère approprié est celui qui consiste à déterminer si le pays de renvoi probable a été établi au regard de la preuve.  

[16]           M. Bulgak prétend que la preuve objective qui se trouve au dossier dans la présente affaire établit clairement que le Soudan est le pays de renvoi probable et il souligne le fait qu’aucun autre pays n’était envisagé.  

[17]           Le ministre prétend qu’aucune preuve indiquant que M. Bulgak était citoyen soudanais, si ce n’est qu’il a affirmé qu’il était Soudanais, sans préciser la partie du pays dont il était citoyen avant sa partition (Soudan, ou Soudan du Sud) n’a été soumise à la SAI. En fait, selon le ministre, la preuve au dossier laisse croire d’une part qu’il est né en Éthiopie et d’autre part en Ouganda. Il y est également mentionné qu’il aurait vécu au Kenya avant de venir au Canada. Le ministre prétend qu’il aurait pu clarifier la question de sa citoyenneté en présentant sa fiche d’établissement dont il a été fait mention devant la SI. Enfin le ministre soutient qu’il n’y avait pas de preuve objective sur la situation au Soudan ou dans tout autre pays dont il a été question devant la SAI et, par conséquent, les difficultés à l’étranger ne pouvaient être analysées.    .

[18]           Selon moi, il ressort clairement de la lecture du dossier et particulièrement de la transcription de l’audience de la SAI au cours de laquelle M. Bulgak et sa mère ont affirmé dans leur témoignage que toutes les parties à l’audience ont convenu que le Soudan était le pays de renvoi probable, bien qu’il puisse y avoir eu une certaine confusion quant à savoir si le Soudan ou le Soudan du Sud formaient des pays distincts. La preuve qui m’amène à adopter cette opinion est la suivante.

[19]           Premièrement, on trouve au dossier de la Cour un affidavit souscrit par l’avocate de M. Bulgak au soutien d’une requête en prorogation du délai prévu pour déposer un avis d’appel et dans lequel elle déclare que [TRADUCTION] « Gak et sa famille sont venus au Canada en qualité de réfugiés en provenance de ce qui est maintenant le Soudan du Sud ».

[20]           Deuxièmement, lors de l’audience, lorsque le demandeur fut interrogé sur sa nationalité, il a répondu qu’il était [TRADUCTION] « Soudanais, Soudan du Sud ». 

[21]           Troisièmement, l’avocate de M. Bulgak lui a posé une série de questions portant sur ses liens avec le Soudan. Elle lui a demandé s’il pourrait vivre avec son père, qui était retourné au Soudan, et il répondit que cela n’était pas une possibilité. Il précisa même qu’il [TRADUCTION] « parlait en fait du Soudan » lorsqu’on lui demandait ce que rentrer à la « maison » signifiait.   

[22]           Quatrièmement, lorsque la mère de M. Bulgak a témoigné, elle a déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « Il ne connaît personne au Soudan […] et vous savez, le Soudan du Sud est présentement agité ».  

[23]           Cinquièmement, dans ses observations, l’avocate de M. Gak Atem Bulgak parlait de lui comme n’ayant [TRADUCTION] « aucun lien avec le Soudan si ce n’est un père qui est coupé de la famille ».

[24]           Sixièmement, et ce qui importe le plus, l’avocate du ministre elle-même a fait des observations sur le Soudan, déclarant que [TRADUCTION] « toutefois, il n’a, pour l’instant, aucun lien dans le Soudan de son père […] S’il a des contacts au sein du gouvernement, je suis certaine que […] [son père] pourrait lui trouver un emploi au Soudan, l’aider à s’établir et trouver de la famille et un soutien là-bas » (non souligné dans l’original).

[25]           Je rejette l’observation du ministre selon laquelle la SAI n’était saisie d’aucune preuve sur la situation au Soudan ou au Soudan du Sud. Même une preuve « mince » de l’existence de difficultés à l’étranger suffit à rendre automatiquement obligatoire leur prise en compte et leur analyse. Dans Ivanov, la Cour d’appel a conclu que la déclaration du demandeur reproduite ci‑dessous, quoique succincte, obligeait automatiquement la SAI à prendre en considération les difficultés à l’étranger :   

Si je devais être expulsé, à quoi bon — je ne connais aucun autre pays. Ce pays est tout pour moi, j’ai vécu ici, j’ai grandi ici, les gens que j’aime se trouvent ici et je connais bien ce pays. Si je devais être expulsé, honnêtement, je crois que je n’aurais même plus envie de vivre. Il n’y a aucun, aucun—il n’y a aucun autre pays pour moi.

[26]           Il y a sans doute plus d’éléments de preuve en l’espèce que dans Ivanov. La mère de M. Bulgak a affirmé ce qui suit dans son témoignage :

[TRADUCTION] Il ne connaît personne au Soudan. Il est né en Éthiopie et nous sommes venus ici au Canada. Il ne connaît personne. Son père est tout simplement parti. Nous ne le connaissons pas. Il n’a même pas dit : « Bon, je m’en vais. »  Il est tout simplement parti comme ça et moi – je me suis retrouvée toute seule avec eux. Et vous savez, le Soudan du Sud est présentement agité. Il n’est pas sécuritaire [sic], alors je ne sais pas où amener ce garçon. Je ne suis pas vraiment certaine parce que je n’ai personne et il n’a aucun ami [sic]. Il ne connaît personne. (non souligné dans l’original)

[27]           Tant dans la présente affaire que dans Ivanov, la preuve indiquait que le demandeur n’avait aucun lien avec le pays de renvoi probable. Toutefois, outre le facteur relatif aux difficultés à l’étranger, dans la présente affaire la preuve, aussi mince soit-elle, indique que le pays de renvoi probable présente également des difficultés étant donné que ce n’est pas un endroit où les conditions de vie sont sécuritaires et stables.  

[28]           Pour ces motifs, la décision de la SAI doit être annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci procède à une nouvelle audition et statue à nouveau sur l’affaire.

[29]           Aucune partie n’a proposé de question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l'immigration et du statut du réfugié du Canada datée du 4 janvier 2013 est annulée, l’appel de monsieur Gak Atem Bulgak est renvoyé à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci procède à une nouvelle audition et statue à nouveau sur l’affaire, aucune question n’étant certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

IMM-2177-13

 

INTITULÉ :

GAK ATEM BULGAK c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDITION :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDITION :

LE 7 MAI 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 14 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Maria Green

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice – Région des Prairies

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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