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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20120504

Dossier : T‑976‑11

Référence : 2012 CF 522

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2012

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

 

PATRICK JEAN‑BAPTISTE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur conteste la légalité du renvoi de son dossier par le Service correctionnel du Canada [le SCC] à la Commission nationale des libérations conditionnelles [la Commission] aux fins de l’examen de son maintien en incarcération, prévu au sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC]. Essentiellement, le demandeur soutient qu’au départ, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour faire le renvoi et que par conséquent, la Commission n’avait pas compétence pour examiner son maintien en détention et ordonner, à la suite de cet examen, qu’il ne soit pas libéré d’office.

 

[2]               En revanche, le défendeur soutient que la seule décision que la Cour est autorisée à examiner est celle de la Section d’appel de la Commission [la Section d’appel], laquelle a confirmé la décision des membres du comité initial de la Commission [les commissaires]. Le défendeur soutient que la décision du SCC de renvoyer le dossier était fondée sur la preuve et qu’il y avait un fondement rationnel pour faire le renvoi à la Commission, laquelle a compétence exclusive pour examiner le maintien en détention et décider si le demandeur commettra une infraction causant un dommage grave à une autre personne s’il est libéré d’office.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la Cour estime que rien ne justifie son intervention en l’espèce et conclut que la décision par laquelle la Section d’appel a confirmé la décision des commissaires appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

 

[4]               Tout d’abord, un examen des dispositions législatives pertinentes s’impose.

 

CADRE JURIDIQUE

[5]               L’article 127 de la LSCMLC énonce les conditions qui permettent à un délinquant d’avoir le droit d’être libéré d’office avant l’expiration légale de sa peine :

 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’individu condamné ou transféré au pénitencier a le droit d’être mis en liberté à la date fixée conformément au présent article et de le demeurer jusqu’à l’expiration légale de sa peine.

 

[...]

 

(3) La date de libération d’office d’un individu condamné à une peine d’emprisonnement le 1er novembre 1992 ou par la suite est, sous réserve des autres dispositions du présent article, celle où il a purgé les deux tiers de sa peine.

 (1) Subject to any provision of this Act, an offender sentenced, committed or transferred to penitentiary is entitled to be released on the date determined in accordance with this section and to remain at large until the expiration of the sentence according to law.

 

[...]

 

(3) Subject to this section, the statutory release date of an offender sentenced on or after November 1, 1992 to imprisonment for one or more offences is the day on which the offender completes two thirds of the sentence.

 

                                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[6]               Suivant le paragraphe 129(1) de la LSCMLC, le SCC peut effectivement renvoyer des dossiers de délinquants à la Commission. Notamment, le SCC peut, suivant le sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC, déférer le cas d’un délinquant à la Commission si les conditions suivantes sont réunies :

(2) Au plus tard six mois avant la date prévue pour la libération d’office, le Service défère le cas à la Commission — et lui transmet tous les renseignements en sa possession et qui, à son avis, sont pertinents — s’il estime que :

 

 

a) dans le cas où l’infraction commise relève de l’annexe I :

 

 

 

 

(i) soit elle a causé la mort ou un dommage grave à une autre personne et il existe des motifs raisonnables de croire que le délinquant commettra, avant l’expiration légale de sa peine, une telle infraction,

(2) After the review of the case of an offender pursuant to subsection (1), and not later than six months before the statutory release date, the Service shall refer the case to the Board together with all the information that, in its opinion, is relevant to it, where the Service is of the opinion

 

(a) in the case of an offender serving a sentence that includes a sentence for an offence set out in Schedule I, that

 

(i) the commission of the offence caused the death of or serious harm to another person and there are reasonable grounds to believe that the offender is likely to commit an offence causing death or serious harm to another person before the expiration of the offender’s sentence according to law, or

                                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[7]               L’article 99 de la LSCMLC définit comme suit un « dommage grave » :

« dommage grave » Dommage corporel ou moral grave.

“serious harm” means severe physical injury or severe psychological damage;

 

[8]               Par ailleurs, la directive du commissaire DC no 705‑8 [la DC no 705‑8] comporte un guide qui permet au SCC d’évaluer si la victime a subi un dommage corporel grave ou un dommage moral grave lors de la commission de l’infraction. Toutefois, les facteurs énoncés à la DC no 705‑8 ne sont pas exhaustifs et d’autres critères peuvent aussi être utilisés pour conclure à l’existence d’un dommage grave. La DC no 705‑8 fournit la liste suivante des caractéristiques des infractions et des victimes qui sont généralement associées à la présence de troubles psychologiques :

Caractéristiques de l’infraction

• infraction sexuelle

• dans le cas d’une infraction sexuelle, pénétration

• brutalité (p. ex., blessure physique grave, torture)

• séquestration

• crimes répétés contre la victime

• longue durée

 

Caractéristiques de la victime

• antécédents de problèmes de santé mentale ou d’adaptation

• victime d’actes criminels dans le passé

• sexe féminin

• personne âgée de 50 ans ou plus

 

Autres facteurs

• bonne relation ou relation de confiance avec le délinquant avant l’infraction (p. ex., enfant agressé pas son père ou sa mère, agression par son conjoint)

• absence de soutien social (p. ex., refus de la famille de croire qu’un enfant est victime d’abus sexuels; victime isolée de ses amis, de sa famille, des services)

 

[9]               Suivant le paragraphe 130(1), après que l’évaluation du SCC en vue d’une décision a été déférée à la Commission aux fins de l’examen du maintien en incarcération, la Commission informe le détenu du renvoi et du prochain examen de son cas, et procède à cet examen ainsi qu’à toutes les enquêtes qu’elle juge nécessaires à cet égard. L’alinéa 130(3)a) prévoit que lorsque le cas est déféré au titre du sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC, la Commission peut ordonner le maintien en incarcération du délinquant si elle est convaincue qu’il commettra, s’il est remis en liberté, une infraction causant la mort ou un dommage grave à une autre personne.

 

[10]           Selon l’alinéa 107(1)d) de la LSCMLC, la Commission a toute compétence et latitude pour examiner le cas d’un délinquant qui lui est déféré en application de l’article 129, et rendre une décision à son égard. Le paragraphe 132(1) prescrit que dans le cadre de son examen, la Commission prend en compte tous les facteurs utiles pour évaluer le risque que le délinquant commette une telle infraction, notamment ceux qui sont énoncés aux alinéas 132(1)a) à d) :

a) un comportement violent persistant, attesté par divers éléments, en particulier :

 

 

(i) le nombre d’infractions antérieures ayant causé un dommage corporel ou moral,

 

 

(ii) la gravité de l’infraction pour laquelle le délinquant purge une peine d’emprisonnement,

 

(iii) l’existence de renseignements sûrs établissant que le délinquant a eu des difficultés à maîtriser ses impulsions violentes ou sexuelles au point de mettre en danger la sécurité d’autrui,

 

(iv) l’utilisation d’armes lors de la perpétration des infractions,

 

(v) les menaces explicites de recours à la violence,

 

(vi) le degré de brutalité dans la perpétration des infractions,

 

 

 

(vii) un degré élevé d’indifférence quant aux conséquences de ses actes sur autrui;

 

 

b) les rapports de médecins, de psychiatres ou de psychologues indiquant que, par suite d’une maladie physique ou mentale ou de troubles mentaux, il présente un tel risque;

 

c) l’existence de renseignements sûrs obligeant à conclure qu’il projette de commettre, avant l’expiration légale de sa peine, une infraction de nature à causer la mort ou un dommage grave à une autre personne;

 

d) l’existence de programmes de surveillance de nature à protéger suffisamment le public contre le risque que présenterait le délinquant jusqu’à l’expiration légale de sa peine.

(a) a pattern of persistent violent behaviour established on the basis of any evidence, in particular,

 

(i) the number of offences committed by the offender causing physical or psychological harm,

 

(ii) the seriousness of the offence for which the sentence is being served,

 

 

(iii) reliable information demonstrating that the offender has had difficulties controlling violent or sexual impulses to the point of endangering the safety of any other person,

 

(iv) the use of a weapon in the commission of any offence by the offender,

 

(v) explicit threats of violence made by the offender,

 

(vi) behaviour of a brutal nature associated with the commission of any offence by the offender, and

 

(vii) a substantial degree of indifference on the part of the offender as to the consequences to other persons of the offender’s behaviour;

 

(b) medical, psychiatric or psychological evidence of such likelihood owing to a physical or mental illness or disorder of the offender;

 

 

 

(c) reliable information compelling the conclusion that the offender is planning to commit an offence causing the death of or serious harm to another person before the expiration of the offender’s sentence according to law; and

 

(d) the availability of supervision programs that would offer adequate protection to the public from the risk the offender might otherwise present until the expiration of the offender’s sentence according to law.

 

[11]           Le paragraphe 147(1) de la LSCMLC énonce les moyens d’appel qu’un délinquant peut invoquer à l’égard d’une décision de la Commission :

 (1) Le délinquant visé par une décision de la Commission peut interjeter appel auprès de la Section d’appel pour l’un ou plusieurs des motifs suivants :

 

a) la Commission a violé un principe de justice fondamentale;

 

b) elle a commis une erreur de droit en rendant sa décision;

 

c) elle a contrevenu aux directives établies aux termes du paragraphe 151(2) ou ne les a pas appliquées;

 

d) elle a fondé sa décision sur des renseignements erronés ou incomplets;

 

e) elle a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou omis de l’exercer.

 (1) An offender may appeal a decision of the Board to la Section d’appel on the ground that the Board, in making its decision,

 

(a) failed to observe a principle of fundamental justice;

 

(b) made an error of law;

 

 

(c) breached or failed to apply a policy adopted pursuant to subsection 151(2);

 

 

(d) based its decision on erroneous or incomplete information; or

 

(e) acted without jurisdiction or beyond its jurisdiction, or failed to exercise its jurisdiction.

 

[12]           Après ce survol du régime, la Cour est maintenant en mesure d’examiner les motifs d’examen invoqués en l’espèce par le demandeur, mais avant de commencer, elle doit d’abord se pencher sur la nature et la portée de l’examen que la jurisprudence l’autorise à faire.

 

LE RÔLE DU TRIBUNAL DE RÉVISION

[13]           Le demandeur conteste essentiellement la légalité du renvoi fait à la Commission en application du sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC au motif que le SCC ne disposait pas initialement d’éléments de preuve suffisants pour faire ce renvoi. Invoquant le jugement Condo c Canada (Procureur général), 2004 CF 991 [Condo], et l’arrêt Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384 [Cartier], le demandeur soutient que la Cour doit, au final, vérifier si la décision de la Commission est conforme à la loi, même si la Cour est en principe saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel.

 

[14]           Le défendeur fait observer que l’examen du maintien en détention par la Commission – la Cour emploiera en l’espèce « les commissaires » pour désigner la Commission afin de la distinguer de la Section d’appel – comportait deux étapes. Premièrement, les commissaires devaient déterminer si le SCC disposait d’un fondement rationnel pour justifier le renvoi du dossier. Deuxièmement, si les commissaires estimaient que c’était le cas, ils avaient toute latitude pour instruire le renvoi et déterminer s’il y avait lieu, au regard des faits et du droit, d’ordonner le maintien en incarcération du détenu jusqu’à l’expiration de sa peine (Plante c (Procureur général), 2007 CF 52 [Plante]). La décision des commissaires était susceptible d’appel devant la Section d’appel, mais cette dernière ne pouvait infirmer la décision des commissaires que pour l’un des motifs précis énoncés au paragraphe 147(1) de la LSCMLC.

 

[15]           Selon la jurisprudence, notre Cour a refusé d’autoriser que la décision du SCC de renvoyer le dossier à la Commission fasse l’objet d’une demande de contrôle judiciaire au motif que cette demande serait prématurée (Dudman c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] ACF no 679 [Dudman]; Condo, précité). Cela dit, il incombe à la Commission, après qu’elle est saisie du renvoi et qu’elle estime que les critères énoncés au sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC sont réunis, d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de décider si elle doit ordonner le maintien en incarcération du délinquant au‑delà de la date prévue pour sa libération d’office (Dudman, précité, au paragraphe 10, et Condo, précité, au paragraphe 15). La Commission a toute compétence et latitude (alinéa 107(1)d) de la LSCMLC).

 

[16]           Dans l’arrêt Cartier, précité, aux paragraphes 7 à 10, le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, fait les observations suivantes concernant la norme de contrôle à appliquer lorsque la Section d’appel confirme la décision de la Commission :

L’alinéa 147(5)a) est troublant, dans la mesure où il dicte une norme de contrôle qui ne s’applique, à toutes fins utiles, que lorsque la Section d’appel, en application de l’alinéa 147(4)d), infirme la décision de la Commission et permet la libération du délinquant. Quelle norme faut‑il appliquer, comme en l’espèce, lorsque la Section d’appel confirme la décision de la Commission en application de l’alinéa 147(4)a)?

 

L’alinéa 147(5)a) semble indiquer une intention du législateur de privilégier la décision de la Commission, bref de refuser la libération d’office dès que cette décision est raisonnablement fondée en droit et en fait. La Commission a droit à l’erreur, si cette erreur est raisonnable. La Section d’appel n’intervient que si l’erreur, de droit ou de fait, est déraisonnable. Je serais porté à croire qu’une erreur de droit de la Commission relativement à son degré de « conviction » quant à l’évaluation du risque d’une mise en liberté – une erreur qui est alléguée en l’espèce – serait une erreur déraisonnable par définition, car elle touche la fonction même de la Commission.

Si la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité lorsque la Section d’appel infirme la décision de la Commission, il me paraît improbable que le législateur ait voulu que la norme soit différente lorsque la Section d’appel la confirme. Je crois que le législateur, encore que maladroitement, n’a fait que s’assurer à l’alinéa 147(5)a) que la Section d’appel soit en tout temps guidée par la norme de raisonnabilité.

 

La situation inusitée dans laquelle se trouve la Section d’appel rend nécessaire une certaine prudence dans l’application des règles habituelles du droit administratif. Le juge est théoriquement saisi d’une demande de contrôle judiciaire relative à la décision de la Section d’appel, mais lorsque celle‑ci confirme la décision de la Commission, il est en réalité appelé à s’assurer, ultimement, de la légalité de cette dernière.

 

[17]           Il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence applicable (Dunsmuir, précité, au paragraphe 62). Selon la jurisprudence, les décisions de la Section d’appel, notamment, au titre de l’article 129 de la LSCMLC, en matière de renvoi d’un cas à la Commission en vue d’un maintien en incarcération, sont examinées suivant la norme de la décision raisonnable (Plante, précité, au paragraphe 31; Edwards c Canada (Procureur général), 2009 CF 73, aux paragraphes 8 à 11 [Edwards]; Fernandez c Canada (Procureur général), 2011 CF 275, au paragraphe 20; Latimer c Canada (Procureur général), 2010 CF 806, au paragraphe 18).

 

ANALYSE

[18]           La norme de la décision raisonnable exige que la Cour décide si la conclusion de la Section d’appel appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47); si l’issue en cause cadre bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, notre Cour ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339).

 

            La preuve

[19]           Le demandeur en l’espèce est un délinquant de 34 ans sous responsabilité fédérale qui purge une peine totale de cinq ans, onze mois et vingt‑neuf jours. Le demandeur a été initialement condamné à quatre ans pour avoir été déclaré coupable de s’être livré à des voies de fait à deux reprises, d’avoir commis un vol de moins de 5 000 $ à deux reprises, d’avoir commis une agression sexuelle, d’avoir eu en sa possession une arme à feu prohibée (non chargée), de l’avoir entreposée en contravention aux normes réglementaires, d’avoir exercé un contrôle sur les mouvements de sa victime relativement à des activités de prostitution, d’avoir vécu des fruits de la prostitution d’une victime de sexe féminin pendant environ quatre mois et d’avoir proféré des menaces à son endroit.

 

[20]           Des accusations en instance concernant des incidents ayant eu lieu avant et après l’admission du demandeur dans un établissement fédéral ont fait l’objet de décisions judiciaires et ont donné lieu à la peine totale qu’il purge actuellement. Ces autres accusations se déclinent comme suit : participation à une émeute, méfaits à l’égard des biens d’autrui, incendie criminel avec dommages matériels, agression armée. Avant l’infraction actuelle, le demandeur a aussi été condamné pour avoir vécu des produits de la prostitution et avoir leurré une mineure à cette fin.

 

[21]           Toutes ces infractions liées à la peine initiale dans la présente affaire concernent une jeune femme de 19 ans du Nouveau‑Brunswick (la victime), que le demandeur a rencontrée à Montréal en mai 2004. Peu après, en septembre 2004, croyant qu’elle et le demandeur étaient engagés dans une relation amoureuse sérieuse, la victime a déménagé à Montréal avec sa jeune enfant pour vivre avec le demandeur, mais ses espoirs ont vite été déçus. Le demandeur lui a dit qu’ils n’étaient pas dans une relation et l’a forcée à devenir danseuse nue dans divers clubs de danseuses en Ontario et au Québec, et à se prostituer pendant près de quatre mois.

 

[22]           À cette époque, le demandeur exerçait sur sa victime une surveillance constante et celle‑ci était constamment sous sa domination, il l’empêchait de communiquer avec ses parents, la forçait à travailler de longues heures sans congé et menaçait de tuer son père si elle tentait de s’enfuir ou de révéler sa situation à quiconque. Il s’était emparé de sa carte de crédit, de l’argent de son compte de banque et de l’argent qu’elle gagnait en travaillant. Le demandeur a aussi forcé la victime à se faire tatouer son surnom sur le bas du dos. D’après les motifs de détermination de la peine fournis par le tribunal pénal, le demandeur a aussi violé et battu sa victime et, à une occasion, a battu sa jeune enfant.

 

[23]           En janvier 2005, le demandeur a dit à la victime qu’il voulait qu’elle aille travailler à Toronto pendant quelque temps et qu’elle laisse sa fille à Montréal. Cet incident semble avoir été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le 25 janvier 2005, la victime a profité de l’absence du demandeur pour s’enfuir avec sa fille et trouver refuge dans une maison d’hébergement pour femmes en difficulté (motifs de détermination de la peine prononcés par le juge Provost, Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, datés du 2 novembre 2006).

 

            Le renvoi du SCC

[24]           Suivant le paragraphe 127(3) de la LSCMLC, le demandeur avait droit à une libération d’office après avoir purgé les deux tiers de sa peine, soit le 31 décembre 2010. Toutefois, le 28 avril 2010, le SCC a décidé, en application du sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC, de déférer le dossier du demandeur à la Commission en vue d’un examen de maintien en incarcération, après avoir déterminé que les actes du demandeur avaient causé un « dommage grave » à la victime et qu’il y avait « des motifs raisonnables de croire que le délinquant commettra[it] […] une infraction causant la mort ou un dommage grave à une autre personne » avant l’expiration légale de sa peine le 29 janvier 2013.

 

[25]           À l’appui de son renvoi, le SCC a fourni un compte rendu détaillé des actes de violence que le demandeur a fait subir à la victime. Le SCC a notamment tenu compte d’un certain nombre de facteurs pertinents : par exemple, le nombre d’infractions, commises par le demandeur, causant un dommage corporel et moral grave à la victime et le fait qu’il les avait commises pendant une période prolongée; la gravité des infractions d’après les motifs de détermination de la peine prononcés par le juge Provost; la nature systématique et impulsive des infractions commises à l’endroit de la victime; l’usage d’une arme à feu dans la commission des infractions; les menaces explicites de violence durant la commission des infractions; de même que le fait que le demandeur n’éprouvait « aucun remords [et] […] maint[enait] toujours n’avoir rien fait d’illégal ». Le SCC a estimé que ce dernier facteur était le plus déterminant dans le cas du demandeur.

 

            L’examen du maintien en détention

[26]           Le 19 novembre 2010, les commissaires ont examiné le dossier du demandeur lors d’une audience concernant le renvoi/maintien en détention.

[27]           Les commissaires ont d’abord déterminé, après avoir conclu que le renvoi en vue d’un éventuel maintien en détention répond aux critères législatifs énoncés au sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC, qu’ils avaient compétence pour connaître de l’affaire. Ils ont donc instruit l’affaire au fond. Les commissaires ont constaté que les victimes avaient [traduction] « subi des dommages moraux importants » et que le demandeur avait fait usage de violence. Au terme de l’audience, les commissaires se sont dits convaincus, pour des motifs similaires à ceux qu’avait retenus le SCC, que si le demandeur était libéré, il commettrait une infraction causant un dommage grave à une autre personne avant l’expiration de la peine qu’il purge en vertu de la loi.

 

[28]           Les commissaires se sont fondés notamment sur les faits suivants pour ordonner le maintien en incarcération :

         l’absence de souci pour la victime de la part du demandeur;

         le comportement violent persistant du demandeur, tant en établissement qu’à l’extérieur;

         la longue liste des nombreuses infractions commises par le demandeur, propres à causer un dommage moral à la victime;

         le fait que le demandeur avait forcé et menacé la victime et qu’il exerçait en tout temps un contrôle sur sa vie pour qu’elle se livre à la prostitution au profit du demandeur, sans oublier les divers actes d’agression physique et sexuelle tels que gifler et frapper la victime à coups de poing, frapper sa tête contre la vitre d’une voiture, la saisir par la gorge, la frapper à coups de poing à l’arrière de la tête et la forcer à se faire tatouer le surnom du demandeur;

         le fait que le demandeur avait utilisé différentes armes à feu dans la commission de ses nombreux crimes;

         les nombreuses menaces du demandeur à l’endroit de la victime et de son père afin d’obtenir sa soumission;

         la violence impulsive, instrumentale et systématique que le demandeur avait fait subir à la victime et à d’autres victimes de sexe féminin;

         le fait que le demandeur continuait de nier toute implication dans la plupart des infractions qu’il avait commises et le peu de progrès qu’il avait accomplis pour réduire le risque qu’il représentait pour le public;

         le fait que la police avait découvert que le demandeur faisait partie d’un gang de rue connu pour ses activités violentes et criminelles.

 

 

[29]           Par conséquent, la Commission a ordonné le maintien en incarcération du demandeur jusqu’à l’expiration de sa peine.

 

            L’appel

[30]           Le demandeur a interjeté appel de la décision des commissaires devant la Section d’appel de la Commission où il a fait valoir qu’aucun renseignement n’indiquait qu’il eût causé un dommage corporel ou un dommage moral grave à la victime selon la description qu’en donne la DC no 705‑8. Le demandeur a allégué que le juge qui a prononcé la peine n’avait jamais tiré de conclusions concernant la gravité du dommage moral causé à la victime et que, par conséquent, la décision des commissaires était fondée sur des hypothèses.

 

[31]           Le 4 mai 2011, la Section d’appel a conclu que la décision des commissaires était raisonnable et fondée sur des renseignements pertinents, fiables et convaincants quant à la gravité des infractions commises par le demandeur, à son comportement difficile en établissement et aux risques majeurs associés à son déni des infractions à l’origine de la peine actuelle. Rappelant que son rôle n’est pas de substituer son jugement à celui des commissaires qui ont évalué le risque de récidive du demandeur, la Section d’appel a également conclu que la décision de maintenir le demandeur en incarcération était raisonnable et conforme aux critères énoncés dans la loi et les politiques de la Commission. Par conséquent, elle a rejeté l’appel.

 

            Les motifs de contestation aux fins du contrôle judiciaire

[32]           Le demandeur allègue principalement que la conclusion du SCC selon laquelle il avait causé un dommage grave durant la commission de son infraction à l’origine de la peine était déraisonnable puisqu’en l’absence de tout renseignement touchant l’état physique et psychologique actuel de la victime, les renseignements contenus dans le dossier du tribunal administratif concernant sa conduite uniquement étaient insuffisants pour justifier une conclusion de dommage moral grave.

 

[33]           Le demandeur souligne qu’aucune déclaration de la victime quant aux conséquences de l’infraction n’a été versée au dossier. Il fait valoir que si la DC no 705‑8 indique que les infractions sexuelles risquent davantage de causer un dommage moral grave à la victime que les infractions à caractère non sexuel, le SCC ne disposait d’aucun renseignement portant sur la manière dont la victime avait été affectée, que ce soit moralement ou physiquement, par son infraction. Plus particulièrement, le demandeur affirme qu’à l’exception des constatations du tribunal pénal, aucun renseignement supplémentaire ne vient étayer la conclusion voulant qu’à cause de sa conduite, la victime ait éprouvé des symptômes psychologiques graves tels que ceux qui sont décrits dans la DC no 705‑8, à savoir des idées de suicide, l’incapacité de conserver un emploi ou de sortir de la maison, l’incapacité de se faire des amis ou de les conserver, la propension à faire des vols à l’étalage fréquents, le fait de négliger sa famille, le fait d’entretenir des idées délirantes, d’avoir des crises de panique, de l’insomnie persistante, de consommer compulsivement de l’alcool et d’avoir une dépendance à la drogue.

 

[34]           En ce qui a trait au dommage corporel causé à la victime, le demandeur soutient que le SCC et la Commission ne disposaient, quant à la taille du tatouage, d’aucun renseignement qui leur permettrait de faire une inférence pour ce qui est de déterminer s’il avait contribué à causer un dommage grave à une victime adulte. Par conséquent, le demandeur affirme que le SCC ou la Commission ne disposaient d’aucune preuve leur permettant de conclure à un dommage corporel ou moral grave.

 

[35]           Enfin, le demandeur soutient que sa conduite était moins brutale et terrifiante que celle qui est décrite dans le jugement Edwards, précité, où le délinquant avait agressé sexuellement une femme et avait tenté de l’assassiner, puis avait été condamné à dix ans d’emprisonnement, alors que la peine totale du demandeur est de moins de six ans.

 

Les arguments du défendeur

[36]           Pour ce qui est de la raison justifiant le renvoi du cas du demandeur, le défendeur soutient que les commissaires se sont acquittés de leur obligation de déterminer s’il existait un fondement en droit justifiant le renvoi, compte tenu du compte rendu détaillé donné par le SCC de la violence subie par la victime du demandeur. Les commissaires ont expressément énoncé les raisons pour lesquelles le renvoi en vue d’un examen de maintien en incarcération répondait aux critères de nature législative prévus au sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC, et la Section d’appel n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a conclu que cette décision était légale et raisonnable au vu des faits. Le défendeur fait observer que la loi n’exige pas la production de déclarations de la victime.

 

[37]           Quant à la conclusion de dommage grave, le défendeur estime qu’elle est conforme aux facteurs énumérés à l’article 132 de la LSCMLC et à la DC no 705‑8. Cette conclusion est amplement étayée par la preuve et est par conséquent raisonnable. Bon nombre, sinon la plupart des caractéristiques de l’infraction et de la victime énumérées aux annexes B ou C de la DC 705‑8 normalement associées à l’existence d’un dommage moral grave étaient présentes dans le cas du demandeur : la victime était une femme, elle avait une bonne relation avec le délinquant avant l’infraction et elle a été privée de soutien social (isolée de ses amis et de sa famille). Il s’agissait d’une infraction de nature sexuelle, avec pénétration et brutalité (p. ex., blessure physique grave, torture). Qui plus est, la victime a été séquestrée et a subi des crimes répétés commis sur une longue période.

 

            L’absence de raison d’intervenir

[38]           La Cour ne voit pas de raison d’intervenir en l’espèce. Les commissaires et la Section d’appel de la Commission ont rejeté l’argument relatif à la compétence avancé par le demandeur, à savoir qu’il n’y avait pas de preuve justifiant le renvoi suivant le sous‑alinéa 129(2)a)(i) de la LSCMLC, et ils ont rejeté, compte tenu des éléments de preuve dont disposait le tribunal pénal et des conclusions de celui‑ci, l’affirmation du demandeur selon laquelle son infraction n’avait pas causé de dommage moral significatif à ses victimes. Cette issue est raisonnable dans les circonstances compte tenu de la preuve au dossier et de la description que donne le juge Provost des événements qui ont eu lieu (voir DT c Canada (Procureur général), 2003 CF 1147, au paragraphe 19).

[39]           De plus, le demandeur ne conteste pas la conclusion selon laquelle il existe des motifs raisonnables de croire il commettra une infraction causant à une autre personne un dommage grave ou la mort s’il est remis en liberté; une conclusion, ainsi que la Cour l’a mentionné ci‑dessus, qui a été confirmée par la Section d’appel. Le demandeur avance maintenant devant notre Cour exactement le même argument relatif à la compétence et sollicite le contrôle judiciaire de la décision du SCC de déférer le cas du demandeur. Après avoir examiné le dossier et lu les motifs donnés par les commissaires et la Section d’appel, je suis d’avis que le renvoi était légal et que, dans l’ensemble, la décision en cause ne devrait pas être modifiée puisque sous tous leurs rapports, la décision des commissaires et celle de la Section d’appel sont raisonnables et entièrement étayées par la preuve.

 

[40]           Encore une fois, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, le SCC et les commissaires indiquent expressément dans leur décision respective que le demandeur a causé un dommage moral et un dommage corporel grave à la victime dans la commission de ses diverses infractions contre elle et son enfant. La Section d’appel a résumé comme suit les conclusions détaillées des commissaires :

[L]a Commission a étudié vos antécédents criminels, en se penchant plus particulièrement sur les circonstances entourant l’infraction à l’origine de votre peine actuelle. Les commissaires ont pu constater que vous aviez eu recours à la force et à des menaces afin d’exercer le contrôle sur la vie de la victime et de la forcer à se prostituer pour qu’elle vous rapporte de l’argent. La Commission a aussi noté que l’infraction à l’origine de votre peine actuelle s’étendait à une période de plusieurs mois et que la juge a estimé que la nature de cette infraction était grave. Les commissaires en sont venus à la conclusion que vous aviez causé un dommage moral grave à la victime, étant donné le contrôle total que vous aviez exercé sur elle au moyen de la violence, de menaces et de l’isolement. Ils ont également fait observer qu’avant de commettre l’infraction à l’origine de votre peine actuelle, vous aviez été condamné pour avoir incité une mineure à la prostitution, de même que pour une infraction liée à l’utilisation d’une arme et à un comportement violent en établissement. La Commission a de plus tenu compte du fait que vous aviez nié avoir commis l’infraction à l’origine de votre peine actuelle, ce qui a amené les commissaires à conclure que les principaux facteurs contributifs liés à votre comportement violent n’avaient pas été traités. La Commission a par conséquent conclu que, vu la gravité de l’infraction à l’origine de votre peine actuelle et votre comportement violent persistant, de même que les facteurs contributifs non traités, vous seriez susceptible de commettre, si vous étiez mis en liberté avant l’expiration légale de votre peine, une infraction causant un dommage grave à une autre personne.

 

 

[41]           J’estime que l’affirmation de la Section d’appel et les conclusions de la Commission concernant le fait que le demandeur a causé un dommage moral grave à la victime sont raisonnables compte tenu de l’ensemble des renseignements disponibles, et plus particulièrement des motifs du tribunal pénal, lesquels portent précisément sur la sévérité et la gravité des infractions à l’origine de la peine du demandeur contre sa victime de sexe féminin (motifs de détermination de la peine prononcés par le juge Provost, aux paragraphes 46 à 71). Le fait que les infractions décrites dans le jugement Edwards, ou dans toute autre affaire, étaient plus graves ou plus brutales que celles commises par le demandeur ne change rien au caractère raisonnable de la décision qui fait l’objet du présent contrôle. De plus, la loi n’oblige aucunement le SCC à obtenir des déclarations de la victime préalablement au renvoi ni au cours de l’audience.

 

[42]           J’estime également que la Commission s’est acquittée de son obligation de « tenir compte de toute l’information pertinente disponible » (Edwards, précité, au paragraphe 19, citant Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75, aux paragraphes 26 et 29). Ainsi, l’obligation de ne pas exclure des éléments de preuve pertinents n’impose pas à la Commission de faire enquête pour obtenir des éléments de preuve additionnels, à moins que des raisons suffisantes l’amènent à juger qu’il est nécessaire de procéder, conformément au paragraphe 130(1) de la LSCMLC, à d’autres enquêtes en lien avec l’examen.

 

[43]           Compte tenu de l’ensemble des présents motifs, j’estime que l’intervention de la Cour à l’égard de la décision de la Section d’appel de maintenir le demandeur en détention exige indubitablement qu’elle apprécie de nouveau les facteurs dont les commissaires ont tenu compte ainsi que les renseignements dont ils disposaient. Or, ce n’est pas là le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur du défendeur.


JUGEMENT

LA COUR :

REJETTE la présente demande de contrôle judiciaire avec dépens en faveur du défendeur.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑976‑11

 

INTITULÉ :                                      PATRICK JEAN‑BAPTISTE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 30 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DU JUGEMENT :               Le 4 mai 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brian A. Callender

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Talitha Nabbali

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat

Kingston (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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