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Date : 20140512


Dossier : IMM-12723-12

Référence : 2014 CF 453

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2014

En présence de Monsieur le juge Roy

ENTRE :

MILAN CIPAK, KVETA KUKUCKOVA, NICOLE HELENA CIPAK ET JAKUB LADISLAV CIPAK

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) le 20 novembre 2012. La demande est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]               La question déterminante en l’espèce est de savoir s’il y a une crainte raisonnable de partialité du tribunal. Le défendeur a fait valoir qu’il existait une preuve accablante selon laquelle la protection de l’État était adéquate et que la protection prévue aux articles 96 et 97 de la LIPR ne devait pas être accordée. Toutefois, avant de passer au bien‑fondé de l’affaire, il faut établir si le processus suivi répond à l’exigence de l’équité procédurale. Si une irrégularité a entaché le processus, l’affaire devra être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle-ci. Je suis arrivé à la conclusion que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, il y avait une crainte raisonnable de partialité.

I.                   Les faits

[3]               Milan Cipak est citoyen de la République slovaque. Son épouse, Kveta Kukuckova, est citoyenne de la République tchèque. Ils se sont rencontrés aux États-Unis, où leurs enfants sont nés.

[4]               En septembre 2004, ils sont retournés en République slovaque. Ils allèguent avoir subi de la discrimination et de la violence physique, parce qu’ils constituaient un couple interethnique. Ils ont également allégué être victimes d’extorsion en tant que propriétaires exploitants d’une épicerie.

[5]               Ils ont présenté une demande d’asile au titre des articles 96 et 97 de la LIPR le 9 octobre 2007. M. Cipak a obtenu un visa canadien en avril 2007 et est arrivé au Canada le 2 août suivant. Mme Kukuckova a reçu son visa canadien en août et est arrivée au Canada avec les enfants du couple le 21 septembre 2007.

[6]               Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée sur la question de l’équité procédurale, il ne conviendrait pas que je fasse des commentaires sur la preuve dans la présente affaire, sauf pour exposer le contexte dans lequel a été soulevée la question de la crainte de partialité.

II.                La crainte raisonnable de partialité

[7]               Toute la question repose sur le Formulaire de renseignements personnels (le FRP) préparé avec l’aide de l’avocat initial des demandeurs. Il leur aurait été conseillé de limiter leur exposé circonstancié ; on leur avait dit qu’ils pourraient le compléter ultérieurement. Les demandeurs ont expliqué que les incohérences ou contradictions entre les témoignages et le FRP étaient dues à la mauvaise qualité de la traduction et, dans une certaine mesure, aux conseils qui leur avaient été donnés.

[8]               En raison de leur manque de maîtrise de l’anglais, leur exposé circonstancié a dû être traduit. La traduction a d’abord été présentée comme ayant été faite par un tiers, quelqu’un de la parenté des demandeurs. Il semble que cette personne, en fait, n’était pas vraiment en mesure de fournir une traduction. Il est apparu que la traduction aurait été faite par l’ancien avocat des demandeurs, qui parle couramment le slovaque. Les demandeurs ont donc essayé d’expliquer pour quelle raison leur FRP comportait des omissions, des incohérences et des contradictions. En d’autres termes, ils ont essayé d’aborder les problèmes de crédibilité avec une explication dans laquelle leur avocat agissait comme interprète, mais avec un certificat signé par un tiers garantissant la qualité de la traduction.

[9]               Le tribunal a choisi d’approfondir la question. Sur un point comme celui de la crédibilité, le tribunal a passé des mois à essayer de tirer l’affaire au clair.

[10]           Les demandeurs ont retenu les services d’un nouvel avocat en juin 2009. Les audiences ont été mises au rôle et reportées quatre fois avant que le tribunal soit finalement saisi de l’affaire le 4 juin 2010. Ce jour-là, le tribunal a mis le doigt sur un problème de crédibilité. L’affaire a été entendue le 17 août et le 20 décembre 2010, ainsi que le 21 mars 2011 et le 16 avril 2012.

[11]           Il est apparu que l’ancien avocat était celui du parent, qui avait été présenté comme étant l’interprète en l’espèce, dans sa propre instance de demande d’asile au Canada. Le tribunal s’est informé auprès des demandeurs pour quelle raison ils n’avaient pas porté plainte au Barreau contre l’avocat. Il semble que le tribunal ait été vivement intéressé à faire témoigner l’ancien avocat à l’audience pour tirer au clair le problème de la traduction.

[12]           La proposition formulée par l’avocat des demandeurs visant à faire témoigner devant la SPR la personne présentée comme étant le traducteur a été rejetée par lettre le 17 septembre 2010. Au lieu de cela, l’avocat a été invité à écrire à l’ancien avocat pour lui offrir la possibilité de répliquer, après avoir exposé les allégations qui avaient transpiré. L’ancien avocat a répondu le 19 octobre 2010 qu’il ne pouvait formuler d’observations aux termes du Code de déontologie auxquelles il était assujetti.

[13]           Dans une lettre datée du 28 octobre 2010, le tribunal a affirmé que, puisqu’il avait déjà analysé la manière dont le FRP avait été rempli, le privilège du secret professionnel de l’avocat ne s’appliquait plus. Par conséquent, rien n’empêchait l’ancien avocat de témoigner.

[14]           L’autre possibilité évoquée par la SPR était que les demandeurs envisagent de renoncer au privilège. L’invitation a été formulée de nouveau à l’audience du 21 mars 2011. Dans sa lettre du 18 novembre 2010 à la SPR, l’avocat des demandeurs a mentionné la réticence de ses clients, les demandeurs, à renoncer à ce privilège, tout en sentant une pression pour procéder ainsi à l’insistance du tribunal.

[15]           En fait, la SPR n’a pas laissé l’affaire en suspens. Dans une lettre datée du 1er décembre 2010, le tribunal a ordonné à l’ancien avocat [traduction] « de divulguer tout renseignement nécessaire pour répondre aux allégations précises ». Le délai a été prorogé, et l’ancien avocat a répondu le 26 juin 2011 en refusant de se conformer à l’ordonnance; il a invoqué de la jurisprudence à l’appui de son refus de se conformer.

[16]           La situation s’est quelque peu envenimée. Le 16 novembre 2011, la SPR enjoignait à l’ancien avocat de comparaître devant elle le 26 janvier 2012. L’avocat était sommé :

(1)       de donner un témoignage pertinent quant à la demande;

(2)       d’apporter tout document qu’il avait sous son contrôle.

[17]           Le 26 janvier 2012, l’audience a été ajournée au 16 avril 2012. C’est à ce moment que l’avocat des demandeurs a soulevé la crainte de partialité. La SPR a rejeté la requête le 16 août 2012.

III.             La décision de la SPR

[18]           Les motifs du rejet de l’argument concernant la crainte raisonnable de partialité ont été prononcés le 20 novembre 2012, avec les motifs du rejet du reste de la demande au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[19]           Selon le raisonnement de la SPR, une grave allégation avait été formulée à l’endroit d’un [traduction] « membre en règle d’une profession réglementée », laquelle allégation avait des répercussions importantes sur l’avocat, la profession et la société. En raison des préoccupations qui restaient sans réponse adéquate quant à la crédibilité des demandeurs, le tribunal demandait une explication.

[20]           Selon le tribunal, [traduction] « offrir la possibilité de fournir une explication ne peut être perçue comme étant de la partialité. Il s’agissait simplement de donner aux demandeurs l’occasion de faire la preuve de leurs allégations ».

[21]           En ce qui a trait à la méthode choisie finalement pour obliger l’ancien avocat à se présenter, la SPR écrivait, au paragraphe 24 :

[traduction]


La Commission peut contraindre tout témoin, surtout lorsqu’il est par ailleurs réticent. J’ai assigné l’ancien avocat à comparaître, comme méthode pour l’obliger à répondre. En répondant, l’ancien avocat aurait pu soit confirmer, soit nier l’une ou l’autre des allégations. Ainsi, cela ne peut être perçu comme étant de la partialité […]

[22]           Enfin, la SPR semble rejeter l’impression que pourraient avoir les demandeurs, à savoir qu’on ne les croirait pas sans le témoignage de leur ancien avocat, en faisant remarquer que [traduction] « l’ancien avocat était disposé à fournir sa réponse, qui aurait appuyé ou contredit le récit des demandeurs » (paragraphe 25).

IV.             Analyse

[23]           Il n’est pas contesté que la norme de contrôle pour les allégations de manquement au devoir d’équité est la décision correcte (Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404; [2006] 3 RCF 392 (Sketchley)). La Cour n’a pas à faire preuve de déférence à l’égard du décideur. Ainsi que l’exprimait la Cour d’appel au paragraphe 54 de Sketchley : « Si l’obligation d’équité a été violée dans le cadre du processus décisionnel, la décision en cause doit être annulée. »

[24]           En l’espèce, la question n’est pas tant de savoir si le décideur était partial à l’endroit des demandeurs, mais plutôt de vérifier s’il y avait apparence d’absence d’impartialité. L’enquête ne porte pas sur l’état d’esprit subjectif du décideur, mais sur l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, d’une apparence d’injustice. La valeur à protéger est la confiance du public dans l’intégrité du processus décisionnel. Lord Denning, président de la cour d’appel, déclarait, dans Metropolitan Properties Co (FGC) Ltd c Lannon, [1969] 1 QB 577 :

[traduction]


La Cour ne cherchera pas à savoir si le juge a effectivement favorisé injustement l’une des parties. Il suffit que des personnes raisonnables puissent le penser. La raison en est évidente. La justice suppose un climat de confiance qui ne peut subsister si des personnes sensées ont l’impression que le juge a fait preuve de partialité.

 

(Page 599)

[25]           Dans ces circonstances, peu importe que le décideur soit convaincu qu’il n’est pas partial à l’égard de l’une ou l’autre des parties (Grand Rapids First Nation c Nasikapow (2000), 197 FTR 184).

[26]           Au Canada, le critère pour déterminer la crainte raisonnable de partialité a été précisé dans Committee for Justice and Liberty et al c Office national de l’énergie et al, [1978] 1 RCS 369 :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique […] »

Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions que l’on retrouve dans la jurisprudence, qu’il s’agisse de « crainte raisonnable de partialité », « de soupçon raisonnable de partialité », ou « de réelle probabilité de partialité ». Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d’accord avec la Cour d’appel fédérale qui refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

(Pages 394 et 395)

[27]           Il a été dit que l’obligation d’équité variait selon les circonstances de l’affaire. L’arrêt Baker c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker), appuie la proposition selon laquelle l’obligation d’équité procédurale est souple et variable. De même, dans Baker, on conclut que l’équité procédurale suppose l’absence de crainte raisonnable de partialité.

[28]           Plusieurs facteurs doivent être soupesés pour déterminer le contexte de l’obligation d’équité procédurale dans une affaire en particulier. La liste n’est pas exhaustive, mais elle illustre les points devant être pris en compte :

1)                  la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

2)                  la nature du régime législatif;

3)                  l’importance de la décision pour les personnes visées;

4)                  les attentes légitimes des personnes visées;

5)                  les choix de procédure que le décideur fait lui-même.

[29]           Même si les normes concernant la crainte raisonnable de partialité peuvent varier (Newfoundland Telephone Co c Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 RCS 623), il me semble que la nature de la décision (statut de réfugié ou personne à protéger) et son importance pour les personnes visées militent en faveur d’une application assez stricte du critère. Pour la personne qui craint pour sa sécurité si elle est renvoyée dans le pays dont elle a la nationalité, l’enjeu est important.

[30]           De plus, les décisions sont évidemment en fonction de l’individu, et non générales. Elles exigent un examen approfondi de la situation très personnelle du demandeur. La nature de la décision est telle qu’elle est fondée sur des faits, notamment une appréciation de la crédibilité des témoins. Si nous nous fondons sur l’ancien spectre utilisé dans le contexte du droit administratif, des décisions judiciaires aux décisions politiques, nous nous situons clairement plus proche du pôle judiciaire du spectre. Tout comme dans Baker, les décisions de ce type, essentielles au bien‑être des demandeurs, exigent une reconnaissance de la diversité et une ouverture aux différences entre les personnes.

[31]           Dans l’affaire qui nous occupe, la SPR a insisté pour tirer au clair un incident qui, toutes proportions gardées, n’exigeait pas autant d’attention. À mon sens, un membre bien renseigné de la collectivité se demanderait pourquoi la question a été creusée à ce point. En fait, la SPR a proposé qu’il soit renoncé au privilège du secret professionnel de l’avocat, l’un des privilèges les plus sacrés dans notre droit. Elle a même assigné l’avocat à comparaître devant la SPR, malgré ce qui semblait être une réticence bien normale de la part de celui-ci, en particulier après que ses anciens clients, les demandeurs, ont refusé de renoncer au privilège comme le souhaitait vivement la SPR.

[32]           L’insistance de la SPR doit être mise en contraste avec l’importance de l’enjeu. La SPR voulait vérifier la crédibilité des demandeurs en ce qui a trait aux contradictions entre les témoignages et la traduction du FRP. Évidemment, ce n’est là qu’un élément qui aurait pu servir à apprécier la crédibilité; en fait, il y avait peut-être matière à tirer certaines inférences défavorables, le cas échéant, de l’ensemble de l’épisode.

[33]           La personne bien renseignée, agissant de façon raisonnable et étudiant la question de façon réaliste et pratique, s’interrogerait sur pareille insistance : qu’est-ce que le décideur essaie de faire? Il pourrait y avoir impression de partialité en ce que le décideur s’acharne sur ce qui est présenté comme un problème de crédibilité, mais au-delà de l’importance de l’incident. Ce qui m’inquiète, c’est que ce genre de comportement crée l’impression qu’il y avait une certaine partialité, de la nature de quelque chose ressemblant à une vendetta, à l’endroit des demandeurs ou de l’avocat qu’ils ont choisi. Ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, la question en l’espèce n’est pas tant de savoir s’il y avait partialité, mais plutôt de déterminer s’il y avait une impression suscitant une crainte raisonnable de partialité.

[34]           La proposition selon laquelle la SPR a essayé de régler le problème de crédibilité aurait été plus plausible si la SPR n’avait pas, sur autant de mois, fait pression sur les demandeurs pour qu’ils renoncent au privilège du secret professionnel de l’avocat, laissant ainsi l’impression que leur demande était dans la balance. Peu importe la preuve présentée, l’impression que retirerait une personne bien renseignée serait que l’affaire avait été tranchée contre les demandeurs sur cet unique fondement.

[35]           Par conséquent, la Cour conclut qu’il existe en l’espèce une crainte raisonnable de partialité. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie, et l’affaire devra être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12723-12

 

INTITULÉ :

MILAN CIPAK, KVETA KUKUCKOVA, NICOLE HELENA CIPAK ET JAKUB LADISLAV CIPAK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 MARS 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

Le 12 mai 2014

COMPARUTIONS :

Howard C. Gilbert

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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