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Date : 20140506


Dossier : IMM-4359-13

Référence : 2014 CF 430

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2014

En présence de monsieur le juge Noël

ENTRE :

TSHIJIMBA SISI KANYINDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

I.          Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] à l’encontre de la décision rendue le 16 mai 2013 par Sherif Atallah, commissaire de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR], dans laquelle on concluait que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention pour l’application de l’article 96 de la LIPR, ni une personne à protéger selon l’article 97 de cette même loi.

II.        Faits

[2]               Devant la SPR, le demandeur a allégué être un citoyen de la République démocratique du Congo [RDC] âgé de 38 ans. Il aurait été arrêté, détenu, torturé et violé dans son pays d’origine en raison de son opposition au gouvernement en place. Il a demandé le statut de réfugié en vertu de l’article 96 de la LIPR en s’appuyant sur ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social, et il a réclamé avoir la qualité de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR parce qu’il est exposé à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités.

[3]               Au cours du traitement de la demande d’asile, des autorités aux États-Unis ont examiné, à la demande du Canada, les empreintes digitales du demandeur. Cet examen a révélé qu’il s’agissait des empreintes d’un Angolais de 43 ans nommé Joao Baptista Simao. Devant la SPR, le demandeur a indiqué qu’il a obtenu un passeport angolais frauduleux dès qu’il a commencé à craindre pour sa sécurité en RDC et que la prise d’empreintes digitales avait également été nécessaire pour obtenir son passeport biométrique de la RDC.

[4]               Le demandeur est arrivé aux États-Unis sous l’identité de Tshijimba Sisi Kanyinda le 1er août 2009 après avoir obtenu un visa.

III.       Décision contestée

[5]               La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne son identité et, comme elle n’était pas convaincue de l’identité du demandeur, elle a rejeté sa demande en entier.

[6]               Le demandeur réclamait être Tshijimba Sisi Kanyinda, citoyen de la RDC de 38 ans, mais la SPR a rejeté les explications du demandeur quant au fait que des empreintes digitales étaient requises pour obtenir un passeport biométrique de la RDC. Qui plus est, les pièces d’identité utilisées par le demandeur pour obtenir ce passeport biométrique semblaient frauduleuses et le demandeur n’a pas été en mesure d’expliquer leurs diverses irrégularités. Ainsi, la seule pièce d’identité établissant que le demandeur est Tshijimba Sisi Kanyinda, c’est-à-dire son passeport biométrique de la RDC, aurait été obtenue de façon frauduleuse. La SPR a également rejeté les explications du demandeur quant à savoir pourquoi il a continué d’entretenir, pendant son séjour au Canada, l’identité de Joao Baptista Simao, notamment en conservant un compte Facebook actif à ce nom. Enfin, la SPR a conclu qu’il était déraisonnable que le demandeur ne se souvienne pas de l’âge qu’il avait à son mariage en RDC ou du nom du parti d’opposition pour lequel il militait dans ce pays, ce qui nuisait à la crédibilité du demandeur au sujet de son identité. La SPR concluait, en conséquence, que le demandeur était un citoyen de l’Angola et non de la RDC.

 IV.      Arguments du demandeur

[7]               Le demandeur estime que la décision est déraisonnable pour trois raisons. Premièrement, la SPR a commis une erreur dans l’appréciation de la preuve avant de rejeter son identité congolaise. Le demandeur a présenté plusieurs documents pour confirmer son identité congolaise, mais la SPR, qui est loin d’être experte en la matière, a mis en doute la validité de ces documents sans raison valable et a rejeté les explications du demandeur à cet égard. Elle a du même coup conclu que le passeport congolais avait été obtenu de façon frauduleuse. La SPR a également accordé trop d’importance à certains éléments dans sa décision, comme les empreintes digitales du demandeur, le compte Facebook au nom de Joao Baptista Simao, et le fait qu’il se soit trompé d’un an lorsqu’on lui a demandé à quel âge il s’est marié.

[8]               Deuxièmement, la SPR a négligé de se pencher sur la question du risque de persécution auquel il est exposé en RDC, se contentant plutôt d’examiner et de rejeter l’identité du demandeur. Pourtant, la preuve documentaire sur le traitement réservé aux opposants en RDC indique clairement que le demandeur est exposé à un risque de détentions et d’arrestations arbitraires, de torture, de traitements cruels inhumains et dégradants, ainsi qu’à de piètres conditions d’emprisonnement. Rien dans la décision de la SPR ne reflète l’examen de tels éléments.

[9]               Troisièmement, le renvoi du demandeur en RDC par la SPR constitue une violation de la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11) [Charte canadienne] et des obligations internationales incombant au Canada sous le régime de traités internationaux auxquels le Canada est partie, y compris la Convention contre la torture, la Convention de Genève, le Pacte relatif aux droits civils et politiques et la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme.

 

V.        Arguments du défendeur

[10]           Le défendeur affirme que la décision de la SPR est raisonnable puisqu’elle est le résultat de l’examen de la preuve dont elle disposait. La SPR a relevé de nombreux problèmes dans la preuve soumise par le demandeur : un des documents n’affichait pas le bon timbre et n’avait pas été délivré dans la région du demandeur, des renseignements importants ne figuraient pas dans le certificat de nationalité du demandeur, le demandeur n’a pas su prouver qu’il devait fournir ses empreintes digitales pour obtenir son passeport congolais de l’ambassade à Ottawa, et celui-ci ne se rappelait ni de l’âge auquel il se serait marié ni du parti de l’opposition pour lequel il aurait milité et il entretenait un profil Facebook au nom de Joao Baptista Simao. Il était donc raisonnable pour la SPR de mettre en doute l’identité du demandeur. Par ailleurs, depuis son arrivée au Canada, le demandeur a menti continuellement au sujet de l’utilisation d’une deuxième identité même s’il n’avait aucune raison de vouloir la cacher.

VI.       Réplique du demandeur

[11]           Dans sa réplique, le demandeur réitère avoir raisonnablement expliqué à la SPR tous les problèmes concernant les documents qu’il a soumis en preuve. De plus, il n’était pas raisonnable pour la SPR de rejeter l’identité congolaise du demandeur, pourtant appuyée par de nombreux éléments de preuve, au profit de la fausse identité angolaise, qui repose uniquement sur un faux passeport angolais et un compte Facebook.

VII.     Question en litige

[12]           La SPR a-t-elle erré en concluant que le récit du demandeur n’était pas crédible en se fondant sur le fait que celui-ci n’a pas réussi à prouver son identité?

VIII.    Norme de contrôle

[13]           Les conclusions de la SPR concernant l’identité et la crédibilité d’un demandeur doivent faire l’objet d’un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable puisqu’il s’agit d’une question de fait (pour l’identité, voir Bagire c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 816 au para 18, [2013] ACF no 866; pour la crédibilité, voir Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au para 4, 160 NR 315, et voir par exemple Gezgez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 130 au para 9, [2013] ACF no 134).

[14]           Par conséquent, l’analyse de la présente Cour se limitera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190).

IX.       Analyse

[15]           La décision de la SPR n’est pas raisonnable et la demande d’asile du demandeur doit être renvoyée devant un autre tribunal de la SPR aux fins de réexamen.

[16]           Tout au long de la décision, la SPR s’efforce d’analyser et de critiquer certains des éléments de preuve déposés dans le cadre de la demande à l’appui de l’identité congolaise du demandeur, mais elle ne met jamais en doute l’authenticité de l’identité angolaise de celui-ci. En effet, la SPR s’évertue pendant près de 10 pages à jeter successivement un doute sur le témoignage du demandeur, ses explications, son passeport biométrique de la RDC, son certificat de nationalité, son attestation de perte de pièces d’identité, etc. Elle s’appuie même sur l’expertise d’un agent canadien d’intégrité des mouvements migratoires pour remettre en question la validité de ces documents. Pour sa part, toutefois, l’identité angolaise n’est appuyée que par une page Facebook et un passeport que le demandeur prétend d’ailleurs avoir obtenu frauduleusement et qui n’était même pas soumis à titre d’élément de preuve devant la SPR. La Cour se demande bien pourquoi la SPR s’est donné la peine d’analyser si rigoureusement la validité du passeport que le demandeur prétendait être vrai, pour ensuite accepter d’emblée celui que le demandeur prétendait être faux.

[17]           En bref, la conclusion de la SPR relativement au passeport congolais est tout à fait raisonnable et suffisamment motivée tandis que, à l’inverse, celle sur le passeport angolais ne l’est aucunement.

[18]           Pourtant, le raisonnement de la SPR concernant le passeport congolais étant raisonnable, comme il est indiqué ci-dessus, le processus décisionnel qui sous-tend la décision dans son ensemble aurait bien pu survivre au présent contrôle judiciaire si la SPR s’était contentée de rejeter l’identité congolaise du demandeur sans aborder l’identité angolaise. Toutefois, tel n’est pas le cas. La SPR est allée plus loin et a conclu ce qui suit, à la dernière page de sa décision : « Étant donné que le demandeur est citoyen de l’Angola et qu’il n’a déclaré aucune crainte de retourner dans ce pays, sa demande d’asile est rejetée. » Compte tenu de la faiblesse de la conclusion relative au passeport angolais, cette affirmation me porte à croire que non seulement la SPR n’a pas remis en question la citoyenneté angolaise du demandeur, mais qu’elle a dû la présumer valide, et il est alors permis de penser que sa décision de rejeter l’identité congolaise a sans doute été influencée par l’authenticité présumée de l’identité angolaise. Le fait de rejeter l’identité congolaise du demandeur n’aurait pas été déraisonnable en soi, mais il était déraisonnable de fonder un tel rejet, ne serait-ce que partiellement, sur l’existence d’une autre identité que l’on ne vérifie pas et qui est si faiblement appuyée. En effet, en adoptant un tel raisonnement, la SPR sombre dans l’incohérence : d’une part, elle rejette la demande au motif que le demandeur n’a pas été en mesure d’établir son identité, d’autre part, elle confirme l’autre identité sans vérification aucune. Ce raisonnement n’est aucunement raisonnable compte tenu du manque flagrant d’analyse réalisée à cet égard et il suffit pour remettre en question la justification de la décision ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et ce, indépendamment du reste de la décision.

[19]           Les parties ont été invitées à soumettre une question aux fins de certification, mais aucune ne fut présentée.

 


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que :

                        1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

                        2.         La demande d’asile du demandeur sera renvoyée devant un autre tribunal de la SPR aux fins de réexamen;

                        3.         Aucune question n’est certifiée.

                                                                                                      « Simon Noël »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-4359-13

 

INTITULÉ :

TSHIJIMBA SISI KANYINDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

mONTRÉAL (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er MAI 2014

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 mai 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Anne Castagner

 

pour le demandeur

 

 

Me Alain Langlois

 

pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Anne Castagner

Avocate

Montréal (Québec)

 

pour le demandeur

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

pour le défendeur

 

 

 

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