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Date : 20140501


Dossier :

IMM-5337-13

 

Référence : 2014 CF 405

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

SHIRLEY ADELINE AGATHA JARVIS

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR ») d’une décision rendue le 29 juillet 2013 par M.C. Bennett, agent d’immigration (« l’agent »), par laquelle il refusait la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (« demande CH ») de Shirley Adeline Agatha Jarvis (« la demanderesse »).

 

[2]               Pour les raisons énoncées ci-dessous, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse devrait être accueillie.

 

Les faits

[3]               La demanderesse est une citoyenne de Saint-Vincent et les Grenadines née le 15 juin 1945. Elle s’est mariée en 1971 avec James Jarvis, avec qui elle a eu trois enfants : Karen, née en 1961, Cleopatra, née en 1967, et Junior, né en 1972. Quelques années plus tard, le mari de la demanderesse a été arrêté pour avoir commis une infraction grave et a finalement été exécuté.

 

[4]               La demanderesse aurait alors commencé à fréquenter Lawrence Pierre (« M. Pierre »). Si tout allait pour le mieux au début de leur relation, M. Pierre aurait par la suite commencé à abuser verbalement, financièrement et psychologiquement de la demanderesse. La fille de la demanderesse, Cleopatra, allègue même qu’elle et sa sœur auraient été abusées sexuellement par M. Pierre.

 

[5]               En 1989, Cleopatra est venue s’installer au Canada et s’y est mariée. Elle a depuis acquis la citoyenneté canadienne. En 1998, le fils de la demanderesse est également venu au Canada pour y poursuivre ses études. Il est retourné à Saint-Vincent et les Grenadines en 2006.

 

[6]               La demanderesse aurait quitté M. Pierre en 1991, mais aurais repris vie commune avec lui en 1993. En 1999, la demanderesse a connu des ennuis de santé et a dû prendre sa retraite de façon prématurée. Elle est venue au Canada avec un visa de visiteur en 2004 pour y subir certaines interventions chirurgicales. En 2005, elle a sollicité une prolongation de son visa, mais cette extension lui a été refusée. Comme elle craignait de retourner à Saint-Vincent à cause de son ancien conjoint, elle a décidé de rester au Canada sans statut. Ce n’est que le 28 janvier 2011 qu’elle déposera une demande d’asile, laquelle sera rejetée par la Section de la protection des réfugiés le 20 novembre 2012. Le 14 mai 2013, sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été rejetée par cette Cour.

 

[7]               Durant toutes ces années, la demanderesse a d’abord habité chez son fils jusqu’à ce qu’il quitte le Canada, pour ensuite demeurer avec sa fille.

 

[8]               Le 22 juin 2012, la demanderesse a déposé la demande CH qui est à la base du présent recours. Cette demande se fondait sur : (1) son établissement/intégration (liens familiaux) au Canada; (2) l’intérêt de sa petite fille; (3) les conditions défavorables à Saint-Vincent et les Grenadines; et (4) les difficultés pour une femme de son âge et avec ses problèmes médicaux de se relocaliser dans son pays où elle n’aurait personne pour s’occuper d’elle. Cette demande a été rejetée le 29 juillet 2013, et la présente demande de contrôle judiciaire a été déposée le 13 août suivant.

 

La décision contestée

[9]               L’agent a d’abord souligné qu’une partie de la demande CH était basée sur les risques auxquels la demanderesse ferait face si elle devait retourner à Saint-Vincent. Or, la preuve soumise pour justifier ces risques était la même que celle présentée à l’appui de sa demande d’asile. Selon le paragraphe 25(1.3) de la LIPR, les facteurs pris en compte lors de l’analyse d’une demande d’asile en vertu des articles 96 et 97 ne peuvent être considérés lors d’une demande CH. Puisque cette preuve fait référence au risque de persécution ou de menaces, elle va au-delà de ce qui peut être considéré dans une demande CH et a donc été écartée par l’agent.

 

[10]           L’agent a cependant poursuivi son analyse en se demandant si la situation à Saint-Vincent démontrerait que la demanderesse subirait une difficulté injustifiée ou disproportionnée. Il conclut que la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve à cet effet puisqu’elle n’a pas démontré que M. Pierre constituerait toujours un risque pour elle. L’agent note également, citant le United States Department of State Country Report (« US DOS Report »), que la violence envers les femmes constitue un problème à Saint-Vincent, mais que les autorités ont mis sur pied des mesures pour aider les victimes, mesures dont la demanderesse n’a pas démontré s’être prévalue. Ainsi, l’agent n’était pas convaincu qu’un retour à Saint-Vincent constituerait pour la demanderesse une difficulté disproportionnée ou injustifiée.

 

[11]           L’agent indique de plus qu’il est sensible à l’état de santé de la demanderesse. Or, celle-ci n’a pas prouvé que des soins de santé ne lui seraient pas accessibles. De plus, l’agent note que le fils de la demanderesse réside maintenant à Saint-Vincent et qu’il pourrait lui offrir un certain soutien.

 

[12]           L’agent note que la demanderesse habite au Canada avec sa fille et sa petite-fille, et ajoute qu’une séparation est une conséquence normale de l’immigration. Il souligne qu’il leur serait possible de rester en communication par d’autres moyens. Il reconnaît que la demanderesse entretient une relation privilégiée avec sa petite fille et que cette dernière sera affectée par le départ de sa grand-mère, mais il opine que la petite-fille n’est pas dépendante de la demanderesse au point où son départ constituerait une difficulté injustifiée ou disproportionnée pour l’enfant.

 

[13]           L’agent mentionne finalement que la demanderesse est arrivée au Canada avec un statut temporaire et qu’elle est restée sans aucune attente légitime de se voir accorder le droit d’y rester de façon permanente. De plus, rien ne prouve qu’elle est demeurée au Canada pour des raisons hors de son contrôle.

 

[14]           Bref, l’agent reconnaît que le départ du Canada entraînera pour la demanderesse certaines difficultés, mais il n’est pas convaincu, compte tenu de la preuve présentée, que ces difficultés seraient injustifiées, inhabituelles ou disproportionnées.

 

Question en litige

[15]           La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

 

Norme de contrôle

[16]           Il est de jurisprudence constante que la norme de révision applicable à une demande de contrôle judiciaire d’une décision CH est celle de la raisonnabilité. En effet, ces demandes font appel au large pouvoir discrétionnaire accordé au Ministre et impliquent des questions mixtes de droit et de fait : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 18; Piard c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 170 au para 11.

 

[17]           Cette Cour doit donc faire preuve de déférence et exercer une grande retenue en déterminant si les conclusions sont justifiées, transparentes et intelligibles de sorte qu’elles appartiennent « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47.

 

Analyse

[18]           La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable essentiellement au motif que l’agent n’a pas tenu compte de toute la preuve au dossier. Dans ses représentations écrites devant l’agent, l’avocate de la demanderesse avait alors fait valoir que le fils de cette dernière n’entretenait pas une très bonne relation avec sa mère et n’avait de toute façon pas les moyens de lui venir en aide financièrement. Au soutien de cette affirmation, elle référait à une lettre du fils déposée comme pièce A-7, et elle faisait également référence à cette pièce dans la liste des pièces qui accompagnait ses représentations. Or, pour une raison inexplicable, cette lettre ne se trouve pas au dossier certifié du tribunal, ce qui laisse croire que l’agent chargé de se prononcer sur la demande CH ne l’a jamais vue.

 

[19]           Lors de l’audition, l’avocat du défendeur a admis que l’agent aurait dû s’enquérir de cette pièce explicitement mentionnée par l’avocate de la demanderesse, mais a fait valoir que cette lettre n’aurait pu avoir un effet déterminant sur la demande compte tenu des autres conclusions de l’agent. Or, rien n’est moins sûr.

 

[20]           Il ne fait aucun doute que la décision d’accorder ou non la résidence permanente pour des motifs humanitaires est d’ordre discrétionnaire et fait intervenir une multitude de facteurs. En l’occurrence, l’agent a considéré que la demanderesse ne courrait pas de risque advenant son retour à St-Vincent, qu’il n’y avait pas de preuve à l’effet qu’elle ne pourrait avoir accès aux soins que son état de santé requiert, et que le fait d’être séparée de sa fille et de sa petite fille constituait une conséquence normale de son renvoi.

 

[21]           Ceci étant dit, l’agent a également tenu compte du fait que la demanderesse avait un fils à St-Vincent et qu’il n’y a pas de preuve à l’effet que ce dernier ne serait pas en mesure de lui fournir assistance et soutien advenant son retour chez elle (« …the applicant has a son living in St. Vincent and there is no evidence before me that he would not be able to provide assistance and support to her if she returns to St. Vincent and the Grenadines »). Or, la lettre du fils produite comme pièce A‑7 contredit carrément cette affirmation. Non seulement y confirme-t-il le caractère abusif de son beau-père, mais également le fait qu’il est père célibataire, qu’il travaille comme journaliste de façon irrégulière, qu’il doit souvent voyager pour son travail et qu’il est incapable de prendre soin de sa mère puisqu’il a déjà du mal à joindre les deux bouts (« I am struggling to make ends meet as it is a present time »).

 

[22]           Il est vrai que cette lettre n’est pas datée ni assermentée. En revanche, elle vient corroborer la version de sa sœur, Cleopatra, qui écrivait dans une lettre datée du 8 avril 2013, produite comme pièce A-9 au soutien de la demande de sa mère :

My brother resides in St-Vincent but I know he is unable and also unwilling to look after my mother. My mother and brother have a strained relationship ever since their living together in Toronto, as my mom found it difficult to understand his lifestyle and did not agree with the way he took care of his son. My brother continues to struggle with the daily care of his son as a single parent and maintaining his job which does not pay him enough to even afford to rent a house of his own.

(Dossier du Tribunal, p 81)

 

[23]           Il se peut bien que la lettre du fils, eut-elle été considérée par l’agent, n’ait rien changé à sa décision. Mais je ne peux en avoir la certitude. Après tout, il ne s’agit pas ici d’un cas où l’agent a tout simplement omis de considérer une preuve; l’agent en est au contraire arrivé à une conclusion qui va à l’encontre de la preuve soumise. Peut-être y a-t-il de bonnes raisons d’accorder peu de poids à cette lettre, mais il n’appartient pas à cette Cour de spéculer sur l’évaluation qui pourrait éventuellement en être faite. Ce qui est par contre certain, c’est que les allégations du fils de la demanderesse dans sa lettre, confirmées par les propos de sa sœur, sont centrales à l’argumentaire de la demanderesse, et sont pertinentes à l’analyse d’un élément expressément abordé par l’agent dans ses motifs. J’adopte par conséquent le même raisonnement que Madame la juge Gauthier dans l’arrêt Machalikashvili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 622, où elle écrivait (au para 9):

Comme la Cour l’a fait remarquer dans plusieurs décisions antérieures de la Cour (Kong c Canada (M .C.I.), [1994] A.C.F. no 101; Gill c Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 1270; Ahmed c Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 254; Li c Canada (M.C.I.), [2006] A.C.F. no 634), un manquement à l’alinéa 17b) justifie l’annulation de la décision si les preuves qui manquent au dossier certifié étaient particulièrement déterminantes pour la décision qui fait l’objet du contrôle. Il ne fait aucun doute que c’est le cas en l’espèce.

 

[24]           Pour ces motifs, j’en arrive donc à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et que la demande de résidence permanente pour des motifs humanitaires doit être retournée à un autre agent pour une nouvelle évaluation. Les parties n’ont soumis aucune question pour fins de certification, et aucune n’est certifiée.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-5337-13

 

INTITULÉ :

SHIRLEY ADELINE AGATHA JARVIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 16 avril 2014

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

                                                            LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 1er mai 2014

COMPARUTIONS :

Me Éric Taillefer

pour lA demanderESSE

 

Me Evan Liosis

pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield et Associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

pour lA demanderESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

 

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