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Date : 20140429


Dossier :

T‑1922‑12

Référence : 2014 CF 396

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

THEODORE TSETTA

demandeur

et

CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION DES DÉNÉS COUTEAUX‑JAUNES

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une résolution adoptée le 8 juin 2012 par le conseil de bande de la Première Nation des Dénés Couteaux‑Jaunes (la PNDY) interdisant au chef Theodore Tsetta (le demandeur) de se faire le porte‑parole du conseil de bande, suspendant son salaire et ses indemnités et lui interdisant désormais l’accès aux bureaux, à l’équipement, au courriel et aux téléphones du conseil de bande.

[2]               Ces sanctions auraient été imposées par suite de la lettre que le chef Tsetta a adressée au premier ministre et au ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada (AADNC) sans l’approbation du conseil de bande. Le chef reprochait notamment au conseil de bande sa mauvaise gestion des fonds.

[3]               Pour les motifs qui suivent, la Cour est arrivée à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie et que la résolution contestée devrait être annulée.

I.                   Contexte

[4]               La PNDY est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, modifiée. Les deux principales collectivités qui forment la PNDY sont les Dettah et les Ndilo, qui sont situées tout près de la ville de Yellowknife, dans les Territoires du Nord‑Ouest. La PNDY est régie par un conseil de bande composé de deux chefs élus pour des mandats de quatre ans étalés dans le temps, et de dix conseillers, dont cinq représentent les Ndilo et cinq les Dettah. L’élection des chefs et des conseillers a lieu conformément à la politique électorale de la PNDY du 27 avril 2009.

[5]               Le chef Tsetta a été élu comme chef des Ndilo de la PNDY en juin 2009 pour un mandat de quatre ans. Son mandat expirait le 15 juin 2013. Le chef Tsetta avait auparavant été conseiller pendant quatre ans. Pendant son mandat comme chef, le chef Tsetta avait droit à une rémunération, et pouvait exercer les pouvoirs que lui conférait son poste, à moins d’être légalement destitué ou suspendu conformément à la politique électorale de la PNDY.

[6]               Pendant toute la durée des mandats du chef Tsetta au sein du conseil, divers membres de la PNDY auraient exprimé des réserves au sujet de la participation du conseil de bande à une entente sur les répercussions et les avantages touchant l’industrie du diamant et de l’utilisation de ressources attribuées à la PNDY en vertu de cette entente.

[7]               En avril 2011, le conseil de bande de la PNDY a adopté une motion approuvant la dépense d’un montant maximal de 100 000 $ pour examiner le rôle joué par la société Det’on Cho au sein de l’industrie du diamant. Cet examen visait à assurer la transparence envers les membres quant à la dette contractée par la bande alors que la Det’on Cho prenait part à l’industrie du diamant. La Det’on Cho est une société qui a été constituée par le conseil de bande il y a une vingtaine d’années en vue de trouver des débouchés économiques.

[8]               Le 21 mai 2012, Mme Barbara Powless‑Labelle, une ancienne conseillère, a écrit au premier ministre et au gouverneur général pour dénoncer, entre autres, la mauvaise gestion des fonds de la bande. Le 29 mai 2012, le conseil de bande a publié un communiqué pour diffusion immédiate dans lequel il attaquait Mme Powless‑Labelle.

[9]               Le 5 juin 2012, le chef Tsetta et un ancien conseiller ont, en collaboration avec d’autres membres de la bande, signé une lettre adressée au premier ministre et au ministre des AADNC dans laquelle ils réclamaient leur aide pour procéder à une vérification des finances de la PNDY parce qu’ils craignaient que des fonds provenant de l’entente sur la répercussion et les avantages aient été mal gérés ou aient été détournés.

[10]           La lettre du 5 juin 2012 énonçait notamment que [traduction] « 95 p. 100 des questions soulevées dans la lettre de Mme Barbara Powless‑Labelle [...] sont vraies et exactes », que le « gouvernement du Canada devrait s’inquiéter sérieusement des abus et de la corruption dont se sont rendus coupables le chef [des Dettah] et le conseil de bande actuels en ce qui concerne l’argent des contribuables des AADNC », ajoutant qu’[traduction] « il n’y a aucun état financier ayant fait l’objet d’une vérification juricomptable qui explique comment on a perdu la trace de diamants bruts ou de diamants de joaillerie ou comment on les a vendus [...] sans avoir d’abord obtenu l’autorisation formelle par écrit du chef et du conseil de bande de la Première Nation et qu’[traduction] « il s’agit d’une fraude et que l’on devrait demander à la GRC d’ouvrir sans délai une enquête au sujet de dizaines de millions de dollars de diamants disparus ou volés ».

[11]           La lettre réclamait également [traduction] « une (AIDE URGENTE) et immédiate » du ministre des AADNC et la prise des mesures suivantes :

a)                  la nomination d’une équipe de gestion indépendante;

b)                  la destitution du chef et des conseillers actuels de la bande des Dettah et la convocation d’une élection urgente pour les remplacer;

c)                  la tenue urgente d’une vérification juricomptable.

La lettre se terminait avec l’engagement du chef Tsetta de conserver son poste de chef du groupe des Ndilo et d’aider l’équipe de gestion du gouvernement fédéral à s’occuper de la gestion de la PNDY.

[12]           Le 11 juin 2012, le chef Tsetta a reçu de l’agent administratif principal, Terry Testart, une lettre précisant que, le 8 juin 2012, le conseil de bande de la PNDY lui avait ordonné de cesser de verser sa rémunération et ses indemnités au chef Tsetta, de refuser l’accès à la PNDY au chef Tsetta et de cesser d’accepter les ordres du chef Tsetta. La lettre précisait par ailleurs que le conseil n’avait pas le pouvoir de destituer le chef Tsetta de son poste élu de chef des Ndilo et qu’il demeurerait par conséquent chef et continuerait jusqu’à nouvel ordre à siéger au sein du conseil de bande. La lettre indiquait de plus que l’assemblée du conseil de bande était ouverte au public et que l’on avait tenté à plusieurs reprises d’informer le chef Tsetta de la tenue de cette assemblée. Le chef Tsetta affirmait pour sa part qu’il n’avait pas été suffisamment avisé de la tenue de cette assemblée.

[13]           En raison du stress subi et des tensions associées à cette situation, le chef Tsetta a consulté un médecin, qui l’a déclaré inapte au travail pour cause de maladie. Le chef Tsetta a transmis à la PNDY des certificats d’absence au travail pour la période du 20 juin au 1er septembre 2012.

[14]           Le chef Tsetta a demandé que le conseil de bande recommence à lui verser son salaire de chef et qu’il lui redonne tous les pouvoirs qui lui appartiennent en tant que chef élu. Le conseil de bande a refusé de lui redonner son salaire, ses indemnités et ses pouvoirs.

[15]           Le 25 août 2012, une assemblée publique a eu lieu à laquelle participaient des membres de la communauté Ndilo ainsi que la majorité des membres du conseil de bande et les deux chefs. Tous les membres de la collectivité auraient eu la possibilité de prendre la parole; certains se seraient prononcés en faveur du rétablissement des avantages au chef Tsetta, tandis que d’autres auraient exprimé leur appui à la résolution du conseil de bande. Aucun vote n’a eu lieu et aucun consensus n’a été atteint.

[16]           À la suite de l’assemblée du conseil de bande tenue le 26 septembre 2012, à laquelle le chef Tsetta avait participé en présence d’un aîné respecté, on a exposé au chef Tsetta les conditions auxquelles le conseil de bande était disposé à accepter de mettre fin à sa suspension. Le chef Tsetta allègue qu’aucune des conditions en question n’avait été imposée aux autres conseillers de la bande à la suite d’un congé de maladie et qu’aucune des conditions en question n’était autorisée conformément à ce que prévoit la politique électorale de la PNDY dans le cas des représentants élus.

[17]           En octobre 2012, Roy Erasmus père a assumé le poste de chef par intérim des Ndilo en remplacement du chef Tsetta et a reçu un salaire à ce titre. La PNDY continue de refuser de rétablir la rémunération, les avantages et les pouvoirs du chef Tsetta, malgré le fait qu’il n’a pas été officiellement suspendu ou destitué.

II.                Questions en litige

[18]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les quatre questions suivantes :

 

i)                    Le demandeur a‑t‑il présenté sa demande après l’expiration du délai prescrit?

ii)                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

iii)                La décision du conseil de bande est‑elle raisonnable? Cette question peut être scindée en deux sous‑questions :

                     Le conseil de bande avait‑il compétence pour procéder à la « suspension »?

                     Dans l’affirmative, la « suspension » était‑elle justifiée?

iv)                La procédure suivie par le conseil de bande pour suspendre le chef constitue‑t‑elle un manquement à l’équité procédurale?

III.             Analyse

i)                    Le demandeur a‑t‑il présenté sa demande après l’expiration du délai prescrit?

[19]           Dans son mémoire, l’avocat du défendeur a soulevé pour la première fois la question du délai dans lequel la demande avait été présentée en faisant observer qu’elle avait été déposée après l’expiration du délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (la Loi). Étant donné que la résolution qui a été adoptée par le conseil et qui est à l’origine de la présente instance a été communiquée au demandeur le 11 juin 2012, c’est à cette date que le délai de 30 jours a commencé à courir. Toutefois, la demande n’a été déposée que le 16 octobre 2012. L’avocat a ajouté qu’aucune prorogation de délai ne devrait être accordée, étant donné que toute réparation serait sans effet, étant donné que le mandat du chef a expiré en juin 2013. L’avocat estime que la présente demande de contrôle judiciaire devrait par conséquent être transformée en action, ce qui permettrait au demandeur de réclamer des dommages‑intérêts.

[20]           Après avoir examiné attentivement l’affaire, je ne suis pas disposé à admettre cet argument de dernière minute. En tout premier lieu, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la résolution du 8 juin 2012 adoptée par le conseil de bande n’est pas la seule décision qui est contestée; en effet, une seconde décision cristallisant les mesures proposées par le conseil a été prise le 5 octobre 2012, lorsque le conseil de bande a énuméré une série de conditions que devait respecter le chef Tsetta avant qu’on lui restitue sa rémunération et ses pouvoirs. Ces conditions n’ont pas été consignées par écrit, mais il suffit d’être au courant de leur existence pour bien comprendre qu’il n’y a pas qu’une seule décision qui soit contestée, et que le dépôt de l’avis de demande, le 16 octobre 2012, n’a pas eu lieu après l’expiration du délai de 30 jours. Par ailleurs, l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, n’empêche pas non plus que la demande de contrôle judiciaire porte sur les deux décisions, étant donné qu’il est de jurisprudence constante que cette disposition ne s’applique pas lorsqu’il y a une même série d’actes. Il est acquis aux débats que les deux décisions qui sont contestées sont à ce point étroitement liées qu’elles peuvent être examinées ensemble : elles découlent des mêmes dispositions légales, elles portent sur la même situation factuelle, elles concernent les mêmes personnes, elles soulèvent les mêmes questions de droit et elles visent le même type de réparation (voir, par ex., Shotclose c Première Nation Stoney, 2011 CF 750; Whitehead c Première Nation de Pelican Lake, 2009 CF 1270 [Whitehead]).

[21]           Je n’ai par ailleurs aucune hésitation à conclure qu’une prorogation de délai serait dans l’intérêt de la justice et qu’il convient de l’accorder. En vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi, la Cour peut accorder une prorogation de délai même après l’expiration du délai de trente jours prévu, si le demandeur a démontré une intention constante de poursuivre sa demande, si la demande a un certain fondement, si le délai n’est pas susceptible de causer un préjudice au défendeur et si une explication raisonnable a été donnée pour justifier le délai (voir, par ex., Whitehead). Ces quatre conditions sont de toute évidence réunies en l’espèce.

ii)                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[22]           L’avocat du demandeur invoque le jugement York c Bande indienne de Lower Nicola, 2012 CF 949, au paragraphe 16, et l’arrêt Martselos c Première nation no 195 de Salt River Nation, 2008 CAF 221, aux paragraphes 28 à 32, à l’appui de sa proposition que l’interprétation que le conseil de bande a faite du pouvoir que lui confère la politique électorale de dépouiller le chef Tsetta de sa rémunération et de ses pouvoirs est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte, tandis que la décision elle‑même est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[23]           La Cour d’appel a récemment réexaminé cette question dans l’arrêt Le chef et le conseil de la Première Nation de Fort Mckay c Orr, 2012 CAF 269. Dans cette affaire, le litige portait sur la décision du conseil de bande de suspendre sans traitement M. Orr de son poste de conseiller après avoir appris qu’une accusation d’agression sexuelle avait été portée contre lui. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Stratas a reconnu que la Cour avait antérieurement adopté la norme de contrôle de la décision correcte dans le cas des décisions portant sur la compétence, mais que cette jurisprudence avait été supplantée par les arrêts plus récents Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61), dans lesquels la Cour suprême du Canada a considérablement restreint la portée de la norme de la décision correcte. Par conséquent, le juge Stratas a conclu qu’il existait une présomption d’assujettissement à la norme de contrôle de la décision raisonnable lorsqu’il est question d’interprétation législative. Le juge a ajouté la mise en garde suivante (au paragraphe 12) :

Toutefois, dans les circonstances, la distinction entre les deux normes de contrôle est très mince. Si la décision du conseil de suspendre M. Orr de son poste de conseiller par simple résolution ne peut se justifier par le libellé du code électoral ou toute autre source de pouvoir, on ne saurait affirmer que la décision est acceptable ou justifiable au regard du droit [...]

[24]           Quant aux questions d’équité procédurale, les deux parties sont d’accord pour dire que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au paragraphe 42; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 505).

iii)                La décision du conseil de bande de suspendre le chef Tsetta était‑elle raisonnable?

[25]           La compétence du conseil de bande pour destituer ou suspendre des conseillers découle de la politique électorale. L’article 81 de la politique énonce les circonstances dans lesquelles des conseillers ne sont plus habiles à occuper leur poste, tandis que l’article 83 porte sur la destitution de conseillers par voie de pétition. Les parties s’entendent pour dire qu’aucune de ces dispositions ne s’applique en l’espèce. L’avocat du défendeur affirme plus tôt que la suspension du chef Tsetta était autorisée par l’article 84 de la politique électorale, qui dispose :

[traduction]

Le conseil peut suspendre un conseiller pour un des comportements répréhensibles énumérés à l’annexe O sur vote favorable de 75 p. 100 des membres du conseil existant. La durée de chaque suspension est fixée par le conseil.

[26]           Le chef Tsetta aurait contrevenu aux alinéas b) et j) de l’article 1 de l’annexe O, qui disposent :

[traduction]

1. DESTITUTION

La destitution d’un chef ou d’un conseiller peut être prononcée par le conseil pour les motifs suivants :

[...]

b) Il se présente aux réunions du conseil, aux assemblées communautaires ou aux autres événements publics dans un état d’ébriété ou d’intoxication par la drogue, ou en affichant un comportement désordonné, violent ou autrement irresponsable, entravant ainsi la conduite des affaires ou jetant le discrédit sur le conseil ou sur la Première Nation;

[...]

j) Le chef ne s’est pas acquitté de ses obligations et n’a pas joué son rôle de leader traditionnel conformément à la description de travail approuvée par le conseil.

[27]           Il ressort à l’évidence de la lettre du 11 juin 2012 qui a été envoyée au chef Tsetta à la suite de l’assemblée du 8 juin 2012 du conseil qu’il était suspendu essentiellement par suite de la lettre du 5 juin 2012 qu’il avait envoyée au premier ministre et au ministre des AADNC. D’ailleurs, il s’agit de la seule raison invoquée dans la résolution du 8 juin 2012 et dans la lettre du 11 juin 2012 pour justifier la suspension du chef Tsetta. Comme il semble que tous les membres du conseil aient voté en faveur de la suspension du chef Tsetta lors de l’assemblée du 8 juin, il est acquis aux débats que l’obligation que 75 p. 100 des membres actuels du conseil de bande votent en faveur de la suspension a été respectée. La véritable question est donc celle de savoir si l’envoi de cette lettre constitue un [traduction] « comportement [...] irresponsable [...] jetant le discrédit sur le conseil de la Première Nation », ou s’il s’agit d’un refus par le chef d’exercer « ses obligations et [de jouer son rôle] de leader traditionnel » au sens de sa description d’emploi.

[28]           Dans son affidavit et lors de son contre‑interrogatoire, M. Erasmus père a invoqué d’autres raisons qui auraient, à son avis, conduit à la suspension du chef. Par exemple, à la page 42 de son contre‑interrogatoire, en réponse à la question de savoir [traduction] « si la motion du conseil correspond à la décision du conseil au sujet des motifs de suspension de la rémunération du chef Tsetta », M. Erasmus père déclare : [traduction] « la motion à l’origine de la lettre du 11 juin 2011 tient compte de la dernière chose qu’il a faite, mais pas de tout ce qu’il a pu faire avant ». De plus, interrogé quant à la raison principale pour laquelle cette décision avait été prise et si c’était à cause de la lettre du 5 juin, M. Erasmus père a répondu : [traduction] « c’était l’acte ultime, effectivement », il a également poursuivi en expliquant que [traduction] « [...] les autres questions mentionnées dans l’affidavit ont toutes été examinées [...] ». Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que ces questions – qui comprenaient notamment la mauvaise utilisation de cartes de crédit pour laquelle le chef Tsetta n’avait pas été suspendu et pour laquelle il avait accepté de rembourser l’argent à la suite d’une motion, ainsi que ses retards aux assemblées, pour lesquels il avait reçu une lettre de réprimande, mais n’avait pas été suspendu – n’étaient pas mentionnées dans la lettre ni dans la motion jointe à la lettre. Les « autres questions » qui auraient été discutées lors de la rencontre du 8 juillet à la suite de laquelle une décision collective de suspendre le chef avait été prise n’étaient pas mentionnées dans la lettre et ces « autres questions » n’avaient pas été antérieurement examinées par le conseil de bande et aucune suspension n’était justifiée à l’époque.

[29]           Dans ses observations écrites, l’avocat du demandeur a fait valoir que la lettre du 5 juin était formulée de manière à laisser entendre qu’elle ne représentait l’opinion que de ses seuls signataires, en l’occurrence, le chef Tsetta et Nuni Sanspareil. Cet argument est mal fondé. Cette lettre était écrite sur du papier à en‑tête du conseil de bande et le chef Tsetta se présente à plusieurs reprises comme le [traduction] « chef élu de la Première Nation des Dénés des Couteaux‑Jaunes ». Le chef Tsetta et Nuni Sanspareil ont tous les deux signé respectivement comme suit : « Ted Tsetta, Première Nation des Dénés des Couteaux‑Jaunes, Ndilo » et « Nuni Sanspareil, conseiller du groupe des Dettah de la Première Nation des Dénés des Couteaux‑Jaunes ». Je crois qu’il serait fallacieux d’affirmer que les signataires de la lettre n’agissaient qu’à titre personnel, et l’avocat n’a pas insisté sur ce point à l’audience.

[30]           Par conséquent, peut‑on raisonnablement affirmer que la lettre du 5 juin envoyée au premier ministre et au ministre des AADNC visait l’une des situations énumérées à l’annexe O de la politique électorale, habilitant ainsi le conseil de bande à suspendre le chef Tsetta en vertu de l’article 84 de cette même politique? Je ne le crois pas.

[31]           En tout premier lieu, je ne vois pas comment on pourrait affirmer que le fait d’écrire une lettre, aussi désobligeante qu’elle soit, puisse être assimilée à l’un des actes visés à l’alinéa b) de l’annexe O. Certes, il est vrai, comme l’a affirmé l’avocat du défendeur, que cette disposition parle [traduction] « d’autres comportements irresponsables » et non seulement du fait de se présenter aux réunions en état d’ébriété ou d’intoxication ou d’afficher un comportement violent ou désordonné. Suivant un principe d’interprétation des lois bien établi, l’expression générale qui suit une énumération doit être interprétée en fonction des exemples qui la précèdent. Ce principe, connu sous le nom de « règle des choses de même ordre » (règle ejusdem generis) a été résumé comme suit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Banque nationale de Grèce (Canada) c Katsikonouris, [1990] 2 RCS 1029, au paragraphe 12 : « Quel que soit le document particulier qui est interprété, lorsque l’on trouve une clause qui énonce une liste de termes précis suivie d’un terme général, il conviendra normalement de limiter le terme général au genre de l’énumération restreinte qui le précède » (voir également Consumers’ Association of Canada c Canada (Postmaster General), [1975] ACF no 23, (CAF)).

[32]           Il ressort à l’évidence d’une lecture attentive de l’alinéa b) que la suspension du chef ou d’un conseiller est justifiée lorsqu’il se livre à un type de conduite susceptible de nuire au bon déroulement de l’assemblée ou de jeter le discrédit sur les institutions de la Première Nation ou sur la Première Nation elle‑même. D’ailleurs, l’alinéa b) énumère explicitement les actes répréhensibles pouvant justifier une destitution en parlant des actes qui entravent la conduite des affaires ou jettent un discrédit sur le conseil de la Première Nation ». La rédaction et la transmission d’une lettre au premier ministre et au ministre des AADNC en vue de dénoncer ce que le chef Tsetta percevait comme un abus, de la corruption, de la mauvaise gestion et de la fraude électorale ne sont manifestement pas des actes correspondants à ceux qui sont visés à l’alinéa b) de la politique électorale.

[33]           Je ne crois pas que l’alinéa j) soit non plus d’une utilité quelconque pour le défendeur, et ce, pour plusieurs raisons. En tout premier lieu, je constate qu’aucune description d’emploi approuvée par le conseil de bande n’a été versée au dossier. L’avocat du demandeur a laissé entendre que la raison pour laquelle aucune description de travail n’avait été fournie tenait peut‑être au fait qu’on n’avait réalisé qu’après‑coup que l’alinéa j) de l’annexe O pouvait éventuellement justifier la destitution et que l’on n’avait pas au départ envisagé qu’elle pouvait motiver ou justifier la décision qui a été prise. Quoi qu’il en soit – et sans spéculer sur la raison pour laquelle la description de travail n’a pas été versée au dossier –, la Cour serait malvenue d’ajouter foi à un document dont on ignore tout pour conclure que le chef ne s’est pas acquitté de ses fonctions et n’a pas joué son rôle de leader traditionnel.

[34]           L’avocat du défendeur affirme que, peu importe ce que prévoit la politique électorale, le chef ne s’est de toute évidence pas acquitté de ses obligations et a jeté le discrédit sur le conseil en critiquant le communiqué de presse du 26 mai 2011, en accusant le conseil de bande de corruption et de fraude, et en réprimandant publiquement le conseil de bande chaque fois qu’il n’était pas d’accord avec les décisions prises à la majorité, le tout en se fondant sur du ouï‑dire et des demi‑vérités. En toute déférence, je ne souscris pas à cet argument.

[35]           Il n’appartient de toute évidence pas à la Cour, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, de déterminer si les allégations formulées par le chef Tsetta sont fondées ou non. Il suffit, dans le but limité de trancher la présente demande, de déterminer que les prétentions du chef Tsetta ont un certain fondement et qu’elles méritent à tout le moins d’être examinées. Les allégations de mauvaise gestion, de fraude et de corruption portées contre la PNDY et le conseil de bande en rapport avec leurs relations avec la société Det’on Cho ne sont pas nouvelles et remontent à plusieurs années. Plus récemment, un conseiller de la bande a démissionné de son poste et a écrit, le 21 mai 2012, une lettre publique adressée au gouverneur général et au premier ministre dans laquelle il expose en détail et en termes non équivoques le prêt inexpliqué de sommes considérables consenti par le conseil de bande à la société Det’on Cho. Le conseil de bande a, en avril 2011, réclamé un examen du rôle joué par la société Det’on Cho au sein de l’industrie du diamant, mais il semble que cet examen n’ait pas encore été entamé et aucun rapport n’a certainement encore été soumis au conseil de bande. Des millions de dollars pourraient être en jeu et, si l’on devait démontrer que des irrégularités ont été commises ou pire encore, que des membres du conseil de bande ou des personnes proches d’eux ont commis des infractions criminelles, cela pourrait de toute évidence jeter le discrédit sur la réputation du conseil ou de la Première Nation.

[36]           Dans un contexte où il était clairement minoritaire et où il existait un climat de tensions très vives au sein du conseil de bande, que pouvait faire le chef ? Il aurait de toute évidence été préférable que ces questions soient débattues et réglées ouvertement lors des assemblées du conseil de bande, mais cette solution n’était de toute évidence pas envisageable en l’espèce à cause des querelles intestines et des conflits entre les membres du conseil de bande. D’ailleurs, il semble que l’on ait déjà tenté en vain d’explorer cette avenue. Dans ces conditions, le chef Tsetta avait peu d’options. Il aurait pu céder à contrecœur aux pressions et donner sa démission, ce qui n’aurait de toute évidence pas contribué à résoudre le problème. Il aurait pu subrepticement refiler les renseignements qu’il possédait aux médias ou à des tiers, ce qui aurait probablement pu être encore plus dommageable pour le conseil de bande, sans qu’on soit pour autant assurés que la vérité triomphe. Enfin, il aurait pu réclamer une enquête policière et c’est effectivement ce qu’il a fait.

[37]           On peut dire qu’il aurait peut‑être pu mieux choisir ses mots. On ne saurait certainement pas présumer, avant qu’une enquête en bonne et due forme n’ait eu lieu, qu’il y a effectivement eu de la corruption, de la mauvaise gestion, de la fraude ou de la fraude électorale. Le conseil de bande n’était toutefois pas pour autant justifié de le suspendre, ce qui revenait à le destituer. Bien qu’on puisse être en désaccord avec le ton de sa lettre, on ne saurait raisonnablement affirmer que le chef Tsetta ne s’est pas acquitté de ses obligations et qu’il n’a pas joué son rôle de leader en réclamant la tenue d’une enquête policière. Il existait certainement assez d’allégations crédibles d’abus pour soulever des préoccupations légitimes et il était dans l’intérêt supérieur de la Première Nation et de ses institutions politiques de tirer les choses au clair et d’examiner ces questions de manière juste et ordonnée.

[38]           Pour tous ces motifs, je suis d’avis que la décision du conseil de bande de suspendre le chef Tsetta et de le dépouiller de sa rémunération et de ses pouvoirs et de lui interdire l’accès à son bureau tant qu’il n’accepterait pas les conditions qui lui étaient imposées était une décision déraisonnable qui débordait le cadre des pouvoirs conférés au conseil par l’article 84 de la politique électorale.

iv)                La procédure suivie par le conseil de bande pour suspendre le chef constitue‑t‑elle un manquement à l’équité procédurale?

[39]           Il est de jurisprudence constante que les conseils de bande doivent agir conformément aux principes de la primauté du droit. L’une des pierres angulaires de l’équité procédurale est le droit de se faire entendre et de faire valoir son point de vue avant que ne soit rendue une décision susceptible d’avoir des répercussions sur ses droits (Prince and Campiou c Première nation de Sucker Creek no 150A et al, 2008 CF 1268, au paragraphe 39; Minde c Première nation Crie d’Ermineskin, 2006 CF 1311, aux paragraphes 44 à 46; Laboucan c Nation crie de Little Red River no 447, 2010 CF 722, aux paragraphes 36 à 39).

[40]           Dans le cas qui nous occupe, l’avocat du défendeur a admis qu’il n’existait aucun élément de preuve direct démontrant que le chef Tsetta avait été informé de l’assemblée du 8 juin 2012 du conseil. Le chef n’a pas non plus été mis au courant des raisons pour lesquelles on réclamait sa suspension. Ce n’est que le 11 juin 2012 que le chef Tsetta a été informé de la décision prise par le conseil de bande, vraisemblablement à la suite de la lettre que lui et l’ancien conseiller Nuni Sanspareil avaient adressée au premier ministre et au ministre des AADNC. Le chef Tsetta n’a pas eu véritablement la possibilité de répondre aux préoccupations exprimées par le conseil de bande avant que sa suspension ne soit décidée et ce n’est d’ailleurs qu’après que le défendeur eut déposé son dossier et ses observations écrites, le 30 août 2013, que le chef Tsetta a été informé des dispositions précises de la politique électorale qu’on l’accusait d’avoir violées.

[41]           Certes, le chef Tsetta s’est vu offrir de nombreuses possibilités de la part du conseil de bande pour traiter de sa suspension après le 8 juin 2012. Il a même pris part à l’assemblée convoquée à cette fin par le conseil le 26 septembre 2012, au cours de laquelle il a été informé des conditions que le conseil était disposé à accepter pour mettre fin à sa suspension. Ces mesures étaient manifestement loin d’être suffisantes, non seulement parce que ces possibilités de faire valoir son point de vue lui avaient été offertes une fois la décision prise, mais aussi parce que le conseil de bande l’a effectivement destitué le 26 septembre 2012 en rendant sa suspension indéfinie jusqu’à ce qu’il soit disposé à retirer sa lettre.

[42]           Le chef Tsetta, à l’instar de tout autre Canadien, avait droit à l’application régulière de la loi et à l’équité procédurale. À l’instar de tout autre organe représentatif élu, le conseil de bande doit agir dans les limites des pouvoirs qui lui sont délégués et des normes et des traditions. Si le chef Tsetta avait perdu la confiance du conseil de bande ou des membres de la bande, une pétition visant à le destituer aurait pu être présentée en vertu de l’article 83 de la politique électorale. On aurait également pu voter pour quelqu’un d’autre lors du prochain scrutin. Toutefois, on ne pouvait simplement le destituer parce qu’il formulait des opinions qui contredisaient celles des autres membres du conseil de bande ou parce qu’il réclamait la tenue d’une enquête sur de présumés abus, et la Cour créerait un dangereux précédent si elle devait approuver une telle façon d’agir.

IV.             Dispositif

[43]           Pour tous les motifs qui ont été exposés, la résolution du 8 juin 2012 adoptée par le conseil de bande pour suspendre le chef Tsetta est annulée, et la Cour ordonne au défendeur de payer au chef Tsetta la rémunération et les autres avantages qui auraient dû lui être versés pour la période comprise entre le 11 juin 2012 et la fin de son mandat de chef. Le demandeur a droit à ses dépens, qui seront calculés selon la fourchette supérieure de la colonne IV du tarif B.

 


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la présente demande de contrôle judiciaire, ANNULE la résolution adoptée par le conseil de bande, le 8 juin 2012, et CONDAMNE le défendeur à verser au demandeur la rémunération et les avantages auxquels il avait droit entre le 11 juin 2012 et la date à laquelle son mandat a pris fin. Le demandeur a droit à ses dépens, qui doivent être calculés selon la fourchette supérieure de la colonne IV du tarif B.

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

T‑1922‑12

 

INTITULÉ :

THEODORE TSETTA c CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION DES DÉNÉS COUTEAUX‑JAUNES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE De MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2014

 

COMPARUTIONS :

Kristan McLeod

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Gregory Empson

 

PoUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chivers Carpenter Lawyers

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

PoUR LE DEMANDEUR

 

Gregory C. Empson Professional Corporation

Avocat

Edmonton (Alberta)

 

PoUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

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