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Date : 20140423


Dossier : IMM-2277-13

Référence : 2014 CF 377

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2014

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

GOVIND SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision prise par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] le 6 mars 2013 [la décision] et par laquelle Govind Singh [le demandeur principal] a été interdit de territoire pour espionnage en application des sous‑alinéas 34(1)a) et f) de la Loi sur la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27. L’article 34 a été modifié depuis, mais à l’époque visée, il était libellé comme suit :

*        (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

*                 a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

*                 […]

*                 f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

*        (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

*                 (a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

*                 […]

*                 (f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

I.                   Les questions en litige

[2]               L’application de cet article soulève les deux questions suivantes.

1.      La Commission a-t-elle eu raison de conclure qu’au cours de la période allant de décembre 1998 à juin 1999 [la période visée], le Pakistan était dirigé par un gouvernement démocratique selon l’interprétation qui est donnée de ce terme au Canada?

2.      Était-il raisonnable pour la Commission de se fonder sur le Formulaire de renseignements personnels [FRP] où le demandeur a reconnu s’être livré à des actes d’espionnage?

II.                La décision

[3]               La Commission a déclaré ce qui suit au sujet de la démocratie au Pakistan durant la période visée.

[41] Durant la période visée, le Pakistan était une république islamique dotée d’un système politique démocratique. La démocratie avait été réinstaurée au Pakistan en 1988 avec la levée de la loi martiale. Avant l’affectation de M. Singh à Islamabad, les dernières élections tenues au Pakistan avaient eu lieu en février 1997. Les observateurs internationaux ont déclaré que les élections avaient été libres et équitables. Un gouvernement civil élu, sous la direction du premier ministre Nawaz Sharif, a pris le pouvoir avec une majorité parlementaire aux deux tiers. (Un Parlement élu par le peuple sélectionne le premier ministre par un vote à la majorité.)

[42] Les divers niveaux de gouvernement sont l’Assemblée nationale, le Sénat et les assemblées provinciales. Il y avait également un système judiciaire indépendant. Le Pakistan disposait d’une constitution qui garantissait un certain nombre de libertés. Le Pakistan n’était nullement une société parfaite et les libertés prévues par la loi n’étaient pas sans limites. Le Pakistan a des préoccupations constantes à l’égard de la corruption politique, des violations des droits de la personne, des limites imposées aux libertés religieuses et des restrictions imposées au droit d’exercer la liberté politique.

[43] Néanmoins, la constitution prévoit un système judiciaire indépendant et, même s’il souffre d’un manque de ressources, il a été en mesure d’exercer son indépendance. Le système judiciaire civil est doté de procès publics, garantit la présomption d’innocence, le contre‑interrogatoire et est muni d’un système pour les appels et les cautionnements. La constitution garantit également la liberté de presse, la liberté universitaire, la liberté de réunion, la liberté de circulation et la liberté de religion qui sont toutes respectées en pratique. [Non souligné dans l’original.]

[44] La sécurité intérieure incombe principalement à la police. Les violations des droits de la personne se sont souvent manifestées par l’abus de pouvoir de policiers, des arrestations et des détentions arbitraires ainsi que des exécutions extrajudiciaires. Le gouvernement, lui‑même la cible d’allégations de corruption, a été critiqué pour avoir fait peu pour mettre un frein aux violations. Même si la constitution et le code pénal interdisent le recours à la torture et aux traitements inhumains, les policiers accusés de tels comportements étaient rarement poursuivis en justice ou punis efficacement.

[45] Néanmoins, les groupes de défense des droits de la personne étaient libres de mener leurs activités sans restrictions du gouvernement. Les organisations de défense des droits de la personne et les organisations non gouvernementales (ONG) mettaient activement au jour les cas de mauvais traitements infligés par les autorités.

[46] […] Je suis également d’accord pour dire que le respect de la primauté du droit est une composante essentielle d’un gouvernement démocratique. Les gouvernements démocratiques ne peuvent pas être au‑dessus des lois. Conformément à cette exigence, un système judiciaire indépendant est également une composante nécessaire. Avec de telles normes démocratiques en place, les autres libertés auxquelles on s’attend — liberté de religion, de presse, d’association, etc. — finissent par suivre.

[4]               La Commission a ensuite tiré la conclusion suivante.

[47] Lorsqu’un gouvernement élu démocratiquement n’atteint pas ces idéaux de façon absolue et sans équivoque, cela ne signifie pas nécessairement n’est pas un gouvernement démocratique au sens où cette expression s’entend au Canada. Tel a été le cas du Pakistan.

[48] Même si le Pakistan a eu des difficultés, qu’il y avait amplement matière à amélioration et que le gouvernement du président Sharif n’a pas survécu après octobre 1999, cela n’empêche pas que jusque‑là, le gouvernement du Pakistan a été élu démocratiquement. Je suis convaincue que dans l’ensemble et durant la période visée, le gouvernement du Pakistan était un gouvernement démocratique au sens où cette expression s’entend au Canada.

[5]               Selon moi, la décision révèle que la Commission a au départ effectué l’analyse appropriée. J’ai tenu compte du fait que le premier ministre Sharif a été élu à la tête d’un gouvernement majoritaire au cours d’élections que la communauté internationale a décrites comme « libres et équitables ». La Commission a également souligné que la constitution du Pakistan garantit les libertés fondamentales que les Canadiens associent à la démocratie.

[6]               En outre, la Commission ne s’est pas limitée dans son étude du cas à l’élection et à la constitution du Pakistan. Elle a, à juste titre, fait remarquer que la mise en œuvre des principes de la démocratie posait des difficultés au Pakistan. Néanmoins, elle a conclu que, à la période visée, le Pakistan était doté d’une démocratie au sens que le Canada donne à ce terme.

A.                Première question

[7]               Selon moi, la Commission a pris une décision incorrecte parce qu’elle a accordé trop d’importance aux élections et à la constitution et qu’elle n’a pas donné le poids approprié aux graves activités antidémocratiques qui étaient menées en permanence au Pakistan et que le gouvernement n’a pas cherché à juguler ou à stopper. Au nombre des problèmes figuraient les suivants :

[traduction]

  1. Les droits de vote des minorités et l’accès des membres des minorités à des postes importants de la fonction publique sont restreints. Le département d’État américain dans son rapport sur le Pakistan du 23 février 2000 [le rapport du DOS] mentionne à la page 40 ce qui suit au regard de l’année 1999 :

 

[…]

Le gouvernement accorde des droits politiques différents aux musulmans et aux non‑musulmans. Lors d’élections nationales et locales, les musulmans votent pour des candidats musulmans d’une circonscription donnée, tandis que les non‑musulmans ne peuvent voter que pour des candidats non musulmans sans circonscription particulière. Les membres de groupes minoritaires n’ont pas de sièges réservés au Sénat et au cabinet fédéral, et ces assemblées sont à l’heure actuelle entièrement constituées de musulmans. En outre, aux termes de la constitution, le président et le premier ministre doivent être musulmans. Le premier ministre, les ministres fédéraux et les ministres des États, ainsi que les membres élus du Sénat et de l’Assemblée nationale (qui comprennent des non musulmans) doivent faire le serment de « préserver l'idéologie islamique, base de la création du Pakistan » (voir la partie 3).

            Et, à la page 45, il ajoute :

En raison de ce système, les parlementaires ont peu de raison de promouvoir les intérêts des membres des groupes minoritaires de leurs circonscriptions.

2.                  La règle de droit n’a pas été observée par le gouvernement ou la police. Dans son rapport, le DOS fait remarquer ceci :

 

[traduction]

[…]

De nombreuses femmes sont victimes d’actes de violence, de mauvais traitements et de viols et sont soumises à la traite et à d’autres formes d’humiliation perpétrés par leurs époux et des membres de la population. Le gouvernement n’est pas intervenu à la suite d’un meurtre d’honneur très médiatisé, et les crimes de ce genre continuent d’être commis dans tout le pays.

[…]

Dans plusieurs affaires très médiatisées, la police et les services de renseignement se sont introduits dans les domiciles de critiques du gouvernement Sharif sans mandat et sans recours et les ont gardés en détention pendant des jours, voire des semaines. En mai, les dirigeants du Service du renseignement ont arrêté le chef de l’opposition et journaliste Hussain Haqqani sans aucun mandat et l’ont mis en détention en le privant de tout contact avec l’extérieur jusqu’au 7 mai (voir la partie 1.c.) et sans déposer d’accusation. Le 8 mai, une trentaine de policiers sont entrés avec effraction dans le domicile du rédacteur en chef du Friday Times, Najam Sethi, l’ont battu, ont attaché sa femme et détruit ses biens et emmené Sethi sans mandat. D’après la presse, Sethi a été interrogé par le Service du renseignement qui le soupçonnait d’espionnage. Sethi a été tenu au secret pendant plusieurs jours et n’a pas eu le droit de faire appel à un avocat (voir la partie 2.a).

 

[…]

La police a effectué des exécutions sommaires. Les exécutions sont fréquentes et ont souvent lieu après que le suspect a été mis en détention ou lors de rencontres manigancées où la police ouvre le feu sur les suspects et les tue. La Commission des droits de la personne du Pakistan [HRCP] estime à 161 le nombre d’exécutions sommaires commises au cours des 4 premiers mois de l’année.

         L’interdiction d’esclavage n’a pas été appliquée par le gouvernement. Le DOS relate ceci dans son rapport :

 

[traduction]

[…]

La constitution et le droit interdisent le travail forcé, y compris le travail forcé des enfants; toutefois, le gouvernement n’applique pas cette interdiction efficacement.

[…]

Le travail forcé est endémique. Il est particulièrement courant dans la briqueterie, la verrerie et la pêche ainsi que dans les industries de l’agriculture et de la construction dans les régions rurales. Une récente étude menée par les syndicats de l’endroit révèle que plus de 200 000 familles travaillant aux fourneaux de briqueteries sont asservies pour dettes. Rien ne prouve que la fabrication de produits destinés à l’exportation, comme le matériel sportif et le matériel chirurgical, fait appel à des travailleurs asservis. Ce serait cependant le cas de la fabrication des tapis destinés à l’exportation sous le régime peshgi, qui consiste à avancer des fonds et des matières premières à un travailleur pour qu’il s’engage à fabriquer un tapis. Les estimations prudentes établissent à plusieurs millions le nombre des travailleurs asservis pour dette.

  1. Le rapport du DOS révèle également que l’armée exerce une influence considérable sur l’exécutif du pays.

 

  1. Enfin, le gouvernement a interdit aux ahmadis de donner des conférences ou d’organiser des rassemblements. Ils sont considérés comme un groupe minoritaire non musulman en vertu de la constitution. Selon le droit pénal pakistanais, il leur est défendu de se considérer comme des musulmans et ils sont souvent condamnés à des peines d’emprisonnement de trois ans pour leurs infractions.

[8]               Dans l’arrêt Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 399, au paragraphe 44, la Cour d’appel fédérale a cité le passage suivant de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S 217 :

La démocratie ne vise pas simplement les mécanismes gouvernementaux. Bien au contraire, comme l'indique Switzman c. Elbling, précité, à la p. 306, la démocratie est fondamentalement liée à des objectifs essentiels dont, tout particulièrement, la promotion de l'autonomie gouvernementale. La démocratie respecte les identités culturelles et collectives: Renvoi relatif aux circonscriptions électorales provinciales, à la p. 188. Autrement dit, un peuple souverain exerce son droit à l'autonomie gouvernementale à travers le processus démocratique. Dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, notre Cour, qui examinait la portée et l'objet de la Charte, a énoncé certaines valeurs inhérentes à la notion de démocratie (à la p. 136) :

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l'être humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société.

[9]               Au regard des faits et du droit ci‑devant décrits, je conclus que la Commission a fait erreur en concluant que les Canadiens reconnaîtraient comme démocratique un gouvernement qui tolère les meurtres d’honneur, l’esclavage, les exécutions sommaires commises par la police et la discrimination à l’encontre de groupes religieux minoritaires.

B.                 Deuxième question

[10]           Vu la conclusion qui précède, il n’est pas nécessaire de décider si le demandeur se livrait effectivement à des activités d’espionnage.

Conclusion

[11]           La demande est accueillie.

Certification

[12]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision est cassée.

3.      L’affaire est soumise à un autre commissaire pour nouvel examen.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Michèle Chidiac, trad. a.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-2277-13

 

INTITULÉ :

GOVIND SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER AVRIL 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE simpson

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 AVRIL 2014

 

COMPARUTIONS :

Mme Erin Roth

 

POUR LE DEMANDEUR

 

M. David Tyndale

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mme Erin Roth

Bellissimo Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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