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Date : 20140324


Dossier : T-953-10

 

Référence : 2014 CF 286

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2014

En présence de monsieur le juge Barnes

 

ENTRE :

GARY HENNESSEY

 

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une action par laquelle Gary Hennessey réclame à la Couronne fédérale des dommages-intérêts qui découlent censément de la conduite de plusieurs fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC ou l’Agence), à St. John’s, à Terre-Neuve. M. Hennessey prétend que ces fonctionnaires ont agi de façon malveillante et illégale dans les efforts qu’ils ont faits pour recouvrer des arriérés de versements de retenues à la source et que, en agissant de la sorte, ils ont causé la ruine de son entreprise de gestion de feuilles de paie, Administrative Services.

 

[2]               La déclaration qui a été déposée pour le compte de M. Hennessey n’est pas un modèle de limpidité sur le plan juridique ou factuel. Ce document comporte, pour l’essentiel, une litanie de doléances quant à la manière dont les agents de l’ARC ont traité son entreprise.

 

[3]               La principale allégation de M. Hennessey est que des fonctionnaires de l’ARC, agissant de façon délibérée, malveillante, négligente, arbitraire et illégale, ont comploté pour tenter d’obtenir de lui le recouvrement de retenues à la source que ses clients devaient payer et à l’égard desquelles, dit-il, il n’assumait aucune responsabilité juridique. Les mesures de recouvrement de l’ARC ont été, a-t-il dit, des tactiques de « fiers-à-bras » et une forme de chantage. Il allègue aussi que l’ARC a agi de manière fautive en déposant des accusations criminelles contre lui pour évasion et fraude fiscales ainsi qu’en procédant à une fouille et à une saisie illégales de ses dossiers. Tout cela, affirme-t-il, s’est soldé par la ruine de son entreprise ainsi que par une faillite personnelle.

 

[4]               Les causes d’action précises qui sont plaidées comprennent des actes de négligence, des violations de la Charte de même que les délits de faute dans l’exercice d’une charge publique, de diffamation et de poursuite abusive. La demande de réparation comporte l’octroi de dommages‑intérêts pour perte de revenus d’entreprise et de revenus personnels, pour atteinte au crédit, à la réputation et à la santé physique et mentale, ainsi que pour diverses violations de la Charte.

 

Le contexte

[5]               Pendant une période d’environ 19 ans, M. Hennessey a exploité à Terre-Neuve une entreprise qui fournissait à ses clients des services de gestion de feuilles de paie. Cette entreprise a mené ses activités jusqu’en 2007 à titre d’entreprise individuelle, sous la raison sociale « Administrative Services ».

 

[6]               La plupart des clients d’Administrative Services étaient des personnes atteintes d’une déficience qui avaient besoin de soins de relève et à domicile constants, à financement provincial (les clients). Selon les plans initiaux, la province de Terre-Neuve (la province) – ou, plus tard dans le cas présent, l’Eastern Health Board (Eastern Health) – évaluait les besoins des clients et les autorisait à retenir les services des fournisseurs de soins nécessaires. La province finançait ces services en payant aux clients les montants dont ils avaient besoin pour s’acquitter de leurs obligations en matière de paie, ce qui incluait la part requise pour les retenues à la source (l’impôt sur le revenu, le Régime de pensions du Canada et l’Assurance-emploi). Selon ce modèle, les clients étaient les employeurs potentiels des préposés aux soins, et il leur incombait de ce fait de payer la rémunération et les retenues à la source ainsi que d’établir les documents T4 requis. Ce modèle, comme il fallait s’y attendre, s’est révélé impraticable dans la plupart des cas. De nombreux clients ou leurs tuteurs n’avaient pas la formation, l’expérience ou les capacités requises pour agir en tant qu’employeurs et n’étaient pas en mesure de répondre aux exigences que comportait la gestion d’une feuille de paie. À la longue, plusieurs centaines de clients ont pris du retard dans le versement des retenues à la source et, cela va de soi, l’ARC a commencé à se soucier sérieusement de l’ampleur que prenait le problème. Des discussions avec la province ont suivi, et il a été décidé que la solution résidait dans le fait d’engager des fournisseurs de services de paie. Ces fournisseurs agiraient comme mandataires pour les clients en s’acquittant de leurs obligations en matière de paie. La province a convenu à son tour de payer aux fournisseurs des frais administratifs pour chaque opération relative à la paie qu’ils exécutaient.

 

[7]               M. Hennessey a fini par devenir le plus gros fournisseur de services de paie à St. John’s et dans les environs. Une bonne part de la croissance de son entreprise résultait des cas qui lui étaient renvoyés, dont certains recommandés par des membres du personnel d’Eastern Health (voir, par exemple, le témoignage de Mary Tobin à la page 158, volume 1 de la transcription du procès). Avant que son entreprise s’effondre, M. Hennessey gérait plusieurs centaines de comptes de soins de relève et à domicile. Quand Administrative Services a fermé ses portes en 2007, les charges que ses clients avaient à payer à l’ARC pour des retenues à la source impayées dépassaient la somme d’un million de dollars. Le fait ultime qui a amené M. Hennessey à fermer l’entreprise a été la délivrance, par l’ARC, d’une demande formelle de paiement à Eastern Health en vue de l’interception de 30 % des paiements dus à l’entreprise au titre des versements de retenues à la source courants.

 

La question en litige

[8]               La défenderesse est-elle redevable envers le demandeur de dommages-intérêts par suite de la fermeture de son entreprise individuelle, Administrative Services?

 

La preuve

[9]               Le demandeur a appelé de nombreux témoins, dont plusieurs employés actuels et antérieurs de l’ARC, mais bien peu des témoignages qui sont ressortis ont été d’une pertinence quelconque à l’égard des allégations de responsabilité de M. Hennessey. Aucune comptabilisation financière précise de ce qui est arrivé n’a été établie, mais l’aperçu général des faits survenus n’a généralement pas été un objet de controverse ou de désaccord entre les témoins. Sont présentés ci-après les éléments de la preuve qui, d’après moi, sont les plus pertinents.

 

Betty Farrell

[10]           Mme Farrell a travaillé pendant 21 ans auprès du ministère des Services sociaux de Terre‑Neuve et, plus tard, durant plus de 15 ans, à titre de commis administrative, auprès de l’Eastern Health Board. Ses responsabilités consistaient notamment à recevoir du personnel sur le terrain les approbations relatives aux soins à domicile et de relève, ainsi qu’à préparer les autorisations nécessaires pour financer l’embauche de préposés aux soins. Elle a décrit en ces termes le processus d’autorisation des soins à domicile :

[traduction]

 

R.        Nos clients étaient des gens qui étaient handicapés sur le plan physique, sur le plan du développement, et ils s’organisaient pour que ce soit un commis-comptable qui se charge de leur comptabilité pour les préposés aux soins à domicile. Ces préposés étaient embauchés pour venir fournir les soins à domicile, les soins de relève, et c’était un commis-comptable qui s’occupait de la feuille de paie du préposé aux soins à domicile pour le compte du client. Ensuite le commis-comptable transmettait ses factures à Eastern Health, et c’était moi qui entrais les factures dans le système après avoir obtenu l’autorisation, c’est-à-dire l’approbation donnée pour ce client.

 

 

[11]           Selon le système que Mme Farrell a décrit, lorsqu’un client retenait les services d’un fournisseur de services de paie, les opérations financières et administratives requises se passaient entre l’organisme provincial de financement, le fournisseur de services de paie et les préposés aux soins. Même si les clients étaient en théorie les employeurs des préposés aux soins, c’était aux fournisseurs de services de paie qu’incombaient toutes les obligations relatives à la paie.

 

[12]           Ce système a conservé une faiblesse fondamentale. Alors que les clients avaient habituellement besoin des services ininterrompus et de longue durée de leurs préposés aux soins, le modèle administratif ne fonctionnait pas toujours au même rythme, et les retards de paiement étaient fréquents. Mme Farrell a expliqué ces retards dans le témoignage suivant :

[traduction]

 

Q.        Donc, si vous pouviez expliquer au juge une simple situation hypothétique, si j’étais Administrative Services et si je transmettais à Eastern Health une facture disant que, en fait, voici le nombre d’heures qui ont été travaillées, et je veux être payé pour cela, y avait-il des retards quelconques? Pouvait-il y avoir des retards avant que j’obtienne le montant que j’avais facturé?

 

R.        Oh oui, il pouvait y avoir des retards d’un à six mois.

 

Q.        Et pourquoi est-ce que…?

 

R.        Il arrivait qu’une facture ne soit pas payée avant six mois.

 

Q.        Et pourquoi cela, Mme Farrell?

 

R.        Ça pouvait être à cause, il pouvait y avoir plusieurs raisons différentes. Il se pouvait que l’on attende simplement que l’agent d’aide financière consigne l’autorisation dans le système, inscrive l’approbation dans le système, ou il se pouvait que l’on attende juste que la travailleuse sociale transmette les renseignements à l’agent d’aide financière. C’est à peu près – et les factures, souvent cela pouvait durer probablement six mois.

 

LE JUGE :

 

Q.        Cela arrivait-il souvent? Combien de factures traitiez-vous tous les mois?

 

R.        C’était aux deux semaines. Les factures étaient envoyées aux deux semaines.

 

Q.        De combien de comptes vous occupiez-vous? De combien de comptes de clients différents vous occupiez-vous?

 

R.        Probablement plus d’un millier.

 

Q.        Un millier. Et combien de ces comptes pouvaient avoir plus d’un mois de retard en termes de paiement?

 

R.        Cela variait. Disons qu’après qu’une autorisation était générée, l’approbation pouvait demander un mois. Elle pouvait s’étendre sur trois mois. Cela pouvait aller jusqu’à six mois. Mais pas plus longtemps qu’un an, c’était le plus long que pouvait durer l’approbation. Donc, lorsqu’on générait cette autorisation, on la générait pour un, trois, six mois ou un an. Ces autorisations pouvaient expirer. C’est donc dire que vous pouviez prendre – cela pouvait prendre trois mois avant d’obtenir d’un préposé une nouvelle approbation. Maintenant, il s’agissait d’une approbation verbale que l’on donnait au commis-comptable pour qu’il continue de payer les factures parce que le client était admissible, mais on ne donnait pas l’autorisation avant que le travailleur finisse par générer l’autorisation et inscrive l’approbation dans le système.

 

Q.        Êtes-vous en mesure de dire à peu près combien de fois cela arrivait? Sur les milliers de comptes, combien d’entre eux étaient en défaut…?

 

R.        Oh, sur une période de paie de deux semaines, il pouvait y avoir trois ou quatre clients à chaque période de paie de deux semaines comme cela, parce qu’il y en avait que l’on pouvait régler pour un mois, et qu’il se pouvait donc que l’on attende une autre période de deux mois avant que l’on puisse obtenir une autre approbation et, ensuite, cela pouvait être approuvé pour six mois, et vous étiez bon pour six mois.

 

Q.        Mais trois ou quatre sur combien en tout pouvaient se retrouver dans cette situation où le paiement était fait de manière assez tardive?

 

R.        Oh, il y en avait beaucoup. C’était toujours – c’était constant.

 

Q.        Non, je suis sûr qu’il y avait toujours une situation, d’après ce que vous avez décrit, dans laquelle il y aurait des paiements tardifs, mais j’essaie juste de me faire une idée du nombre de comptes, de comptes clients, qui se rangeraient dans cette catégorie au cours d’une période de paie, en pourcentage. S’agit-il de 3 %, de 5 %, de 10 %?

 

R.        Sur une période de paie de deux semaines, j’avais probablement cinq ou six clients, des factures que je ne pouvais pas payer à chaque période de paie de deux semaines.

 

Q.        Cinq ou six sur combien en tout?

 

R.        Nous en avions environ un millier. À l’époque où je faisais ce travail, nous en avions environ un millier.

 

 

[13]           Selon Mme Farrell, les problèmes de financement qui créaient les retards de paiement aux fournisseurs de services de paie ont été exacerbés pendant une période de plusieurs mois en 2005 lorsqu’elle a pris un congé de maladie. Dans le cas de l’entreprise de M. Hennessey, il était [traduction] « très fréquent » qu’il manque, aux deux semaines, plusieurs milliers de dollars de fonds. Malgré ce problème, M. Hennessey a continué de payer au moins certains des salaires aux fournisseurs de soins pendant que les approbations nécessaires étaient en suspens.

 

[14]           Mme Farrell a déclaré qu’elle donnait souvent à M. Hennessey une garantie verbale d’admissibilité à des fonds dans l’espoir qu’il supporte le manque à gagner jusqu’à ce que les documents requis soient établis. Il va sans dire que M. Hennessey communiquait souvent avec Mme Farrell pour demander instamment que l’on rembourse les comptes de paie qui étaient en retard. À d’autres reprises, les clients, ou les préposés aux soins qui s’occupaient d’eux, appelaient Mme Farrell pour demander qu’on les paie quand M. Hennessey ne voulait ou ne pouvait pas s’acquitter d’une obligation relative à la paie. Mme Farrell a reconnu que, malgré ces retards de paiement, M. Hennessey finissait pas être remboursé lorsque [traduction] « les factures étaient finalement inscrites dans le système (voir les pages 87 et 96, volume 1 de la transcription du procès). Elle a également confirmé que, vers 2003, la province avait tenté de rectifier le problème de financement tardif en versant à M. Hennessey des avances forfaitaires. Selon Mme Farrell, il ne s’agissait pas là d’une solution idéale, car il fallait d’abord rapprocher ces avances et les fonds approuvés qui étaient ensuite accordés.

 

Michelle Simmons

[15]           Mme Simmons a travaillé comme agente d’aide financière auprès d’Eastern Health pendant un certain nombre d’années. À ce titre, elle avait pour tâche de déterminer l’admissibilité des clients à des soins à domicile. Une fois que l’approbation requise était générée, elle délivrait une autorisation à un administrateur de feuilles de paie choisi par le client. Cet administrateur, aux deux semaines, transmettait à son tour une facture à Eastern Health pour paiement, et un chèque était alors émis.

 

[16]           Mme Simmons a eu souvent affaire à M. Hennessey, principalement en rapport avec des retards de paiement. Comme Mme Farrell, elle a confirmé que les paiements [traduction] « étaient constamment en retard » et que les arriérés de paiement dus à M. Hennessey étaient souvent de l’ordre de quelques milliers de dollars.

 

[17]           Mme Simmons a également reconnu qu’avant le concours des administrateurs de feuilles de paie, bien des clients étaient incapables de gérer une feuille de paie et prenaient du retard dans les versements qu’ils devaient effectuer à l’ARC. Elle a décrit le problème en ces termes :

[traduction]

 

R.        Oui, et tout a commencé essentiellement en 1996 quand un représentant de l’ARC est venu nous voir pour montrer aux fournisseurs de soins comment s’occuper des feuilles de paie et comment faire les versements, parce que le gouvernement n’allait pas payer de frais administratifs. Quand je suis arrivée en 1999, nous recevions des appels téléphoniques de ces personnes qui disaient : « J’ai – je ne sais pas comment faire ça. Je ne sais pas ce que je suis en train de faire. Il faut que quelqu’un jette un coup d’œil à ça », ou bien « Je ne sais pas comment m’occuper de la paie. Pourquoi est-ce que c’est nous qui devrions faire ça? » Et c’était là le genre de choses qu’on nous disait. On a donc commencé à m’envoyer faire – dans les foyers, faire la vérification et, essentiellement dans presque tous les cas dont je me suis occupée, leur réponse était : « Nous ne savons pas comment faire ça. Nous ne savons pas ce que nous faisons. » Et certains, certains faisaient légitimement les choses de travers, faisaient délibérément les choses de travers, et ils ne faisaient pas ce qu’ils étaient censés faire et n’effectuaient pas les versements.

 

Q.        Donc, l’avantage de faire affaire avec un administrateur professionnel, c’est que quelqu’un s’occupe des versements?

 

R.        Oui.

 

Q.        Et, souhaitons-le, de manière professionnelle et appropriée?

 

R.        Oui.

 

 

[18]           Selon Mme Simmons, quand M. Hennessey prenait en charge un compte qui comportait des arriérés de versements, Eastern Health ne prenait aucune disposition pour le protéger ou pour l’isoler autrement des obligations antérieures du client, ce qui incluait l’accumulation d’intérêts et de pénalités connexes.

 

[19]           En 2005, des représentants d’Eastern Health et de l’ARC se sont réunis en vue de discuter du problème des arriérés de versements des clients. Il ont conclu de ne pas recouvrer cet argent de ces derniers à cause du risque d’indignation publique que susciterait un tel geste et parce que, de toute façon, la plupart d’entre eux n’étaient pas en mesure de payer.

 

Carlson Young

[20]           M. Young travaille comme examinateur des comptes en fiducie auprès de l’ARC, à St. John’s (Terre-Neuve). Il est entré au service de l’ARC en 1981 et, en 1985, il est devenu vérificateur des feuilles de paie (un poste qui porte aujourd’hui le nom d’« examinateur des comptes en fiducie »).

 

[21]           En 1995, M. Young a rencontré des fonctionnaires de la province en vue de discuter du problème que posaient de plus en plus les arriérés de versements de retenues à la source au sein du programme provincial des soins à domicile. Lors de cette réunion, les parties ont discuté d’un point qui préoccupait la province, à savoir qu’elle ne voulait pas qu’on la considère comme l’employeur des préposés aux soins à domicile. M. Young a expliqué quelles étaient les caractéristiques d’une relation d’emploi et a recommandé que la province évite de prendre en charge la gestion du programme. En particulier, il a conseillé de laisser à chaque client le soin de trouver un fournisseur de services de paie.

 

[22]           Au cours de son travail en tant qu’examinateur des comptes en fiducie, M. Young a eu de fréquents contacts avec des fournisseurs de services de paie à des préposés aux soins à domicile, dont M. Hennessey et les membres de son personnel. Cela incluait des vérifications périodiques des comptes de paie relatifs aux soins à domicile. Même si l’ARC tenait ces comptes au nom des différents clients, une autorisation donnée par ces derniers lui permettait de faire directement affaire avec M. Hennessey. Des états périodiques des comptes des clients, établis par l’ARC, étaient également envoyés à M. Hennessey pour le compte de ses clients.

 

[23]           Lors des vérifications qu’il a faites au sujet des comptes des clients de M. Hennessey entre 2002 et 2004, M. Young a relevé des versements manquants et il les a portés à l’attention de M. Hennessey. Celui-ci a expliqué à M. Young que le problème était dû en partie à des soldes d’arriérés préexistants, qui s’étaient accumulés avant qu’il intervienne dans le processus. Selon M. Hennessey, le fait que l’ARC appliquait certains des versements courants de ses clients à des arriérés qui dataient d’avant sa prise en charge des comptes aggravait le problème. M. Young a expliqué que cela pouvait arriver si un versement courant n’était pas désigné correctement comme applicable à l’année en cours, auquel cas ce versement était imputé sur les arriérés.

 

[24]           M. Young a tenté de travailler avec M. Hennessey pour relever les comptes problématiques. Il a déclaré que [traduction] « pour chacun des comptes que [M. Hennessey] m’a soumis et qu’il jugeait erronés ou inexacts, je m’en suis occupé et j’ai répondu à M. Hennessey. » Ces discussions et ces rajustements se reflètent dans certaines des communications qu’il y a eues entre M. Hennessey et M. Young, notamment au début de l’année 2004 (pièces D-3, D-4, D-5, D-6, D-7, D-8, D-9, D-10, D-11, D-12 et D-13).

 

[25]           M. Young a également confirmé que M. Hennessey aurait pu protéger son entreprise contre le problème des arriérés préexistants en demandant simplement à l’ARC de créer un nouveau compte de paie au moment où il prenait en charge un nouveau client. En l’absence d’un tel changement, l’ARC gérait le compte de chaque client comme une obligation continue et sans tenir compte de l’intervention de M. Hennessey dans le processus.

 

Amanda Dawe

[26]           Mme Dawe est une ancienne cliente de M. Hennessey. Elle a déclaré que, lorsque ce dernier avait pris en charge la gestion du compte de paie relatif aux soins à domicile que recevait sa fille en 2007, elle devait à l’ARC des arriérés de versements. Dans une lettre établie en son nom par M. Hennessey, en date du 21 mars 2009 (pièce P-2), Mme Dawe a déclaré que, à sa connaissance, M. Hennessey avait acquitté le solde qui était dû à l’ARC. Il a toutefois été évident, lors du contre-interrogatoire, qu’elle n’avait aucune connaissance directe du fait que les arriérés avaient été payés. Elle avait présumé que c’était le cas, parce que l’ARC n’était plus jamais entrée en contact avec elle pour obtenir un paiement.

 

Ed Brown

[27]           M. Brown a été au service de l’ARC pendant plus de 25 ans et, au cours des 10 dernières années de son emploi, il a travaillé comme agent des décisions. Il est aujourd’hui à la retraite.

 

[28]           En 2007, on a demandé à M. Brown d’établir une décision visant à déterminer qui était l’« employeur » des préposés aux soins de relève et à domicile qui faisaient partie d’un compte de feuilles de paie unique que gérait M. Hennessey. Cette décision avait pour but de déterminer laquelle des parties en cause était chargée du paiement des retenues à la source. M. Brown a conclu qu’un fournisseur de services de paie [traduction] « qui ne fournit que des services de paie n’est pas considéré comme un employeur ou un employeur réputé pour l’application des dispositions législatives concernant l’AE et le RPC (la pièce P‑4, ainsi que le témoignage fait à la page 114, volume 2 de la transcription du procès). Dans ce cas précis, M. Brown a conclu que ni M. Hennessey ni Eastern Health ne [traduction] « peuvent être considérés comme l’employeur réputé » (pièce P-5).

 

Robert Fitzpatrick

[29]           M. Fitzpatrick a travaillé pour M. Hennessey à titre d’adjoint administratif pendant deux ans environ dans les années 1990. Lors d’une visite ultérieure au bureau de M. Hennessey, en 2004, il a entendu par hasard une conversation téléphonique entre ce dernier et un homme du nom de Moffatt, de l’ARC. M. Fitzpatrick a déclaré que M. Moffatt menaçait de saisir les biens de M. Hennessey s’il ne mettait pas à jour les retenues à la source de ses clients qui étaient en souffrance. M. Fitzpatrick a aussi dit avoir entendu par hasard des conversations semblables, faites par téléphone haut-parleur, au moment d’autres visites au bureau de M. Hennessey, et avoir été présent à une occasion où deux vérificateurs de l’ARC étaient arrivés. Il a indiqué que leur [traduction] « ton », cette fois-là, était agressif. M. Moffatt est aujourd’hui décédé.

 

William Collins

[30]           M. Collins est comptable agréé. Il a pris en charge un compte de feuilles de paie de clients dont M. Hennessey s’occupait. Il a aussi travaillé pendant peu de temps comme fournisseur de services de paie pour quelques autres comptes relatifs aux soins à domicile. Il a pris la décision prudente de renoncer à ce travail à cause du sentiment de frustration que suscitaient les retards de paiement d’Eastern Health et du besoin correspondant de « couvrir » dans l’intervalle les feuilles de paie en puisant dans ses propres ressources.

 

Susan Norman

[31]           Me Norman est avocate au sein du cabinet Stewart McKelvey, à St. John’s. Au début de 2007, elle a représenté Eastern Health dans ses rapports avec l’ARC, au sujet du problème que posaient les retenues à la source impayées qui étaient liées aux comptes de paie relatifs aux soins à domicile. En cette qualité, elle a écrit à l’ARC pour réfuter la prétention de cette dernière selon laquelle Eastern Health assumait une certaine responsabilité juridique à l’égard des arriérés accumulés (pièce P‑7). Tout en faisant état de la position selon laquelle ni Eastern Health ni M. Hennessey n’assumaient une responsabilité quelconque, la lettre de Me Norman contenait une offre de règlement « sous toutes réserves » de 100 000 $. Cette offre était subordonnée à la condition que l’ARC annule [traduction] « la totalité des arriérés, des pénalités et des intérêts datant d’avant 2007 et concernant les divers comptes de clients. » L’ARC a par la suite rejeté cette offre, et aucun règlement n’a jamais été conclu.

 

George Butt

[32]           M. Butt est un comptable agréé qui a travaillé durant de nombreuses années pour la province de Terre-Neuve. À partir de 1990, il a occupé un certain nombre de postes administratifs de niveau supérieur dans le domaine des soins de santé. Au moment de son témoignage, il exerçait les fonctions de vice-président des Services généraux auprès d’Eastern Health, et il relevait du chef de la direction.

 

[33]           M. Butt a expliqué qu’Eastern Health avait été créé en 2005 à partir du regroupement de sept conseils de santé situés dans l’est de Terre-Neuve.

 

[34]           C’est en 2006 que M. Butt a entendu parler pour la première fois du problème des versements en souffrance liés aux comptes de paie relatifs aux soins à domicile. Le problème a été porté à son attention le jour où un représentant de l’ARC, qui cherchait à obtenir leur paiement, est entré en contact avec lui. M. Butt a examiné la question et a conclu que la situation s’était transformée en une [traduction] « spirale presque incontrôlable » et que l’inquiétude qu’avait M. Hennessey au sujet de la prise en charge de dettes non financées avait un certain fondement. Plus tard, M. Butt a qualifié la situation de [traduction] « fouillis » (voir la page 86, volume 3 de la transcription du procès).

 

[35]           La situation, tel que M. Butt la percevait à l’époque, est résumée dans la lettre datée du 7 novembre 2006 (pièce P-8) qu’il a envoyée au sous-ministre adjoint du ministère de la Santé et des Services communautaires :

[traduction]

 

Administrative Services est un service de tenue de livres/comptabilité à laquelle Eastern Health a recours pour faciliter la fourniture de services de paie aux employés de clients qui bénéficient de services de soutien à domicile. Administrative Services fournit ce service à des clients depuis 18 ans environ, à l’époque où Ressources humaines et Emploi administrait le programme de soutien à domicile. Durant toute cette période, Administrative Services a été chargée des comptes de paie d’environ 540 clients et fournisseurs de soins.

 

Comme vous le savez, Eastern Health se trouve maintenant coincée au milieu d’un litige opposant l’Agence du revenu du Canada (ARC) et Administrative Services, à propos de versements de retenues à la source en souffrance. L’ARC a établi deux rapports énumérant les soldes impayés de comptes de clients qu’administre Administrative Services. Le premier rapport, présenté le 9 janvier 2006, fait état d’un montant total à payer de 442 300 $ à l’égard de 132 comptes. Un second rapport, présenté le 20 janvier 2006, fait état d’un montant total à payer de 463 400 $ à l’égard de 134 comptes. Les deux montants comportent les pénalités, les intérêts et le principal (Impôt, RPC, AE). L’ARC exige qu’Eastern Health règle la dette, à défaut de quoi elle prendra directement des mesures contre Eastern Health et les clients.

 

Administrative Services soutient que cette situation est l’effet de « boule de neige » qu’a créé le fait d’avoir pris en charge, à la demande d’Eastern Health, 50 comptes comportant des soldes en souffrance d’un montant total de 175 900 $ (44 800 $ de P‑I et 131 100 $ de principal). Administrative Services attribue également les arriérés en souffrance au fait qu’il y a eu des retards dans la réception de fonds de l’ancien Conseil de la santé et des services communautaires et, avant cela, du ministère des Ressources humaines et de l’Emploi. Administrative Services a payé sur ces comptes des intérêts et des pénalités, qui, soutient-elle, sont de l’ordre de 800 000 $ à 1 000 000 $, à partir de ses rentrées de fonds ordinaires, ce qui a eu pour résultat de créer des arriérés dans les comptes courants. Administrative Services indique qu’elle a mis Eastern Health (à l’époque HCCSJ) et le gouvernement au courant des problèmes avec lesquels elle est aux prises, mais elle a fourni peu de documentation sur le sujet.

 

En apprenant cela, nous avons tout d’abord pensé que les fonds destinés au paiement des services aux clients avaient peut-être été utilisés à mauvais escient. Nous avons retenu les services du cabinet Grant Thornton afin d’étudier la situation; ce dernier n’a découvert aucune preuve d’acte répréhensible de la part d’Administrative Services, et il a confirmé que le problème était l’effet de « boule de neige » que créait le fait d’avoir à payer, à partir des rentrées de fonds, des pénalités, des intérêts et des arriérés sur des comptes en souffrance dont cette entreprise avait hérité.

 

Nous avons également demandé au cabinet d’avocats Stewart, McKelvey, Stirling Scales d’examiner le risque que nous courions dans cette situation, et son opinion est jointe en annexe. Ce cabinet décrit un certain nombre d’options qui, selon nous, requièrent l’accord du gouvernement, ce qui met en cause à la fois le ministère de la Santé et des Services communautaires et le ministère des Finances.

 

Il serait très utile que vous organisiez une réunion entre vous‑mêmes, nous‑mêmes et d’autres personnes au gouvernement qui, selon vous, seraient concernées. La situation s’aggrave, et il est nécessaire d’y répondre.

 

 

[36]           C’est vraisemblablement à la suite de la réunion proposée par M. Butt qu’Eastern Health a autorisé sa conseillère juridique à proposer une somme de 100 000 $ en règlement de la demande de l’ARC. Cette offre n’a pas eu de suite, car, comme M. Butt s’en est souvenu, l’ARC a finalement conclu qu’Eastern Health n’était nullement responsable des arriérés de versements des clients.

 

[37]           M. Butt a ajouté que la référence faite dans sa lettre à la somme de 800 000 $ à 1 000 000 $ en pénalités et en intérêts accumulés que M. Hennessey avait prise en charge émanait de manière anecdotique d’Administrative Services et que la province ne l’avait pas vérifiée. Quand on lui a demandé si Eastern Health avait essayé de quantifier les montants que M. Hennessey réclamait, il a répondu : [traduction] « c’était presque impossible à faire » (voir la page 63, volume 3 de la transcription du procès). Le mieux que M. Butt a pu faire a été de décrire ainsi l’origine du problème :

[traduction]

 

R.        D’après ce que j’ai compris, le modèle précédent de ce programme, et là encore c’était avant mon temps, c’était que les bénéficiaires des soins étaient eux-mêmes responsables de payer leurs propres employés et d’effectuer leurs propres versements, et je crois que, pour certains bénéficiaires, c’était devenu un problème et que les versements n’étaient pas faits. Je crois qu’au départ, dans les années 1990 peut-être, quand il a été décidé de confier ces comptes à des services de paie tels qu’Administrative Services, certains de ces comptes, quand ils ont été transférés, comportaient des arriérés qui n’ont pas fait l’objet d’un financement pour l’entreprise de M. Hennessey. Autrement dit, on lui a refilé un tas de comptes à gérer qui accusaient des arriérés.

 

Q.        D’accord.

 

R.        Et, selon ma compréhension de la situation, le chiffre que je me souviens d’avoir entendu, et je ne me rappelle pas pourquoi – je ne peux pas le vérifier, c’était quelque chose comme 60 000 $ de ces montants étaient – de ces comptes – le solde cumulatif de ces comptes qui n’avaient pas été financés convenablement ou qui avaient accumulé des arriérés aux mains des clients eux-mêmes ont été, en fait, transférés à Administrative Services, et cela a été en quelque sorte l’origine de tous ces problèmes, en ce sens que ces problèmes n’ont pas été réglés et qu’ensuite, dans les efforts qui ont été faits pour acquitter les obligations relatives à un compte en particulier, les montants étaient transférés à partir d’un autre, ce qui entraînait l’imposition de pénalités et d’intérêts à ce compte, et que ces pénalités, si j’ai bien compris, étaient de 10 % chaque fois que l’on était en retard, de sorte qu’on peut voir rapidement ce qui allait arriver. Telle est donc, selon moi, l’origine de toute cette situation.

 

 

[38]           M. Butt a également déclaré que l’offre de règlement de 100 000 $ qu’Eastern Health avait proposée à l’ARC était fondée sur la présomption vraisemblable de M. Hennessey, soit environ 60 000 $ d’arriérés préexistants, plus 40 000 $ d’intérêts et de pénalités accumulés jusque-là.

 

[39]           En contre-interrogatoire, M. Butt a confirmé qu’Eastern Health n’avait imposé aucune condition financière aux fournisseurs de services de paie et n’avait aucun moyen de savoir si les retenues à la source étaient bel et bien versées. Il a déclaré aussi qu’Eastern Health s’attendait, mais cela n’était pas documenté, à ce que ses fournisseurs de services de paie supportent, à partir de leurs propres ressources à court terme, les feuilles de paie qui se rapportaient aux soins à domicile et qui n’étaient pas encore financées. Parallèlement, a déclaré M. Butt, il n’incombait pas à Eastern Health de rembourser aux clients ou aux fournisseurs de services de paie les intérêts et les pénalités qui découlaient de tout retard sur le plan du financement.

 

[40]           Malgré le fait que l’on s’attendait à ce que M. Hennessey supporte lui-même le coût des feuilles de paie relatives aux soins à domicile qui attendaient une approbation officielle, M. Butt a émis l’avis en apparence contradictoire que M. Hennessey ne pouvait pas rembourser ces avances à son entreprise, et c’est ce qui ressort de l’échange suivant :

[traduction]

 

Q.        Et il était prévu, comme vous l’avez dit plus tôt, que les fournisseurs de services de paie remboursent les fonds au préposé, les fonds, ainsi qu’à l’Agence du revenu du Canada?

 

R.        Exact.

 

Q.        Mais si lui, au lieu de verser les fonds à l’Agence du revenu du Canada, se servait de ces fonds pour payer sa dette personnelle, cela ne vous aurait pas posé de problème?

 

R.        Oh, absolument. Cela m’aurait effectivement causé un problème.

 

Q.        Très bien, donc il – selon Eastern Health, il n’était pas censé faire cela?

 

R.        Nous nous attendions à ce que les fonds que nous donnions à M. Hennessey pour qu’il les verse à Revenu Canada soient versés à Revenu Canada.

 

 

Gerald Power

[41]           M. Power est un ancien employé du ministère de la Santé et des Services communautaires. Il a pris sa retraite vers 2005. Ses responsabilités consistaient à superviser le programme provincial des soins à domicile dans la région de St. John’s. Il a décrit le programme de manière assez détaillée, de même que le processus suivi pour obtenir les approbations requises au sujet des services de soins à domicile. Il a déclaré que bien des [traduction] « situations étaient très fluctuantes, exigeant des types de services à forte intensité et très immédiats », qui pouvaient changer de temps à autre.

 

[42]           M. Power était au courant de l’existence d’Administrative Services et savait qu’il s’agissait du plus gros fournisseur de services de paie dans la région de St. John’s. Il a reconnu aussi qu’il y avait des retards dans l’émission de quelques chèques de paie, et il a expliqué le problème dans le cadre de l’échange suivant :

[traduction]

 

R.        Des clients téléphonaient et disaient : « J’ai un problème, je ne semble pas avoir reçu les fonds. » ou quelque chose du genre, donc oui, il y avait des perturbations et il y avait de retards, sans aucun doute.

 

Q.        Et ces retards, s’agissait-il plus d’un problème récurrent que d’une anomalie?

 

R.        N’oubliez pas que j’essaie maintenant d’être juste. La plupart du temps nous étions – c’est-à-dire, 96 % du temps c’était parfait.

 

Q.        D’accord.

 

R.        Il y avait des fois où, pour diverses raisons comme je l’ai décrit, où, non, cela n’arrivait pas et il y avait des retards – parfois des retards de plusieurs semaines en fin de compte, et il pouvait s’agir d’une situation où, comme je l’ai déclaré, une travailleuse sociale essayait de recueillir plus d’informations ou un AAF essayait de recueillir plus de renseignements. Parfois, c’était juste à cause de la charge de travail, juste à cause d’un congé de maladie, il y avait bien des choses qui pouvaient causer les retards.

 

 

[43]           M. Power a déclaré que, dans le cas des clients de M. Hennessey, les arriérés de versements de retenues à la source étaient souvent de l’ordre de quelques dizaines de milliers de dollars et, parfois, ils étaient supérieurs à 100 000 $. Néanmoins, M. Hennessey savait que [traduction] « divers chèques apparaîtraient en temps utile, qu’il pourrait appliquer à la situation de divers clients » et que, dans cette expectative, il couvrait lui-même les feuilles de paie. M. Power a également déclaré que d’autres fournisseurs de services de paie [traduction] « ont opté pour la position selon laquelle si vous les gars ne m’envoyez pas l’argent, je ne paierai rien, je ne mettrai pas un sou de mon propre argent dans cette affaire, c’est vous qui vous occupez du client, c’est vous qui vous occupez du fournisseur de soins ». Selon M. Power, c’était M. Hennessey qui avait [traduction] « décidé en cours de route qu’il allait mettre son propre argent là-dedans ». En contre-interrogatoire, il a admis qu’il n’était pas sûr si M. Hennessey couvrait personnellement les comptes de paie non financés ou s’il le faisait à partir des avances de paie forfaitaires qu’Eastern Health versait.

 

Gerard Ennis

[44]           M. Ennis, ancien fonctionnaire de l’ARC, est aujourd’hui à la retraite. Pendant six ans environ, avant de prendre sa retraite en 2011, il a travaillé comme agent de recouvrement. Avant cela, il avait travaillé pendant un certain nombre d’années comme vérificateur des retenues à la source.

 

[45]           M. Ennis a rencontré M. Hennessey pour la première fois au début de 2006. Après cela, ils ont eu de fréquents contacts. L’unique responsabilité de M. Ennis à ce stade était les comptes en souffrance de M. Hennessey. Il a déclaré que la première réunion avait pour but de se présenter et d’informer M. Hennessey qu’il avait été affecté à la gestion de ses comptes de paie relatifs aux soins à domicile. Il lui a déclaré qu’ils allaient tenter ensemble de trouver une solution au problème des arriérés de versements, et, plus précisément [traduction] « d’identifier les comptes de M. Hennessey, d’essayer de régler avec lui les soldes qui existaient, et même de rajuster des soldes qui n’étaient peut-être pas exacts, ceux que nous pouvions confirmer ».

 

[46]           M. Ennis était au courant que M. Hennessey avait pris en charge des comptes de clients qui comportaient des soldes préexistants et que l’ARC avait imputé certains versements courants sur ces arriérés. Il a déclaré qu’après avoir commencé à examiner les comptes il avait pu, avec l’aide de M. Hennessey, relever certains comptes qui comportaient des arriérés préexistants.

 

[47]           M. Ennis a déclaré qu’entre janvier 2006 et juillet 2007 il avait consacré tout son temps à l’examen des comptes de paie de M. Hennessey et qu’il avait rajusté des soldes d’arriérés. Le résultat de son travail est présenté à la pièce P‑14.

 

[48]           M. Ennis a fait remarquer que l’ARC n’avait aucun moyen de savoir si M. Hennessey avait effectué un paiement à l’égard du compte de client en puisant dans ses propres ressources. L’hypothèse de travail de l’ARC était toujours que les fonds venaient du client et que les crédits de compte s’accumulaient au profit du client. De plus, les arriérés étaient perçus [traduction] « précisément sur ce compte en particulier » (page 132, volume 4 de la transcription du procès).

 

[49]           Une partie du travail de M. Ennis avait consisté à identifier les comptes des clients que M. Hennessey avait pris en charge avec des arriérés préexistants ou dans lesquels des arriérés s’étaient créés après que ce dernier avait cessé de s’en occuper. Dans un courriel daté du 15 mars 2007, M. Ennis a fait état de dix de ces comptes, représentant un solde créditeur total de 138 547,125 $ (pièce P‑15). Il n’a pas été clairement établi si – et dans quelle mesure – M. Hennessey avait appliqué des paiements à ces montants. M. Ennis a toutefois indiqué qu’à défaut d’informations de la part de M. Hennessey, l’ARC n’avait aucun moyen défini de déterminer à quel moment celui-ci avait concrètement pris en charge l’administration d’un compte de client en particulier.

 

[50]           En contre-interrogatoire, M. Ennis a fait état d’une communication de M. Hennessey, datée du 23 juillet 2007, dans laquelle il reconnaissait l’existence, pour l’année civile 2006, d’arriérés de versements de retenues à la source d’un montant de 615 188,46 $ (pièce D‑14). D’après les propres calculs de M. Hennessey, il aurait dû verser en 2006 la somme de 1 038 404,65 $, mais n’avait payé en fait que 423 216,19 $. Pour les six premiers mois de l’année 2007, M. Hennessey a reconnu qu’il manquait une autre somme de 188 003,70 $.

 

Mary Benson

[51]           Mme Benson a pris sa retraite de l’ARC en 2012, après y avoir travaillé pendant plus d’une vingtaine d’années à un certain nombre de titres. Son témoignage a principalement porté sur son rôle à l’égard des demandes d’accès à l’information (AI) de M. Hennessey. Elle a décrit le processus suivi pour traiter les questions de cette nature et a déclaré que ces dossiers étaient ouverts et réglés à la Direction de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels (AIPRP) de l’ARC, à Ottawa. Le bureau local avait pour tâche de recueillir tous les documents pertinents et de les transmettre à Ottawa, assortis parfois de recommandations concernant des informations à supprimer. C’était néanmoins à la Direction de l’AIPRP qu’il incombait de décider ce qui pouvait être légalement communiqué ou retenu, ainsi que de procéder à toutes les suppressions nécessaires :

[traduction]

 

R.        C’était le personnel de la Direction de l’AIPRP qui décidait si les informations seraient communiquées ou pas. Il ne vient pas nous dire s’il est d’accord avec nous ou pas. Nous faisons simplement la recommandation et c’est lui qui décide ce qui sera envoyé au client. Ce n’est pas à nous de le faire.

 

[Voir aussi la page 30, volume 5 de la transcription du procès.]

 

 

[52]           Mme Benson a été questionnée sur le traitement des demandes d’AI de M. Hennessey et elle a confirmé qu’elle avait suivi le processus habituel. Elle savait aussi que M. Hennessey était insatisfait du niveau de communication initial. C’est ce qui ressort de l’échange suivant :

[traduction]

 

R.        Je ne me rappelle pas tous les détails. Je sais que nous avions reçu plusieurs demandes de M. Hennessey et je sais que nous avions fait des recherches auprès de la division à plus d’une reprise pour y trouver des informations, pour essayer de voir s’il y avait là quelque chose que nous ne lui avions pas envoyé. Je n’ai jamais vraiment compris ce qui manquait et je ne pouvais donc pas m’adresser à une division en particulier et dire : « M. Hennessey cherche à obtenir quelque chose de vous. » Je sais seulement que – et à moins de recevoir une autre demande, que ce n’était pas ma responsabilité.

 

Q.        Êtes-vous consciente que M. Hennessey se plaignait non seulement de ne pas obtenir tous les documents, que les documents étaient modifiés, ceux qu’il recevait, et qu’ils étaient oblitérés et caviardés? Étiez-vous au courant de cela, et je parle de –

 

R.        La première fois que j’ai entendu dire que des informations avaient été modifiées, c’est ce matin même, ici aujourd’hui.

 

 

[53]           Après 2009, Mme Benson ne s’est plus occupée de l’affaire et ignore ce qui s’est passé par la suite.

 

Glenda Bartlett

[54]           Mme Bartlett a travaillé 28 ans pour l’ARC, et elle a pris sa retraite en 2008. À l’époque de ses rapports avec M. Hennessey, elle exerçait les fonctions de chef d’équipe au Recouvrement. Au début de 2006, des fonctionnaires de la province avaient demandé à l’ARC de calculer les pénalités et les intérêts qui s’appliquaient à tous les comptes clients à compter des dates où M. Hennessey les avaient pris en charge (pièce P‑19). Mme Bartlett avait exprimé l’avis que cette tâche allait durer des mois. Une entente avait été conclue avec la province : ces informations seraient fournies pour vingt comptes types que l’ARC avait examinés plus tôt. Mme Bartlett a été interrogée sur la pièce P‑19 et elle a témoigné ainsi :

[traduction]

 

Q.        Et cela dit : « En date d’aujourd’hui, nous avons fourni à Gary Hennessey des renseignements additionnels que Santé et Services communautaires a demandés. Les deux parties ont été informées que nous avons été très coopératifs et que nous ne pouvons plus consacrer de ressources à ce dossier. » Que voulez-vous dire par cela?

 

R.        Ce que je veux dire par cela, c’est qu’il y avait tant de comptes dont Gary Hennessey s’occupait avec Administrative Services qu’il aurait fallu affecter à ce dossier des ressources à temps plein pendant plusieurs mois pour trouver les informations que la province souhaitait obtenir. Gary Hennessey lui-même aurait eu en main une bonne part de ces informations, ou il aurait dû les avoir, dans sa propre comptabilité. Nous avons tout de même consacré les ressources qu’il fallait pour examiner ces 20 comptes à titre d’échantillon, mais le rôle de l’ARC n’est pas vraiment de fournir ces informations, ce qui veut dire que nous n’avions pas dans notre budget les ressources nécessaires pour pouvoir faire ce travail à leur place.

 

Q.        À votre connaissance, existe-t-il un droit législatif quelconque – un contribuable peut-il se présenter à vous et dire : « Je veux cette information »? Êtes-vous tenus de fournir cette information, que cela demande un jour, ou dix jours, ou –

 

R.        S’il en avait fait la demande, je ne suis pas sûre de ce qu’aurait été la procédure, si Gary lui-même était venu et avait fait une demande pour ces comptes en particulier, mais il aurait fallu qu’il soit très précis. Par exemple, il aurait fallu qu’il se présente et dise : « Je veux les informations concernant ce compte en particulier. »

 

Q.        D’accord. Dans cette affaire, M. Grandy vous a parlé et a dit : « Donnez-moi le détail des pénalités et des intérêts », et, à partir de cela, vous avez généré vingt comptes.

 

R.        Oui.

 

Q.        Mais pour ce qui était d’obtenir tous les comptes relatifs aux services de paie, vous n’aviez pas les ressources pour le faire.

 

R.        C’est exact, oui.

 

Q.        Et vous n’aviez pas l’impression que l’ARC était obligée de les fournir.

 

R.        Pardon?

 

Q.        Vous n’aviez pas le sentiment que l’ARC était obligée de fournir tous les détails concernant les pénalités et les intérêts.

 

R.        Pas dans ces circonstances, non.

 

 

[55]           Mme Bartlett a ensuite fait remarquer que les propres documents comptables de M. Hennessey auraient dû être suffisants pour relever les arriérés qui s’étaient accumulés en rapport avec les comptes de paie qu’il administrait. Les renseignements lui auraient été fournis dans le cadre des demandes périodiques de paiement de l’ARC pour chacun des comptes en souffrance. Elle a déclaré aussi que M. Hennessey souhaitait qu’Eastern Health rembourse les arriérés de retenues. Il n’incombait donc pas à l’ARC de lui fournir à titre gracieux des éléments de preuve additionnels à l’appui de sa demande.

 

[56]           L’une des affirmations de M. Hennessey était que l’ARC avait pour responsabilité de lui rembourser directement les versements courants qu’elle avait appliqués aux arriérés préexistants des clients. Comme on peut le voir dans le témoignage qui suit, Mme Bartlett a dit que ce n’était pas le cas :

[traduction]

 

R.        Si cela s’était effectivement produit, si nous recevions un paiement pour un compte qui ne venait pas de Gary ou un compte dont il n’était pas responsable, alors, oui, nous l’aurions reporté au crédit du compte auquel il était destiné. Dans ce cas en particulier, le paiement n’aurait pas été remboursé à Gary. Par exemple, si je fais un paiement dans ma déclaration individuelle, qu’il atterrit dans votre compte par erreur et que j’interviens et je dis : « Où est mon…; je l’ai payé; où est-il? », ils retrouvent le paiement, et il avait été inscrit à votre compte, ils ne vont pas me le rembourser. Ce montant est versé dans mon compte, de sorte qu’il ne m’est pas remis directement sous forme de chèque. Il irait dans le bon compte.

 

Q.        Pourquoi cet argent ne me serait-il pas remis directement?

 

R.        Parce qu’il était destiné au paiement d’un compte quelque part, de sorte que pour corriger l’erreur ils déplaceraient le paiement là où il aurait dû aller au départ.

 

Q.        Mais si M. Hennessey dit : « Mais attendez, ce paiement que j’ai fait incluait tout cet argent. Je l’ai payé et maintenant vous allez le porter au crédit de ce compte, mais je veux mon argent, par exemple, je peux décider où ce – disons qu’il s’agit d’un millier de dollars, ça va?

 

R.        Bien.

 

Q.        Robert Anstey doit un millier de dollars. Robert Anstey ne paie pas ce millier de dollars.

 

R.        Oui.

 

Q.        Gary Hennessey, pour régler ce compte, paie la facture d’un millier de dollars de Robert Anstey. Quelle que soit la raison, il le fait, vous me suivez? Donc il paie le millier de dollars. Gary Hennessey ne devrait-il pas obtenir le remboursement de ce millier de dollars?

 

R.        Il faudrait que Gary Hennessey s’adresse à M. Anstey pour obtenir cet argent. Ce ne serait pas la responsabilité de l’ARC.

 

[Voir aussi la page 120, volume 5 de la transcription du procès.]

 

 

Mme Bartlett a aussi fait remarquer que M. Hennessey aurait pu demander que les paiements faits au compte d’un client soient appliqués à l’année en cours, et non aux arriérés antérieurs.

 

[57]           Mme Bartlett a répondu essentiellement de la même façon à la thèse selon laquelle M. Hennessey avait personnellement droit à un remboursement d’impôt du client pour obtenir le remboursement de fonds qu’il avait antérieurement avancés (voir les pages 114 et 115, volume 5 de la transcription du procès). Mme Bartlett a déclaré qu’il s’agissait là d’un problème que M. Hennessey devait régler avec ses clients, et non avec l’ARC.

 

[58]           On a aussi interrogé Mme Bartlett sur une note de service de l’ARC, datée du 22 décembre 2004, de Dale Moffatt (pièce P-21). Il était question dans ce document d’un problème d’arriérés dans le compte de paie d’Administrative Services, un problème pour lequel une demande formelle avait été déposée à l’encontre du compte en banque de l’entreprise, ainsi que du problème des arriérés de retenues à la source des clients. Au sujet de cette dernière question, M. Moffatt a déclaré :

[traduction]

 

M. Hennessey a dit qu’il espérait toujours soumettre un dossier à la province pour qu’elle lui paie la totalité des pénalités et des intérêts engagés à cause des paiements tardifs qu’elle lui avait faits. M. Moffatt a demandé à M. Hennessey s’il pouvait obtenir de ses clients des autorisations signées afin de permettre à l’ARC de discuter de leurs comptes avec le Conseil de la santé et des services communautaires. Quand il a demandé en quoi cela pourrait aider son dossier, M. Moffatt a expliqué que, si nous pouvions parler de comptes précis et d’éventuelles mesures de recouvrement en vue de régler les comptes, le Conseil de la santé et des services communautaires examinerait peut-être les comptes. S’il jugeait que ses antécédents de paiements tardifs à Administrative Services étaient la cause du problème, il pourrait peut-être faire quelque chose pour les clients.

 

Il n’y a pas eu de commentaires sur le fait que l’ARC saisirait des biens de Gary Hennessey, ou menacerait de le faire. Les soldes de compte ne sont pas légalement recouvrables auprès de M. Hennessey ou d’Administrative Services. Il est possible qu’Administrative Services ait fait des versements insuffisants, mais les soldes sont ceux des clients dont les comptes de paie sont administrés par cette entreprise.

 

 

Mme Bartlett a convenu que ce qui précédait représentait la position de l’ARC à ce moment-là dans le temps.

 

[59]           On a demandé à Mme Bartlett si elle avait procédé à des suppressions dans des documents qu’elle avait fournis en réponse à la demande d’AI de M. Hennessey, et elle a répondu : [traduction] « absolument pas ». Quand on lui a demandé si l’ARC aurait communiqué les montants d’arriérés relatifs aux comptes de clients que M. Hennessey prenait en charge, elle a répondu que cette information lui aurait été fournie si sa demande avait été étayée par une autorisation du client.

 

David Taylor

[60]           M. Taylor est un employé de longue date de l’ARC; en 2005, il était le chef d’équipe de l’Unité d’examen des comptes en fiducie. C’est à ce titre qu’il a eu brièvement affaire au problème des arriérés de versements de retenues à la source des clients de M. Hennessey.

 

[61]           Lors d’une réunion tenue avec M. Taylor au début de septembre 2005, M. Hennessey a expliqué le problème que lui posait le financement retardé, par Eastern Health, des feuilles de paie. M. Taylor a décrit la situation en ces termes :

[traduction]

 

R.        À l’époque, il avait probablement environ 300 et quelques comptes actifs.

 

Q.        Exact.

 

R.        Et, de ce fait, il y avait de l’argent qui arrivait. Certains de ces employés venaient lui exiger de l’argent. Il les payait, mais, entre-temps, il ne recevait pas d’Eastern Health l’argent qu’il fallait pour les payer.

 

Q.        Et vous a-t-il dit – bien, vous a-t-il –

 

R.        Il se servait donc de l’argent qui était fort probablement destiné à un autre compte.

 

Q.        Bien, d’accord, et a-t-il expliqué à ce moment‑là qu’il puisait dans ses fonds personnels pour payer ces personnes, ou a-t-il simplement –

 

R.        Je ne suis pas certain à 100 % qu’il s’agissait de son propre argent. Cela – il a dit quelque chose qui ressemblait à, c’est-à-dire, il y avait de l’argent qu’il recevait pour d’autres comptes relatifs aux soins de relève. Cet argent n’était pas forcément versé à l’Agence du revenu du Canada à l’égard de ces comptes en particulier. Il y avait de l’argent dans son compte en banque, de sorte que, s’il y avait des gens à payer, il les payait, mais cela voulait dire qu’il ne mettait pas tout l’argent dans le compte où il aurait dû aller.

 

Q.        C’est donc –

 

R.        Il – oh –

 

Q.        Désolé, veuillez poursuivre.

 

R.        Il a aussi indiqué qu’il lui arrivait souvent de prendre de l’argent sur sa carte de crédit pour payer les dépenses –

 

Q.        Je crois que l’expression courante, c’est « prendre à Pierre pour donner à Paul ». Est-ce là ce qu’il –

 

R.        En fait, je crois qu’au cours de la conversation, c’est à peu près cela qui est ressorti.

 

Q.        Bien, donc, il s’est rendu compte qu’il aurait dû le payer; mais, s’il n’avait pas l’argent pour le faire, soit a) il l’obtenait – il le prenait dans un autre compte, soit b) il le prenait sur sa propre carte de crédit ou ses marges de crédit, ou quoi que ce soit d’autre, pour s’assurer que ces gens étaient payés, mais il y avait ensuite le problème des gens qui se présentaient plus tard. Ils allaient être à la recherche de leur argent, n’est-ce pas?

 

R.        Eh bien, il y avait d’autres personnes qui se présentaient. Elles étaient à la recherche de leur argent, mais il y avait un autre aspect qui compliquait tout cela encore plus. Et il y avait ensuite l’Agence du revenu du Canada qui frappait à la porte, à la recherche de son argent.

 

Q.        Et est-ce que – oui, d’accord. Loin de moi l’intention de me moquer de – je ne me moque pas de vous. C’est juste que –

 

R.        Non, non, et ce n’est pas ainsi que je vois les choses. Vous savez, très honnêtement, quand nous en étions là, j’avais beaucoup d’empathie pour M. Hennessey, parce qu’il était là – ces gens avaient besoin d’argent. Il était là pour leur donner de l’argent. Ces gens accomplissaient les tâches consistant à prendre soin d’une personne qui avait besoin de cette aide, et il était là, à payer ces gens.

 

 

[62]           M. Hennessey a également parlé à M. Taylor de soldes d’arriérés dont il avait hérité de certains de ses nouveaux clients. Selon M. Taylor, M. Hennessey a réglé ce problème d’une manière semblable – c’est-à-dire, en essayant de régler les arriérés en y appliquant les fonds relatifs aux feuilles de paie courantes :

[traduction]

 

R.        Ce n’est pas comme si – si je puis m’exprimer ainsi, ce n’est pas simple. M. Hennessey nous fournit des informations. Nous avons établi des cotisations en nous basant sur ces informations. Cela, à mes yeux, est assez simple. La situation, maintenant, devient compliquée parce qu’il était question de M. Hennessey, qui avait hérité de comptes comportant des soldes antérieurs.

 

Q.        D’accord.

 

R.        Et, je suppose, ensuite, qu’il y avait M. Hennessey – M. Hennessey aggravait en quelque sorte le problème, parce qu’il y avait maintenant un solde en souffrance. « Je viens juste d’hériter de cela. Il y a une personne qui appelle. Il faut maintenant que je paie ceci. » Vous puisez de l’argent ici qui était destiné à cela, et le compte fait maintenant l’objet d’une cotisation. Il y a des pénalités et des intérêts sur ce compte, alors que l’argent était probablement là pour ce compte et que, s’il avait été versé à temps, il n’y aurait pas eu de pénalités et de frais d’intérêt.

 

Q.        Bien, une fois de plus, si j’ai bien compris – si vous n’aviez pas les problèmes de retard et si vous n’aviez pas les problèmes d’arriérés – donc, quand Eastern Health payait mes 15 dollars – supposons que je suis Administrative Services.

 

R.        Ouais.

 

Q.        J’aurais alors l’argent nécessaire pour payer les versements courants de retenues à la source. Maintenant, que je l’aie fait ou pas – mais il s’agit là d’une décision que la Cour devra prendre, mais, au moins, j’aurai l’argent pour payer ce versement de retenues à la source.

 

R.        Me Anstey, ce que vous dites, oui, c’est exact.

 

 

Voir aussi la page 88, volume 6 de la transcription du procès.

 

[63]           Même si M. Taylor a exprimé beaucoup de sympathie pour la situation de M. Hennessey, il a déclaré : [traduction] « M. Hennessey doit assumer ici une certaine responsabilité; il doit retourner voir Santé communautaire et dire “Il y a un solde sur ce compte. Ce solde doit être réglé. Je ne peux pas le prendre en charge”. » Il avait également dit à M. Hennessey que le problème du financement tardif était une question de nature opérationnelle, et non un problème de l’ARC (voir la page 52, volume 6 de la transcription du procès).

 

[64]           En raison des préoccupations de M. Hennessey, des examens des comptes en fiducie ont été menés sur ses comptes, et on a ensuite déterminé qu’il y avait une somme totale d’environ 525 000 $ à payer sur les comptes des clients. À l’aide d’informations fournies par M. Hennessey, l’ARC a tenté de déterminer les montants d’arriérés dont M. Hennessey avait hérité et qu’il avait payés en rapport avec de nouveaux comptes de clients. M. Taylor a déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un exercice facile, car, dans certains cas, M. Hennessey avait réglé des soldes d’arriérés en y imputant des fonds courants :

[traduction]

 

R.        Non, je ne me rappelle pas qu’il ait cherché à obtenir le détail des opérations. Je me souviens toutefois qu’il avait dit quelque chose comme : « Vous savez, j’ai hérité d’une bonne part de cela. », et j’avais répondu : « Oui, mais nous travaillons encore sur cet aspect-là de la ventilation des opérations. »

 

Q.        D’accord.

 

R.        Et quand je dis « ventiler les opérations », je veux dire essayer de déterminer à quel moment M. Hennessey a pris les comptes en charge.

 

Q.        D’accord.

 

R.        Mais ce n’est pas aussi facile que ça, quand il a pris les choses en main, parce que, ce qu’il y avait à ce moment-là, c’était Monsieur – de l’argent arrivait d’Eastern Health et M. Hennessey l’empochait.

 

Q.        D’accord.

 

R.        M. Hennessey payait ensuite – parce que ce qui se passait, c’était qu’il – il y avait des agents de recouvrement de l’Agence du revenu du Canada qui communiquaient avec M. Hennessey, de sorte que, à ce moment-là, en fait, M. Hennessey, il ne voulait pas que l’agent de recouvrement émette une demande formelle de paiement et il ne voulait pas non plus que cet agent s’adresse à la personne dont le nom figurait sur le compte.

 

Q.        D’accord.

 

R.        M. Hennessey finissait donc par payer.

 

[Voir aussi la page 235, volume 5 de la transcription du procès.]

 

 

[65]           Le 21 octobre 2005, M. Hennessey a fait savoir à M. Taylor qu’il n’avait pas les moyens de payer les retenues à la source en souffrance qui s’appliquaient aux comptes de ses clients. M. Hennessey a déclaré qu’il essayait de rencontrer le premier ministre en vue de discuter d’une aide financière. M. Taylor a rencontré les responsables d’Eastern Health à la fin du mois d’octobre pour les informer que l’ARC avait l’intention de prendre des mesures de recouvrement à l’encontre des clients en vue de récupérer l’argent qui était dû et pour souligner que la province était en partie responsable des problèmes que posaient les retards de financement et les arriérés dont il avait hérité. À ce stade, M. Taylor s’attendait à ce qu’Eastern Health envisage d’effectuer une contribution financière (voir la page 56, volume 6 de la transcription du procès).

 

[66]           M. Taylor est également arrivé à la conclusion que M. Hennessey devait isoler le problème des arriérés antérieurs et, dorénavant, tenir ses comptes à jour. En particulier, il voulait que M. Hennessey arrête de [traduction] « prendre à Pierre pour donner à Paul » (voir la page 8, volume 6 de la transcription du procès). La solution convenue consistait à regrouper la totalité des comptes de M. Hennessey en un seul compte de paie, qu’un seul employé de l’ARC contrôlerait. M. Taylor a décrit l’entente ainsi :

[traduction]

 

[…] M. Hennessey m’a dit, regardez, j’aimerais pouvoir repartir de zéro. Comment puis-je faire? Je lui ai dit, eh bien, il est possible de repartir de zéro. Ce que vous pourriez peut-être faire, c’est ouvrir un compte et y déposer les versements. Si vous payez vos versements de l’année courante, d’accord, et si vous les tenez à jour, une fois que vous produirez les T4 à la fin de février de l’année suivante, tout devrait alors s’équilibrer, et il restera encore les trois cents et quelques comptes sur lesquels nous devons encore travailler, parce qu’à ce stade il fallait encore que l’on répartisse les soldes. C’est-à-dire déterminer – là encore, M. Hennessey les avait pris en charge à certaines dates, déterminer ces soldes, mais il y avait aussi le fait que M. Hennessey avait décidé quels comptes payer, parce que cela était basé sur – s’il recevait un appel de l’Agence du revenu du Canada, disons, qu’ils voulaient obtenir un paiement, eh bien, dans ce cas M. Hennessey payait à partir de ce compte, parce que M. Hennessey, il ne voulait pas que nous entrions en contact avec le nom inscrit sur le compte, et je pouvais seulement en présumer que, il ne voulait pas que nous entrions en contact parce que, dans certaines de ces situations, Eastern Health payait bel et bien à temps, mais, maintenant, ces comptes comportaient des pénalités et des intérêts, parce que M. Hennessey s’était servi de cet argent pour payer d’autres comptes. Il y avait donc réellement un effet boule de neige. Il allait falloir nettement plus que quelque – très honnêtement, quand j’ai commencé à examiner cette affaire, je me suis dit, d’accord, allons-y, déterminons les soldes, exigeons le paiement, un point c’est tout. Non, cette affaire allait nécessiter nettement plus d’efforts, plus de ressources du côté de Revenu Canada, parce qu’il était nécessaire de ventiler toutes ces opérations. Je suppose donc qu’en novembre, nous étions encore en train de travailler sur cet aspect-là.

 

 

Cette entente a été mise en œuvre le 1er janvier 2006. M. Hennessey s’est engagé à tenir à jour ses versements courants et il a convenu de ne « couvrir » aucun autre compte de paie non financé (voir les pages 95 et 96, volume 6 de la transcription du procès).

 

[67]           M. Taylor a également identifié son courriel daté du 19 décembre 2005 (pièce P‑22), dans lequel il indiquait que les arriérés préexistants des comptes dont M. Hennessey avait hérité et qu’il avait payés se chiffraient à un montant estimatif de 100 000 $ à 150 000 $. M. Taylor a suggéré une solution possible, qui serait fondée sur des paiements de 150 000 $ d’Eastern Health et de 200 000 $ de M. Hennessey, et que l’ARC renoncerait au solde.

 

[68]           En contre-interrogatoire, M. Taylor a convenu que M. Hennessey aurait su si un compte comportait un solde d’arriérés à partir des états que l’ARC lui envoyait par la suite. Il a également confirmé qu’en 2005, le compte de paie d’Administrative Services de M. Hennessey comportait des arriérés d’environ 45 000 $.

 

Wade Hiscock

[69]           M. Hiscock est un comptable général agréé. Il occupe actuellement le poste de directeur du Bureau des services fiscaux de Terre-Neuve-et-Labrador. Il travaille pour l’ARC depuis plus de 32 ans. Ses premiers rapports avec M. Hennessey datent de 2003, à l’époque où il était directeur adjoint du Recouvrement des recettes, à St. John’s.

 

[70]           M. Hiscock a décrit toute une série de problèmes de versements de retenues à la source qui avaient pris naissance dans le cadre du programme provincial des soins à domicile au cours d’une période de plusieurs années, y compris le problème du financement retardé des services de paie. M. Hiscock était suffisamment préoccupé par les pratiques de M. Hennessey qu’en 2005, il a affecté M. Taylor à l’examen de ses comptes. Parallèlement, M. Hiscock était conscient du besoin d’assurer la continuité des services de soins à domicile aux clients handicapés.

 

[71]           M. Hiscock a pris part à la décision de rejeter l’offre de règlement de 100 000 $ d’Eastern Health. Il a déclaré que l’ARC n’avait pas le pouvoir légal de faire un compromis au sujet d’une créance et que c’était pour cette raison que l’offre avait été rejetée. Même si l’on pouvait invoquer les dispositions d’équité en matière d’impôt sur le revenu pour réduire les intérêts et les pénalités accumulés, cette mesure de réparation ne pouvait pas s’appliquer en bloc; il fallait qu’elle soit fondée sur les circonstances particulières de chaque client des services de soins à domicile (page 192, volume 6 de la transcription du procès). C’était M. Hennessey qui avait décidé de ne pas faire le suivi auprès de ses clients en vue d’obtenir un allègement (page 193, volume 6 de la transcription du procès).

 

[72]           À l’instar des autres témoins de l’ARC, M. Hiscock a refusé de souscrire à la prémisse selon laquelle M. Hennessey avait pris en charge d’une certaine façon les comptes des clients et qu’il était de ce fait en droit d’agir de façon indépendante et dans son propre intérêt financier. Selon M. Hiscock, les comptes de paie étaient ceux des différents clients, et l’ARC les avait gérés en tout temps de cette façon (pages 195 et 196, volume 6 de la transcription du procès). M. Hiscock a fait remarquer (page 2, volume 7 de la transcription du procès) que l’ARC cherchait simplement à obtenir le paiement des montants qui lui étaient dus :

[traduction]

 

R.        Je ne suis pas sûr de cette affaire de pardon. C’est-à-dire qu’il y avait un montant d’argent qui était exigible. Nous sommes conscients que, parfois, dans le passé M. Hennessey avait probablement utilisé ses propres fonds pour payer. J’ignore quels étaient les arrangements qu’il avait avec les détenteurs de comptes ou les clients. Vous savez, nous en étions conscients, mais ce qui nous intéressait, c’était d’obtenir que l’on règle le montant approprié de la facture, et l’argent qui avait été mis sur la table n’était tout simplement pas suffisant pour régler la facture.

 

 

[73]           M. Hiscock a décrit les efforts faits par l’ARC pour recouvrer les arriérés de versements des clients avant de procéder à sa saisie-arrêt finale comme étant des [traduction] « demandes de recouvrement modérées » faites à M. Hennessey. En raison des préoccupations de l’ARC quant à la fiabilité de certaines de ses cotisations d’arriérés antérieurs à 2006, aucune tentative n’a été faite pour saisir les biens des clients, hormis le fait de « geler » quelques remboursements de TPS et d’impôt sur le revenu. M. Hiscock a expliqué quels avaient été la raison et le processus suivi pour intercepter 30 % des fonds destinés à la paie auprès d’Eastern Health au début du mois d’août 2007 :

[traduction]

 

R.        À l’Administration centrale de l’ARC, nous avons là des conseillers techniques. Et nous nous apprêtions à – eh bien, nous avions envoyé une demande formelle à Eastern Health pour qu’elle nous paie les fonds qui équivalaient à ce qui, d’après nous, étaient les retenues à la source à payer pour cette période sur les fonds qu’elle versait à M. Hennessey. Ce que nous essayions de faire, c’était, il était devenu évident que, malgré le fait que le 1er janvier 2006, nous avions mis le compteur à zéro, il y avait encore d’importantes quantités de retenues à la source impayées, de sorte que nous avions transmis à Eastern Health une demande formelle de paiement qui disait que, dorénavant, il fallait laisser M. Hennessey garder le montant net dont il avait besoin pour payer les employés, lui laisser les frais administratifs dont il avait besoin pour le faire, mais nous transmettre ou nous verser directement les montants de RPC, d’AE et d’impôt sur le revenu qui étaient retenus à la source, de même que la part de l’employeur du RPC et de l’AE, et nous avions délivré cette demande formelle de bonne foi. Eastern Health avait de nouveau communiqué avec nous et nous avait dit qu’elle ne pouvait pas faire ce que nous demandions, parce qu’elle payait M. Hennessey à l’avance, elle ne savait pas précisément quels seraient les chèques nets, de sorte qu’elle ne pouvait pas obtempérer; elle ne ferait que deviner. Nous nous sommes donc rencontrés encore une fois. Nous nous sommes rencontrés et nous avons parlé de ce fait et, à ce stade-là, nous avons délivré une saisie-arrêt, une demande formelle de paiement qui était fixée à 30 %. Nous avons eu des discussions, c’était là votre question, au sujet des 30 %, et ce que nous faisions c’était d’essayer de trouver un chiffre qui nous aurait donné la même chose que ce que M. Hennessey aurait été capable de payer pour tous les salaires des préposés aux soins de relève; il aurait été capable de conserver ses frais administratifs, mais les retenues à la source nous auraient été versées directement. À Terre-Neuve, les taux d’imposition à l’époque variaient de 17 à 43, et nous voulions donc nous situer quelque part dans cette fourchette, peut-être légèrement du côté inférieur compte tenu du fait qu’en plus du taux d’imposition, nous devions prévoir 1 ou 2 % pour les cotisations à l’assurance‑chômage et la part de l’employeur, ainsi qu’un point ou deux de pourcentage pour les cotisations au Régime de pensions du Canada et la part de l’employeur. Nous avons donc déterminé que 30 % était un chiffre réaliste qui inclurait l’impôt sur le revenu, le RPC et l’AE, ainsi que la part de l’employeur au titre du RPC et de l’AE; nous avons délivré la saisie-arrêt et en même temps que nous l’émettions, nous avons eu avec Eastern Health une discussion dans laquelle nous avons dit : faisons-en l’essai pendant un mois. Si nous ne prenons pas assez d’argent pour couvrir les retenues courantes, nous nous ajusterons, et si nous en prenons trop, nous nous ajusterons. L’intention était simplement de recevoir les retenues à la source qui étaient à payer à ce moment-là dans le temps, et nous allions nous occuper des soldes impayés d’une quelque autre manière.

 

Q.        Et à ce sujet, l’Administration centrale a-t-elle décidé qu’en fait, elle voulait une saisie-arrêt de 100 %?

 

R.        Non. D’après ce que j’avais compris, l’Administration centrale se conformerait à ce que nous suggérions. Il s’agissait d’un montant raisonnable.

 

[…]

 

R.        […] Ce que nous essayions de faire, et c’était là notre décision, même si M. Albertini nous donnait des conseils, c’était assurément une décision locale, ce que nous voulions faire, c’était de faire en sorte que M. Hennessey soit à jour sans, sans l’obliger à mettre fin à ses activités. Nous ne voulions pas la paie, nous ne voulions pas que les employés ne soient pas payés et nous voulions que M. Hennessey conserve ses frais administratifs pour qu’il puisse continuer de s’occuper de la paie, mais l’hémorragie s’arrêterait, les retenues à la source rentreraient à temps et, enfin, nous serions en mesure de dire, bien, nous avons maintenant un solde d’arriérés par opposition à un solde d’arriérés plus un solde courant qui continuaient de prendre de l’ampleur.

 

 

La saisie-arrêt a été mise en œuvre, assortie d’une demande formelle de paiement délivrée à Eastern Health le 8 août 2007 (pièce D‑18). M. Hennessey a fermé Administrative Services peu de temps après. Ce n’est qu’à ce stade que l’ARC a transmis des demandes formelles de paiement à la banque de M. Hennessey (page 166, volume 8 de la transcription du procès).

 

[74]           Quand on lui a demandé si l’ARC aurait pu s’occuper différemment de la situation de M. Hennessey, M. Hiscock a déclaré que l’Agence avait été on ne peut plus conciliante :

[traduction]

 

R.        À mon avis, nous sommes allés au-delà de ce que nous aurions habituellement fait dans le passé. C’est-à-dire que nous avions rencontré la province directement afin d’essayer d’obtenir que les paiements soient faits à l’avance, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Nous avions gelé les comptes jusqu’au 31 décembre 2005, en étant conscients qu’il y avait des problèmes et en nous disant : partons de zéro en janvier 2006, ce que je n’avais jamais fait auparavant, et nous avions passé de très très nombreuses heures à générer des états de compte, à travailler avec M. Hennessey pour essayer de déterminer ce qui s’était réellement passé et quels étaient les véritables montants qui étaient dus; j’ignore donc ce que nous aurions pu faire d’autre. Nous avions demandé – nous avions fait savoir à M. Hennessey que nous n’accepterions pas un paiement d’équité forfaitaire. Il ne voulait pas que nous entrions en contact avec chacun des clients pour parler de la question de l’équité, c’était lui le représentant inscrit au compte, et nous avions fait cette offre, et il ne voulait pas que nous suivions cette voie-là. Je ne suis donc pas sûr de ce que nous aurions pu faire d’autre –

 

 

Aubrey Pope

[75]           M. Pope exerce les fonctions de directeur adjoint du Recouvrement des recettes et des Services à la clientèle pour l’ARC, à St. John’s. Il est au service de l’Agence depuis 31 ans.

 

[76]           C’est à titre de chef d’équipe de la Section du recouvrement des recettes que M. Pope a eu affaire pour la première fois, en 2006, à M. Hennessey.

 

[77]           Lors de l’interrogatoire principal, Me Anstey a laissé entendre à M. Pope que les problèmes de versement que M. Hennessey avait connus découlaient de circonstances indépendantes de sa volonté. M. Pope a exprimé son désaccord. Il a déclaré que les comptes de paie en question étaient tous au nom des clients de M. Hennessey et que l’ARC n’avait pris aucune mesure de recouvrement contre lui personnellement (pages 90 et 91, volume 7 de la transcription du procès). Il a réitéré cette opinion aux pages 92 et 93 :

[traduction]

 

Q.        Donc, ma question est la suivante : croyez-vous qu’à cette époque, ou plus tard, il s’agissait d’affaires indépendantes de la volonté de M. Hennessey, ces deux problèmes?

 

R.        Non, je ne le crois pas, Votre Honneur.

 

Q.        Pouvez-vous expliquer pourquoi pas?

 

R.        Parce que les montants en question, nous travaillions directement avec M. Hennessey, tout d’abord, pour essayer de déterminer quelles étaient les dettes. Vous m’avez interrogé plus tôt sur la question de l’employeur et sur les différents comptes. Ce que nous essayions de faire, c’était de dissocier clairement les montants qui ne seraient manifestement pas sous la responsabilité de M. Hennessey, mais, pour compliquer les choses, ce qui se passait c’était qu’il y avait des versements qui étaient faits, et je puis me reporter à une lettre remontant à mai 2004, de Barbara Slater, qui était à l’époque sous-commissaire adjointe de notre organisation, répondant à une lettre du ministre qui était arrivée; à mon avis, ce document indiquait clairement qu’il y avait plusieurs facteurs qu’il fallait prendre en considération lorsque nous nous sommes penchés sur ce dossier en particulier, de même que les circonstances qui les entouraient. Il n’y avait aucun doute, d’après ce courriel en particulier auquel vous faites référence ici ainsi que des courriels subséquents auxquels j’ai personnellement contribué, qu’il y avait des problèmes au sujet de montants d’arriérés qui existaient avant que M. Hennessey assume la responsabilité des versements courants; mais à cela est venue s’ajouter la référence que j’ai faite aux interceptions dans le cadre desquelles, je le sais pertinemment, nous avons trouvé des dossiers dans lesquels M. Hennessey était intervenu et avait payé des soldes d’arriérés. Qu’il soit responsable d’eux ou pas, je ne pourrais pas le dire, mais il a payé des soldes d’arriérés, de sorte que des interceptions individuelles concernant des remboursements d’impôt sur le revenu personnel ont été payés, mais il ne s’agissait pas d’une circonstance indépendante de sa volonté. C’était, selon moi, une question qu’il avait décidé par lui-même de régler. Nous n’avons nullement obligé M. Hennessey à payer ces arriérés. Ma réponse a donc trait à la connaissance que j’ai des faits qui sont survenus au sujet de ces montants d’arriérés.

 

 

[78]           M. Pope a également souligné que l’unique responsabilité de l’ARC résidait dans le recouvrement en temps opportun des retenues à la source. Elle n’était pas habilitée à fermer les yeux sur un manquement dû à l’irrégularité ou à la fragilité des méthodes de travail de M. Hennessey ou d’Eastern Health. Il a également confirmé que l’ARC considérait M. Hennessey comme un représentant de ses clients. Elle avait l’intention de recouvrer les versements impayés auprès des clients, et non pas directement auprès de M. Hennessey (page 102, volume 7 de la transcription du procès). Cela concordait avec la décision de M. Brown selon laquelle ni Eastern Health ni M. Hennessey ne pouvaient être considérés comme l’employeur des préposés aux soins à domicile. M. Pope a exprimé l’avis que M. Hennessey avait vraisemblablement engagé sa responsabilité personnelle à l’égard des arriérés relatifs à n’importe quel compte de paie sur lequel il exerçait censément un certain pouvoir discrétionnaire (page 127, volume 7 de la transcription du procès).

 

[79]           Quand on l’a interrogé sur la réticence de l’ARC à conclure un règlement de compromis avec M. Hennessey et Eastern Health, M. Pope a confirmé que l’ARC n’avait pas le pouvoir légal de fermer les yeux sur des versements exigibles (page 142, volume 7 de la transcription du procès).

 

[80]           M. Pope a déclaré que le calcul que M. Hennessey avait fait au sujet des arriérés de versements encourus après le 1er janvier 2006 correspondait d’assez près aux conclusions que l’ARC avait tirées à la suite d’un examen des comptes en fiducie. C’est à cause des sommes manquantes élevées et reconnues que M. Pope avait décidé de délivrer une demande formelle de paiement à Eastern Health. Son témoignage explique la justification de cette décision :

[traduction]

 

R.        Et c’est ainsi que la demande formelle de paiement a été délivrée. En fait, la demande ne visait aucunement les montants d’arriérés. Ce qui nous préoccupait, c’était les montants élevés que M. Hennessey avait admis dans sa lettre, avant même que l’examen des services de paie soit fait, voici les montants que je n’ai pas versés, nous estimions que le fait de laisser les montants des retenues à la source continuer d’être versés dans le compte en banque de M. Hennessey ne nous garantissait certainement pas que ces fonds allaient être versés, parce que, pendant une période de 15 ou 16 mois, il y avait eu un manque considérable de versements; j’ai donc décidé de délivrer la demande formelle de paiement afin d’essayer d’intercepter la totalité des retenues à la source, mais tout en excluant la paie nette destinée aux employés ainsi que les frais ou la commission, quelle que soit la façon dont on nomme cela, de M. Hennessey, et, là encore, c’était strictement pour nous assurer que nous pouvions mettre un terme à l’augmentation de ces arriérés de retenues à la source, tout en reconnaissant qu’il y avait là des parties innocentes, premièrement, les personnes qui recevaient les soins de relève, qui étaient certainement défavorisées à bien des égards, tant sur le plan financier que sur le plan physique et mental, et aussi les préposés qui fournissaient les soins; nous voulions être sûrs qu’ils reçoivent leurs chèques de paie. La décision a donc été prise, et j’ai autorisé la délivrance de la demande formelle de paiement. Le texte de la demande, je ne l’ai pas précisément, mais il y était question d’intercepter la totalité des fonds, à l’exception de la paie nette à payer, des salaires à payer ainsi que des frais, si ma mémoire est bonne.

 

 

[81]           M. Pope a plus tard demandé à M. Hennessey où étaient passés les versements manquants pour 2006 et 2007. Ce dernier a admis que les fonds avaient servi à payer ses factures personnelles, y compris ses soldes de cartes de crédit (page 169, volume 7 de la transcription du procès). M. Pope a déclaré à M. Hennessey que les fonds qu’il avait pris à cette époque étaient des fonds en fiducie, qui ne pouvaient pas servir à d’autres fins. Il a aussi fait remarquer que les paiements volontaires que M. Hennessey avait faits à l’égard de certains comptes de clients ne lui donnaient pas le droit de détourner pour son propre usage des versements en fiducie (pages 171 et 172, volume 7 de la transcription du procès).

 

Robert Clark

[82]           M. Clark a pris sa retraite de l’ARC. Il a témoigné par liaison vidéo depuis l’Arizona. Entre 2005 et 2010, il a exercé les fonctions de directeur adjoint du Recouvrement des recettes et des Services à la clientèle, à St. John’s. C’est en cette qualité qu’il s’était occupé du dossier de M. Hennessey.

 

[83]           M. Clark a corroboré les dires d’autres témoins, à savoir que les demandes d’allègement au titre des dispositions en matière d’équité ne pouvaient pas être examinées en bloc, mais qu’il était nécessaire de les apprécier au cas par cas, dossier par dossier, pour chaque client des services de soins à domicile. Pour que M. Hennessey puisse obtenir un tel allègement pour ses clients, il avait besoin de leur accord – une mesure qu’il avait refusé de prendre.

 

[84]           M. Clark a été questionné sur l’estimation de 100 000 $ à 150 000 $ de M. Taylor, laquelle représentait la contribution de M. Hennessey aux arriérés de versements préexistants de ses clients. M. Clark a déclaré qu’après l’examen de M. Ennis, le chiffre réel était plus proche de 139 000 $ (page 53, volume 9 de la transcription du procès).

 

[85]           Quand on a demandé à M. Clark s’il était au courant de mesures quelconques visant à miner la demande d’accès à l’information de M. Hennessey, il a répondu : [traduction] « Non, pas personnellement, et je ne connais personne qui ait fait une telle chose ».

 

[86]           Me Anstey a demandé à M. Clark si, avant de délivrer la demande formelle de paiement à l’endroit d’Eastern Health en 2007, il aurait fallu que l’ARC tienne compte du fait que M. Hennessey avait payé personnellement [traduction] « plus de 300 000 $ » en règlement des arriérés des clients antérieurs à 2006. Sa réponse a été la suivante :

[traduction]

 

R.        Êtes-vous en train de dire qu’il a payé plus de 300 000 $ de son propre argent pour régler des dettes qu’il n’était pas légalement tenu de payer?

 

Q.        Eh bien, qu’il ait été légalement tenu de le faire ou pas, je suppose que c’est ce que le juge doit décider, mais si je devais vous dire que M. Hennessey a payé, à partir des fonds qu’il recevait d’Eastern Health, plutôt que de le faire à partir des retenues à la source qu’il était obligé de verser, il a pris une partie des fonds pour payer les obligations qu’il avait à l’égard de ces codes « garder », les gens qui se présentaient à lui.

 

R.        D’accord. Je dirais qu’on n’en aurait pas tenu compte, parce que M. Hennessey aurait sûrement été au courant du fait, suite aux conversations qu’il avait eues avec le Recouvrement, que l’idée – l’une des raisons pour lesquelles un compte particulier avait été constitué en janvier 2006 était de l’aider à tenir à jour les versements courants. Les créances qui existaient avant 2006, malgré le fait qu’un code « garder » aurait été attribué à certains de ces comptes; il n’était pas, selon moi, légalement responsable de les payer, ce qui fait qu’à cause de cela, il n’aurait pas – le fait qu’il a peut-être pris des fonds et fait cela, il n’a jamais tenu sa promesse – comment dirais-je, sa promesse envers nous, l’ARC, de se tenir à jour; cela n’aurait donc pas été pris en considération.

 

 

[87]           M. Clark a aussi eu pour mission de répondre à une plainte que M. Hennessey avait adressée à l’ARC en 2008. La lettre de réponse de M. Clark (pièce D-21) indique, en partie, ce qui suit :

[traduction]

 

Il m’est impossible de répondre à votre allégation selon laquelle plus d’une dizaine d’années de retards de financement dus à Eastern Health vous ont empêché de tenir les versements à jour. L’Agence du revenu du Canada n’a pas en main tous les détails relatifs aux ententes contractuelles que vous aviez conclues avec Eastern Health. Il sera donc nécessaire que ce soit cette dernière qui traite directement des retards allégués de financement.

 

Selon nos dossiers, le 15 août 2007, vous avez téléphoné à Aubrey Pope et vous l’avez informé que vous ne pouviez pas payer le versement de juillet 2007 qui était dû le 15 août 2007, d’un montant de 100 368,53 $. Il vous a demandé combien il vous manquait, et vous avez répondu qu’il s’agissait de la totalité de la somme. M. Pope a expliqué que l’ARC n’avait pas établi la demande formelle de paiement avant le 8 août 2007, de sorte que vous auriez dû déjà avoir les retenues à la source dans votre compte pour le mois de juillet. Quand vous avez dit que ce n’était pas le cas, il vous a demandé précisément ce que vous aviez fait de l’argent. Vous avez répondu que vous aviez dû vous servir des fonds pour payer des cartes de crédit et des marges de crédit personnelles. M. Pope vous a fait remarquer que les retenues à la source étaient des fonds en fiducie et qu’elles ne pouvaient servir à rien d’autre.

 

Les communications entre M. Pope et les responsables d’Eastern Health avaient trait aux obligations de cette dernière aux termes de la demande formelle de paiement susmentionnée, datée du 8 août 2008. La seule indication que je puis trouver dans nos dossiers au sujet de la manière dont vous avez utilisé les fonds reçus d’Eastern Health se trouve dans une lettre que vous avez vous-même écrite à Eastern Health le 31 mars 2007 (copie ci-jointe).

 

Comme il a déjà été mentionné, il sera nécessaire de régler avec

Eastern Health la question des retards de financement. Quant au paiement des soldes des clients en 2006, de façon à leur permettre de recevoir les remboursements d’impôt qui leur étaient dus, il s’agissait d’une décision que vous aviez-vous-même prise pour le compte de vos clients. L’Agence du revenu du Canada ne vous a pas obligé à prendre cette mesure. Comme M. Pope vous l’a dit le 15 août 2007, les fonds que vous avez reçus pour les retenues à la source étaient des fonds en fiducie que vous n’étiez pas autorisé à utiliser pour une raison autre que les versements de l’année en cours.

 

 

[88]           M. Clark a répondu à une plainte additionnelle de M. Hennessey par une lettre datée du 9 octobre 2008 (pièce D-22). Cette lettre qualifiait d’inexacts ou de faux une bonne part des arguments de M. Hennessey. M. Clark a également fait remarquer que, à l’exception de quelques cas pour lesquels M. Ennis avait fait des rajustements, M. Hennessey n’avait pas établi, à partir de ses propres dossiers, qu’il avait bel et bien payé des fonds pour le compte de clients, à part ceux qu’il était légalement tenu de payer. Quand on l’a interrogé sur le problème de vérification, M. Clark a déclaré :

[traduction]

 

Q.        M. Ennis a qualifié cela d’entente de collaboration avec M. Hennessey, à savoir que M. Hennessey leur fournirait des informations, M. Ennis passerait en revue les dossiers, et ils s’échangeraient des renseignements au cours de l’année et demie pendant laquelle M. Ennis vérifierait les comptes. Est-ce là votre souvenir?

 

R.        C’est mon souvenir, ouais.

 

Q.        Et donc, l’Agence du revenu du Canada n’a pas, selon votre souvenir, sans les informations de M. Hennessey, été en mesure de régler ces questions par elle-même, parce que certains des renseignements auraient été entre les mains de M. Hennessey. Est-ce exact?

 

R.        C’est exact. Nous n’aurions pas su s’il avait payé, par exemple, un solde préexistant à l’égard d’un compte quand il l’avait pris en charge. Nous n’aurions pas su nécessairement – l’agent de recouvrement n’aurait pas nécessairement été au courant de cela, de sorte qu’il s’agissait de renseignements que lui-même avait en main et qu’il aurait dû nous fournir.

 

Q.        Et, parallèlement, serait-il vrai que, si M. Hennessey avait effectué un paiement à l’égard d’un compte, de façon à ce qu’un code « garder » eût été levé, que l’Agence du revenu du Canada n’aurait pas forcément su qu’il avait fait ce paiement-là?

 

R.        C’est exact. Je dirais que l’agent de recouvrement ne le saurait pas forcément. Bien sûr, M. Hennessey établit un chèque à l’ordre de l’ARC pour payer ce solde, et c’est son nom qui apparaît sur le chèque; je suppose donc que, techniquement, l’ARC est au courant de la situation, mais certainement pas l’agent de recouvrement, parce que ce chèque passe par un centre de traitement.

 

Q.        Exact, il n’y a donc aucun moyen de déterminer à partir de votre système d’où provenaient les fonds, à moins que vous ayez vu le chèque qui a été déposé?

 

R.        Non, non, exactement.

 

 

Dr David Hart

[89]           Le Dr Hart est le médecin de famille de M. Hennessey. Dans un rapport médical daté du 28 octobre 2011 (pièce P-56), il a écrit qu’il avait diagnostiqué pour la première fois que M. Hennessey souffrait de troubles de l’anxiété et du sommeil le 30 septembre 2010. Ces problèmes étaient liés, selon M. Hennessey, aux démêlés juridiques qu’il avait à ce moment avec l’ARC. Le Dr Hart a continué de prescrire un médicament du type valium afin de contrer les symptômes que présentait M. Hennessey, et aucun renvoi à un spécialiste n’a été fait depuis ce temps.

 

Gary Hennessey

[90]           M. Hennessey a témoigné durant trois jours. Quand il a fermé les portes de son entreprise le 20 août 2007, a-t-il déclaré, il s’occupait de la paie de plus de 950 préposés aux soins à domicile, pour le compte de plus de 500 clients.

 

[91]           On a demandé à M. Hennessey de répondre aux témoignages de MM. Taylor et Clark selon lesquels il avait été établi qu’il avait affecté une somme inférieure à 150 000 $ à des arriérés de versements préexistants. M. Hennessey a contesté ce chiffre et a soutenu que [traduction] « il s’agirait d’un montant ridicule d’argent, en millions ». Il s’est aussi distancé de sa propre estimation antérieure de 700 000 $ à 800 000 $ et a déclaré : [traduction] « Selon moi, il s’agirait de 1,5 million de dollars (pages 61 et 62, volume 8 de la transcription du procès). Il a également reconnu qu’il n’avait [traduction] « aucun moyen d’obtenir des chiffres exacts, pas plus que n’importe qui d’autre qui était en cause ».

 

[92]           M. Hennessey a soutenu que, jusqu’en 2005, il ignorait que l’ARC avait pour pratique d’appliquer les versements aux soldes de comptes en souffrance les plus anciens. Selon lui, quand l’ARC appliquait un versement courant de cette façon au solde d’arriérés préexistants d’un client, il avait personnellement le droit de récupérer ce paiement soit auprès de l’ARC, soit à partir des fonds de paie qu’il recevait plus tard d’Eastern Health.

 

[93]           Quand on a demandé à M. Hennessey comment et pourquoi il avait continué d’acquitter les paies relatives aux soins à domicile qui n’étaient pas financées, il a donné la longue réponse qui suit :

[traduction]

 

R.        Eh bien, les premières années, quelques années avant 2006, 2007 – les premières années, j’étais aux prises avec des problèmes de financement d’Eastern Health, et il ne fait aucun doute que cela a contribué à ce problème, et je crois que la Cour a entendu assez de preuves sur la question, mais il s’agissait manifestement d’un problème moins sérieux lorsqu’il y avait moins de comptes; et même quand le nombre de comptes a pris de l’ampleur, si cela avait été le seul problème – j’arrive à votre réponse, Me Anstey. J’essaie simplement de situer le contexte qui permettra de saisir la réponse. J’étais capable d’emprunter de l’argent, et je crois qu’en affaire il y a une certaine attente à cet égard, mais je ne me suis pas engagé à jouer le rôle du banquier. Il s’est révélé qu’il y avait des centaines de milliers de dollars, et je n’étais qu’un seul petit entrepreneur, assis dans un bureau au coin de l’avenue Bennett. Je n’étais pas une puissante entité provinciale ou fédérale ou quelque chose du genre, et je ne savais donc pas ce qui arrivait. J’ignorais combien il y avait de comptes en cause. J’ignorais tout ce que cela allait impliquer. À mesure que le temps passait, les choses ont pris de l’ampleur. Donc, au début, j’étais capable d’emprunter de l’argent à crédit, et j’avais une bonne cote de crédit. On pourrait me contredire, mais je crois que j’avais la meilleure cote possible, qui me donnait une chance – une occasion – la possibilité, devrais-je dire, c’est là le mot approprié – si je le voulais, d’utiliser ces montants à crédit, mais j’aimerais simplement nuancer cela, Votre Honneur, en disant ceci. Je ne pense pas que des mots peuvent réellement décrire les pressions qui sont en cause lorsqu’on paie ces gens, et je sais qu’il y a des gens qui peuvent dire : « Oui, d’accord, vous étiez peut-être sous pression, mais vous n’étiez pas obligé de payer », et ça c’est bien de le dire à distance, mais on ne fait pas que remettre à ces gens un chèque de paie. On leur donne de la nourriture; on leur donne leur loyer, et ce paiement, ils le méritent. Pouvais-je les orienter vers Eastern Health? Eh bien, bien des fois Eastern Health fermait ses bureaux à 16 h 30. Les gens venaient me voir à 20 h, 21 h, 22 h dans la soirée, les fins de semaine. Je vivais à l’étage. Ils se tournaient ensuite vers une travailleuse sociale. Il y en a 50. Elles travaillent. Où sont-elles? Dans quels bureaux? Essentiellement, j’étais la première ligne. Si ce n’était pas moi qui fournissais l’argent, alors ils ne le recevaient pas. Il est arrivé à trois reprises au fil des ans que j’ai dû appeler la police. Deux de mes vitres ont été fracassées. Une porte a été fracassée contre le sol. Je ne tiens pas à mettre tout le monde – comme je l’ai dit, mettre tout le monde dans le même panier, mais quand on a affaire à autant de gens, il y en a quelques-uns qui vont être mécontents et il y en aura d’autres qui, eux, seront très, très mécontents, et j’avais donc des problèmes de sûreté et de sécurité. J’avais un enfant de deux ans. Mon épouse vivait à l’étage. J’avais d’importants problèmes autres que les difficultés évidentes; alors quand vous avez posé la question au sujet du fait d’emprunter de l’argent pour payer ces gens et que quelqu’un me dit : « Eh bien, vous n’étiez pas obligé de le faire », c’est beaucoup plus compliqué que cela, et oui, j’ai emprunté de l’argent; au début, des cartes de crédit; plus tard, d’importantes cartes de crédit. Nous parlons de plus de 100 000 à un montant qui varie entre 100 et 120, 150 000. J’avais investi au fil des ans dans des actions. J’en ai encaissé quelques-unes. J’avais d’autres revenus venant d’autres années. Je participais à un programme de l’Hôpital Waterford, qui accordait – m’accordait des fonds exempts d’impôt que j’ai inclus, qui m’ont donné la chance de payer une partie de cet argent – et j’ai ensuite refinancé ma maison, ce que je ne voulais pas faire. Là encore, on pourrait me dire : « Vous n’étiez pas obligé de le faire », mais, compte tenu des circonstances qui s’étaient – du niveau que cela avait atteint, les problèmes qui s’étaient accumulés, je l’ai fait. Donc pour répondre à votre question, Me Anstey, il n’y a pas qu’une seule place. Il y en a plusieurs. Il y avait des prêts que des membres de ma famille m’avaient consentis. Il y avait, manifestement, les cartes de crédit. Nous parlons de plus de 200 000, c’est sûr.

 

 

[94]           M. Hennessey a reconnu que, pour apaiser les clients exigeants ou menaçants dont les remboursements d’impôt avaient été bloqués par l’ARC, il avait appliqué des versements courants à certains soldes d’arriérés d’un montant total d’environ 320 000 $. Ces gestes, a-t-il dit, étaient imputables aux [traduction] « sérieuses pressions » délibérément exercées par l’ARC en vue de recouvrer les soldes de versements antérieurs à 2006. Il s’est plaint que, malgré les contacts constants qu’il avait avec plusieurs fonctionnaires de l’ARC, on ne l’avait pas consulté comme il faut avant que la situation devienne [traduction] « incontrôlable en juin 2007 » (pages 87 et 88, volume 8 de la transcription du procès).

 

[95]           M. Hennessey a pris acte de l’entente qu’il avait conclue avec l’ARC en vue de gérer la paie de ses clients au moyen d’un seul compte après le 1er janvier 2006. L’explication qu’il a donnée au sujet du fait de ne pas s’être tenu à jour par la suite était qu’il avait continué d’appliquer des fonds courants à des arriérés de retenues à la source à la suite de plaintes de clients selon lesquels leurs remboursements d’impôt avaient été bloqués.

 

[96]           M. Hennessey a déclaré qu’en 2003 et 2004, il recevait de la province des avances de paie d’environ 100 000 $ pour régler la question du financement retardé des soins à domicile. Cela concorde avec une lettre que M. Hennessey a écrite à la province le 3 février 2003 pour demander une avance de 75 000 $, soit l’équivalent d’une semaine de paie (pièce P‑35).

 

[97]           Lors de l’interrogatoire principal, M. Hennessey a répondu au témoignage de M. Taylor selon lequel il avait été établi que seule la somme de 150 000 $ avait été affectée personnellement aux soldes préexistants des clients. Sa réponse a été la suivante :

[traduction]

 

R.        Eh bien, Votre Honneur, c’est – j’ai des reçus de banque, des dépôts – je les ai ici avec moi, en fait, c’est un montant d’environ 2,9 millions de dollars que j’ai déposé personnellement dans le compte de l’entreprise au cours des années 2004 et 2005, et c’était parce que je manquais de fonds. Quand on paie plus de 20 000 par soir et que l’on a des problèmes comme ceux que j’avais, il y avait un constant besoin d’éviter que les chèques rebondissent, d’essayer de faire en sorte que ces gens soient payés, de faire face aux problèmes et aux pressions que l’ARC exerçait, et cet argent dont je parle, cette somme de 2,9 millions de dollars, est le résultat de plusieurs dépôts faits de manière réciproque, juste pour atténuer le mieux que je le pouvais le problème avec lequel j’étais aux prises.

 

Q.        Vous dites que vous n’avez des documents que pour 2004 et 2005. Pouvez-vous expliquer pourquoi les documents ne s’appliquent qu’à 2004 et 2005?

 

R.        Certainement. Les documents bancaires, la banque ne permet pas de reculer de plus de six ans. Donc, quand j’ai fait cette demande à la banque, il restait, je crois, environ trois mois d’accessibles dans cette période, et elle n’a pas pu remonter plus loin pour – me les donner.

 

 

[98]           Quand on lui a posé des questions sur les contributions qu’il avait faites au titre de la paie avant 2004, il a témoigné ainsi :

[traduction]

 

Q.        Pouvez-vous donc remonter à une période antérieure à 2004 personnellement et donner juste une indication de ce que vous croyez – une estimation des montants que vous avez payés avant 2004?

 

R.        Eh bien, le problème n’a pas changé. Il était constant. À partir de 2001-2002 environ, et, Votre Honneur, je m’attendrais à ce qu’un très grand nombre de comptes comportant des soldes en souffrance aient été transférés, que le problème est devenu très sérieux, et au sujet du problème que j’avais à trouver des moyens d’atténuer ce problème ou d’y faire face – a été constant à partir de ce moment-là. Et je n’ai pas de total, pas plus que je peux en obtenir un, mais je peux vous dire que le problème était là et qu’il était là depuis plusieurs années. Donc –

 

Q.        Donc, avant 2004, je suppose que le juge veut connaître un chiffre?

 

R.        Ouais.

 

Q.        Si vous pouviez donner une estimation de ce que vous croyez –

 

R.        Eh bien, il y aurait eu des centaines de milliers de dollars en cause. Et je voudrais juste faire remarquer, si je le peux, Me Anstey, au sujet d’une autre question que M. Clark a évoquée hier –

 

 

[99]           M. Hennessey a aussi été questionné sur la quantité d’argent qu’il avait affectée aux arriérés des clients en 2006 et 2007. Sa longue réponse a été la suivante :

[traduction]

 

Q.        Donc, si vous pouviez estimer pour la Cour les montants que, selon vous, vous avez personnellement payés pour ces arriérés en 2006 et en 2007?

 

R.        C’est un peu plus difficile à ce moment-là en particulier, parce que j’étais aux prises avec la question des codes « garder », Votre Honneur. Cette question s’est avérée dévastatrice pour moi à ce moment-là en particulier. L’ARC adopte la position que j’avais un solde de zéro et que je partais à neuf. Eh bien, ma réponse à cela était – serait que l’ARC partait à neuf. Pour moi, la dette que j’avais contractée n’est pas tombée à zéro le 1er janvier 2006, et le coût que j’aurais à supporter, les pressions – je sais que l’ARC considérera cela comme un paiement volontaire, mais certainement pas moi. Les codes « garder » qui avaient été mis en place à mon insu, et M. Clark a parlé d’un ou deux ou trois à la fois, je soupçonne qu’il y a une certaine déconnexion chez les gens de l’ARC, manifestement, d’après les divers témoignages qui ont été faits, mais si l’on impose des codes « garder » sur plus de 541 comptes et que vous commencez à voir des douzaines et des douzaines de personnes qui se présentent à votre porte, vous menaçant vous et votre famille, et vous appelez ça un paiement volontaire? Je regrette, pas moi. Alors qu’est-ce que cela m’a coûté? Il s’agit là d’un coût qui aurait dû être, selon moi, réglé longtemps avant juillet 2007. Le fait de m’appeler et de dire écoutez, nous avons un problème ici – pas dix-huit mois plus tard – si vous dites que vous allez garder vos versements à jour et que je vous dis « oui », mais je suis aux prises avec tous ces codes « garder », et nous pouvons en discuter et essayer de trouver une solution. Mais si l’on examine ce qui s’est passé à la longue, Votre Honneur, vous constaterez que les discussions ont échoué, des décisions ne sont pas revenues comme ils le voulaient, la seule personne qui reste, c’est moi. C’est là mon avis, mais je crois que la preuve l’établit. Et l’ARC, le fait de dire qu’ils ne tiennent pas compte, c’est une façon de parler, de la décision de M. Brown, c’est injuste. J’ai donc entrepris la période 2006-2007 avec l’espoir que, d’accord, je pars à neuf, c’est magnifique après toutes ces années. Cependant, ce n’était pas le cas, et si j’ai payé 320 000 $ en codes « garder », pourquoi ne m’a-t-on pas appelé et dit amenez vos reçus, jetons-y un coup d’œil, peut-être que nous pouvons faire quelque chose au sujet des codes « garder », peut-être que non, mais au moins éviter que je me retrouve là le tout dernier jour, avec la mesure déjà prise, me faire signer un formulaire, faire transférer l’argent au compte de mon entreprise individuelle, Administrative Services, ce qui, je crois, est injuste, parce qu’il s’agissait d’un compte d’entreprise légitime qu’ils considéraient comme légitime juste avant de poser ce geste, et d’y imposer ensuite une demande formelle de 30 %, ce qui m’a laissé peu ou pas d’options. Donc, en ce qui concerne le fait de partir à neuf, je ne considère pas que c’était le cas, Votre Honneur.

 

 

[100]       Dans une lettre qu’il a écrite à l’ARC le 6 avril 2009, M. Hennessey a imputé le manque de versements en 2006-2007 au fait d’être [traduction] « forcé à payer plus de 300 000 $ à cause des codes “garder” qui avaient été imposés à certains comptes d’impôt de clients » (pièce P‑41). Ce problème a aussi été l’objet du témoignage suivant :

[traduction]

 

Q.        D’accord. Je vais vous demander de revenir aux codes « garder », et bien des choses ont été dites à ce sujet. Pouvez-vous expliquer en quoi ces codes vous ont touché personnellement?

 

R.        Eh bien, ce n’est pas juste une question d’argent, Votre Honneur. Comme je l’ai déclaré plus tôt, je vivais là où je travaillais. J’avais quatre ou cinq bureaux au rez-de-chaussée, je vivais à l’étage. Les gens ne se soucient pas de savoir s’il est 16 h 30 ou 17 h, ils se présentent pour toucher leur argent. Ou, dans ce cas précis, ils se présentent pour obtenir leur remboursement d’impôt, et la seule façon d’y arriver, c’est de faire pression sur moi pour que je règle ces soldes. S’il y a quelqu’un à ma porte, est-ce que je suis supposé lui expliquer ce qui s’est passé depuis les dix dernières années, et même si je le pouvais, est-ce que ce serait important? Ce n’était pas important pour l’ARC et cela me dérange beaucoup d’entendre quelqu’un dire, n’importe qui, à l’ARC, d’appeler cela un paiement volontaire. À part me coller un fusil contre la tempe, on ne pouvait pas exercer beaucoup plus de pression sur moi, et j’ai demandé à l’ARC d’envisager de les éliminer, et elle a dit « non » – sans équivoque – « non »…

 

 

[101]       M. Hennessey a déclaré que son entreprise s’était considérablement développée entre 1998 et 2001. C’est en 1998 qu’il avait pris conscience du problème des comptes en souffrance lorsqu’il avait pris en charge un nouveau client qui devait 30 000 $ à l’ARC. Quand on lui a demandé pourquoi il avait continué d’accepter de nouveaux dossiers qui présentaient le même risque, il n’a pas répondu à la question :

[traduction]

 

Q.        Bien. Alors qu’avez-vous fait à l’époque pour faire face à ce risque? Parce que vous saviez à ce moment qu’il y avait là un risque. Qu’avez-vous fait pour remédier à ce risque avec Eastern Health ou l’ARC?

 

R.        Avec l’ARC, parce que l’argent était dû à l’ARC. J’ai téléphoné à ce client en particulier. Il m’a dit que ce n’était pas de mes affaires. Je me suis ensuite adressé à l’ARC. J’ai parlé à un type, il s’appelait Murphy. Cela a été mon tout premier contact. M. Murphy m’a dit : nous allons vous crucifier si vous ne payez pas l’argent. Il n’y a pas eu de discussion, du genre asseyons-nous, passons le dossier en revue, ce à quoi je me serais attendu. Ça, c’était donc un compte en particulier en 1998.

 

 

[102]       Quand on a demandé à M. Hennessey où il avait trouvé les fonds nécessaires pour effectuer les versements des retenues à la source des clients, il a répondu :

[traduction]

 

R.        Eh bien, il ne s’agissait pas d’un montant forfaitaire. Cet argent aurait été l’objet de plusieurs opérations réciproques. Mes cartes de crédit, à l’époque mon crédit était bon. Je crois que c’était triple AAA, quelle que soit la façon dont on désigne les cotes, je crois que c’était la plus élevée. Cela m’a donc permis d’emprunter des fonds et je l’ai fait, à hauteur de, je crois – mes cartes de crédit auraient été de l’ordre de 100 000 $ – 120 000 $ et plus. J’ai refinancé ma maison à deux reprises. J’ai emprunté de l’argent à de la famille et à des amis. Bien des fois, ces emprunts – il est évident que je ne peux pas simplement les prendre et les oublier, il faut donc les rembourser, et à cause des circonstances, ils - c’est le meilleur exemple qui me vient à l’esprit, Votre Honneur - ils n’étaient que comme un emplâtre sur une jambe de bois, parce qu’il y avait tant d’argent qu’il fallait que je couvre chaque soir. Quand on a affaire à 956 employés et à plus de 100 000 $ par semaine et que l’on a un retard de trois ou quatre jours, vous pouvez facilement imaginer ce qui arrive. Donc, dans l’ensemble, les fonds en question dont nous parlons ici ont été l’objet de nombreuses opérations réciproques. Il pouvait y avoir de 20 000 $ à 30 000 $ par semaine d’empruntés, de remboursés, d’empruntés, de remboursés, etc., et c’est de là que vient le total.

 

 

[103]       M. Hennessey a déclaré qu’entre autres sources, il acceptait souvent des prêts à court terme de la part de membres de la famille et d’employés. Ces obligations pouvaient atteindre en tout la somme de 100 000 $ (page 48, volume 10 de la transcription du procès). À une occasion, il avait subi des pertes personnelles à la suite de placements dans des actions (page 29, volume 10 de la transcription du procès).

 

[104]       Quand on lui a demandé si l’ARC était au courant qu’il contribuait personnellement au paiement des retenues à la source de ses clients, M. Hennessey a répondu par l’affirmative. Il a également déclaré : [traduction] « Personne n’a pu établir un montant total, et personne ne peut vous donner, ni moi ni personne d’autre, un chiffre total aujourd’hui, mais il m’a été impossible d’arriver à un chiffre total ». Selon M. Hennessey, il incombait à l’ARC de déterminer, à partir d’un examen de ses dossiers, ce qu’il avait investi dans l’entreprise (page 51, volume 10 de la transcription du procès).

 

[105]       M. Hennessey a critiqué le fait que l’ARC n’avait pas relancé ses clients afin d’obtenir l’argent qu’ils devaient. Quand on lui a fait remarquer que c’était essentiellement là l’objet des codes « garder » de l’ARC, il a donné la longue réponse qui suit :

[traduction]

 

Q.        Oui, mais n’est-ce pas là, essentiellement, ce que les codes « garder » sont censés accomplir? Autrement dit, obtenir des clients les crédits qu’ils peuvent avoir reçus sous forme de remboursements d’impôt sur le revenu?

 

R.        Absolument, Votre Honneur, mais j’aimerais que vous considériez ceci. Pourquoi ont-ils attendu jusqu’en 2006 pour mettre 541 – M. Clark, qui était directeur adjoint, et qui avait été le supérieur de M. Pope, a déclaré hier qu’ils pensaient qu’il n’y en avait que quelques-uns et qu’il y en avait eu, au fil des ans, assez peu pour que l’on puisse probablement les compter sur les doigts de la main. Mais en janvier 2006, ou peu après, quand plus de 541 ont été visés, on pourrait se demander, je l’espère, pourquoi est-ce que cela n’a pas été fait plus tôt? Si ces soldes, qui – s’étant accumulés depuis tant d’années, pourquoi l’ARC n’a-t-elle pas mis en place des codes « garder »? Mais ce n’est pas – Votre Honneur, si vous me le permettez, ce n’est pas seulement le code « garder » qui leur aurait permis d’obtenir l’argent de ces gens. À mon avis, il aurait fallu qu’ils prennent une décision et qu’ils émettent à l’endroit de ces gens une demande formelle de paiement, parce qu’un code « garder » permet uniquement à l’ARC de retenir le remboursement d’impôt, tandis qu’une demande formelle de paiement dirait – c’est ainsi que je comprends les choses, payez l’argent que vous devez sur votre compte, votre compte de soins à domicile. Ainsi, le remboursement, par exemple, pourrait être de 100 $, alors que le solde en souffrance, dans un compte de soins à domicile, pourrait être de 800 $. Ils renonceraient probablement aux remboursements d’impôt et auraient à payer les 800 $, saisissez-vous? J’espère que ce que je dis est clair. Je crois que l’ARC aurait dû prendre les mesures nécessaires pour recouvrer les fonds auprès de ces clients, et je crois que ces mesures incluaient l’établissement des décisions, que ce soit par l’entremise de quelqu’un comme M. Brown ou par l’entremise des Comptes en fiducie, comme M. Pope en a parlé, quelle que soit la mesure qu’il fallait prendre pour délivrer les demandes formelles de paiement, et je crois que – une preuve a été présentée à la Cour pour expliquer pourquoi ils ne voulaient pas le faire, selon moi.

 

[Pages 52 et 53, volume 10 de la transcription du procès.]

 

 

[106]       M. Hennessey a expliqué qu’à cause des questions de confidentialité [traduction] « il m’était impossible d’obtenir les informations [les soldes d’arriérés préexistants] avant que je me désigne comme le représentant de ces clients et, quand je l’ai fait, je n’ai pas obtenu la réponse ou la coopération dont j’avais besoin, ou dont j’estimais avoir besoin, en vue de régler les problèmes » (page 61, volume 10 de la transcription du procès). Il n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas exigé que chaque client signe une renonciation à la protection de la vie privée comme condition à la prise en charge d’un nouveau compte. Selon d’autres éléments de preuve qui m’ont été présentés, il est fréquent que l’on se serve d’autorisations du client dans les cas où une tierce partie est tenue de faire affaire avec l’ARC pour le compte d’un client.

 

[107]       M. Hennessey a déclaré qu’il était entré en contact avec la police de St. John’s et avait fait valoir dans une plainte écrite que l’ARC l’avait fraudé en retenant des remboursements qui lui étaient dus (pièce P‑57). Il n’y a pas eu de suite à cette plainte en raison des poursuites criminelles en cours contre M. Hennessey pour fraude et évasion fiscale.

 

[108]       M. Hennessey a été interrogé à plusieurs reprises sur sa demande visant à recouvrer de l’ARC les montants qu’il avait payés personnellement en rapport avec des comptes de clients. Selon cette théorie juridique du droit, M. Hennessey s’attendait à ce que l’ARC lui rembourse les fonds qu’il avait payés à l’égard des arriérés de retenues à la source de ses clients (page 56, volume 10 de la transcription du procès). Il a déclaré n’avoir jamais dégagé l’ARC de sa responsabilité de lui remettre ces fonds et que ces derniers, s’ils lui avaient été restitués, auraient suffi pour acquitter les versements courants en souffrance qu’ils avaient omis d’effectuer (page 17, volume 11 de la transcription du procès).

 

[109]       En contre-interrogatoire, M. Hennessey a reconnu que vers 1997 ou 1998, il avait pris connaissance d’un état de compte de l’ARC selon lequel l’un de ses nouveaux clients avait un solde d’arriérés élevé. Il a déclaré qu’il avait téléphoné à ce client pour s’enquérir de la situation et que ce dernier lui avait dit dans un langage coloré que [traduction] « ce n’était pas de [s]es affaires » (pages 59 et 60, volume 11 de la transcription du procès). M. Hennessey était ensuite entré en contact avec M. Murphy, à l’ARC, qui lui avait dit de payer [traduction] « l’argent ou ils allaient [l]e crucifier, et c’était là ses propres paroles » (page 60, volume 11 de la transcription du procès). Quand on lui a demandé pourquoi il avait continué de s’occuper de ce compte, il a répondu :

R.        Eh bien, c’était mon travail. Je n’avais aucune idée de ce qui allait arriver ou de ce qui devait suivre. Comme vous pouvez le voir, je crois, d’après l’ensemble de la preuve présentée, j’ai poursuivi mes efforts jusqu’à l’échelon du ministre afin que ce problème soit réglé, et pour que l’on vérifie l’exactitude et la clarté de tous les comptes – jusqu’en 2006-2007; c’est donc dire que, malgré le fait que cette question n’avait pas été réglée, ou de nombreuses autres, j’entretenais encore cet espoir jusque-là – jusqu’à ce que M. Ennis effectue son examen.

 

 

[110]       On a ensuite demandé à M. Hennessey ce qu’il savait sur les autres comptes qui comportaient un solde d’arriérés. Il a répondu que la situation était [traduction] « très variable », mais il a toutefois reconnu être au courant que d’autres comptes comportaient un solde en souffrance (page 61, volume 11 de la transcription du procès). Selon M. Hennessey, lorsqu’il avait téléphoné à l’ARC au sujet d’un autre compte qui comportait 15 000 $ d’arriérés, on lui avait dit une fois de plus qu’il était [traduction] « responsable de ces soldes » (page 61, volume 11 de la transcription du procès). Il a néanmoins continué de prendre en charge de nouveaux comptes sans prendre manifestement en considération le risque que cela comportait, ni la position ostensible de l’ARC selon laquelle il était en quelque sorte responsable du paiement.

 

[111]       On a questionné M. Hennessey sur une lettre de 2004, par laquelle l’ARC répondait à la plainte qu’il avait formulée plus tôt cette année-là (pièce D‑24). Il était question, dans cette lettre, de la pratique qu’avait M. Hennessey d’effectuer des versements en bloc sans indiquer clairement de quelle façon les fonds devaient être appliqués, ainsi que de sa réticence à entrer en contact avec ses clients pour qu’ils mettent en branle le processus d’obtention d’un allègement au titre des dispositions en matière d’équité. En réponse à cette dernière question, M. Hennessey a déclaré que ses clients n’auraient pas compris le problème (pages 66 et 67, volume 11 de la transcription du procès).

 

[112]       M. Hennessey a déclaré que le jour où l’un de ses clients avait cessé de confier son compte de paie à Administrative Services, il n’avait rien fait pour en informer l’ARC dans l’espoir que ce client lui revienne peut-être (page 69, volume 11 de la transcription du procès).

 

[113]       On a renvoyé M. Hennessey à ses propres lettres et feuilles de travail datant de 2004, dans lesquelles il avait relevé des comptes qui comportaient à la fois des soldes d’arriérés préexistants et des arriérés qui s’étaient créés au cours de sa période de gestion (pièce D‑25). M. Hennessey a déclaré que les comptes qu’il avait relevés ne représentaient qu’une fraction de ceux qui comprenaient des arriérés, mais il était évident qu’il était responsable de la plupart des comptes pour lesquels il manquait des versements.

 

[114]       En contre-interrogatoire, on a montré à M. Hennessey une feuille de calcul de l’ARC, qui énumérait plus de 500 de ses comptes de retenues à la source de clients et qui présentait l’historique des arriérés entre le début de 1998 et le 9 janvier 2006 (pièce D-29). Cet historique était basé sur des renseignements que M. Hennessey avait fournis au sujet de la date à laquelle il avait pris en charge chacun des comptes. Selon cette preuve, les soldes d’arriérés préexistants qui s’appliquaient aux clients de M. Hennessey, y compris les intérêts et les pénalités connexes, s’élevaient à 175 918 $. Les soldes d’arriérés qui avaient pris naissance au cours de la période de gestion de M. Hennessey, y compris les intérêts et les pénalités connexes, s’établissaient à 442 268,62 $. Me Ward a indiqué à M. Hennessey que cet historique de l’ARC dénotait que le problème des arriérés des clients n’était devenu sérieux que vers 2003 et que la plupart des comptes étaient en fait en règle. M. Hennessey a convenu que c’était ce que cette feuille indiquait, mais il n’était pas nécessairement d’accord avec cela (pages 87 et 88, volume 11 de la transcription du procès).

 

[115]       Selon M. Hennessey, son problème n’est devenu aigu qu’en mars 2006, quand le nombre des codes « garder » de l’ARC a radicalement augmenté (page 99, volume 11 de la transcription du procès). Il a aussi dit que l’ARC avait inscrit des [traduction] « codes “garder” sur la totalité des 550 comptes et plus » (pages 99 et 100, volume 11 de la transcription du procès).

 

[116]       M. Hennessey a décrit ses activités au début de 2006 comme une [traduction] « gestion de crise », dans le cadre de laquelle il empruntait souvent des sommes d’argent considérables auprès d’employés et remboursait les emprunts à l’aide des fonds qu’il recevait d’Eastern Health. Les comptes qu’il tenait sur ces opérations étaient minimes, tout au plus (pages 100 à 112, volume 11 de la transcription du procès). Il ressort manifestement de son témoignage qu’il n’y avait pas assez de fonds pour acquitter les versements et rembourser les emprunts. Quand il en avait le choix, M. Hennessey remboursait ses obligations et n’acquittait qu’en partie les versements de retenues à la source. Indépendamment de cette situation, M. Hennessey a continué d’ouvrir de nouveaux comptes, dont 68 au cours du premier semestre de 2007 (pièce D-39) (page 125, volume 11 de la transcription du procès).

 

[117]       M. Hennessey a reconnu également qu’en 2005, il faisait activement le commerce d’actions, mais pas toujours avec succès (pièce D‑36).

 

[118]       M. Hennessey a été interrogé de manière assez détaillée sur la lettre datée du 23 juillet 2007 qu’il avait envoyée à l’ARC (pièce D-14) ainsi que sur le montant manquant de 300 000 $ dont il n’avait pas rendu compte lors de son témoignage antérieur. Il a finalement admis qu’une bonne part des versements manquants avaient servi à rembourser ses propres dettes (pages 136 à 138, volume 11 de la transcription du procès).

 

[119]       M. Hennessey a fait personnellement faillite le 23 mai 2008 (pièce D‑44). Dans son bilan, il a fait état d’une dette envers l’ARC de 650 000 $, de pair avec d’autres dettes non garanties d’un montant total de 42 800 $. Il a été libéré de sa faillite le 24 février 2009 (pièce D‑45).

 

Analyse de la preuve et du droit

[120]       Pour ce qui est de la question de la responsabilité, la théorie principale de M. Hennessey repose sur le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Une réclamation en dommages‑intérêts subsidiaire découle censément du défaut allégué de l’ARC de s’acquitter de ses obligations légales en matière d’accès à l’information.

 

[121]       Malgré les tentatives de l’avocat de M. Hennessey pour obtenir des éléments de preuve concernant la participation de l’ARC à la poursuite criminelle en instance de son client, il a été admis qu’une action pour poursuite abusive ne pouvait pas être engagée en l’espèce. Comme je l’ai dit dans la décision par laquelle j’ai rejeté la requête préliminaire que M. Hennessey avait déposée en vue de modifier sa déclaration, la fin d’une poursuite criminelle en faveur de l’accusé est une condition préalable de base à une action pour poursuite abusive : Hennessey c Canada, 2013 CF 878 (décision non publiée). Comme la poursuite contre M. Hennessey n’est pas terminée, ce dernier ne dispose d’aucune cause d’action pour poursuite abusive. Dans le même ordre d’idées, aucune preuve n’a été présentée et aucun argument n’a été invoqué à l’appui de l’argument de la diffamation.

 

[122]       Je peux aussi trancher sommairement les allégations de M. Hennessey au sujet de l’accès à l’information et de la protection de la vie privée (AIPRP). L’ARC n’a pas traité la demande d’accès à l’information de M. Hennessey avec une célérité raisonnable, et il est évident que la Direction de l’AIPRP de l’ARC, à Ottawa, a été indûment agressive en caviardant les documents qu’elle était tenue de communiquer. Quoi qu’il en soit, grâce aux efforts du commissaire, l’ARC s’est finalement conformée à ses obligations en matière de communication envers M. Hennessey. Il n’y a dans la preuve absolument rien qui donne à penser que l’ARC a délibérément mal géré la demande d’accès à l’information de M. Hennessey et, en fait, le témoignage de tous les témoins de l’ARC que M. Hennessey a appelés était à l’effet contraire. En particulier, rien ne donne à penser que des fonctionnaires de l’ARC en poste à Terre-Neuve ont caché des renseignements à M. Hennessey de façon à pouvoir camoufler leurs actes. Les quelques notes qui semblent ne pas avoir été communiquées, au vu des documents initialement produits, ne sont pas importantes pour les allégations de responsabilité de M. Hennessey; en d’autres termes, il n’y avait aucun [traduction] « pistolet fumant » dans les documents qui ont été produits tardivement. De plus, tout défaut initial de la Direction de l’AIPRP de l’ARC, pour ce qui était de se conformer aux dispositions législatives applicables, a finalement été réglé, et M. Hennessey n’a subi aucune perte discernable. Compte tenu de l’arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans l’affaire Canada c Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 RCS 205, 143 DLR (3d) 9, et eu égard à l’absence d’obligation corrélative en common law de communiquer des documents, il serait également ardu de déterminer une cause d’action à partir d’un simple manquement aux dispositions législatives en matière d’AIPRP.

 

[123]       On trouve un survol utile des éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique dans le long passage qui suit, lequel est extrait de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] ACS no 74 :

(1)        Les éléments distinctifs du délit

 

18        Les origines du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique remontent à l’arrêt Ashby c. White(1703), 2 Ld. Raym. 938, 92 E.R. 126, où le juge en chef Holt a estimé qu’une cause d’action pouvait être invoquée à l’encontre d’un fonctionnaire électoral qui, de façon malveillante et frauduleuse, avait privé M. White du droit de vote. Quoique le défendeur ait été investi du pouvoir de priver certaines personnes de leur droit de voter aux élections, il ne pouvait l’exercer à une fin irrégulière. Bien que son jugement initial ait donné à penser qu’il appliquait simplement le principe ubi jus ibi remedium, le juge en chef Holt a précisé, dans une version révisée, que c’était parce que la fraude et la malveillance avaient été établies que l’action pouvait être intentée : J. W. Smith, A Selection of Leading Cases on Various Branches of the Law(13e éd. 1929), p. 282. On peut donc soutenir que, dans sa forme la plus ancienne, le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique se limitait aux circonstances dans lesquelles un fonctionnaire public avait abusé d’un pouvoir qu’il possédait réellement.

 

19        Cependant, il ressort clairement des décisions subséquentes que le délit n’a pas une portée aussi étroite. Dans l’arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, notre Cour a tenu le défendeur, premier ministre du Québec, responsable d’avoir ordonné au directeur de la Commission des liqueurs du Québec de révoquer le permis d’alcool du demandeur. Bien que l’arrêt Roncarelli ait été tranché en partie du moins sur la base des règles du droit civil du Québec en matière de responsabilité délictuelle, il est largement considéré comme ayant reconnu l’existence au Canada du délit civil de la faute dans l’exercice d’une charge publique. Voir par exemple Powder Mountain Resorts Ltd. c. British Columbia (2001), 94 B.C.L.R. (3d) 14, 2001 BCCA 619; et Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson (2002), 220 D.L.R. (4th) 474, 2002 ABCA 283. Dans Roncarelli, le premier ministre était autorisé à conseiller la Commission sur toute question juridique susceptible de se poser, mais il n’avait nullement le pouvoir d’intervenir dans une décision visant la révocation d’un permis en particulier. Comme le juge Abbott l’a fait observer à la p. 184, M. Duplessis [traduction] « n’était investi d’aucun pouvoir prévu par la loi pour intervenir dans l’administration ou la direction de la Commission des liqueurs du Québec ». Formulant une remarque similaire à la p. 158, le juge Martland a affirmé que la conduite de M. Duplessis mettait en cause [traduction] « l’exercice de pouvoirs qu’il ne possédait nullement en droit ». Ainsi, manifestement, le délit ne se limite pas à l’abus d’un pouvoir que confère véritablement la loi ou une prérogative. Si c’était le cas, aucun motif n’aurait permis de retenir la responsabilité de M. Duplessis.

 

20        Cette interprétation du délit est compatible avec l’opinion répandue dans d’autres pays de common law selon laquelle il existe un large éventail d’inconduites susceptibles de fonder une action pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Par exemple, dans Northern Territory of Australia c. Mengel (1995), 129 A.L.R. 1 (H.C.), le juge Brennan a tenu les propos suivants à la p. 25 :

 

            [traduction] Le délit ne se limite pas à l’abus de fonctions découlant de l’exercice d’un pouvoir prévu par la loi. L’affaire Henly c. Mayor of Lyme [(1828), 5 Bing. 91, 130 E.R. 995] ne mettait pas en cause l’exercice contesté d’un pouvoir conféré par la loi. Elle portait sur l’omission alléguée d’entretenir un ouvrage longitudinal, condition préalable à la concession de l’ouvrage et du droit accessoire de péage à la municipalité de Lyme. Tout acte ou toute omission commis par un fonctionnaire public dans l’exercice présumé de ses fonctions peut servir de fondement à une action pour faute dans l’exercice d’une charge publique. [Je souligne.]

 

Dans l’arrêt Garrett c. Attorney-General, [1997] 2 N.Z.L.R. 332, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Zélande était saisie d’une allégation portant qu’un sergent n’avait pas mené à fond une enquête sur une plainte d’agression sexuelle commise par un agent de police. Le juge Blanchard a conclu, à la p. 344, que le délit pouvait être le fait [traduction] « d’un fonctionnaire qui agit ou omet d’agir en contravention à son devoir, sachant qu’il y contrevient et conscient du préjudice ou de la perte que subira vraisemblablement ainsi le demandeur ».

 

21        La Chambre des lords est arrivée à la même conclusion dans Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3), [2000] 2 W.L.R. 1220. Dans cet arrêt, les demandeurs ont prétendu que les agents de la Banque d’Angleterre avaient irrégulièrement délivré un permis à la Bank of Credit and Commerce International et avaient ensuite omis de procéder à sa fermeture alors qu’il était devenu évident qu’une telle mesure s’imposait. Tenue de se prononcer sur la question de savoir si le délit pouvait naître d’une omission, la Chambre des lords a statué que [traduction] « le délit peut résulter tant de l’omission d’un fonctionnaire public que des gestes qu’il pose » (lord Hutton, p. 1267). Il est également bien établi en Australie, en Nouvelle‑Zélande et au Royaume‑Uni que le délit d’abus d’autorité ne se limite pas à l’exercice illégitime d’un pouvoir réellement conféré par la loi ou une prérogative.

 

22        Quels sont alors les éléments essentiels du délit — du moins dans la mesure où il est nécessaire de définir les questions que soulèvent les actes de procédure dans le présent pourvoi? Dans l’arrêt Three Rivers, la Chambre des lords a statué qu’il y avait deux façons — que je regrouperai sous les catégories A et B — de commettre le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur. Bon nombre de tribunaux canadiens ont souscrit à cette interprétation du délit : voir par exemple Powder Mountain Resorts, précité; Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services)(C.A.), précité; et Granite Power Corp. c. Ontario, [2002] O.J. No. 2188 (QL) (C.S.J.). Il importe cependant de garder à l’esprit que ces deux catégories ne représentent que deux façons différentes pour le fonctionnaire public de commettre le délit; dans chaque cas, le demandeur doit faire la preuve des éléments constitutifs du délit. Il est donc nécessaire de se pencher sur les éléments communs à chacune des formes du délit.

 

23        Il existe à mon avis deux éléments communs. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. C’est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l’existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l’intention de léser le demandeur suffit pour établir l’existence de chaque élément du délit, étant donné qu’un fonctionnaire public n’est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l’égard d’une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l’inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.

 

24        S’agissant de la nature de l’inconduite, la question est essentiellement de savoir non pas si le fonctionnaire a exercé de manière illégitime un pouvoir qu’il détenait réellement, mais bien si l’inconduite alléguée revêt un caractère illégitime et délibéré. Comme lord Hobhouse l’a écrit dans l’arrêt Three Rivers, précité, p. 1269 :

 

            [traduction] L’acte qui nous intéresse (ou l’omission, selon le sens décrit) doit être illégitime. Ce peut être le cas lorsqu’il y a contravention pure et simple aux dispositions législatives pertinentes, ou lorsque l’acte outrepasse les pouvoirs conférés ou sert une fin irrégulière.

 

Lord Millett est arrivé à une conclusion similaire, savoir que le défaut d’agir peut équivaloir à une faute dans l’exercice d’une charge publique, mais uniquement lorsque le fonctionnaire public a l’obligation légale d’agir. Lord Hobhouse a énoncé le principe en ces termes, à la p. 1269 : [traduction] « S’il existe une obligation légale d’agir et que la décision de ne pas agir équivaut à un manquement à cet égard, l’omission peut constituer une faute [dans l’exercice d’une charge publique]. » Voir également R. c. Dytham, [1979] Q.B. 722 (C.A.). Ainsi, au Royaume‑Uni, le défaut d’agir peut constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique, mais uniquement dans la mesure où il correspond à un manquement délibéré à une fonction officielle.

 

25        Les tribunaux canadiens ont également fait de l’acte illégitime et délibéré le point focal de l’examen. Dans l’arrêt Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson (1999), 70 Alta. L.R. (3d) 267, 1999 ABQB 440, par. 108, la Cour du Banc de la Reine a dit qu’il s’agissait essentiellement de savoir s’il y avait eu inconduite délibérée de la part d’un fonctionnaire public. Vue sous cet angle, l’inconduite délibérée consiste en : (i) un acte illégal intentionnel; (ii) l’intention de causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. Voir également Uni‑Jet Industrial Pipe Ltd. c. Canada (Attorney General) (2001), 156 Man. R. (2d) 14, 2001 MBCA 40, où le juge Kroft a adopté le même critère. Dans l’arrêt Powder Mountain Resorts, précité, le juge Newbury a décrit le délit en des termes similaires au par. 7 :

 

[traduction] ... je crois qu’il existe aujourd’hui un consensus selon lequel on peut faire la preuve au Canada du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique en démontrant que le fonctionnaire public a soit exercé un pouvoir dans le but précis de causer préjudice au demandeur (c’est‑à‑dire agi « de mauvaise foi, au sens de l’exercice d’un pouvoir public pour un motif illégitime ou inavoué »), soit agi « illégalement en affichant une indifférence téméraire quant à l’illégalité de son acte » et quant à la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. (Voir lord Steyn dans l’arrêt Three Rivers, p. [1231].) Il subsiste donc, du moins en théorie, une nette démarcation entre ce délit, d’une part, et d’autre part ce qu’on pourrait appeler un excès de pouvoir négligent — c’est‑à‑dire un acte que commet une personne dans l’ignorance de son caractère illégitime et des conséquences probables envers le demandeur (ou traduisant une témérité subjective à cet égard). [Souligné dans l’original.]

 

Selon cette interprétation, la portée du délit est limitée non pas par l’exigence que le défendeur doit s’être livré à un type précis de conduite illégitime, mais bien par l’exigence que la conduite illégitime doit avoir eu un caractère délibéré et que le défendeur doit avoir su que cette conduite illégitime causerait vraisemblablement préjudice au demandeur.

 

26        Comme c’est souvent le cas, on peut recourir à nombre de formules pour décrire la nature fondamentale du délit. Dans l’arrêt Garrett, précité, le juge Blanchard a affirmé à la p. 350 que [TRADUCTION] « [l]’imposition de cette forme de responsabilité délictuelle vise à protéger les membres du public contre le préjudice causé délibérément par une insouciance intentionnelle à l’égard d’une fonction officielle. » Dans l’arrêt Three Rivers, précité, lord Steyn a indiqué à la p. 1230 que [traduction] « [l]a justification rationnelle du délit consiste en ce que, dans un système juridique fondé sur la primauté du droit, le pouvoir exécutif ou administratif “ne peut être exercé que pour le bien public” et non pas pour un motif illégitime et inavoué. » Comme il ressort clairement de chacun de ces extraits, la faute commise dans l’exercice d’une charge publique ne concerne pas le fonctionnaire public qui, par négligence ou inadvertance, omet de s’acquitter convenablement des obligations propres à ses fonctions : voir Three Rivers, p. 1273, lord Millett. N’est pas non plus visé le fonctionnaire public se trouvant dans la même situation en raison de contraintes budgétaires ou d’autres facteurs hors de son contrôle. Le fonctionnaire qui ne peut s’acquitter convenablement de ses fonctions en raison de contraintes budgétaires ne fait pas preuve d’insouciance délibérée à l’égard de ses fonctions. Le délit ne vise pas le fonctionnaire public qui est incapable de s’acquitter de ses obligations en raison de facteurs hors de sa volonté, mais plutôt celui qui pouvait s’en acquitter, mais qui a délibérément choisi d’agir autrement.

 

27        L’autre facteur qui peut faire en sorte d’exclure la conduite d’un fonctionnaire du champ du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est l’existence d’un conflit entre les obligations qui lui incombent en vertu de la loi et ses droits constitutionnels, tel le droit de ne pas s’incriminer. En pareil cas, la décision du fonctionnaire de ne pas se conformer à son obligation pourrait ne pas constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique. Je n’ai pas à trancher cette question en l’espèce, mais il reste qu’il y a là matière à débat. Le fonctionnaire qui insiste à juste titre pour faire valoir ses droits constitutionnels ne peut être considéré comme ayant fait preuve d’une insouciance délibérée à l’égard des obligations de sa charge. Suivant cet argument, une obligation incompatible avec les droits constitutionnels d’un fonctionnaire n’est pas elle-même légitime.

 

28        Sur le plan des principes, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de restreindre davantage la portée du délit. L’exigence selon laquelle le défendeur doit avoir eu connaissance du caractère illégitime de sa conduite reflète le principe bien établi voulant que la faute dans l’exercice d’une charge publique nécessite un élément de « mauvaise foi » ou de « malhonnêteté ». En démocratie, les fonctionnaires publics doivent conserver le pouvoir de prendre des décisions qui, le cas échéant, vont à l’encontre des intérêts de certains citoyens. La connaissance du préjudice ne permet donc pas de conclure que le défendeur a agi de mauvaise foi ou de façon malhonnête. Un fonctionnaire public peut de bonne foi rendre une décision qu’il sait être préjudiciable aux intérêts de certains membres du public. Pour qu’une conduite soit visée par le délit, le fonctionnaire doit agir délibérément d’une manière qu’il sait incompatible avec les obligations propres à ses fonctions.

 

29        L’exigence portant que le défendeur doit avoir su que sa conduite illégitime causerait un préjudice au demandeur restreint davantage la portée du délit. L’insouciance flagrante à l’égard d’une fonction officielle n’emporte pas responsabilité; seul le fonctionnaire public qui, en plus, fait sciemment preuve d’insouciance devant les intérêts de ceux qui seront touchés par l’inconduite en question verra sa responsabilité retenue. Cette exigence établit le lien requis entre les parties. Toute conduite illégitime s’inscrivant dans l’exercice des fonctions publiques constitue un méfait public, mais en l’absence d’une quelconque connaissance du préjudice, rien ne permet de conclure que le défendeur a manqué à une obligation à laquelle il est tenu envers le demandeur individuellement. Et sans manquement par le défendeur à une obligation qui lui incombe à l’endroit du demandeur, il ne peut y avoir de responsabilité délictuelle.

 

30        En résumé, j’estime que l’objet fondamental du délit est de protéger ce à quoi s’attendent raisonnablement les citoyens, savoir qu’un fonctionnaire public ne causera pas intentionnellement préjudice à un membre du public par une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de ses fonctions publiques. Dès lors qu’il a été satisfait à ces exigences, on ne voit pas pourquoi le délit ne s’appliquerait qu’au fonctionnaire public qui a illégitimement exercé un pouvoir conféré par la loi qu’il détient réellement. Si la portée du délit était à ce point restreinte, un fonctionnaire public tel que M. Duplessis — qui a délibérément outrepassé ses pouvoirs dans le but exprès de se mêler des intérêts économiques d’un citoyen — ne serait pas visé, pas plus que celui qui a manqué pour les mêmes fins à une obligation que lui imposait la loi. Je crois cependant qu’il n’existe aucune raison de principe de retenir la responsabilité d’un fonctionnaire qui cause volontairement préjudice à un membre du public en abusant délibérément d’un pouvoir que lui confère la loi, mais non celle du fonctionnaire qui cause volontairement préjudice à un membre du public en outrepassant délibérément son pouvoir ou en omettant délibérément de s’acquitter d’une obligation prévue par la loi. Dans les deux cas, l’inconduite alléguée s’avère tout aussi incompatible avec l’obligation qui incombe au fonctionnaire public de ne pas causer intentionnellement préjudice à un membre du public par sa conduite délibérée et illégitime dans l’exercice de fonctions publiques.

 

31        Je tiens à souligner que cette conclusion ne va pas à l’encontre de l’arrêt R. c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, où la Cour a statué que le délit civil spécial de violation d’une obligation légale n’existait pas. L’arrêt Saskatchewan Wheat Pool établit simplement que la violation de la loi par le défendeur ne suffit pas. Il n’établit cependant pas que la violation d’une loi ne peut emporter responsabilité si les éléments constitutifs de la responsabilité délictuelle sont réunis. Autrement dit, le simple fait que l’inconduite alléguée constitue également une violation de la loi ne suffit pas pour permettre au fonctionnaire d’échapper à la responsabilité civile. De la même façon qu’un fonctionnaire public qui contrevient à la loi peut être tenu responsable de négligence, le fonctionnaire public qui contrevient à la loi peut lui aussi être responsable de la faute qu’il commet dans l’exercice d’une charge publique. L’arrêt Saskatchewan Wheat Pool n’aurait été pertinent dans le cadre de la présente requête que dans la mesure où les appelants auraient uniquement plaidé l’omission de s’acquitter d’une obligation légale. Or ce n’est pas le cas. Le principe énoncé dans l’arrêt Saskatchewan Wheat Pool n’a aucune incidence sur l’issue de la requête en cause dans le présent pourvoi.

 

32        Pour résumer, j’estime que la faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.

 

 

Tels sont donc les principes qu’il y a lieu d’appliquer aux éléments de preuve en vue de déterminer si la défenderesse est passible de dommages-intérêts en faveur de M. Hennessey.

 

[124]       M. Hennessey s’est fait passer pour la victime de circonstances imputables à sa propre générosité ainsi qu’aux agissements de l’ARC. Il ne s’agit pas là d’une description valable de ce qui s’est réellement passé. La preuve a plutôt brossé un tableau marqué par un système mal conçu de gestion de comptes de paie provinciaux relatifs aux soins à domicile, de même que par un manque quasi complet de supervision de la part d’Eastern Health[1]. Il a été évident aussi que M. Hennessey avait été incapable de gérer et de comptabiliser les déboursés relatifs à la paie dont il devait s’occuper pour le compte de ses plusieurs centaines de clients.

 

[125]       Le témoignage de M. Hennessey a été décousu et alambiqué. Il n’a traité d’aucune manière utile des lacunes de ses propres pratiques de travail. Il n’a pas été un témoin digne de foi. Pour ce qui était des points complexes, il s’est exprimé de manière évasive et contradictoire. Il a injustement blâmé l’ARC pour des aspects dont il était lui-même responsable. Il a attribué à maintes reprises ses problèmes de rentrées de fonds à des retards de paiement dus à Eastern Health ainsi qu’au besoin d’affecter des versements courants aux arriérés de paie préexistants de ses clients du secteur des soins à domicile. Il a néanmoins continué de prendre en charge des clients autoadministrés, et ce, même après 1998, quand il a pris connaissance d’au moins un nouveau client qui avait accumulé des arriérés de retenues à la paie d’un montant d’environ 30 000 $. Il aurait aussi été bien au courant que la croissance de son entreprise était le résultat immédiat du défaut des clients de se tenir à jour auprès de l’ARC. Malgré cela, il a continué de prendre en charge ces nouveaux clients sans prendre de mesures quelconques pour quantifier et isoler leurs soldes d’arriérés préexistants ou pour obtenir d’Eastern Health ou de l’ARC des garanties qu’il ne serait pas tenu responsable de ces montants préexistants. Il existait des mécanismes auxquels M. Hennessey aurait pu recourir pour s’assurer qu’aucun versement courant ne serait imputé sur des arriérés de retenues à la source qui dataient d’avant sa prise en charge des comptes, mais il semble qu’il ne les connaissait pas et il ne s’en est certes pas prévalu. La mesure disponible la plus simple aurait consisté à ouvrir un nouveau compte de retenues à la source pour chaque nouveau client pris en charge.

 

[126]       Il ne fait aucun doute que M. Hennessey a assumé certaines responsabilités qui n’étaient pas les siennes, en partie à l’instigation d’Eastern Health et en partie pour répondre aux attentes ou, dans certains cas, aux exigences de ses clients. Mais lui seul a été responsable de ces décisions. Il n’était pas obligé de supporter des comptes de paie non financés pour le compte d’Eastern Health, et un certain nombre d’autres fournisseurs de services de paie avaient refusé de le faire. Il n’était pas non plus responsable de s’occuper des arriérés de versements de retenues à la source préexistants pour le compte de ses clients et, en fait, l’ARC n’a pas soutenu le contraire.

 

[127]       Le problème de liquidités de M. Hennessey a été exacerbé par le fait d’avoir mis en commun les fonds qu’il recevait d’Eastern Health. Essentiellement, il a pris les fonds d’Eastern Health et les a imputés sur les comptes d’arriérés qu’il jugeait les plus pressants. Cette mesure a eu pour effet d’avantager certains comptes de paie de clients au détriment d’autres. Cette façon de faire était imprudente et elle a créé d’éventuelles dettes injustifiées pour certains clients et des avantages pour d’autres qui n’y avaient pas droit. Cela a occasionné de graves problèmes à certains clients, qui ont peut-être perdu des remboursements d’impôt en vue de compenser des arriérés de retenues à la source que l’on avait attribués sans justification à leurs comptes de paie, parce que M. Hennessey n’avait pas fait les versements nécessaires. Le problème a été aggravé par le fait que M. Hennessey n’avait pas documenté les mesures qu’il avait prises. En bref, M. Hennessey était un teneur de livres qui n’avait pas tenu ses livres.

 

[128]       M. Hennessey est manifestement d’avis que les paiements qu’il a effectués à l’égard des comptes de paie de ses clients, pour des arriérés qui dataient d’avant qu’il prenne ces comptes en charge ou qui n’étaient pas financés au départ, lui accordaient un droit direct quelconque sur les crédits de paie de ses clients ou sur les remboursements d’impôt qui leur étaient destinés. Il s’agissait là d’une hypothèse non valide. Si, par bonne volonté, par souci de commodité ou par négligence, il a assumé les obligations de ses clients en matière de versements, le problème du remboursement concernait M. Hennessey et ses clients et, peut-être, Eastern Health. L’ARC n’était pas tenue de relever les montants que M. Hennessey avait personnellement payés au crédit de ses clients ou de les lui rembourser. En fait, l’ARC n’avait aucun moyen de savoir quelle était la source des versements qu’elle recevait de M. Hennessey, et elle a simplement appliqué ces fonds à un compte prescrit. En l’absence d’instructions précises de la part de M. Hennessey, il n’était pas non plus erroné de la part de l’ARC d’appliquer un versement à la dette la plus ancienne d’un compte. Aux yeux de l’ARC, les comptes appartenaient aux clients et ils ont été en tout temps gérés de manière appropriée sous cet angle.

 

[129]       M. Hennessey a semé la pagaille dans les comptes de paie de ses clients. Il se plaint qu’on a imposé des codes « garder » aux comptes fiscaux de certains de ses clients, ce qui a eu pour effet d’intercepter les remboursements d’impôt qui leur étaient destinés. Ces mesures d’interception étaient imposées lorsqu’un compte de paie particulier accusait des arriérés. Il va sans dire qu’un grand nombre de ces clients se sont plaints à M. Hennessey quand leurs remboursements d’impôt ont été interceptés. M. Hennessey n’avait pas en main les documents qu’il fallait pour montrer si les arriérés d’un client dataient d’avant sa prise en charge ou si ces arriérés avaient été créés par les propres versements qu’il n’avait pas faits lui-même; il a néanmoins réglé les arriérés de certains de ces comptes de paie en vue de libérer les remboursements d’impôt qui étaient dus à ses clients. C’est là le type de conduite ponctuelle qui a causé dès le départ les problèmes de liquidités de M. Hennessey et qui, en fin de compte, a mené à la chute de son entreprise.

 

[130]       M. Hennessey n’avait aucune raison de se plaindre du fait que l’ARC s’était servie de codes « garder » pour bloquer les remboursements de TPS ou d’impôt à payer aux clients qui présentaient des soldes d’arriérés de versements. Si un solde avait pris naissance avant que M. Hennessey prenne en charge la gestion du compte de paie d’un client, ce client ne pouvait raisonnablement pas s’attendre à recevoir un remboursement. Si un solde d’arriéré prenait naissance parce que M. Hennessey omettait d’effectuer un versement, le problème était celui de M. Hennessey, et non pas de l’ARC. Cette dernière n’était pas obligée de renoncer à prendre des mesures de perception conformes à la loi parce que M. Hennessey se sentait personnellement obligé d’éviter que se clients soient responsables des versements qui manquaient à cause de lui.

 

[131]       L’autre argument de M. Hennessey, à savoir que l’ARC aurait dû relancer avec vigueur ses clients en vue d’obtenir leurs arriérés, ne concorde pas avec sa plainte répétitive selon laquelle il n’était pas en mesure de payer régulièrement les versements de retenues à la source à cause des pressions qu’exerçaient les codes « garder » de l’ARC sur les comptes d’impôt de ses clients. À la fin de 2005, les comptes et la comptabilité de M. Hennessey se trouvaient dans un tel fouillis qu’il était presque impossible de reconstituer les historiques de paiement ou de déterminer si un solde d’arriérés particulier datait d’avant ou d’après l’intervention de M. Hennessey. Le fait que l’ARC avait hésité à relancer les clients avec vigueur est parfaitement compréhensible au vu du fouillis qu’avait créé M. Hennessey et de son incapacité à rendre compte clairement de ce qui s’était passé.

 

[132]       M. Hennessey aurait pu se protéger en séparant de manière stricte les comptes de ses clients les uns des autres, mais il ne l’a pas fait. Il a plutôt exercé un contrôle réel sur les obligations en matière de retenues à la source en utilisant les fonds qu’il recevait d’Eastern Health d’une manière qui répondait à ses besoins et, en fin de compte, en détournant à son profit des sommes d’argent considérables qu’il croyait, semble-t-il, lui être remboursables. Il s’agit là du genre de contrôle exercé sur des obligations en matière de retenues à la source qui entraîne une responsabilité en vertu des articles 227 et 153 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) : voir Marché Lambert et Frères Inc c Canada, 2007 CCI 466, [2007] ACI no 301, au paragraphe 33; Cana Construction Co c Canada, [1994] ACI no 809, 95 DTC 127 (CCI), au paragraphe 27, conf. en appel par [1996] 3 CTC 11, [1996] ACF no 827 (CAF); Roll c Canada, [2000] ACF no 2048, 2001 DTC 5055 (CAF). Bien que M. Hennessey n’ait eu aucune responsabilité personnelle, l’ARC était parfaitement en droit de délivrer une demande formelle de paiement à l’endroit d’Eastern Health en vue d’intercepter les versements de retenues à la source qui étaient exigibles sur une base prospective à l’égard des arriérés accumulés après le 1er janvier 2006. Après tout, cet argent n’appartenait pas à M. Hennessey.

 

[133]       Selon les propres calculs de M. Hennessey, les arriérés de versement qui s’étaient accumulés entre le 1er janvier 2006 et le mois de juin 2007 se chiffraient à 803 191 $. M. Hennessey n’a offert aucune explication plausible au sujet de l’accumulation d’un solde d’arriérés aussi important pendant une période de 18 mois seulement, sans rien dire des arriérés élevés qui s’étaient accumulés avant 2006. Même un calcul généreux des montants que M. Hennessey dit avoir payés à l’égard des arriérés préexistants serait loin de correspondre au manque prouvé de versements qui est survenu pendant la période où M. Hennessey gérait les comptes de paie de ses clients.

 

[134]       Au vu du dossier dont j’ai été saisi, il est impossible de déterminer avec exactitude quelle part des arriérés de paie que devaient les clients des soins à domicile datait d’avant le moment où M. Hennessey avait entrepris de gérer ces comptes. La meilleure estimation de ces arriérés figure dans le témoignage de MM. Clark et Taylor. M. Taylor a fait état d’un chiffre estimatif de 100 000 $ à 150 000 $, et M. Clark a déclaré que le chiffre se rapprochait davantage de 139 000 $. M. Hennessey a déclaré qu’il n’avait aucun moyen de vérifier les montants qu’il avait personnellement payés à l’égard des arriérés de ses clients qui avaient pris naissance avant qu’il prenne leurs comptes en charge. C’est là un aveu surprenant de la part d’une personne qui prétend avoir payé plus d’un million de dollars de ses propres fonds pour le compte de ses clients et dont le travail consistait à rendre compte avec soin de la réception et du paiement de centaines de milliers de dollars en fonds publics chaque année pour le compte de plusieurs centaines de clients. Je ne souscris pas à l’estimation que fait M. Hennessey des montants qu’il a personnellement affectés aux obligations de ses clients en matière de versements. L’idée qu’il a investi plus d’un million de dollars en fonds personnels au profit de ses clients, sans aucune forme de vérification financière, est invraisemblable. À mon avis, son estimation n’est rien de plus qu’une tentative déguisée et injustifiée pour compenser les arriérés de versement qui, comme l’ARC les a calculés, étaient à payer sur les comptes de ses clients. En tout état de cause, quels qu’aient été les montants en question, l’ARC n’était pas tenue d’indemniser intégralement M. Hennessey.

 

[135]       Pendant toute la durée du procès, l’avocat de M. Hennessey a beaucoup insisté sur le fait de savoir si M. Hennessey était l’employeur des préposés aux soins à domicile. Il est évident pour moi, tout comme ce l’était pour l’ARC, que M. Hennessey n’était pas l’employeur de fait. Toutefois, la question pertinente est de savoir si l’ARC était légalement en droit de prendre des mesures de recouvrement au moyen de l’imposition de codes « garder » aux comptes d’impôt des clients ainsi que de la délivrance d’une demande formelle de paiement à Eastern Health en vue de récupérer les versements manquants.

 

[136]       À mon avis, la conduite de l’ARC a été en tout temps juste, responsable et raisonnable. Cette conduite était également licite. L’ARC a été sensible au fait que ses actes ne perturbent pas la fourniture de soins de relève à ceux qui en avaient besoin. Elle a pratiquement [traduction] « mis de côté » les arriérés de versements antérieurs à 2006 et permis à M. Hennessey d’ouvrir un compte de paie unique, à solde nul, pour la totalité de ses clients, de façon à pouvoir mieux gérer les versements de retenues à la source. L’idée était de permettre à M. Hennessey de partir de zéro, en étant dispensé de tous les problèmes de comptabilité qui affligeaient les comptes jusque-là. L’espoir était qu’à compter du 1er janvier 2006, M. Hennessey tiendrait les versements à jour et que les discussions avec les responsables de la province permettraient peut-être de régler le problème des arriérés antérieurs à 2006. Ce nouvel arrangement exigeait que M. Hennessey change de méthode, ce qui incluait le refus de supporter les paies non financées qui se rapportaient aux soins de relève. M. Hennessey a été incapable de tenir à jour les comptes de paie et, au milieu de l’année 2007, le solde total des arriérés avait nettement augmenté. Cela s’est finalement soldé par la délivrance d’une demande formelle de paiement à l’endroit d’Eastern Health, pour un taux de 30 %. Cette saisie-arrêt visait à mettre la main sur une quantité suffisante des fonds émanant d’Eastern Health pour couvrir dorénavant les versements de retenues à la source courants. Cette saisie n’incluait aucun montant destiné à la paie, pas plus qu’elle n’avait pour but de conserver une part quelconque des frais administratifs gagnés. L’ARC ne voulait tout simplement pas que les arriérés de versements continuent d’augmenter.

 

[137]       D’après la théorie juridique de M. Hennessey, l’ARC avait été impuissante à agir, parce que sa « demande » de financement continu d’Eastern Health avait préséance sur les fonds dus à l’ARC – du moins jusqu’à ce qu’on lui ait intégralement remboursé ses contributions personnelles essentiellement non corroborées. Il s’agit là d’un argument manifestement spécieux. Les contributions personnelles que M. Hennessey a faites au crédit des comptes de paie des clients ne lui donnaient pas priorité sur le droit qu’avait l’ARC de percevoir des arriérés sur ces comptes, soit directement auprès des clients, soit auprès d’Eastern Health. Dans la mesure où les actes de M. Hennessey ont peut-être enrichi indûment certains clients, il s’agissait là d’un problème entre M. Hennessey et ses clients et, peut-être, Eastern Health. M. Hennessey n’avait certes pas le droit d’exiger des crédits ou des remboursements de l’ARC pour des montants qu’il disait avoir payés personnellement pour le compte de ses clients. S’il y avait un remboursement à payer ou si un compte donnait lieu à un crédit, cet argent était légalement dû au client, et non à M. Hennessey. L’absurdité de l’argument de M. Hennessey est d’autant plus flagrante qu’il lui a été impossible de rendre compte des montants pour lesquels il dit avoir contribué. Même s’il existait un tel droit, M. Hennessey n’avait aucun moyen de le vérifier. L’ARC a tenté de tenir compte des préoccupations qu’avait M. Hennessey, mais elle n’était pas légalement tenue de le protéger financièrement contre les conséquences de sa conduite ou de celle d’Eastern Health. Sa seule obligation était de percevoir les versements manquants. Elle n’était nullement capable de renoncer à des mesures de recouvrement légales du fait que M. Hennessey ressentait le besoin personnel de ne pas tenir ses clients responsables des versements manquants dont il avait hérité ou dont il était principalement l’auteur. En fait, l’ARC n’avait pas d’autre option. La seule source de fonds disponible pour couvrir les versements systématiquement manquants était les revenus venant d’Eastern Health. Il ne fait aucun doute que si on l’avait laissé à lui-même M. Hennessey aurait continué de faire défaut à ses obligations mensuelles, et le solde d’arriérés aurait continué de prendre de l’ampleur. Il ressort clairement de la preuve que M. Hennessey était insolvable longtemps avant que l’ARC prenne cette forme de mesure de recouvrement, et la fermeture ultérieure de son entreprise était à la fois inévitable et fortuite. En fait, je me demande seulement pourquoi il a fallu à l’ARC autant de temps pour mettre réellement un terme aux pratiques de travail désastreuses de M. Hennessey.

 

Conclusion

[138]       M. Hennessey n’est parvenu à établir aucun des éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique ou de l’une quelconque des autres causes d’action qu’il a invoquées. Son action sera rejetée avec dépens en faveur de la défenderesse, selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne IV.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente action est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne IV.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


dossier :

                                                            T-953-10

 

INTITULÉ :

GARY HENNESSEY

c

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            st. john’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            DU 21 OCTOBRE AU 7 NOVEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE BARNES

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

                                                            LE 24 MARS 2014

COMPARUTIONS :

 

Robert Anstey

 

POUR LE demandeur,

GARY HENNESSEY

 

Caitlin Ward

Maeve Baird

 

POUR LA défenderesse,

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert B. Anstey Law Office

St. John’s (Terre-Neuve)

 

pour le demandeur,

GARY HENNESSEY

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

St. John’s (Terre-Neuve)

 

POUR LA défenderesse,

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 



[1]       Plusieurs témoins d’Eastern Health ont déclaré que M. Hennessey n’était pas autorisé à mettre en commun les fonds destinés à la paie, mais Eastern Health n’a pas restreint le pouvoir discrétionnaire de M. Hennessey par une forme quelconque de contrat ou n’a pas défini par ailleurs la nature des relations financières entre les diverses parties. Eastern Health a également omis de vérifier les comptes de M. Hennessey ou de s’assurer par ailleurs que ce dernier suivait des principes comptables rudimentaires. En fait, jusqu’à un certain point, Eastern Health semble avoir tiré avantage de la générosité mal inspirée de M. Hennessey. D’une part, elle s’attendait à ce qu’il couvre les feuilles de paie non financées et, d’autre part, elle soutenait que le produit qu’elle payait à M. Hennessey était détenu en fiducie. Ces positions sont incompatibles.

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