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Date : 20140513


Dossier : T-1298-13

Référence : 2014 CF 375

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2014

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

MANJIT SINGH SAINI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT MODIFIÉS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision datée du 16 juillet 2013 (la décision), par laquelle la Commission nationale des libérations conditionnelles (la Commission) a refusé la demande du demandeur, Manjit Singh Saini, en vue d’obtenir une suspension de son casier judiciaire conformément à l’article 3 de la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C-47 (la Loi).


I.                   Le contexte

[2]                Le 26 juin 1992, le demandeur a été déclaré coupable d’agression sexuelle à l’endroit d’une jeune femme qui était cliente de son taxi, contrairement à l’article 271 du Code criminel, LRC 1985, c C-46. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de neuf mois et a purgé sa peine.

[3]               Le 1er novembre 1995, le demandeur a été déclaré coupable d’avoir obtenu par un faux semblant des biens dont la valeur ne dépassait pas 5 000 $, contrairement à l’article 362 du Code criminel. Il a été condamné à une amende de 250 $, qu’il a payée.

[4]               En 1995, il a été déclaré coupable d’avoir omis ou refusé de fournir un échantillon d’haleine, contrairement au paragraphe 254(5) du Code criminel, et ces accusations ont subséquemment été suspendues en appel.

[5]               Le ou vers le 17 août 2012, le demandeur a présenté une demande de suspension de son casier judiciaire (la demande). Dans sa déclaration accompagnant la demande, il a soutenu que, 20 ans plus tôt, lorsque l’agression sexuelle avait été commise, il venait d’immigrer au Canada; de plus, il comprenait très peu la société canadienne et [traduction] « buvai[t] à l’époque ». Il a affirmé qu’à ce moment‑là, il [traduction] « manquai[t] de maturité, étai[t] stupide et consommai[t] de l’alcool ».

[6]               La Commission a fait procéder à des enquêtes pour déterminer la conduite du demandeur depuis la date de la déclaration de culpabilité. Plus précisément, Lori-Anne Beckford (Mme Beckford), de la Division de la clémence et de la suspension du casier de la Commission, a communiqué avec le détachement de Surrey de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), avec le service de police de Delta et avec le service de police de Vancouver pour obtenir des renseignements au sujet de la conduite du demandeur depuis les déclarations de culpabilité prononcées contre lui.

[7]               En réponse à la demande de renseignements de Mme Beckford, le détachement de Surrey de la GRC a fourni de l’information au sujet de deux incidents :

  • le demandeur a fait l’objet d’une plainte d’agression le 5 juillet 2007. Il a dit à la police qu’il expulsait deux femmes qui se servaient du sous-sol de sa maison pour poursuivre des activités liées à la drogue et à la prostitution. Aucun élément n’a permis de confirmer qu’une agression avait été commise et le dossier a été classé;
  • le 19 février 2009, un véhicule portant le numéro de plaque d’immatriculation de la Colombie‑Britannique 6614JD a été aperçu alors qu’il quittait les lieux d’un accident. La GRC a remis au demandeur une contravention pour délit de fuite après un accident de la route. Le demandeur a souligné qu’il n’y avait aucun document établissant l’identité du chauffeur, et le dossier a également été classé.

[8]               Le service de police de Delta a fourni un dossier comportant des renseignements au sujet d’un incident survenu le 31 août 2009. Selon le dossier, un civil a signalé la présence d’un homme qui conduisait une camionnette blanche portant le numéro d’immatriculation 6614JD et qui était peut-être en état d’ébriété. L’agent a répondu à l’appel en suivant le véhicule et l’a intercepté après avoir observé une conduite mal assurée. La camionnette a grimpé sur le trottoir avant de s’immobiliser complètement. L’agent a remarqué qu’une forte odeur d’alcool se dégageait du chauffeur, qui était le seul occupant de la voiture, et qu’il avait également les yeux injectés de sang. Le demandeur a mentionné d’une voix pâteuse qu’il avait bu une bière ce soir-là.

[9]               Estimant que le demandeur était en état d’ébriété, l’agent l’a arrêté et l’a conduit au poste de police. Pendant qu’il se trouvait là-bas, le demandeur a parlé à deux avocats et a refusé deux fois de fournir un échantillon d’haleine pour analyse. Il a été relâché sur promesse de comparaître. Selon le rapport, le demandeur s’est obstiné avec les agents et a cherché à les confronter; de plus, il a refusé de fournir des empreintes digitales.

[10]           Le lendemain, le demandeur a été relâché sur promesse de comparaître le 30 octobre 2009. Dans son rapport, Mme Beckford a mentionné ce qui suit : [traduction] « Après avoir téléphoné à la police de Delta, l’auteure a appris que les accusations avaient été suspendues ».

[11]           Mme Beckford a fourni à la Commission un résumé des renseignements qu’elle avait obtenus (le rapport Beckford) et a recommandé que la demande soit rejetée.

[12]           Une formation de deux commissaires a examiné les renseignements fournis au sujet de la demande, y compris les renseignements provenant des organismes d’application de la loi, ainsi que les observations écrites du demandeur. La Commission a proposé de refuser la demande de suspension du casier (la décision préliminaire), soulignant notamment que la conduite du demandeur avait nécessité l’intervention de la police depuis la dernière déclaration de culpabilité prononcée contre lui. La Commission a fait explicitement état de l’incident du délit de fuite de février 2009 ainsi que des accusations criminelles subséquemment portées contre le demandeur, soit une accusation de conduite d’un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies et une accusation d’omission de fournir un échantillon d’haleine. La Commission a estimé que cette conduite ne portait pas à croire que le demandeur était une personne respectueuse des lois et a proposé de refuser la demande, parce que le demandeur ne satisfaisait pas à l’exigence de bonne conduite prévue par la Loi.

[13]           Le 2 mai 2013, la Commission a communiqué la décision préliminaire au demandeur et a invité celui-ci à formuler des observations supplémentaires.

[14]           Le 8 mai 2013, l’avocat du demandeur a demandé les renseignements de la police concernant les incidents mentionnés dans la décision préliminaire. Il a souligné que la Commission avait affirmé à tort qu’il avait été déclaré coupable d’omission de fournir un échantillon d’haleine, alors que cette accusation avait été suspendue en 1996.

[15]           Le 27 mai 2013, Mme Beckford a fourni les renseignements demandés et a mentionné que la suspension relative à l’accusation d’omission de fournir un échantillon d’haleine en juin 1996 avait été prise en compte et qu’il n’était plus nécessaire de l’examiner. Elle a ajouté que ces renseignements seraient envoyés à la Section de l’identité judiciaire de la GRC afin que celle-ci apporte la correction dans ses systèmes informatiques.

[16]           Le 27 juin 2013, l’avocat du demandeur a fourni des observations écrites en réponse à la décision préliminaire. Il a inclus un affidavit du demandeur, auquel il a joint la lettre dans laquelle Mme Beckford a reconnu la suspension des procédures de 1996, ainsi que le dossier de conduite routière de M. Saini.

[17]           Dans ses observations, l’avocat du demandeur s’est attardé sur les [traduction] « deux actes précis » mentionnés dans la décision préliminaire. Il a souligné ce qui suit :

1.                  M. Saini n’a jamais été déclaré coupable du délit de fuite;

2.                  le deuxième incident de mauvaise conduite reproché au demandeur était le fait qu’il [traduction] « s’était obstiné avec les agents de police et avait cherché à les confronter » en août 2009. L’avocat a fait valoir qu’il ne s’agissait pas là d’un comportement criminel envisagé par la Loi ou par le Manuel des politiques et que le demandeur n’était pas tenu de fournir ses empreintes digitales;

3.                  le dossier de conduite routière du demandeur montrait que la seule violation qu’il avait commise était l’omission de porter sa ceinture de sécurité. L’avocat a ajouté qu’une interdiction de conduire de 24 heures figurant également au dossier n’était pas connue lorsque la décision préliminaire a été prise, de sorte qu’elle n’était pas pertinente à l’époque.

[18]           La demande du demandeur a subséquemment été refusée et, le 5 juillet 2013, le demandeur a reçu les motifs écrits de la décision de la Commission.

II.                La décision contestée

[19]           Dans la décision, le commissaire Louis Renault a affirmé que les observations du demandeur en réponse à la décision préliminaire avaient été prises en compte.

[20]           Le commissaire Renault a souligné qu’il incombait au demandeur de convaincre la Commission que la suspension du casier lui apporterait un bénéfice mesurable et soutiendrait sa réadaptation en tant que citoyen respectueux des lois, et que le fait d’ordonner cette suspension ne serait pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[21]           Le commissaire Renault a ajouté que la Commission est un tribunal administratif, qu’elle n’est pas régie par les mêmes règles de preuve que les tribunaux de droit commun et que ses procédures sont discrétionnaires.

[22]           Enfin, le commissaire Renault a conclu qu’un examen de la demande du demandeur montrait que, des années après les premières accusations criminelles qui avaient été portées contre celui-ci et qui portaient sur des infractions mettant en cause la consommation d’alcool, le demandeur avait encore des démêlés avec la justice en raison de problèmes d’alcool. De l’avis du commissaire Renault, ce fait montre que le demandeur n’a pas établi qu’il s’était bien conduit.

[23]           Quant au commissaire Steven Dubreuil, il a affirmé que, [traduction] « après un examen approfondi du dossier », il souscrivait à l’avis de son collègue.

III.             Les questions en litige

[24]           Les parties ont soulevé différentes questions dans leurs observations écrites; cependant, j’estime que deux seulement doivent être examinées :

1.      Y a-t-il eu violation du droit du demandeur à l’équité procédurale en ce qui concerne l’omission de la Commission de lui remettre une copie du rapport Beckford?

2.      La Commission a-t-elle rendu une décision raisonnable en se fondant sur l’incident de la conduite en état d’ébriété pour conclure que le demandeur [traduction] « continue à avoir des démêlés avec la justice en raison d’un problème d’alcool évident qui, de l’avis de la Commission, ne porte pas à croire qu’il s’est bien conduit »?

IV.             La norme de contrôle

[25]           Je conviens avec les deux parties que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 55 et 79; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43).

[26]           En ce qui concerne la décision par laquelle la Commission a refusé la demande, je conviens avec le défendeur que le pouvoir de la Commission d’accorder une suspension du casier judiciaire est un pouvoir très discrétionnaire et relève de la compétence exclusive de celle‑ci. Le concept de s’être « bien conduit » mentionné dans la Loi n’est pas défini clairement et repose sur l’appréciation des faits par la Commission, laquelle appréciation relève purement de sa compétence. Le demandeur conteste un privilège discrétionnaire et, par conséquent, la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable (Conille c Canada (Procureur général), [2003] ACF n° 828, au paragraphe 14; Yussuf c Canada (Procureur général), 2004 CF 907, au paragraphe 9; Foster c Canada (Procureur général), 2013 CF 306, aux paragraphes 18 et 19).

[27]           De plus, l’interprétation que la Commission donne à la bonne conduite est également assujettie à la norme de la décision raisonnable. Depuis l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a constamment affirmé que la déférence est de mise lorsqu’un tribunal spécialisé interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie (Dunsmuir, au paragraphe 54; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, aux paragraphes 30 et 39).

V.                Le régime législatif

[28]           Pour les besoins de la présente instance, la disposition la plus importante de la Loi est le paragraphe 4.1(1), dont voici le texte :

4.1 (1) La Commission peut ordonner que le casier judiciaire du demandeur soit suspendu à l’égard d’une infraction lorsqu’elle est convaincue :

 

a) que le demandeur s’est bien conduit pendant la période applicable mentionnée au paragraphe 4(1) et qu’aucune condamnation, au titre d’une loi du Parlement, n’est intervenue pendant cette période;

 

b) dans le cas d’une infraction visée à l’alinéa 4(1)a), que le fait d’ordonner à ce moment la suspension du casier apporterait au demandeur un bénéfice mesurable, soutiendrait sa réadaptation en tant que citoyen respectueux des lois au sein de la société et ne serait pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

 

(2) Dans le cas d’une infraction visée à l’alinéa 4(1)a), le demandeur a le fardeau de convaincre la Commission que la suspension du casier lui apporterait un bénéfice mesurable et soutiendrait sa réadaptation en tant que citoyen respectueux des lois au sein de la société.

 

4.1 (1) The Board may order that an applicant’s record in respect of an offence be suspended if la Commission is satisfied that

 

(a) the applicant, during the applicable period referred to in subsection 4(1), has been of good conduct and has not been convicted of an offence under an Act of Parliament; and

(b) in the case of an offence referred to in paragraph 4(1)(a), ordering the record suspension at that time would provide a measurable benefit to the applicant, would sustain his or her rehabilitation in society as a law-abiding citizen and would not bring the administration of justice into disrepute.

 

(2) In the case of an offence referred to in paragraph 4(1)(a), the applicant has the onus of satisfying la Commission that the record suspension would provide a measurable benefit to the applicant and would sustain his or her rehabilitation in society as a law-abiding citizen.

 

 

[29]           Les alinéas a) et b) du paragraphe 4.1(1) énoncent un critère conjonctif et le demandeur doit satisfaire à chacun des éléments de ce critère. Dans la présente affaire, les allégations des parties et l’analyse portent sur l’étape 1, qui concerne la question de savoir si la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’a pas prouvé qu’il s’était « bien conduit » devrait être infirmée.

VI.             L’équité procédurale

[30]           Dans ses arguments concernant l’équité procédurale, le demandeur a invoqué la décision rendue dans Armstrong c Canada (Gendarmerie royale du Canada) (1998), 156 DLR (4th) 670, [1998] ACF n° 42 (QL) (Armstrong), où la Cour d’appel fédérale a cité, au paragraphe 45, un extrait de la décision que lord Denning avait rendue dans Selvarajan c Race Relations Board,
[1976] 1 ALL ER 12 (CA) :

La jurisprudence d’Angleterre reconnaît que le personnel subalterne a un rôle légitime à jouer pour aider les décideurs désignés par la loi et qu’il y a une limite qu’il ne doit pas franchir. Dans Selvarajan v. Race Relations Board, [1976] 1 All E.R. 12 (C.A.), qui portait sur l’obligation d’équité d’un organe d’enquête, lord Denning, M.R., a fait en page 19 cette observation au sujet du processus décisionnel du tribunal administratif :

[traduction] D’ailleurs, il n’est pas nécessaire qu’il fasse tout lui-même. Il peut employer des secrétaires et des clercs pour faire tout le travail préliminaire et leur laisser le soin de s’occuper du gros du travail. Mais, en fin de compte, l’organe d’enquête doit tirer ses propres conclusions et faire son propre rapport.

Et en page 20 :

[traduction] Il est malheureux que le rapport de la conciliatrice s’ouvre par cette mention : « Cas clairement prévisible ». Elle avait cependant une bonne raison de le faire. En préparant les papiers, il est très utile que le personnel subalterne estime le temps nécessaire pour les délibérations et le travail que les membres de la Commission auront à faire pour préparer un sommaire. Mais c’était une erreur de la part de ce personnel de préjuger du cas en le qualifiant de « clairement prévisible » et en recommandant à la Commission l’opinion qu’elle devrait formuler elle-même. Cette façon de faire est indésirable parce qu’elle pourrait engager les membres de la Commission à prendre un raccourci « à ne pas lire les papiers » et à se contenter d’adopter telle quelle la recommandation. Il faut que le sommaire relève les faits, le point en litige et les questions à trancher. Il ne faut pas qu’il ait pour effet de dire à la commission quelle suite il faut donner à l’affaire.

À mon avis, ces observations ont application dans l’affaire en instance. Je n’interprète pas les observations contestées en l’espèce comme signifiant que le résultat était connu d’avance ou comme recommandant au commissaire la suite à donner à l’affaire. Rien dans le dossier n’indique que celui-ci n’ait pas tiré ses propres conclusions en la matière, ainsi qu’il y était tenu par la loi.

[31]           À mon avis, la décision rendue dans Armstrong permet d’affirmer qu’un enquêteur ou un analyste comme Mme Beckford ne devrait pas dire à la Commission ce que devrait être sa décision définitive, car celle-ci risquerait d’être perçue comme une décision que l’organisme n’a pas rendue lui-même, ce qui soulèverait des questions liées à l’équité procédurale ou à l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Mme Beckford aurait dû limiter ses commentaires à une description du contexte factuel, des questions en litige et des autres facteurs pertinents sans donner à entendre que la question était tranchée à l’avance et n’était pas laissée à l’appréciation de la Commission.

[32]           En conséquence, il faut se demander où se situe la recommandation d’un enquêteur dans ce contexte. Selon la vigueur avec laquelle elle a été formulée, je serais porté à croire qu’une recommandation se situe quelque part entre de simples commentaires et des directives quant à la décision à prendre.

[33]           Il faut reconnaître que bon nombre d’enquêteurs de tribunaux administratifs formulent des recommandations sur la décision définitive à prendre au sujet de la question en litige dans le contexte d’une enquête. Si le rapport de l’enquêteur est remis au demandeur avant la décision définitive, il n’y aura pas de problème d’équité, parce que les parties pourront commenter les conclusions recommandées. Cependant, ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. Le rapport Beckford n’a pas été remis au demandeur et, par conséquent, je crois que Mme Beckford a peut-être dépassé les limites en formulant une recommandation au sujet de l’issue finale du dossier, ce qui pourrait être considéré comme une recommandation de nature à dicter la conduite de la Commission.

[34]           Cependant, cette erreur n’a pas nécessairement pour effet de vicier la décision définitive.

[35]           D’abord, des parties importantes du rapport Beckford ont été intégrées dans la décision préliminaire de la Commission, laquelle a été décrite comme une « recommandation » sur le formulaire sur lequel elle a été rédigée. Le demandeur a eu la possibilité de commenter toutes les questions qui y étaient mentionnées et a relevé des erreurs, lesquelles ont été réglées conformément aux observations qu’il avait formulées. En conséquence, la décision préliminaire traduisait les commentaires que Mme Beckford avait formulés dans son rapport et les erreurs qu’elle avait commises dans celui-ci, mais ces commentaires et erreurs ne figuraient plus dans la décision définitive.

[36]           Le demandeur a néanmoins soutenu que les passages suivants du rapport de Mme Beckford étaient inappropriés :

[traduction]

En ce qui concerne l’infraction d’agression sexuelle, M. Saini a donné une explication minimale en disant ce qui suit : « Je venais d’immigrer au Canada. Je comprenais très peu la société canadienne et je buvais à l’époque. »

Bien que le demandeur soutienne que sa déclaration de culpabilité pour agression sexuelle découlait du fait qu’il avait consommé de l’alcool et que, en tant qu’homme d’affaires, il comprend maintenant l’importance de donner un bon exemple aux autres, y compris à ses employés et à l’ensemble de la société, il ne semble pas que la conduite de M. Saini soit le reflet de sa propre position.

[Non souligné dans l’original.]

[37]           Je ne suis pas convaincu que les commentaires qui précèdent ont vraiment influé sur la décision définitive et, par conséquent, je ne crois pas qu’ils attaquent l’équité de la procédure que la Commission a suivie pour en arriver à sa décision.

[38]           En deuxième lieu, le commissaire Renault ne s’est manifestement pas fondé sur le rapport de Mme Beckford, sauf en ce qui concerne les faits entourant l’incident de conduite en état d’ébriété de 2009, qui ne prêtaient pas à controverse et peuvent être tirés directement du rapport de police.

[39]           Souscrivant à la décision du commissaire Renault, le commissaire Dubreuil a affirmé qu’il souscrivait à l’avis de celui-ci, [traduction] « après un examen approfondi du dossier ». Le demandeur soutient que cette affirmation montre que le commissaire Dubreuil s’est fondé sur le rapport de Mme Beckford pour en arriver à sa décision. Cette affirmation du commissaire Dubreuil ne permet pas en soi d’en arriver à cette conclusion, étant donné que les éléments problématiques de la décision préliminaire, qui était fondée sur le rapport, ne figuraient plus dans la décision définitive. De plus, le commissaire Dubreuil a conclu que le demandeur [traduction] « n’avait pas satisfait à l’exigence de bonne conduite prévue par la Loi, étant donné que son comportement a nécessité l’intervention de la police depuis sa dernière déclaration de culpabilité ». À l’instar de la conclusion du commissaire Renault, cette conclusion peut renvoyer uniquement à l’incident de la conduite en état d’ébriété de 2009.

VII.          Le caractère raisonnable de la décision

[40]           Les motifs de la décision définitive sont formulés vers la fin de la décision, où le commissaire Renault s’est exprimé ainsi :

[traduction]

En conclusion, et après avoir examiné votre demande et tenu compte des observations de votre avocat et des nombreuses lettres de recommandation, la Commission refuse d’ordonner la suspension de votre casier judiciaire. Comme vous l’avez vous‑même admis, vous avez agressé une femme en 1992 parce que vous étiez sous l’influence de l’alcool et, bien des années plus tard, vous continuez à avoir des démêlés avec la justice en raison d’un problème d’alcool évident qui, de l’avis de la Commission, ne porte pas à croire que vous avez une bonne conduite.

[41]           Pour déterminer le sens de s’être « bien conduit », je conviens avec le demandeur que la Commission et la Cour peuvent se fonder sur le critère énoncé à la section 17 du Manuel des politiques de la Commission, Réhabilitations (pardons)/Suspensions du casier. Voici les extraits pertinents de cette section, qui énonce les facteurs servant à apprécier la bonne conduite :

17. La Commission a la responsabilité de vérifier la validité et l’exactitude des renseignements présentés par le demandeur et les organismes de justice pénale. Il faut examiner soigneusement toutes les demandes avant qu’elles soient soumises aux commissaires qui prendront la décision afin de s’assurer qu’elles respectent les normes minimales quant à la possibilité de vérifier les renseignements et à leur fiabilité. En outre, les décisions de la Commission doivent être fondées sur des renseignements factuels. Voici les types de documents et de renseignements qui peuvent être pris en considération :

[…]

b.      l’information au sujet d’un incident ayant donné lieu à une accusation qui a été par la suite retirée, suspendue ou rejetée, ou ayant abouti à un engagement de ne pas troubler l’ordre public, à l’utilisation de mesures de rechange ou à l’acquittement du demandeur;

c.       cette information est d’autant plus pertinente si l’accusation ou les accusations sont graves et/ou si elles sont liées aux condamnations pour lesquelles le pardon ou la suspension du casier est demandée. Lorsqu’il y a eu un engagement de ne pas troubler l’ordre public ou qu’on a utilisé des mesures de rechange (par exemple, service communautaire), il faut également tenir compte du respect des conditions, de la date à laquelle les conditions ont été imposées et de la date de l’incident en cause;

[…]

f.       l’importance de cette information dépend de la nature de l’infraction, du nombre d’infractions et de la date de l’infraction, et/ou s’il y a similarité avec les activités criminelles antérieures de la personne;

[…]

h.      les observations présentées par le demandeur ou en son nom;

[…]

[Non souligné dans l’original.]

[42]           L’alinéa 17b) du Manuel des politiques donne à penser que la Commission peut se fonder sur des accusations criminelles antérieures, même lorsqu’elles ont été suspendues, tandis que l’alinéa c) indique que la gravité des accusations en question peut être prise en compte.

[43]           Dans ses observations verbales, le demandeur a tenté d’atténuer la gravité de l’incident de la conduite en état d’ébriété survenu en 2009 comparativement à celui de l’agression sexuelle, à l’égard duquel il demande la suspension de son casier judiciaire.

[44]           Je ne puis souscrire à cet argument. Le fait de conduire un véhicule sous l’influence de l’alcool est une infraction très grave, en raison du risque bien réel qu’elle représente pour la sécurité des personnes, comme le prouvent les comptes rendus quotidiens des médias au sujet des décès ou des blessures corporelles graves causés par la consommation d’alcool et de drogue.

[45]           L’examen de la preuve sur le degré d’ébriété du demandeur fait ressortir cette réalité. Selon le rapport de police concernant l’incident de 2009, un témoin indépendant a vu la camionnette du demandeur qui circulait au milieu de deux voies et revenait constamment de l’une à l’autre. Le degré d’ébriété et le danger étaient si évidents qu’un témoin a cru qu’il devait téléphoner à la police pour signaler la conduite du chauffeur de la camionnette.

[46]           Le témoin policier qui est arrivé a vu le chauffeur de la camionnette brûler un feu jaune alors qu’il conduisait à une vitesse de 40 km/heure le long de la ligne blanche qui sépare les voies. L’agent a allumé les gyrophares de son véhicule, mais le chauffeur de la camionnette ne les a remarqués qu’environ quatre coins de rues plus loin, même si la nuit était tombée. Quatre coins de rues plus loin, les roues du côté passager de la camionnette ont monté sur le trottoir.

[47]           Lorsque l’agent s’est approché du véhicule, il a détecté une forte odeur d’alcool émanant du chauffeur. L’agent a souligné que [traduction] « le chauffeur a[vait] donné des signes d’ébriété, notamment des yeux larmoyants et injectés de sang ». L’agent a demandé au chauffeur (identifié comme étant le demandeur) s’il avait bu quoi que ce soit, et le demandeur a répondu [traduction] « d’une voix pâteuse », qu’il avait bu une bière. L’agent était d’avis [traduction] « que la capacité de M. Saini de conduire un véhicule à moteur était affaiblie par l’alcool ».

[48]           L’agent a arrêté le demandeur pour conduite en état d’ébriété et l’a conduit au poste de police, où le demandeur, après avoir parlé à deux avocats, a refusé de fournir un échantillon d’haleine. Il a subséquemment refusé une deuxième fois de fournir un échantillon d’haleine. Ce refus semble montrer que l’avocat du demandeur avait dit à celui-ci qu’il serait plus prudent pour lui de s’exposer à une accusation d’avoir omis de se conformer à une demande d’échantillon d’haleine que de révéler le degré élevé d’alcool contenu dans son sang au moyen de cet échantillon.

[49]           L’avocat a souligné à l’instruction que les accusations avaient été suspendues en raison d’un délai excessif, conformément aux politiques adoptées après l’arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans R c Askov, 1990 CanLII 45 (CSC), [1990] 2 RCS 1199.

[50]           La Commission avait parfaitement le droit de considérer les accusations de conduite en état d’ébriété et les renseignements connexes comme une preuve du fait que l’incident était grave et donnait à penser que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences d’une bonne conduite.

[51]           En ce qui concerne le lien établi entre la déclaration de culpabilité figurant au dossier et les accusations subséquentes, lequel lien est décrit comme un facteur à prendre en compte aux alinéas 17c) et f) du Manuel des politiques, la Commission avait le droit de faire un rapprochement entre les deux incidents. Les crimes d’agression sexuelle et de conduite d’un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies par l’alcool sont peut-être différents sur le plan des faits, mais tous les deux sont pertinents quant à l’examen de la conduite du demandeur, parce que tous les deux ont été commis après une consommation excessive d’alcool par celui-ci.

[52]           Enfin, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas suffisamment compte des lettres de recommandation fournies à son égard par des membres de la collectivité, qui sont visées à l’alinéa 17h) du Manuel des politiques. Cette allégation n’est pas appuyée par la décision même, ni par la preuve au dossier. La Commission a mentionné les lettres de recommandation, mais peut, dans l’exercice de son large pouvoir discrétionnaire, leur attribuer le poids qui lui semble approprié.

[53]           De plus, il ne semble pas en l’espèce que les auteurs des lettres de recommandation étaient au courant de tous les faits de l’incident de conduite en état d’ébriété survenu en 2009, ou qu’ils savaient que l’alcool était un facteur dans les deux incidents. En conséquence, ils ne pouvaient pas savoir que le demandeur avait encore des problèmes d’alcool nécessitant l’intervention de la police.

[54]           En conclusion, je suis d’avis que la Commission n’a pas commis d’erreur de fait en affirmant que le demandeur continuait à souffrir d’un [traduction] « problème d’alcool évident » et que l’incident de 2009 était suffisant pour l’empêcher de conclure qu’il s’était « bien conduit ». La décision par laquelle la Commission a refusé la demande du demandeur appartient aux issues raisonnables et acceptables au regard des faits et du droit.

VIII.       Les dépens

[55]           Le défendeur a droit aux dépens. Il peut déposer des observations écrites d’au plus trois pages avec un mémoire de frais dans les 14 jours suivant la présente décision modifiée. Par la suite, le demandeur pourra répondre dans les 14 jours du dépôt des documents du défendeur.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur du défendeur.

« Peter B. Annis »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

C. Laroche

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2398-13

 

INTITULÉ :

MANJIT SINGH SAINI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 avril 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT MODIFIÉS :

Le juge Annis

DATE DES MOTIFS :

Le 13 mai 2014

 

COMPARUTIONS :

F. Mark Rowan

 

POUR LE demandeur

Sarah-Dawn Norris

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Affleck Hira Burgoyne LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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