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Date : 20140417


Dossier : IMM-1546-13

Référence : 2014 CF 370

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2014

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

FRANCISCO IVAN GIL ARANGO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par Francisco Ivan Gil Arango (M. Gil), d’une décision rendue par laquelle une agente principale d’immigration (l’agente) a rejeté sa demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR).

[2]               Monsieur Gil, âgé de 64 ans, est un citoyen de la Colombie. Il est arrivé au Canada en 1975 en tant que résident permanent, mais il a perdu ce statut en 1986 après avoir été déclaré coupable de complot en vue de faire le trafic de stupéfiants. Par conséquent, une mesure d’expulsion a été prise contre lui. Monsieur Gil n’ayant pas comparu à l’audience relative à l’appel qu’il avait interjeté de la mesure d’expulsion, son appel a été déclaré abandonné. En 1987, un mandat d’arrestation avait été délivré contre lui. Ce n’est qu’en 2013 qu’il a été arrêté à son lieu de travail à Toronto.

[3]               Monsieur Gil a déclaré être retourné en Colombie en 1986, puis s’être rendu aux États‑Unis où il a vécu de nombreuses années. Ce n’est qu’en 2003 qu’il est revenu au Canada. Malgré les faits décrits précédemment, il allègue qu’il ne [traduction] « connaissait pas vraiment » son statut en matière d’immigration à l’époque et qu’il « croyait vraiment que son statut de résident permanent était encore valide ».

[4]               La demande d’ERAR de M. Gil reposait sur les antécédents de persécution vécue par sa famille aux mains des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) qui remontent aux années 1980. Il a déclaré que sa famille possédait trois terres près de Medellín. Au fil des ans, de nombreux membres de la famille ont été victimes d’extorsion de la part des FARC et quatre d’entre eux ont été assassinés. Deux de ses frères sont venus au Canada pour fuir la violence et l’un d’entre eux y a obtenu l’asile.

[5]               Monsieur Gil a déposé sa demande officielle d’ERAR le 30 janvier 2013. Son conseil a précisé que [traduction« d’autres observations seraient transmises le 14 février 2013 ». Le 14 février 2013, le conseil a produit les observations de fond de M. Gil relatives à l’ERAR et un affidavit souscrit par lui. Le conseil précisait par lettre qu’un autre affidavit et des copies de documents pertinents seraient envoyés par messager. Le conseil demandait que la décision ne soit rendue qu’après la réception des documents supplémentaires. Le 20 février 2013, le conseil a envoyé par messager les documents promis et la livraison a été effectuée le jour suivant. L’envoi comprenait la traduction de certificats de décès de quatre membres décédés de la famille de M. Gil, un certain nombre de rapports sur la situation dans le pays qui décrivent les risques que posent actuellement les FARC en Colombie et un affidavit du frère de M. Gil qui expose l’histoire de la famille dans ce pays.

[6]               Selon l’affidavit de l’agente, elle a rendu sa décision initiale de rejeter la demande d’ERAR de M. Gil le 20 février 2013. Monsieur Gil affirme que cette décision lui a été signifiée le 22 février 2013. Le 27 février 2013, M. Gil a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision de même qu’une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Le 28 février 2013, l’avocat du défendeur a envoyé au conseil de M. Gil un affidavit de l’agente qui comprenait des motifs supplémentaires dans lesquels elle répondait à l’ensemble des documents envoyés le 20 février. L’agente n’a donné aucune valeur probante aux certificats de décès des membres de la famille vu que ces décès n’avaient aucun lien avec les FARC. Elle a aussi examiné les rapports sur la situation dans le pays et a reconnu que les FARC [traduction« étaient encore présentes à Bogota », quoique d’une façon relativement modeste. Elle a conclu sa décision supplémentaire en ces termes :

[traduction]

J’ai pris connaissance de tous les documents que le demandeur m’avait présentés, y compris les rapports sur les droits de la personne et les articles de presse.

J’estime que les éléments de preuve fournis par le demandeur ne démontrent pas qu’il sera personnellement ciblé par les FARC à Bogota. J’estime également que le demandeur n’a pas déposé une preuve claire et convaincante selon laquelle l’État colombien ne pourrait pas lui offrir une protection adéquate s’il retournait dans ce pays aujourd’hui.

Par conséquent, je maintiens mon refus du 20 février 2013.

[7]               Selon ce qu’elle déclare dans son affidavit, l’agente n’a appris qu’à son retour au bureau le 27 février 2013 l’existence de l’envoi de documents du 20 février effectué par le conseil de M. Gil. C’était à ce moment‑là qu’elle a rédigé ses motifs supplémentaires.

[8]               Monsieur Gil soutient que le processus suivi par l’agente n’était pas équitable étant donné que celle-ci était dessaisie après avoir rendu sa décision initiale et qu’elle avait dans les faits contourné la compétence de la Cour fédérale en rédigeant des motifs supplémentaires malgré la demande de contrôle de M. Gil qui était en instance. Il s’agit essentiellement de questions d’équité procédurale que j’examinerai selon la norme de la décision correcte. Monsieur Gil a aussi soulevé une question de preuve portant sur l’analyse qu’a faite la commission de la possibilité de refuge intérieur (PRI). Cette question sera examinée selon la norme déférente de la décision raisonnable.

[9]               Monsieur Gil s’appuie sur une série de jugements, en commençant par le jugement Chudal c Canada, 2005 CF 1073, [2005] ACF no 1327, qui abordent l’obligation de prendre en compte des documents remis ultérieurement : voir aussi Monongo c Canada, 2009 CF 491, [2009] ACF no 956, et Ayikeze c Canada, 2012 CF 1395, [2012] ACF no 1557.

[10]           Dans le jugement Chudal, précité, le juge Roger Hughes a conclu que l’agent chargé de l’ERAR a « l’obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu’à la date à laquelle sa décision est rendue ». Selon le juge Hughes, la décision est prise lorsqu’elle est signifiée à la partie visée. Cependant, il n’a pas abordé la question de savoir si un agent chargé de l’ERAR avait le pouvoir discrétionnaire de tenir compte d’éléments de preuve reçus en retard et de revenir sur une décision qu’il avait déjà rendue.

[11]           Le jugement Ayikeze, précité, rendu par le juge Richard Boivin va dans le même sens que le jugement Chudal et confirme l’obligation qu’a l’agent chargé de l’ERAR de prendre en compte de nouveaux éléments de preuve jusqu’au moment où la décision est communiquée aux intéressés. Comme dans le jugement Chudal, précité, il n’est pas fait mention du principe de dessaisissement.

[12]           Le jugement sur lequel s’appuie le plus M. Gil est le jugement Monongo, précité, rendu par le juge suppléant Orville Frenette. Dans cette affaire, c’est le ministre qui soutenait que l’agent chargé de l’ERAR n’avait pas le pouvoir de rendre une décision supplémentaire après la réception par celui-ci de nouveaux éléments de preuve. Le juge Frenette s’est rallié à l’opinion du ministre de la manière suivante :

[18] Le principe du functus officio veut qu’un décideur soit dessaisi d’une affaire dès qu’il a rendu sa décision. En conséquence, l’agent ERAR devint functus officio le 21 août 2008, après avoir rendu et signé sa décision et l’avoir communiquée au demandeur. Ce principe est énoncé dans Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848. Des arrêts de notre Cour ont appliqué cette règle classique du functus officio aux décisions administratives, i.e. que la décision est finale après qu’elle a été signée et a été communiquée aux parties : Chudal c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1073; Pur c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 1109; Dumbrava c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, (1995), 101 F.T.R. 230.

[19] Par ailleurs, la juge Barbara Reed dans l’affaire Nouranidoust c. Canada (M.C.I.), [2000] 1 C.F. 123, est moins catégorique ou formaliste; elle écrivait, se référant aux remarques du juge Sopinka dans Chandler, ci-dessus :

[13] … Cependant, il a noté que le principe devrait être appliqué de manière souple aux tribunaux administratifs :

C’est pourquoi j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit.

La juge Reed de conclure qu’un agent d’immigration pouvait réexaminer un dossier « lorsque ce dernier pense qu’il y va de l’intérêt de la justice ».

[20] Cet arrêt me paraît nettement marginal lorsqu’on analyse la jurisprudence prépondérante. Force m’est de conclure que dans les circonstances du présent dossier, le principe du functus officio doit s’appliquer; donc la décision du 21 août 2008 doit être celle seule à considérer.

[13]           Monsieur Gil invoque aussi le guide de l’ERAR du ministre (PP3) qui traite de la question dessaisissement. Les dispositions du guide confirment le jugement Chudal et ajoutent qu’à partir du moment où la décision prise par l’agent chargé de l’ERAR est communiquée, « [o]n considère que le décideur de l’ERAR a achevé la tâche qu’il était habilité à accomplir et qu’il n’est par conséquent pas habilité à ouvrir à nouveau le dossier ou à réexaminer autrement sa décision ».

[14]           Selon l’argument de M. Gil, la décision du 22 février 2013 rendue par l’agente était définitive et elle n’avait pas le pouvoir de la réexaminer en fonction des documents livrés en retard. Par ailleurs, M. Gil soutient que la décision définitive de l’agente doit être annulée parce qu’elle n’a pas tenu compte des documents livrés en retard. Il ne resterait donc qu’à annuler la décision initiale et de renvoyer l’affaire pour qu’un décideur impartial rende une nouvelle décision.

[15]           J’estime incongru qu’un demandeur puisse présenter des documents en retard, puis s’attendre à ce que la décision initiale fasse l’objet d’un contrôle judiciaire en tenant pour acquis que le décideur devait connaître la teneur des nouveaux documents, mais qu’il n’en a pas tenu compte. Je n’arrive pas à suivre la logique de cet argument. Je ne vois pas non plus de quelle façon le processus suivi a entraîné une injustice telle pour M. Gil qu’il puisse exiger que tout soit repris depuis le début par une autre personne. L’agente a examiné tous les nouveaux documents et a conclu de façon raisonnable qu’ils n’étaient pas convaincants. L’argument du demandeur en matière d’équité repose donc uniquement sur un élément technique, soit le principe du dessaisissement.

[16]           Je ne crois pas que l’agente était dessaisie dans ces circonstances, et je ne souscris pas non plus au point de vue contraire exprimé dans le guide de l’ERAR du ministre ou dans le jugement Monongo, précité. Le droit dans ce domaine, comme je le comprends, est énoncé de manière juste dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230, [2010] ACF no 1159. Voici un extrait des motifs de la juge Carolyn Layden‑Stevenson :

[3] Comme la juge, nous sommes d’avis que le principe du functus officio ne s’applique pas strictement dans les procédures administratives de nature non juridictionnelle et que, si les circonstances s’y prêtent, le décideur administratif a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision. Le ministre et l’intervenant s’entendent à cet égard dans le présent appel (mémoire des faits et du droit du ministre, aux paragraphes 1, 24, 25 et 26; mémoire des faits et du droit de l’intervenant, aux paragraphes 24, 25, 33, 36 et 47). Toutefois, à notre avis, il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de dresser une liste définitive des circonstances précises dans lesquelles le décideur peut exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision.

[4] Dans le cas présent, le décideur a omis de reconnaître l’existence d’un quelconque pouvoir discrétionnaire. L’erreur réside dans cette omission. Le principe du functus officio n’empêchait pas l’agent d’immigration de réexaminer sa décision; l’agent avait la liberté d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer, ou de refuser de réexaminer, la demande de l’intimé.

[17]           Je ne retiens pas non plus l’argument selon lequel les décisions prises par l’agent chargé de l’ERAR devraient être traitées différemment d’autres processus en matière d’immigration propres à des instances non juridictionnelles. Des répercussions importantes découlent de la plupart des décisions de cette nature. De plus, les demandes de réexamen de bon nombre de ces décisions ne sont pas rares et elles sont souvent instruites. Le fait de limiter le pouvoir discrétionnaire de réexaminer l’application d’une règle ayant pour objet d’assurer le caractère définitif de la décision d’une instance juridictionnelle n’améliore pas l’efficacité ou l’équité d’un processus décisionnel administratif. En fait, une approche souple, adaptée aux circonstances de chaque espèce est clairement avantageuse. Il peut arriver que des délais relatifs au dépôt de documents ne soient pas respectés et que des éléments de preuve pertinents ne soient pas examinés; pour ces raisons, les instances non juridictionnelles devraient être en mesure d’instruire les demandes de réexamen raisonnables.

[18]           La situation en l’espèce est bien différente de celle dans laquelle le décideur tente d’étoffer des motifs insuffisants au moyen d’un affidavit explicatif transmis après le fait. Cette pratique a été critiquée à raison : voir Sellathurai c Canada, 2008 CF 255, [2008] ACF no 1267. En l’espèce, l’agente a constaté qu’elle n’avait pas abordé tous les éléments de preuve présentés dans sa décision initiale. Elle a examiné les nouveaux éléments de preuve et a conclu qu’ils n’étaient pas convaincants. Son analyse des nouveaux éléments de preuve était raisonnable et rien ne peut lui être reproché à cet égard. Il s’agissait d’un exercice valable du pouvoir discrétionnaire de réexamen et non d’une tentative illégitime de justifier une décision mal rédigée.

[19]           Je reconnais avec M. Gil que la Commission a mal évalué le rapport du Conseil canadien pour les réfugiés intitulé « The Future of Colombian Refugees in Canada : Are We Being Equitable » lorsqu’elle a considéré les hypothèses des auteurs comme des conclusions. Cependant, cette erreur est pertinente uniquement eu égard à la conclusion subsidiaire de la Commission selon laquelle M. Gil avait accès à une PRI à Bogota. Elle ne touche pas les conclusions principales de la Commission selon lesquelles M. Gil, après avoir vécu loin de la Colombie pendant 30 ans, n’était plus personnellement exposé à un risque et il n’avait pas écarté la présomption de la protection de l’État. Ces conclusions ne sont pas contestées et, eu égard au principe de la déférence, elles sont au-dessus de tout soupçon.

[20]           Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée.

[21]           Le conseil de M. Gil propose la certification de la question suivante :

[TRADUCTION]

Une fois qu’un agent chargé de l’ERAR a rendu une décision définitive et que cette décision a été communiquée au demandeur, l’agent peut-il revenir sur cette décision ou le principe du dessaisissement s’applique-t-il?

Le défendeur soutient qu’une réponse a été donnée à cette question dans le jugement Kurukkal, précité, et que, de toute façon, elle n’est pas déterminante eu égard à l’issue de la demande.

[22]           Bien que je partage l’avis du défendeur à cet égard, j’estime qu’il peut être valable de faire clarifier davantage le droit relatif au principe du dessaisissement, plus particulièrement en ce qui concerne les décisions prises par les agents chargés de l’ERAR. La question proposée soulève une question de compétence ou d’équité procédurale et elle pourrait avoir un effet déterminant sur l’issue de l’instance. Je vais donc certifier la question telle qu’elle a été posée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.

 

LA COUR ORDONNE DE PLUS que la question suivante soit certifiée :

[TRADUCTION]

Une fois qu’un agent chargé de l’ERAR a rendu une décision définitive et que cette décision a été communiquée au demandeur, l’agent peut-il revenir sur cette décision ou le principe du dessaisissement s’applique-t-il?

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1546-13

 

INTITULÉ :

FRANCISCO IVAN GIL ARANGO

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MARS 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 AVRIL 2014

 

COMPARUTIONS :

AADIL MANGALJI

 

POUR LE DEMANDEUR

ILDIKO ERDEI

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Long Mangalji LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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