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Date : 20140409


Dossier :

T-10-13

Référence : 2014 CF 342

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2014

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

demandeur/défendeur reconventionnel

et

HOUCHAINE, BOUTROS NAIM;

EL-SKAYER, JACQUELINE MOUSA; HOCHAIME, LYNN BOUTROS;

HOCHAIME, JENNIFER BOUTROS

défendeurs/demandeurs reconventionnels

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sollicite un jugement sommaire déclarant que les quatre membres de la famille défenderesse ont acquis leur citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le ministre sollicite également une ordonnance rejetant la demande reconventionnelle des défendeurs, ainsi que les dépens sur une base avocat-client.

[2]               Pour les motifs exposés ci-après, je suis convaincue que les défendeurs n’ont pas soulevé une question litigieuse en ce qui concerne l’acquisition de leur citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations formulées dans leurs demandes de citoyenneté. En conséquence, les jugements déclaratoires sollicités par le ministre seront rendus. Je suis également convaincue que la demande reconventionnelle des défendeurs devrait être rejetée sommairement, parce qu’elle ne soulève aucune question litigieuse, et que le ministre devrait se voir adjuger les dépens.

I.                   Le contexte

[3]               Les défendeurs sont une mère, un père et deux filles d’âge adulte. La famille a obtenu le droit d’établissement au Canada le 16 août 2004, et chacun des quatre défendeurs a déposé une demande de citoyenneté à des dates différentes en 2008.

[4]               Chacun des défendeurs a déclaré des absences du Canada dans sa demande de citoyenneté. Aucune des absences déclarées n’était suffisante en soi pour soulever des doutes quant à la question de savoir si les défendeurs avaient satisfait à l’obligation de résidence énoncée dans la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29.

[5]               Les défendeurs ont subséquemment obtenu la citoyenneté canadienne. Jennifer Houchaime est devenue citoyenne canadienne le 25 septembre 2008, sa mère, Jacqueline El-Ksayer, et sa sœur, Lynn Houchaime, le 18 décembre 2008 et son père, Boutros Naim Houchaime, le 11 mai 2009.

[6]               Par la suite, le ministre en est arrivé à croire que chacun des défendeurs résidait effectivement à Dubaï au cours d’une grande partie de la période de quatre ans précédant l’attribution de leur citoyenneté canadienne, ce qui l’a incité à engager des procédures d’annulation de la citoyenneté.

[7]               Conformément aux dispositions de la Loi sur la citoyenneté, le processus d’annulation a été enclenché par la signification d’un avis préalable à l’annulation à chacun des défendeurs. Cet avis informait les défendeurs de l’intention du ministre d’établir et de remettre au gouverneur en conseil un rapport demandant l’annulation de la citoyenneté de chacun d’eux, parce que celle-ci avait été acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[8]               Plus précisément, il est allégué dans les avis que chacun des défendeurs [traduction] « a omis de déclarer toutes ses absences du Canada au cours des quatre ans précédant immédiatement sa demande de citoyenneté » et que chacun d’eux [traduction] « a fourni de faux renseignements dans sa demande de citoyenneté en ce qui concerne son lieu de résidence au cours des quatre ans précédant la date de sa demande de citoyenneté ».

[9]               Après avoir reçu les avis préalables du ministre, les défendeurs ont demandé le renvoi des affaires devant la Cour fédérale conformément à la Loi sur la citoyenneté. Ce renvoi a été fait au moyen d’un avis introductif d’instance déposé par le ministre. Les défendeurs ont subséquemment déposé une défense et une demande reconventionnelle. Les parties ont ensuite échangé des affidavits de documents, mais aucun interrogatoire préalable n’a été tenu avant que le ministre présente sa requête en jugement sommaire à l’égard de la demande principale et de la demande reconventionnelle.

II.                La nature de l’instance et les règles de droit

[10]           Afin de situer les arguments des parties, il est nécessaire de comprendre le processus d’annulation de la citoyenneté.

[11]           Un renvoi effectué par le ministre au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté n’est pas une action dans le sens conventionnel du terme. Le renvoi est plutôt « essentiellement une procédure d’enquête visant à colliger la preuve des faits entourant l’acquisition de la citoyenneté en vue de déterminer si elle a été obtenue par des moyens dolosifs » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Obodzinsky, 2002 CAF 518, [2002] ACF no 1800, au paragraphe 15.

[12]           La Cour a donc pour tâche de tirer des conclusions de fait au sujet de la question de savoir si les défendeurs ont obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La décision de la Cour au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté est définitive et n’est pas susceptible d’appel.

[13]           Les conclusions de fait de la Cour ne déterminent pas de droits juridiques. Cela signifie que la décision n’a pas pour effet d’annuler la citoyenneté canadienne des défendeurs : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) . Tobiass, [1997] 3 RCS 391, [1997] ACS no 82, au paragraphe 52, qui cite Canada (Secrétaire d’État) c Luitjens, [1992] ACF no 319, 142 NR 173 (CAF), au paragraphe 152.

[14]           Ces conclusions peuvent toutefois constituer le fondement d’un rapport présenté par le ministre au gouverneur en conseil en vue de demander l’annulation de la citoyenneté des défendeurs. La décision définitive à ce sujet incombe au gouverneur en conseil, qui seul est habilité à annuler la citoyenneté.

[15]           Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté permet au gouverneur en conseil d’annuler la citoyenneté d’une personne lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que cette personne a acquis sa citoyenneté « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ».

[16]           La décision du gouverneur en conseil d’annuler la citoyenneté d’une personne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Furman, 2006 CF 993, [2006] ACF no 1248, au paragraphe 15.

III.             Le fardeau de la preuve et la norme de preuve

[17]           Il incombe au ministre d’établir que les défendeurs ont acquis leur citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Skomatchuk, 2006 CF 994, [2006] ACF no 1249, au paragraphe 21.

[18]           La norme de preuve est la prépondérance des probabilités : Skomatchuk, précitée, au paragraphe 23. La norme de la prépondérance des probabilités sera respectée si les éléments de preuve établissent qu’il est plus probable qu’improbable que quelque chose se soit produit. Autrement dit, je dois être convaincue qu’un événement ou un fait en litige est non seulement possible, mais qu’il est probable : Skomatchuk, précitée, au paragraphe 25.

[19]           Avant de me demander si le ministre s’est acquitté de son fardeau en l’espèce et si les défendeurs ont soulevé une question litigieuse à ce sujet, je dois d’abord examiner la requête des défendeurs en vue de soumettre un tiers à un interrogatoire préalable.

IV.             La requête des défendeurs en vue de soumettre un tiers à un interrogatoire préalable

[20]           La présente action a été engagée en janvier 2013. Le 21 août 2013, l’avocat des défendeurs a fait savoir au ministre qu’il envisageait la possibilité de présenter une requête en vue d’interroger le consultant en immigration qui avait apparemment aidé les défendeurs à préparer leurs demandes de citoyenneté. L’avocat des défendeurs a ajouté que, si le ministre présentait une requête en jugement sommaire, il solliciterait un ajournement de cette requête, au besoin, afin de pouvoir présenter une requête visant à obtenir l’autorisation de soumettre un tiers à un interrogatoire préalable. Plusieurs mois se sont écoulés, mais les défendeurs n’ont présenté aucune requête de cette nature.

[21]           En janvier 2014, l’avocate du ministre a avisé l’avocat des défendeurs qu’elle présenterait sa requête en jugement sommaire. L’avocat des défendeurs a répondu qu’avant que cette requête en jugement sommaire puisse être examinée, sa requête visant à soumettre un tiers à un interrogatoire préalable devait être entendue. Cependant, aucune requête de cette nature n’a été présentée à ce moment-là.

[22]           L’audience relative à la requête en jugement sommaire du ministre a été fixée au 4 mars 2014. Lors de la présentation de la requête, l’avocat des défendeurs a sollicité un ajournement afin de permettre le dépôt d’une requête visant à obtenir l’autorisation d’interroger le consultant en immigration. La juge Kane a consenti à ajourner la requête du ministre jusqu’au 1er avril 2014. Cependant, dans son ordonnance datée du 5 mars 2014, elle a précisé [traduction] qu’« aucun autre ajournement ne sera autorisé, que les défendeurs aient ou non, entre‑temps, la possibilité d’interroger le tiers au préalable ».

[23]           Les défendeurs ont finalement déposé leur requête visant à soumettre le consultant en immigration à un interrogatoire préalable, précisant que celle-ci serait présentée le 1er avril 2014, soit la date fixée pour l’audition de la requête en jugement sommaire du ministre. Encore là, les défendeurs ont tenté de faire ajourner la requête du ministre afin de permettre la tenue de l’interrogatoire préalable.

[24]           Après avoir entendu les parties au sujet de la demande d’ajournement des défendeurs, j’ai décidé que je n’examinerais pas la requête visant à soumettre le consultant en immigration à un interrogatoire préalable, eu égard au comportement dilatoire dont les défendeurs ont fait preuve relativement au traitement de cette question. J’ai ajouté que, dans son ordonnance du 5 mars 2014, la juge Kane avait mentionné très clairement que la Cour n’accorderait aucun autre ajournement de la requête du ministre aux défendeurs en vue de leur permettre d’interroger au préalable le consultant en immigration. La juge Kane a également mentionné en toutes lettres dans son ordonnance que la requête en jugement sommaire du ministre serait entendue le 1er avril 2014, que les défendeurs aient été en mesure ou non, entre‑temps, d’interroger le tiers au préalable.

[25]           Qui plus est, j’ai fait savoir aux parties que, ayant entendu leurs plaidoiries concernant le bien-fondé de la requête des défendeurs, je n’aurais pas accordé la requête de toute façon. Les allégations des défendeurs quant à la pertinence possible du témoignage du consultant en immigration étaient imprécises, et l’avocat des défendeurs a été incapable d’expliquer en quoi ce témoignage pourrait aider ces derniers dans leur défense à l’action du ministre.

V.                Les principes régissant les jugements sommaires

[26]           Avant d’examiner la preuve sur cette question, je souligne d’abord que, pour décider s’il y a lieu de rendre un jugement sommaire, la Cour doit établir si la déclaration ou la défense, selon le cas, soulève une véritable question litigieuse. Le jugement sommaire a pour but de permettre à la Cour de se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu’elle n’estime pas nécessaire d’entendre, parce qu’elles ne soulèvent pas de véritable question litigieuse.

[27]           La question qui se pose lors de l’examen d’une requête en jugement sommaire n’est pas « de savoir si une partie n’a aucune chance d’obtenir gain de cause au procès, mais plutôt d’établir si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès ». Par conséquent, « les jugements sommaires ne sont pas réservés aux affaires particulièrement claires » : toutes les citations sont tirées de la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Campbell, 2014 CF 40, [2014] ACF no 30, au paragraphe 14, qui cite ITV Technologies Inc c WIC Television Ltd, 2001 CAF 11, 199 FTR 319, aux paragraphes 4 à 6; Premakumaran c Canada, 2006 CAF 213, [2007] 2 RCF 191, aux paragraphes 9 à 11; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Schneeberger, 2003 CF 970, [2004] 1 RCF 280, au paragraphe 17.

VI.             Y a-t-il lieu de rendre un jugement sommaire au sujet de l’action du ministre?

[28]           Pour décider s’il y a lieu de rendre un jugement sommaire à l’égard de l’action du ministre, je dois d’abord examiner l’allégation des défendeurs selon laquelle l’action du ministre est prescrite.

A.                L’action du ministre est-elle prescrite?

[29]           Dans leur défense, les défendeurs allèguent que l’action du ministre est prescrite, en raison de l’effet combiné de l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, et des articles 4 et 5 de la loi de l’Ontario intitulée Loi de 2002 sur la prescription des actions, LO 2002, c 24, annexe B.

[30]           L’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif prévoit que, sous réserve de certaines exceptions, « les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province […] »

[31]           L’article 4 de la Loi de 2002 sur la prescription des actions établit un délai de prescription général de deux ans dans le cas des « réclamations ». L’article 5 porte sur la découverte des faits. Selon les défendeurs, étant donné que le ministre n’a pas engagé la procédure d’annulation dans les deux années suivant la date à laquelle les défendeurs ont acquis la citoyenneté canadienne, l’action en question est prescrite, en raison de l’effet combiné des dispositions législatives susmentionnées.

[32]           Les arguments des défendeurs sont problématiques à plusieurs égards. D’abord, il ne semble pas que la définition du mot « réclamation » au sens de l’article 4 de la Loi de 2002 sur la prescription des actions englobe les actions comme celle dont la Cour est saisie en l’espèce. Dans cette loi, le mot « réclamation » est défini ainsi : « réclamation pour obtenir réparation de préjudices, de pertes ou de dommages survenus par suite d’un acte ou d’une omission et, en outre, droit de réclamation qui peut être exercé à cette fin ».

[33]           En deuxième lieu, étant donné que les défendeurs ont nié avoir formulé de fausses déclarations en liaison avec leurs demandes de citoyenneté, ils n’ont pas précisé comment le ministre aurait pu découvrir plus tôt des déclarations de cette nature qu’ils auraient faites.

[34]           En troisième lieu, l’alinéa 16(1)a) de la Loi de 2002 sur la prescription des actions dispose qu’aucun délai de prescription n’est prévu dans le cas des « instances en déclaration judiciaire s’il n’est demandé aucun redressement indirect ».

[35]           Enfin, comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans Obodzinsky, précité, il n’est pas logique de la part des défendeurs de demander qu’il soit mis un terme, au motif de prescription, à un renvoi qu’ils ont eux-mêmes demandé pour leur propre bénéfice (paragraphe 48).

[36]           En conséquence, les défendeurs n’ont pas soulevé de question litigieuse en ce qui concerne la prescription.

[37]           J’examine maintenant la preuve concernant chacun des défendeurs pour savoir si l’un deux a soulevé une question litigieuse en ce qui concerne la véracité des déclarations qui figurent dans leurs demandes de citoyenneté.

B.                 Boutros Naim Houchaime

[38]           Boutros Naim Houchaime a déclaré dans sa demande de citoyenneté qu’il avait été présent au Canada pendant 1 153 jours au cours de la période pertinente. Il a également affirmé s’être absenté du Canada à quinze occasions pour un total de 307 jours au cours des quatre ans précédant la demande de citoyenneté qu’il a présentée en octobre 2008.

[39]           Par suite d’une demande présentée par les voies diplomatiques, le ministre a obtenu du ministre de l’Intérieur des Émirats arabes unis (les EAU) une copie des antécédents de voyage de M. Houchaime ainsi que des trois autres membres de la famille.

[40]           Le ministre a fourni un affidavit dans lequel un agent de liaison du bureau de l’Agence des services frontaliers du Canada à Dubaï affirme que les EAU prennent des mesures de contrôle strictes à l’entrée et à la sortie des personnes qui résident aux EAU avec des cartes de séjour. L’agent affirme également que ces mesures de contrôle existent à tous les points d’entrée et de sortie des EAU. Il n’est pas contesté que les demandeurs, qui étaient des citoyens du Liban, se trouvaient dans les EAU avec des cartes de séjour au cours de la période pertinente.

[41]           Il appert des antécédents de voyage de M. Houchaime que, contrairement aux renseignements qu’il a fournis au gouvernement du Canada dans sa demande de citoyenneté, il passait effectivement la majorité de son temps à Dubaï au cours de la période pertinente et ne quittait les EAU qu’à l’occasion pour de brefs voyages à l’étranger. De plus, selon des renseignements publiquement accessibles, M. Houchaime travaillait en qualité d’administrateur délégué de Mechwatt Electromechanical Works LLC à Dubaï, ce qu’il n’a pas nié dans son affidavit.

[42]           Les défendeurs n’ont pas contesté l’exactitude et la fiabilité des antécédents de voyage fournis par les EAU. De plus, l’avocat des défendeurs a reconnu que M. Houchaime ne m’a présenté aucun élément de preuve de nature à contredire les antécédents de voyage figurant dans les dossiers des EAU à son sujet. Effectivement, M. Houchaime n’a pas nié que ses périodes de résidence au Canada indiquées dans sa demande de citoyenneté n’étaient pas exactes.

[43]           Le seul moyen de défense que M. Houchaime a invoqué, c’est une vague allégation selon laquelle il s’en est remis à son consultant canadien en immigration pour la préparation de sa demande de citoyenneté, laissant sous-entendre dans son affidavit que toute fausse déclaration importante contenue dans les demandes était imputable au consultant. M. Houchaime ajoute que les défendeurs [traduction] « ne connaissaient pas en détail le contenu des demandes de citoyenneté déposées, bien qu’ils aient signé les demandes en question sur les conseils et l’encouragement [du consultant] » : affidavit de M. Houchaime, au paragraphe 11.

[44]           M. Houchaime n’a toutefois présenté aucun élément de preuve au sujet des renseignements qu’il avait fournis au consultant relativement à ses périodes de résidence au Canada; il n’a pas expliqué non plus ce qui s’était passé pour que des renseignements manifestement erronés figurent dans sa demande.

[45]           Selon l’article 214 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), la réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve dans l’instance. Les défendeurs doivent plutôt énoncer « les faits précis et produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse ». La preuve de M. Houchaime au sujet du rôle du consultant en immigration est tout à fait insatisfaisante et est loin de respecter la condition préliminaire énoncée à l’article 214 des Règles.

[46]           Qui plus est, les demandes de passeport que les membres de la famille ont remplies après avoir acquis leur citoyenneté canadienne comportent également des renseignements erronés importants quant à l’endroit où ces personnes ont vécu au cours des périodes en litige. Il n’est nullement sous-entendu dans l’affidavit de M. Houchaime que le consultant en immigration a participé d’une façon ou d’une autre à la préparation des demandes de passeport de la famille.

[47]           Étant donné que les demandes de passeport des membres de la famille ont été préparées après que ceux-ci ont acquis leur citoyenneté canadienne, elles ne sont pas directement pertinentes quant à la question de savoir si les défendeurs ont obtenu leur citoyenneté au moyen de fausses déclarations. Cependant, les inexactitudes contenues dans les demandes de passeport, qui ont toutes été signées par les défendeurs et dans lesquelles ceux-ci ont déclaré solennellement que les renseignements y figurant étaient vrais, montrent que la famille a déployé d’autres efforts pour tromper les autorités de l’immigration canadiennes quant à l’endroit où elle se trouvait au cours des périodes pertinentes.

[48]           Dans les circonstances, M. Houchaime ne m’a pas convaincue que l’action du ministre soulevait une véritable question litigieuse. Je suis convaincue qu’il a acquis sa citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations contenues dans sa demande de citoyenneté, et un jugement sommaire déclarant que tel est le cas sera rendu.

[49]           Avant d’examiner la preuve concernant les trois autres membres de la famille, je souligne qu’aucun d’eux n’a présenté le moindre élément de preuve au sujet de la véracité du contenu de sa demande de citoyenneté. Il incombe à la partie visée par une requête en jugement sommaire de « présenter ses meilleurs arguments » en réponse à cette requête : F Von Langsdorff Licensing Ltd c SF Concrete Technology, Inc, 165 FTR 74, [1999] ACF no 526, aux paragraphes 12 et 27. Cependant, les trois autres défendeurs se fondent uniquement sur l’affidavit de M. Houchaime, notamment sur l’allégation imprécise non étayée selon laquelle celui-ci s’en est remis au consultant en immigration.

C.                 Jacqueline El-Ksayer

[50]           Jacqueline El-Ksayer est l’épouse de M. Houchaime. Selon sa demande de citoyenneté, elle a résidé au Canada pendant 1 176 jours au cours de la période pertinente et s’est absentée du Canada à sept occasions seulement, soit pendant 133 jours au total au cours des quatre ans précédant la demande de citoyenneté qu’elle a déposée en décembre 2008.

[51]           Toutefois, il appert des antécédents de voyage que possèdent les EAU au sujet de Mme El‑Ksayer qu’après avoir obtenu le droit d’établissement au Canada en août 2004, celle-ci est retournée à Dubaï le 7 septembre 2004. Le dossier révèle également qu’elle est restée aux EAU pendant la majeure partie des quatre années suivantes, sauf lorsqu’elle s’est absentée pour plusieurs courtes périodes, surtout pendant les mois d’été. Encore là, les antécédents de voyage de Mme El‑Ksayer sont bien différents des renseignements que celle-ci a fournis dans sa demande de citoyenneté au sujet de sa période de résidence canadienne.

[52]           Mme El‑Ksayer n’a pas nié que sa demande de citoyenneté contenait de fausses déclarations et elle ne m’a pas convaincue que la demande du ministre en vue d’obtenir un jugement déclaratoire en ce sens soulevait une véritable question litigieuse. Je suis convaincue qu’elle a acquis sa citoyenneté canadienne au moyen de fausses déclarations contenues dans sa demande de citoyenneté, et un jugement sommaire déclarant que tel est le cas sera rendu contre elle.

D.                Jennifer Hochaime

[53]           Jennifer Hochaime est l’une des filles de M. Houchaime et de Mme El‑Ksayer. Même si elle était enfant à son arrivée au Canada, elle était devenue majeure à la date à laquelle elle a signé sa demande de citoyenneté canadienne le 25 septembre 2008.

[54]           Dans sa demande de citoyenneté, Jennifer déclare qu’elle a résidé au Canada pendant 1 126 jours au cours de la période pertinente et qu’elle s’est absentée du Canada à trois occasions seulement pour un total de 134 jours au cours des quatre ans précédant sa demande de citoyenneté.

[55]           Cependant, les antécédents de voyage que possèdent les EAU au sujet de Jennifer révèlent qu’après avoir obtenu le droit d’établissement au Canada en août 2004 elle est retournée peu après à Dubaï le 7 septembre 2004 et y est restée jusqu’au 16 juillet 2005. Elle a quitté Dubaï pour deux ou trois semaines au cours de l’été 2005 et y est retournée le 13 août 2005. L’histoire s’est ensuite répétée : Jennifer est restée à Dubaï entre août 2005 et juillet 2006 et un séjour semblable a eu lieu en 2007.

[56]           Les voyages que Jennifer a faits concordent avec le profil d’une personne qui fréquente l’école à Dubaï. Cependant, il ne s’agit pas là d’un simple soupçon de ma part. La preuve non contestée que le ministre a présentée montre que Jennifer a effectivement fréquenté l’Emirates Academy of Hospitality Management d’octobre 2004 à juillet 2008. Dans le cadre des études qu’elle a poursuivies à l’académie, Jennifer a participé, de janvier 2007 à novembre 2007, à un programme d’échange à l’École hôtelière de Lausanne, en Suisse, puis est retournée de nouveau à Dubaï.

[57]           Le ministre a produit une attestation écrite dans laquelle ces deux institutions confirment que Jennifer était physiquement présente à leur établissement au cours des périodes en question. Or, il s’agit de périodes au cours desquelles Jennifer était censée résider au Canada, selon sa demande de citoyenneté.

[58]           Encore là, Jennifer n’a pas contesté cette preuve de façon significative. En conséquence, elle ne m’a pas convaincue que l’action du ministre soulevait une véritable question litigieuse. Je suis convaincue que Jennifer Hochaime a acquis sa citoyenneté canadienne à l’aide des faux renseignements contenus dans sa demande de citoyenneté, et un jugement sommaire portant que tel est le cas sera rendu contre elle.

E.                 Lynn Hochaime

[59]           Lynn Hochaime est l’autre fille de M. Houchaime et de Mme El-Ksayer. À l’instar de sa sœur Jennifer, Lynn était enfant à son arrivée au Canada, mais elle était devenue majeure lorsqu’elle a signé sa demande de citoyenneté canadienne le 18 mars 2008.

[60]           Dans sa demande de citoyenneté, Lynn déclare qu’elle a résidé au Canada pendant 1 222 jours au cours de la période pertinente et qu’elle s’est absentée du Canada à trois occasions seulement pour un total de 87 jours au cours des quatre ans précédant la date à laquelle elle a signé sa demande de citoyenneté.

[61]           Cependant, les antécédents de voyage que les EAU possèdent au sujet de Jennifer montrent qu’après avoir obtenu le droit d’établissement au Canada en août 2004 elle est retournée à Dubaï le 7 septembre 2004, soit la date à laquelle sa sœur et sa mère sont également retournées aux EAU. Lynn est restée à Dubaï pendant la majeure partie des quatre années suivantes et n’a fait que de courts voyages à l’extérieur du pays, surtout pendant les mois d’été.

[62]           Encore là, les voyages que Lynn a faits concordent avec le profil d’une personne qui a fréquenté l’école aux EAU. D’ailleurs, le ministre a obtenu des éléments de preuve montrant qu’elle fréquentait effectivement l’école secondaire, plus précisément l’école Al Mawakeb à Dubaï, jusqu’à ce qu’elle obtienne son diplôme de cet établissement en 2007.

[63]           Selon la demande de citoyenneté de Lynn, celle-ci aurait commencé à fréquenter la McMaster University à Hamilton (Ontario) en septembre 2006. Cependant, les renseignements que le ministre a obtenus de cette université montrent qu’elle n’a commencé à fréquenter cet établissement qu’en septembre 2008, lequel fait est confirmé par le propre profil de Lynn sur le site « LinkedIn ».

[64]           À l’instar des trois autres membres de la famille, Lynn n’a pas contesté de façon significative la preuve présentée contre elle. En conséquence, elle ne m’a pas convaincue que l’action du ministre soulevait une véritable question litigieuse. Je suis convaincue que Lynn Hochaime a acquis sa citoyenneté canadienne au moyen des faux renseignements contenus dans sa demande de citoyenneté, et un jugement sommaire déclarant que tel est le cas sera rendu contre elle.

VII.          Y a-t-il lieu de rendre un jugement sommaire à l’égard de la demande reconventionnelle des défendeurs?

[65]           Le ministre sollicite également un jugement sommaire rejetant la demande reconventionnelle des défendeurs. Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’avis qu’il y a également lieu de rendre un jugement sommaire au sujet de la demande reconventionnelle, aucun défendeur n’ayant démontré l’existence d’une question litigieuse à cet égard.

[66]           Dans leur demande reconventionnelle, les défendeurs font valoir que l’article 10, l’alinéa 18(1)b) et le paragraphe 18(3) de la Loi sur la citoyenneté sont incompatibles avec l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et vont à l’encontre de leur droit à la liberté.

[67]           La citoyenneté canadienne est un privilège précieux (Benner c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 RCS 358, [1997] ACS no 26, au paragraphe 72), et l’enjeu est sans doute très important pour les défendeurs. Néanmoins, il faut se rappeler que le ministre tente dans la présente instance de priver les défendeurs de leur citoyenneté, et non de leur liberté. Effectivement, les défendeurs n’ont pas expliqué en quoi leur droit à la liberté était en jeu en l’espèce.

[68]           De plus, les défendeurs ont reconnu que la Cour d’appel fédérale [traduction] « a[vait] constamment décidé que l’article 7 de la Charte ne s’appliqu[ait] pas aux demandes d’annulation présentées devant la Cour fédérale », faisant valoir que celle-ci devrait toutefois [traduction] « réexaminer ces questions à la lumière des faits et des arguments » qu’ils ont invoqués : mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 17.

[69]           La Cour d’appel fédérale a effectivement affirmé en toutes lettres que les procédures d’annulation de la citoyenneté ne soulevaient pas de questions liées à l’article 7 de la Charte : voir, par exemple, Luitjens, précité.

[70]           Il est indéniable qu’il n’est pas loisible à la Cour fédérale de réexaminer les décisions contraignantes de la Cour d’appel fédérale. De plus, même si la Cour fédérale pouvait faire ce réexamen, en l’absence d’explication quant à la façon dont la procédure d’annulation touche les droits que l’article 7 leur reconnaît en l’espèce, les défendeurs n’ont tout simplement établi aucun fondement au soutien de leur demande relative à l’article 7 de la Charte et aucune question litigieuse n’a été soulevée à cet égard.

[71]           En conséquence, une ordonnance portant rejet de la demande reconventionnelle des défendeurs sera rendue.

VIII.       Les dépens

[72]           En raison de la nature et de la portée des fausses déclarations des défendeurs, le ministre devrait avoir droit aux dépens sur une base avocat-client dans la présente instance.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR DÉCLARE :

1.                  Chacun des défendeurs Boutros Naim Houchaime, Jacqueline El-Ksayer, Jennifer Hochaime et Lynn Hochaime a acquis sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels au sens de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29;

 

2.                  La demande reconventionnelle des défendeurs est rejetée;

 

3.                  Le ministre a droit aux dépens sur une base avocat-client dans la présente instance.

 

« Anne L. Mactavish »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-10-13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c HOUCHAIME, BOUTROS NAIM; EL-SKAYER, JACQUELINE MOUSA; HOCHAIME, LYNN BOUTROS; HOCHAIME, JENNIFER BOUTROS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er avril 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :

 

La juge Mactavish

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 avril 2014

 

COMPARUTIONS :

Kristina Dragitis

Balqees Mihirig

 

POUR LE DEMANDEUR/DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL

 

Robert A. Rastorp

 

pour les défendeurs/demandeurs reconventionnels

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR/DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL

 

Rogerson Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les défendeurs/demandeurs reconventionnels

 

 

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