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Date : 20140324


Dossier :

T-825-11

 

Référence : 2014 CF 285

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2014

En présence de monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

SAMUEL CHUA

 

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(FORCES CANADIENNES) ET

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Les défendeurs sollicitent, en vertu des articles 213 et 221 des Règles, une ordonnance portant radiation de la déclaration du demandeur au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action, qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse et que certaines des réclamations sont prescrites.   

 

[2]               Le demandeur, monsieur Samuel Chua, prétend que les allégations formulées dans sa déclaration méritent d’être examinées et que de ce fait l’action devrait être instruite.  

 

Question en litige

[3]               La déclaration devrait-elle être radiée et l’action rejetée?

 

Analyse

[4]               La déclaration n’est pas très éclairante lorsque vient le temps de déterminer si elle révèle une cause d’action valable. Les paragraphes 20 et 22 dressent un bref historique de la carrière militaire de M. Chua. L’incident qui est à l’origine de sa demande est une blessure à la tête qu’il a subie le 4 février 2004 au cours d’un match de basketball. Il allègue que cette blessure a été aggravée par le caractère inapproprié des soins prodigués par le personnel médical des Forces canadiennes et par le manquement des Forces canadiennes à leur obligation d’accommodement. Les Forces canadiennes ont finalement libéré M. Chua pour raisons de santé. Toutefois, avant que ladite libération  n’intervienne, M. Chua a demandé une libération volontaire. Il a par la suite tenté sans succès de renoncer à ladite libération volontaire et fût retiré du service actif. 

 

[5]               Les paragraphes déterminants de la déclaration de M. Chua mentionnent ce qui suit :  

21.       [TRADUCTION] En raison de la signature de sa libération volontaire, le demandeur  a subi un préjudice physique et moral en plus de subir une perte de revenu en raison de son incapacité de servir dans les forces canadiennes. 

 

22.       Le demandeur a également subi un préjudice physique et moral en raison du harcèlement, de la discrimination et du manquement des Forces canadiennes à leur obligation d’accommodement relativement à son état de santé. 

 

Les réparations pécuniaires que le demandeur réclame aux défendeurs sont les suivantes :

 

a)         Dommages-intérêts généraux au montant de 500 000 $;

b)         Dommages-intérêts pour perte de revenu au montant de 700 000 $;

d)         Intérêts avant jugement en vertu de la loi intitulée Judgment Interest Act;

e)         Toute réparation additionnelle que cette honorable Cour juge équitable;

f)         Les dépens.

 

 

[6]               Il est admis que M. Chua a déposé un grief qui soulève les mêmes questions que celles qui figurent dans sa déclaration. Bien qu’un rapport du comité de griefs daté du 16 novembre 2010 recommande de faire partiellement droit au grief de M. Chua, la procédure n’était pas conclue au moment du dépôt de la présente demande le 12 mai 2011. En vertu de l’article 7.16 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, toute mesure prise à l’égard du grief est suspendue tant qu’il n’y a pas désistement ou abandon du recours pris relativement à la question qui a donné naissance au grief.  

 

[7]               Les défendeurs prétendent que la procédure de règlement des griefs représente une solution de rechange valable pour régler des conflits qui doit être épuisée avant d’entreprendre un recours judiciaire.

 

[8]               Le paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, prévoit que la Cour peut radier un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable et qu’elle peut ordonner que l’action soit rejetée. Les articles 213 et 215 des Règles prévoient qu’une partie peut présenter une requête en jugement sommaire au motif que la déclaration ne révèle pas de véritable question litigieuse justifiant la tenue d’un procès.     

 

[9]               L’argument avancé par M. Chua relativement à la requête repose en grande partie sur l’affirmation suivant laquelle il a été porté atteinte à ses droits garantis par la Charte et que la procédure de règlement des griefs des FC ne prévoit pas de recours fondé sur la Charte. Il prétend que la seule façon de remédier à cette absence de compétence est d’autoriser la poursuite de l’action.    

 

[10]           Cet argument soulève deux problèmes fondamentaux. D’abord et avant tout, il n’y a pas d’allégation portant sur une contravention à la Charte dans la déclaration du demandeur. Selon moi, pour soulever toute question relative à la Charte, il faut en faire minimalement mention dans les actes de procédures. Les allégations générales de discrimination et de harcèlement qui y sont mentionnées sont insuffisantes.     

 

[11]           Il est également utile de mentionner que M. Chua a tenté sans succès de modifier sa déclaration. Le protonotaire Roger Lafreniere  a rejeté la requête en concluant comme suit : 

[TRADUCTION] Deuxièmement, les modifications proposées ne sont que des attaques obliques de décisions administratives prises par les FAC. Tel que madame la juge  Layden-Stevenson l’écrit dans  Graham c Sa Majesté la Reine, 2007 CF 210 (CanLII), un demandeur doit épuiser les solutions de rechange valables qui s’offrent à lui. Cela comprend non seulement la procédure de règlement des griefs de la Défense nationale prévue à l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5) et le chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, mais également le mécanisme donnant ouverture à un recours parallèle que la Loi canadienne sur les droits de la personne met à sa disposition. Si, lorsque toutes ces procédures ont été menées à leur terme, il n’est pas satisfait des décisions, il peut en demander le contrôle judiciaire. Il ne peut contourner la procédure ordonnée par le législateur en intentant une action dans laquelle il sollicite des mesures de redressement identiques.    

 

 

Il est manifeste à la lumière des motifs énoncés ci-dessus que le protonotaire Lafreniere n’était pas disposé à entendre quelque tentative de modification de la déclaration étant donné que, selon lui, l’action était vouée à l’échec.      

 

[12]           M. Chua se fonde en grande partie sur la décision rendue par la Cour dans l’arrêt Bernath c Canada, 2005 CF 1232, 275 FTR 232, où le juge Simon Noël a conclu qu’une action civile soulevant des questions relatives à la Charte et dans laquelle des dommages-intérêts sont demandés devrait pouvoir aller de l’avant sans égard à la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes (FC). Cette décision a été confirmée en appel : voir Canada c Bernath, 2007 CAF 400, [2007] ACF no 1678.  Dans la décision rendue en appel, la Cour s’est montrée préoccupée par le fait que le chef d’état-major de la défense (CEMD) ne disposait pas de la compétence qui lui aurait permis d’accorder la compensation monétaire réclamée pour régler le grief. Bien que la Cour fasse mention de sa préférence pour une procédure judiciaire simple et unique, elle mentionne qu’elle ne peut combler le vide juridique (voir paragraphe 22). 

 

[13]           La situation, sur le plan législatif, a changé depuis que l’arrêt Bernath, précité, a été rendue. Le CEMD est maintenant investi de la compétence lui permettant d’accorder une compensation monétaire ne dépassant pas 100 000 $ et un plaignant ne peut intenter une action civile en dommages-intérêts,  même si elle repose sur des allégations de contravention à la Charte, avant d’avoir épuisé tous les autres recours  disponibles.   

 

[14]           Plusieurs décisions récentes appuient la position adoptée par les défendeurs dans la présente affaire. Dans Kleckner c Canada, 2014 ONSC 322, [2014] OJ no 215, le juge Colin McKinnon était saisi d’une cause qui présentait une similitude étroite avec la présente affaire, madame Kleckner était capitaine dans les FC. Elle a intenté une action contre le procureur général du Canada dans laquelle elle réclamait des dommages-intérêts généraux, punitifs et majorés. L’action était fondée sur de présumées contraventions à la Charte et sur la conduite délictueuse de son employeur, les FC. Le procureur général demanda le rejet de l’action au motif que la procédure de règlement de griefs des FC constituait une solution de rechange valable dont le capitaine Kleckner  pouvait se prévaloir.

 

[15]           Tout comme M. Chua, la capitaine Kleckner prétendait que sa demande de réparation fondée sur la Charte, y compris des dommages-intérêts, était suffisante pour que son action se rende à l’instruction. Le juge McKinnon n’était pas de cet avis et écarta l’arrêt Bernath, précité, comme suit :

51 [TRADUCTION] La décision du juge Noël et celle de la Cour d’appel portaient spécifiquement sur la question de savoir si le chef d’état-major de la défense pouvait accorder des dommages-intérêts pour des contraventions à la Charte. Le juge Noël a conclu qu’il n’existait aucune attribution de compétence à cet effet et la Cour d’appel a souscrit à cette conclusion. Selon moi, la situation n’est maintenant plus la même étant donné que le chef d’état-major de la défense possède la compétence lui permettant d’accorder à titre gracieux des compensations pécuniaires lorsqu’il le juge approprié y compris dans les affaires où il a été porté atteinte à un droit garanti par la Charte.   Qui plus est, la capitaine Kleckner ne s’est toujours pas prévalue de la procédure de règlement des griefs prévue à la Loi sur la défense nationale et il est par conséquent prématuré de se prononcer sur l’issue du grief.   

 

 

[16]           Après avoir procédé à un examen approfondi de la jurisprudence pertinente, le juge McKinnon a conclu que la demande ne pouvait pas être instruite et que la capitaine Kleckner devait tout d’abord se prévaloir de la procédure de règlement de griefs des FC pour régler les plaintes relatives à son emploi. Cette conclusion figure au passage suivant  : 

66 [TRADUCTION] L’application de ces principes de droit à la cause dont je suis saisi m’amène à conclure sans hésitation que les plaintes de la capitaine Kleckner résultent uniquement de son emploi dans les Forces canadiennes. Ses plaintes relatives au traitement injuste que lui auraient fait subir ses supérieurs sont exactement de la nature de celles que le mécanisme de règlement des griefs mis sur pied par la Loi sur la défense nationale vise précisément à régler. Il m’apparaît que la capitaine Kleckner a drapé ses réclamations de la phraséologie de la Charte avec pour seul objectif de se soustraire à la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes. Sa réclamation ne présente aucune circonstance exceptionnelle qui pourrait la soustraire à la procédure habituelle de règlement des griefs. 

 

[17]           Le juge Richard Mosley de la Cour en est venu à la même conclusion dans Moodie c Canada, 2008 CF 1233, [2008] ACF no 1601. Dans cette affaire, le demandeur demandait à être réintégré dans les FC et réclamait des dommages-intérêts en vertu de la Charte et de la responsabilité délictuelle. Le juge Mosley a également examiné la jurisprudence pertinente et a décidé que le demandeur devait épuiser la procédure de règlement des griefs des FC avant d’entreprendre un recours judiciaire :

38     Le principal redressement que voudrait obtenir le demandeur est un jugement déclaratoire portant qu’il a été libéré à tort des FAC, outre une ordonnance le réintégrant dans ses fonctions au sein des FAC. Il s’agit là manifestement d’une forme de redressement qu’il pourrait obtenir au moyen de la procédure de règlement des griefs.  Subsidiairement, il est sans doute fondé à solliciter une pension d’invalidité pour les lésions subies durant son service. Il est tout simplement prématuré de présumer qu’une réparation ne pourrait pas être accordée à la faveur des procédures administratives alors que le demandeur a omis de s’en prévaloir. Et il s’agit là du genre de décisions administratives qui sont validement l’objet de demandes de contrôle judiciaire. 

 

39     Dans l’arrêt Bernath, la Cour d’appel citait l’arrêt Prentice c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2005 CAF 395, [2006] 3 R.C.F. 135, pour montrer qu’il serait difficile au demandeur d’établir une atteinte à ses droits garantis par la Charte. Dans l’affaire Prentice, le demandeur avait déposé devant la Cour fédérale une action en dommages-intérêts contre la Couronne pour violation de son droit à la sécurité de sa personne. La Couronne avait tenté de faire radier l’action au motif notamment que la réparation sollicitée pouvait être demandée au moyen de griefs déposés en application de la partie III de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R-10, ou en application de la partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2.

 

40     La Cour d’appel, estimant que l’action était un grief déguisé ou une plainte déguisée de discrimination, a radié la déclaration et rejeté l’action. Elle s’est exprimée ainsi, au paragraphe 76 de ses motifs :

 

[…] un demandeur qui veut poursuivre la Couronne en dommages-intérêts pour responsabilité civile doit d’abord exercer les recours que lui offre le droit administratif. L’article 24 de la Charte n’est pas une disposition de dépannage destinée à rescaper les justiciables qui n’exercent pas les recours que les lois « ordinaires » leur permettent d’exercer. La Cour fédérale n’est pas là pour remplir le rôle que les lois attribuent aux arbitres et aux ministres. Ce n’est tout simplement pas sa fonction que de décider, sous le couvert d’une action fondée sur la Charte, du bien‑fondé d’un grief ou d’une demande de pension d’invalidité et encore moins de déterminer le montant des dommages ou de la pension que des arbitres ou des ministres auraient pu accorder s’ils avaient été saisis du dossier.

 

41     Pareillement, la présente action est un grief déguisé et une plainte déguisée de discrimination, et le demandeur n’a pas épuisé les recours que lui offre la procédure officielle de règlement des griefs.   D’après moi, il est manifeste et évident, et au-delà de tout doute raisonnable, que la présente action est prématurée, tant que ladite procédure n’est pas achevée, et qu’elle n’a aucune chance de succès. 

 

[18]           Le juge Mosley a écarté l’arrêt Bernath, précité, au motif que l’action en justice fut intentée au terme de la procédure de règlement de griefs et que la réparation demandée ne pouvait pas être accordée dans le cadre de ladite procédure. Cette distinction s’applique également à la demande de M. Chua. Le grief de M.Chua n’a pas encore été réglé et le CEMD ne dispose pas de la compétence qui lui permettrait d’apporter une réparation satisfaisante.  

 

[19]           Tout comme dans Kleckner et Moodie, précitées, je suis convaincu que M. Chua doit mener son grief non réglé à sa conclusion et qu’aucune action en justice ne peut être instruite d’ici là. Pour ce motif, la déclaration de M. Chua est radiée et la présente action est rejetée. 

 

[20]           M. Chua fait preuve d’un optimisme mitigé quant à la possibilité que le CEMD se montre favorable à son grief, mais il faudra attendre la décision définitive pour connaître le sort qui lui sera fait. Le comité des griefs des Forces canadiennes a fait des recommandations favorables quant aux réclamations de M. Chua et on serait donc porté à croire que le CEMD sera sensible à cet avis ou à toute autre forme de redressement significatif qui représenterait une solution de rechange. Si le CEMD règle le grief de façon déraisonnable, M. Chua aura toujours la possibilité de demander le contrôle judiciaire de cette décision. Bref, le rejet de son action ne le privera pas de ses recours juridiques.  

 

[21]           Au vu de ce résultat, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments juridiques avancés par les défendeurs y compris les empêchements prévus à la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c. 21 et à la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c. C-50, article 9; 2001, c 4, alinéa 39f). Il suffit de mentionner que M. Chua a perçu et continue à percevoir une pension pour son invalidité

 

[22]           Les défendeurs demandent des dépens. Vu le sort favorable fait à la requête, atténué en partie par l’opinion favorable du comité de griefs à l’égard du grief non réglé de M. Chua, des dépens de 850 $ sont accordés aux défendeurs. 


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que la requête est accueillie, l’action est rejetée et des dépens de 850 $ sont accordés aux demandeurs.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-825-11

 

INTITULÉ :

SAMUEL CHUA c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (FORCES CANADIENNES) ET LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE) 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 12 FÉVRIER 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE BARNES

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 24 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Samuel Chua

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Barry Benkendorf

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Samuel Chua

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada 

Edmonton (AB)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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