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Date : 20140403


Dossier : T-1957-12

 

Référence : 2014 CF 325

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 avril 2014

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

 

ENTRE :

SIMON POKUE

 

 

demandeur

et

LA NATION INNUE, PROTE POKER, JEREMY ANDREW, AGATHE RICH, NORA MISTENAPEO, MARIE AGATHE RICHE, CLARENCE NUI, PETER PASTEEN,

EDWARD PIWAS

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE



 

I.                   Aperçu

[1]               La Nation innue défenderesse sollicite par la présente requête la radiation de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente déposée par le demandeur Simon Pokue (M. Pokue). Dans cette demande, M. Pokue cherche à faire annuler les résultats d’une élection tenue en septembre 2012 pour les postes de grand chef et de grand chef adjoint de la Nation innue.

 

[2]               La présente requête porte sur la détermination de la nature de l’élection de la Nation innue. Si l’élection est considérée comme une mesure visée par l’exercice du pouvoir d’un « office fédéral », elle sera assujettie à la compétence de la Cour fédérale, et la requête en radiation sera rejetée. Dans le cas contraire, elle ne sera pas assujettie à la compétence de la Cour fédérale, et la requête en radiation sera accueillie.

 

[3]               Je conclus que la tenue d’une élection par la Nation innue relève de la compétence de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire. Bien que la Nation innue possède certaines caractéristiques techniques qui vont à l’encontre de cette conclusion, son statut, son mandat et sa conduite font d’elle, essentiellement, un « office fédéral ». En conséquence, je rejetterai la requête en radiation.

II.                Le contexte

[4]               Je retrace d’abord brièvement les origines du peuple innu et l’évolution de sa gouvernance.

 

[5]               Auparavant appelés les Montagnais et les Naskapis, les Innus forment un groupe autochtone établi au Labrador et à Terre-Neuve. Les Innus du Labrador résident dans deux collectivités : les Innus Mushuau habitant à Natuashish et les Innus de Sheshatshiu, à Sheshatshiu. Ils n’ont pas été reconnus par le gouvernement fédéral à titre d’Indiens au sens de la Loi sur les Indiens (LRC 1985, c I-5). Ils n’avaient pas de conseil de bande. En raison de ce vide, les Innus ont créé en 1976 une organisation sans but lucratif sous le régime de la partie II de la Loi sur les corporations canadiennes (SRC 1970, c C-32), laquelle organisation avait pour nom la Naskapi-Montagnais Indian Association (la NMIA). Elle avait pour objet, comme c’est le cas encore aujourd’hui, d’exercer de nombreuses fonctions de gouvernance et fonctions civiques pour le compte des Innus, y compris la négociation des revendications territoriales ainsi que la prestation de services éducatifs, médicaux et sociaux dans les deux collectivités.

 

[6]               En 1990, la NMIA est devenue la Nation innue et a été prorogée à titre de personne morale sans but lucratif sous le régime de la Loi sur les corporations canadiennes.

 

[7]               Le 21 novembre 2002, les Innus ont obtenu par décret le statut de Première nation en vertu de la Loi sur les Indiens et des réserves ont été établies. Les terres réservées au profit de la Première Nation des Innus Mushuau ont été mises de côté en 2003, avant que la Première nation quitte Davis Inlet pour aller s’établir à Natuashsish, dans le Nord du Labrador. Deux conseils de bande locaux de Mushuau et de Sheshiatshiu ont été constitués et reconnus en vertu de la Loi sur les Indiens et exercent certains des pouvoirs accordés aux conseils de bande.

 

[8]               La Nation innue a négocié un accord de principe avec le Canada et Terre-Neuve-et-Labrador. Je reviendrai sur cette question plus loin, mais je précise pour l’instant que le grand chef de la Nation innue a expliqué l’importance de l’accord dans son affidavit :

 

[traduction]

 

Si les Innus ratifient finalement l’accord définitif de règlement des revendications territoriales, la Nation innue deviendra, aux termes de cet accord, le gouvernement innu. Les deux conseils de bande deviendront les gouvernements communautaires innus. Cependant, la Nation innue n’est pas encore le gouvernement innu.

 

 

[9]               L’affirmation selon laquelle la Nation innue [traduction] « n’est pas encore le gouvernement innu » est au cœur de la contestation de la présente demande par la Nation, qui affirme qu’elle est un organisme privé exerçant uniquement des droits privés. Or, cette allégation est manifestement incompatible avec la preuve. La Nation innue admet qu’une fois que l’accord définitif de règlement des revendications territoriales sera ratifié, elle sera un office fédéral. Elle admet également qu’elle est à l’heure actuelle, en fait et en droit, l’organisme gouvernemental général, mais soutient qu’elle est à l’abri de toute forme de contrôle judiciaire en raison de son statut d’« association privée ». Cependant, la question de savoir si une organisation est un office fédéral est une question de fond, et non de forme. Le point de vue de la Nation innue, qui se réfugie derrière sa structure précédente pour affirmer qu’elle n’est pas un office fédéral, va totalement à l’encontre de l’approche à variables multiples que la Cour d’appel fédérale a exposée dans Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347.

 

[10]           Comme l’illustre fort bien la preuve, la Nation innue est une organisation-cadre qui regroupe les deux conseils de bande en un seul organe directeur. À cette fin, la plupart des fonctions de gouvernance principales (mais pas toutes) associées à un conseil de bande ont été prises en charge par la Nation innue. Effectivement, selon le grand chef, c’est la Nation innue, et non les conseils de bande locaux, qui a négocié l’accord définitif de règlement des revendications territoriales au nom des Innus.

III.             Analyse

A.                Les requêtes en radiation

[11]           Les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire sont rarement accueillies. La règle fondamentale est celle qui a été exprimée dans David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588, à la page 600, et confirmée dans Canada c JP Morgan Asset Management, 2013 CAF 250, au paragraphe 47 :

 

La Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » […] Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande.

 

 

[12]           La décision d’entendre une requête préliminaire visant à radier une demande de contrôle judiciaire est discrétionnaire. Dans les circonstances de la présente affaire, plusieurs facteurs, dont l’accès rapide à une décision, l’économie et le caractère distinctif de la question en litige font pencher la balance en faveur de l’audition de la présente requête. Tous les éléments de preuve nécessaires ont été portés à l’attention de la Cour et les deux parties sollicitent une décision au sujet de la question soulevée.

B.                 La qualification contestée : la tenue de l’élection par la Nation innue constitue-t-elle un acte de nature publique d’un « office fédéral »?

[13]           La Nation innue soutient que la Cour n’a pas compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire relative à l’élection de la Nation innue, parce que celle-ci n’est pas un « office fédéral ». Au soutien de son argument, elle invoque son statut juridique à titre de personne morale sans but lucratif constituée sous le régime de la Loi sur les corporations canadiennes. En conséquence, elle affirme que la décision dont le contrôle judiciaire est sollicité (le résultat de l’élection du 25 septembre 2012) est une question de nature entièrement privée. Elle ajoute qu’aucun élément de preuve ne permet de la considérer comme un office fédéral et que les pouvoirs qu’elle exerce ne peuvent être liés à l’exercice de pouvoirs en application de la Loi sur les Indiens.

 

[14]           Il est bien établi qu’une organisation peut être un office fédéral à certaines fins, et non à d’autres : DRL Vacations Ltd c Administration portuaire de Halifax, 2005 CF 860, au paragraphe 48. L’accent doit être mis d’abord et avant tout sur la nature de la fonction particulière en question, eu égard au contexte et aux circonstances de l’affaire à l’étude. Comme la Cour d’appel fédérale l’a reconnu dans Administration portuaire de Toronto, aux paragraphes 49 et 50, même lorsqu’il n’est pas contesté que l’acteur en question exerce des pouvoirs conférés par le droit fédéral, la question à trancher en définitive est de savoir si le pouvoir exercé lui-même est « de nature publique ». Par conséquent, le statut juridique de la Nation innue à titre de personne morale sans but lucratif (le fondement de l’argument des défendeurs) n’est que l’un des facteurs à prendre en compte pour déterminer la nature des pouvoirs qu’elle a exercés lorsqu’elle a coordonné son élection. L’origine de la Nation innue, son mandat et son rôle historiques ainsi que la nature de ses activités et de ses pouvoirs sont des éléments de ce contexte et facilitent la détermination de la nature du pouvoir en question, soit la coordination de l’élection.

(1)               Les principes directeurs concernant la qualification contestée

[15]           L’expression « office fédéral » est définie ainsi à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales :

« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

 

[16]           Cette disposition doit recevoir une interprétation souple et téléologique. Dans Administration portuaire de Halifax, Madame la juge Anne Mactavish a souligné, au paragraphe 48, que la disposition de l’article 2 était « particulièrement englobante » et devait recevoir une interprétation libérale. La Cour d’appel fédérale avait formulé une observation similaire précédemment dans Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc c Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [1995] 2 CF 694, au paragraphe 7 (CAF).

 

[17]           Dans Administration portuaire de Toronto, la Cour d’appel fédérale présente un bon aperçu de la démarche à suivre pour déterminer si une mesure est de « nature publique ». Bien que les avocats n’aient pas invoqué cet arrêt au cours de leurs plaidoiries, il s’agit néanmoins de l’arrêt clé sur cette question précise et elle s’applique donc directement à la présente affaire. D’abord, le juge Stratas souligne que, « [d]ans la majorité des décisions portant sur la question de savoir si un “office fédéral” est visé, on se demande si le décideur administratif tient sa compétence ou son pouvoir d’une prérogative ou d’une loi fédérale » (au paragraphe 48). Cependant, il ajoute que la question de droit à trancher en définitive concerne le pouvoir exercé plutôt que l’exercice du pouvoir. En d’autres termes, le fait qu’une mesure soit ou non susceptible de contrôle judiciaire dépend principalement de la question de savoir si le pouvoir exercé est de nature publique, et non de celle de savoir si l’acteur qui l’exerce est lui-même public du point de vue technique (aux paragraphes 52 à 60).

 

[18]           Après avoir donné cette précision, le juge Stratas dresse une liste non exhaustive de facteurs qui découlent de la jurisprudence et qu’il convient de prendre en compte pour savoir si une mesure est de nature publique :

a)      la nature de la question visée par la demande de contrôle;

b)      la nature du décideur et ses attributions;

c)      la mesure dans laquelle la décision est fondée et influencée par le droit et non pas par un pouvoir discrétionnaire de nature privée;

d)     les rapports entre l’organisme en cause et d’autres régimes législatifs ou d’autres parties du gouvernement;

e)      la mesure dans laquelle le décideur est un mandataire du gouvernement ou est dirigé, contrôlé ou influencé de façon importante par une entité publique;

f)       le caractère approprié des recours de droit public;

g)      l’existence d’un pouvoir de contrainte;

h)      la question de savoir si la mesure a acquis une dimension publique importante (circonstance exceptionnelle).

 

[19]           À la lumière de ce qui précède, la question de droit à trancher en l’espèce est de savoir si l’élection de la Nation innue est de nature publique et est donc susceptible de contrôle judiciaire.

 

(2)               L’application des principes directeurs à la qualification contestée

a)        La décision fondée sur un pouvoir discrétionnaire de nature privée

[20]           Reprenant la démarche exposée dans Administration portuaire de Toronto, je souligne d’abord que la Nation innue ne tient pas ses pouvoirs d’une prérogative ou d’une loi fédérale. Bien que la Nation innue ne soit pas une personne morale sans but lucratif agissant sous l’égide de la Loi sur les corporations canadiennes, ses attributions découlent de ses règlements administratifs et non d’un texte législatif. Par conséquent, le facteur c) de l’arrêt Administration portuaire de Toronto (soit la question de savoir si la mesure est fondée sur un pouvoir discrétionnaire ou sur le droit) donne plutôt à penser que l’élection de la Nation innue n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. Cela étant dit, une analyse des autres facteurs fait manifestement pencher la balance en faveur de la conclusion contraire.

b)       La nature de la question

[21]           Dans la présente affaire, la question dont le contrôle judiciaire est sollicité concerne l’élection de la Nation innue. Il est difficile de concevoir une décision qui serait davantage publique de par sa nature que l’élection de personnes appelées à exercer des pouvoirs importants qui toucheront directement des personnes et, dans le cas des Innus, les générations qui suivront. Les décisions de la Nation innue comportent pour ses membres autochtones des incidences étendues qui correspondent directement à celles des décisions des conseils de bande habituels. À cet égard, l’élection examinée en l’espèce est tout à fait différente de celle des membres du conseil d’administration d’une personne morale dont les activités concernent uniquement des questions d’ordre privé. Même si je conviens aisément que les élections tenues par des personnes morales sans but lucratif ne découlent pas toutes de l’exercice de pouvoirs publics, l’élection du grand chef et des conseillers de la Nation innue n’est pas une question de nature privée au même titre que l’appartenance à un club ou à une association philanthropique, ainsi qu’il a été soutenu. Lorsqu’elle est examinée à la lumière des intentions passées, actuelles et déclarées de la Nation innue, l’élection en question constitue essentiellement une mesure prise dans l’exercice d’un pouvoir public. Cela m’amène au deuxième facteur tiré de l’arrêt Administration portuaire de Toronto : la nature de la Nation innue et ses attributions.

c)        La nature du décideur

[22]           La nature du décideur (la Nation innue) et ses attributions donnent également à penser que l’élection est une mesure de nature publique. Plus précisément, les activités envisagées et effectivement exercées par la Nation innue permettent de la considérer comme un conseil de bande (dont les élections sont certainement susceptibles de contrôle judiciaire : Ratt c Matchewan, 2010 CF 160, [2010] 2 CNLR 275, au paragraphe 106.

 

[23]           D’abord, sur son site Web, la Nation innue se décrit et se présente aux Innus et à d’autres personnes comme l’organe directeur. Contrairement à ce que soutient la Nation innue, cette description est manifestement incompatible avec l’exercice de « pouvoirs de nature privée » :

 

[traduction]

 

Les organisations innues et les revendications territoriales

Les Innus du Labrador ont formé la Naskapi Montagnais Innu Association (NMIA) en 1976 afin de protéger leurs droits, leurs terres et leur mode de vie contre l’industrialisation et les autres menaces extérieures. L’organisation a pris le nom de Nation innue en 1990 et est aujourd’hui l’instance qui gouverne les Innus du Labrador. Le groupe a obtenu que ses membres soient reconnus comme Indiens inscrits en vertu de la Loi sur les Indiens du Canada en 2002, et il participe actuellement aux négociations sur les revendications territoriales ainsi que sur l’autonomie gouvernementale avec le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial.

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

[24]           En deuxième lieu, la Nation innue fonctionne comme un conseil de bande en agissant en qualité d’organisme qui dirige et représente une collectivité autochtone distincte. En fait, des liens de représentation existent entre les conseils de bande et la Nation innue. Ainsi, les différends concernant l’appartenance à la Nation innue doivent être tranchés à l’aide des listes des membres des conseils de bande. De plus, les dirigeants de la Nation innue sont élus par les membres des deux bandes, dont chacune compte un nombre égal de représentants au conseil d’administration. Les chefs de chaque bande siègent également au conseil de la Nation innue. L’avocate des défendeurs admet que la Nation innue tient son pouvoir « du peuple ».

 

 

[25]           En troisième lieu, la Nation innue agit en qualité de conseil de bande en s’acquittant d’un mandat semblable à celui d’un conseil de bande. D’après la preuve que la Nation innue a elle-même présentée, son mandat comporte trois volets. Le premier consiste à offrir [traduction] « une voix politique unifiée afin de protéger les Innus contre les menaces extérieures », le deuxième, à [traduction] « obtenir des ententes sur les revendications territoriales » et le troisième, à [traduction] « faciliter la prestation des services éducatifs, médicaux et sociaux ». Dans le cadre de son mandat, la Nation innue a pris de nombreuses mesures qui pourraient être considérées comme des mesures que prennent les conseils de bande et dont j’expose quelques-unes ci-dessous.

 

[26]           En novembre 2012, la Nation innue a signé l’accord « New Dawn » avec le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador et Newfoundland Power. L’accord est signé par le sous-ministre de la Justice, le président de l’Energy Corporation of Newfoundland and Labrador ainsi que le grand chef et le grand chef adjoint de la Nation innue.

 

[27]           L’accord est une entente de principe sur les revendications territoriales et est complété par une entente sur les répercussions et les avantages qui permettra aux Innus de bénéficier du développement des ressources sur leur territoire. L’accord constitue un cadre global qui prévoit le partage des revenus provenant du projet hydroélectrique du Haut Churchill, la sélection préliminaire de 5 000 milles carrés de terres innues dans le cadre du processus de sélection des terres, le maintien de certains droits de chasse et de trappe sur 130 000 milles carrés de terres et des engagements à poursuivre la délimitation de couloirs de transport d’électricité.

 

[28]           Fait important à souligner, certaines stipulations de l’accord dépendent du règlement rapide des obligations en matière de consultation. Comme l’enseignent les arrêts Nation haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511, et Première nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 RCS 388, la consultation constitue un élément clé des relations entre les Autochtones et les gouvernements. Dans la présente affaire, les consultations avec les Innus sont menées et par l’entremise de la Nation innue et avec celle‑ci.

 

[29]           L’alinéa 2a) de l’accord « New Dawn » prévoit également que la Nation innue est le bénéficiaire des fonds issus du règlement des revendications territoriales et du flux de redevances continues provenant du projet du Haut Churchill :

 

[traduction]

 

Le projet du Haut Churchill

a) La province paie à la Nation innue ou, s’il est constitué, au gouvernement innu (ci-après appelés collectivement la Nation innue) un montant annuel de deux millions de dollars canadiens (2 000 000 $) à compter de la ratification et de la signature de l’entente sur les répercussions et les avantages, et ce, jusqu’au 31 août 2041.

 

 

[30]           Ces faits montrent que la Nation innue exerce un contrôle et des pouvoirs financiers, politiques et juridiques compatibles avec la nature de son organisation, soit un organisme public exerçant des pouvoirs publics.

 

[31]           Cette conclusion est renforcée par d’autres mesures et décisions de la Nation innue, qui sont toutes de nature publique :

a)      la Nation innue a engagé une action en justice au nom des Innus dans les deux collectivités;

b)      le grand chef et le grand chef adjoint de la Nation innue ainsi que les deux chefs de bande représentent les Innus à la table ronde, où se réunissent des représentants des gouvernements fédéral et provincial pour discuter de questions d’intérêt commun;

c)      les ententes de réinstallation, conformément auxquelles la Bande a quitté Davis Inlet pour s’établir à Natuashish, ont été négociées par la Nation innue;

d)     l’entente générale sur les services médicaux qui a été conclue avec les gouvernements du Canada et de Terre-Neuve-et-Labrador a été négociée par la Nation innue ainsi que par les conseils de bande;

e)      le programme des garde-pêche, qui permet aux Innus de suivre une formation pour travailler comme agents de conservation des ressources halieutiques, a été négocié entre la Nation innue et le gouvernement du Canada;

f)       la province de Terre-Neuve-et-Labrador a négocié une entente avec la Nation innue afin de permettre aux Innus de participer pleinement à la planification forestière dans le centre du Labrador;

g)      la Nation innue a reçu, au nom des Innus, des redevances s’élevant à plus de quatre milliards de dollars (4 000 000 000 $) de la société Inco Ltée relativement à l’exploitation de la mine de nickel de Voisey Bay. La Nation innue est chargée de gérer ces ressources financières pour le compte des Innus;

h)      l’assentiment donné par la Nation innue à l’accord « New Dawn » lie les conseils de bande et les gouvernements ultérieurs.

 

[32]           Bien que ce fait ne soit pas déterminant, je souligne que la Nation innue a récemment abandonné les postes et organismes officiels que l’on trouve habituellement chez les personnes morales sans but lucratif visées par la Loi sur les corporations canadiennes (conseil d’administration, président et vice-président) et les a remplacés par des postes et organismes allant de pair avec les autorités publiques, soit ceux de conseil, de grand chef et de grand chef adjoint.

 

[33]           Enfin, le Canada ainsi que Terre-Neuve-et-Labrador reconnaissent la Nation innue à titre de représentant politique de la Nation innue. Ce fait n’est pas contesté et concerne, comme plusieurs des faits mentionnés ci-dessus, le critère d) de l’arrêt Administration portuaire de Toronto, soit les rapports entre l’organisme et d’autres parties du gouvernement.

 

[34]           Toutes ces activités permettent de mieux comprendre le contexte de la question précise qui se pose en l’espèce et donnent à penser que la Nation innue est un « office fédéral » pour ce qui est de la tenue d’élections.

d)       L’existence d’un pouvoir de contrainte

[35]           Un troisième facteur mentionné dans Administration portuaire de Toronto, soit l’existence d’un pouvoir de contrainte, tend à montrer que la Nation innue est un organe de nature publique. À titre d’exemple, en février 2013, la Nation innue a adopté une résolution autorisant la chasse au caribou dans l’aire d’activités du troupeau de la rivière George. La Nation innue affirme que cette résolution n’est pas un règlement administratif pris en application de l’article 81 de la Loi sur les Indiens, parce qu’elle n’a pas été soumise à l’approbation du ministre, et n’est donc pas pertinente quant à la qualification contestée.

 

[36]           En fait, il s’agit essentiellement d’un règlement administratif et la Nation innue souhaite manifestement qu’elle soit ainsi considérée. Voici un passage de la résolution :

[traduction]

 

ATTENDU QUE le troupeau de caribous de la rivière George est actuellement en déclin et que la Nation innue est résolue à prendre les mesures nécessaires pour assurer la gestion durable de cette ressource par l’exercice de compétences communes afin de restreindre le nombre de caribous pouvant être récoltés par les membres de la Nation innue;

 

ATTENDU QUE la Nation innue a consulté ses membres et obtenu les conseils et les directives des dirigeants, des anciens et des chasseurs, IL EST RÉSOLU QUE :

 

La Nation innue établira des lignes directrices en matière de récolte dans la collectivité […] afin de limiter la récolte de caribous […] Ces lignes directrices seront en vigueur pendant un an. La Nation innue continuera à surveiller la situation et prendra les mesures nécessaires à l’avenir.

 

 

[37]           En vertu de la Loi sur les Indiens, la réglementation de la récolte des animaux à fourrure relève de la compétence du conseil de bande. Lorsqu’il a été interrogé au sujet du fondement du pouvoir de la Nation innue quant à l’adoption d’une résolution de cette nature, le grand chef Prote Poker a admis que la Nation innue agissait à titre d’organe directeur autochtone :

[traduction

 

Question : Et comment se fait-il – pour quelle raison les conseils de bande respectifs n’auraient-ils pas adopté cette résolution?

 

Réponse : Parce que c’est la responsabilité de la Nation innue, car nous agissons à titre d’organe directeur, de gouvernement, même si nous ne sommes pas un gouvernement, nous nous orientons dans cette direction, alors nous exerçons simplement notre droit, et lorsque nous deviendrons un gouvernement, nous faisons simplement les choses que nous devons faire pour devenir un gouvernement.

 

 

[38]           Alors que la Nation innue soutient que la résolution n’était pas contraignante, le témoignage de M. Pokue, qui n’a pas été contesté sur ce point, montre le contraire. La résolution a été affichée dans des endroits publics, elle s’apparentait à un règlement administratif sur le plan de la forme et du style, et surtout, selon le grand chef Poker, la Nation innue s’attendait à ce que les membres la respectent.

e)    Le caractère approprié des recours de droit public

[39]           La disponibilité et le caractère approprié des recours de droit public constituent un autre critère à prendre en compte pour déterminer la nature de la mesure en question.

 

[40]           Permettre que le statut découlant de la Loi sur les corporations canadiennes soit déterminant aurait pour effet de restreindre l’accès des Innus à des recours judiciaires efficaces. Le contrôle judiciaire se limiterait aux fonctions de gouvernance que continue à exercer le conseil de bande local. Aucun recours n’existerait à l’égard des activités et décisions importantes de la Nation innue, dont bon nombre sont prises ou exercées au plus haut niveau du processus décisionnel et ont des répercussions directes sur les membres.

 

[41]           Les défendeurs affirment que le demandeur dispose de certains recours en vertu de la Loi sur les corporations canadiennes. Certains problèmes, d’ordre juridique et pratique, limitent la portée de ces recours. D’abord, exception faite d’une vague allusion aux demandes de redressement pour abus, aucun recours précis n’a été mentionné. Les demandes de redressement pour abus peuvent être engagées contre les entités assujetties à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LRC 1985, c C-44), mais non contre celles qui sont assujetties à la Loi sur les corporations canadiennes. Bien que ce seul motif suffise à trancher cet argument, il convient de souligner que la suggestion des défendeurs suppose que les membres des bandes indiennes seraient assimilés à des actionnaires, dont certains seraient des actionnaires « minoritaires ». Voilà une transposition maladroite qui tient difficilement la route. Il faut savoir que, s’ils sont insatisfaits de la façon dont une personne morale assujettie à la Loi sur les corporations canadiennes est dirigée, les membres peuvent simplement partir et décider de ne pas participer. Cependant, dans la situation exposée en l’espèce, les mesures de la Nation innue touchent le cœur de la vie quotidienne des membres et des générations qui suivront. Les membres ne peuvent pas simplement se retirer. Ces observations font ressortir la sagesse de mettre l’accent sur la nature du pouvoir exercé et sur ses conséquences.

 

[42]           Qui plus est, la définition restrictive que les défendeurs veulent donner à l’expression « office fédéral » conduirait à des résultats bizarres et dysfonctionnels. Comme nous l’avons vu, quelques-unes des ententes concernant, par exemple, le maintien de l’ordre et les soins médicaux ont été négociées entre les gouvernements, la Nation innue et les conseils de bande, qui ont agi conjointement. La décision de conclure l’entente et les décisions prises en application de celle-ci (dans la mesure où elles seraient susceptibles de contrôle judiciaire) pourraient être révisées uniquement si elles sont attribuables à la bande, mais non à la Nation innue.

 

[43]           Troisièmement, considérées comme des mesures prises dans le cadre de « pouvoirs de nature privée », les ententes contraignantes conclues par la Nation innue et la conduite de celle-ci seraient, de manière générale, à l’abri du contrôle judiciaire. La mesure en cause – l’élection – ne serait pas visée par l’ensemble des règles de droit qui affirment l’importance de l’équité procédurale et de la justice naturelle dans le cadre du processus électoral autochtone et serait régie par des principes du droit privé qui ne conviennent pas à la nature des intérêts en jeu.

f)     La dimension publique importante

[44]           La confiance du public à l’endroit de l’intégrité et de l’équité des processus électoraux applicables aux organes directeurs, indépendamment de la charge en jeu, fait partie intégrante de nos principes démocratiques. Les élections relatives à des charges publiques, comme celles de la Nation innue, doivent respecter les principes de justice naturelle. Comme l’a expliqué le juge Marshall Rothstein dans Nation crie de Long Lake c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] ACF n° 1020 (CF 1re inst), au paragraphe 31 :

Les conseils doivent fonctionner en conformité avec la primauté du droit, peu importe que ce soit une loi écrite, le droit coutumier, la Loi sur les Indiens ou d’autres règles de droit qui s’appliquent. Les membres du Conseil et les membres de la Bande ne peuvent créer leurs propres règles de droit. Autrement, l’anarchie régnerait. Le peuple donne aux membres du Conseil le pouvoir de prendre des décisions en son nom et les membres du Conseil doivent s’acquitter de leurs responsabilités en tenant compte du peuple qui l’a élu pour protéger et représenter ses intérêts. La règle fondamentale veut que les conseils de Bande fonctionnent en conformité avec la primauté du droit.

 

[45]           Plus récemment, dans Algonquins de Lac-Barrière c Algonquins de Lac-Barrière (Conseil), [2010] ACF n° 185 (Mitchikinabikok Inik), le juge Robert Mainville a formulé les commentaires suivants :

[…] ceux qui exécutent et supervisent des processus de sélection des dirigeants pour des organismes publics comme un conseil de bande, sont tenus au minimum de manifester et de démontrer un degré d’équité et d’impartialité suffisant pour assurer la crédibilité du résultat de ce processus.

 

[46]           Les élections visant à sélectionner des personnes appelées à exercer de vastes pouvoirs importants à l’endroit de collectivités, plus précisément des pouvoirs traditionnellement exercés par des organismes publics, ont une dimension publique importante. C’est pourquoi l’argument selon lequel l’élection en cause en l’espèce s’apparente à une simple élection des membres du conseil exécutif d’un club privé ne peut être retenu.

(3)               Les arguments contraires invoqués

[47]           Les défendeurs soulignent l’absence de pouvoir explicite énoncé dans la Loi sur les Indiens relativement à certaines des fonctions exercées par la Nation innue. L’existence de ce lien direct n’a jamais été nécessaire. Un argument similaire a été invoqué dans Sparvier c Bande indienne Cowessess, [1993] 3 CF 175. Dans cette affaire-là, il a été soutenu que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour entendre une demande relative à l’élection d’un conseil de bande coutumier, parce qu’il ne s’agissait pas d’une élection d’un conseil de bande visée par la Loi sur les Indiens. Le juge Rothstein a rejeté cet argument. Ce faisant, il s’est inspiré de principes établis depuis longtemps dans des décisions rendues en appel, dont Peter Canatonquin et al c Louis Gabriel et al,
[1980] 2 CF 792, à la page 793 (CAF) :

 

Nous jugeons non fondée la prétention des appelants selon laquelle la Division de première instance n’a pas la compétence parce que le seul point en litige en l’espèce, soit la validité de l’élection des défendeurs au conseil de la bande, est régi par la coutume de la bande indienne et non par une loi fédérale.

 

 

[48]           Avant de clore l’examen de la question de la nature publique du processus électoral, je devrais commenter la décision rendue dans Lonechild c Federation of Saskatchewan Indian Nations, Inc, [2011] SJ n° 524 (CBR Sask).

 

[49]           Cette décision concerne des faits entièrement différents de ceux dont la Cour est saisie en l’espèce. Dans Lonechild, il était évident aux yeux de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan que la Federation of Saskatchewan Indians ne se présentait pas comme étant le gouvernement, qu’elle était distincte des bandes sur le plan organisationnel, qu’elle n’exerçait pas de fonctions des conseils de bande et que son mandat ne recoupait pas celui des Bandes. De nombreuses différences existent entre les faits dont je suis saisi et ceux de l’affaire Lonechild, de sorte que cette dernière décision n’est pas utile à la cause de la Nation innue.

IV.             Conclusion

 

[50]           Les conseils de bande ne peuvent contourner le contrôle judiciaire en déléguant leurs fonctions à une organisation-cadre. Les organes directeurs ne peuvent soutenir non plus que les élections qu’ils tiennent et les autres mesures et décisions qu’ils prennent sont à l’abri du contrôle judiciaire en se réfugiant derrière la structure de leur organisation. Les conseils de bande devraient pouvoir modifier librement les structures de gouvernance existantes ou se tourner vers des modèles innovateurs pour répondre aux besoins locaux. Cependant, les collectivités qu’ils dirigent ne devraient pas être incitées à croire qu’en raison de ces choix, elles perdent l’accès à la justice.

 

[51]           L’argument des défendeurs repose sur le statut de l’organisation à titre de personne morale. Selon les défendeurs, étant donné qu’il s’agit d’une personne morale qui compte des « membres », l’élection est une mesure de nature privée. À mon avis, accepter cet argument équivaudrait à ne pas tenir compte des faits et à mettre l’accent sur la forme juridique. Les tribunaux se sont éloignés depuis longtemps du formalisme excessif dans le cadre de l’analyse qu’ils font des questions de droit public. Cette interprétation va également directement à l’encontre de celle que la Cour d’appel fédérale a retenue dans Administration portuaire de Toronto, soit une interprétation contextuelle axée sur la proéminence du fond sur la forme.

 

[52]           Il se peut fort bien que la Loi sur les corporations canadiennes constitue la plateforme juridique à partir de laquelle la Nation innue fonctionne du point de vue technique et exerce ses activités, dont bon nombre sont des fonctions du conseil de bande, comme nous l’avons vu. Il importe de souligner que les fonctions de la Nation innue ne sont pas simplement « analogues » à celles du conseil de bande. Elles constituent effectivement des fonctions de celui-ci. La négociation des ententes relatives à la fourniture de services médicaux, le maintien de l’ordre et la réglementation de la trappe et de la pêche sur les terres de réserve représentent des fonctions clés du conseil de bande. Bien qu’il constitue un autre facteur de l’équation, le fait que certains services puissent être assurés à un niveau opérationnel par les conseils de bande eux-mêmes ne fait pas pencher la balance en faveur de la qualification de l’élection à titre de mesure découlant d’un pouvoir de nature privée. Dans la même veine, l’absence de délégation de pouvoir expresse du conseil de bande à la Nation innue n’est pas un argument convaincant. À tout le moins, les conseils de bande ont consenti à ce que la Nation innue s’acquitte de bon nombre de leurs fonctions centrales.

 

[53]           La question de savoir si une institution, un organisme ou une personne agit en qualité d’office fédéral dans des circonstances données doit être tranchée sur une base individuelle, en fonction des critères articulés dans Administration portuaire de Toronto au sujet de la nature publique. L’élection de la Nation innue peut bel et bien faire l’objet d’un contrôle judiciaire, parce qu’elle constitue une mesure de nature publique. Cette conclusion découle d’un examen des différents facteurs énoncés dans Administration portuaire de Toronto à l’égard des offices fédéraux et de l’application de ces facteurs à la composition et à la conduite de la Nation innue.

 

[54]           En termes clairs, j’ai décidé que, lorsqu’elle tient une élection, la Nation innue exerce des pouvoirs publics et est visée par la définition de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales. Je ne rends aucune décision au sujet des autres fonctions que la Nation innue peut exercer.

 

 



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

T-1957-12

 

INTITULÉ :

POKUE c LA NATION INNUE ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            St. John’S (terre-neuve-et-labrador)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 16 JANVIER 2014

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE :
                      LE JUGE

RENNIE

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 3 aVril 2014

COMPARUTIONS :

J. Michael Cabot

 

POUR LE demandeur

 

Margaret (Maggie) E. Wente

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gittens et associés

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

POUR LE demandeur

 

Olthuis, Kleer, Townshend LLP

Toronto (Ontario)  M5T 1R4

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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